Section d’Histoire Générale tome III 1839…

MESSIEURS,

L’académie des sciences morales et politiques a proposé, en 1837, la question historique de l’abolition de l’esclavage antique. En 1839, elle appelle l’attention sur la question législative des moyens les plus efficaces pour éteindre l’esclavage moderne. Les deux faces de cette grande question de l’esclavage auront été éclairées, si le prochain concours répond a nos espérances autant que l’a fait celui dont j’ai l’honneur de vous rendre compte.

Ce concours a eu un résultat très-satisfaisant, très-fécond. Huit mémoires ont été envoyés; la plupart témoignent d’un travail immense; quelques-uns sont d’excellents ouvrages pleins de vues et d’érudition, dont les résultats, épurés et complétés les uns par les autres, resteront désormais acquis à la science.

Peut-être, avant d’analyser les mémoires qui ont concouru, n’est-il pas inutile d’indiquer sommairement la solution dont le problème paraît susceptible.

Comment disparut l’esclavage antique? Par la mort des esclaves, par l’affranchissement, par l’introduction du servage.

Par la mort: La nécessité constante où les nations anciennes se trouvaient de renouveler les esclaves par la traite, indique assez avec quelle rapidité ils disparaissaient. Les terribles calamités, famines, épidémies, dont le monde fut frappé, du Ve au Xe siècle, durent être particulièrement meurtrières pour les esclaves.

Par l’affranchissement: Les esclaves des villes, principalement ceux qui exerçaient des métiers lucratifs, furent souvent affranchis par leurs maîtres, sous condition de redevance.

Par l’introduction du servage: Au milieu de la dépopulation rapide de l’empire romain, le fisc, préoccupé d’assurer la culture, comme garantie de l’impôt, attacha peu à peu à la terre les cultivateurs, quels qu’ils fussent, esclaves rustiques ou colons libres. Pour les hommes libres, c’était descendre; pour les esclaves, c’était monter. Les uns et les autres se rencontrèrent dans une condition moyenne qui fut le servage. Le servage devint, surtout après l’invasion barbare, la condition presque universelle de notre Occident. Les possesseurs de vastes terres incultes augmentèrent souvent le nombre de leurs serfs, en cédant une partie de la terre, à charge de services plus ou moins onéreux.

De tout temps, l’intérêt bien entendu avait enseigné que le servage pouvait être plus productif que l’esclavage. Dans l’Orient, dans l’antiquité grecque et romaine, ontrouve à côté de l’esclavage des populations réduites à une sorte de servage, acquittant des redevances, comme les hilotes de Sparte; des corvées, comme les Juifs en Égypte, ou les Brutiens d’Italie. Toutefois, ces faits sontexceptionnels; ils n’ont pas la généralité qu’eut celui du servage aux temps barbares et féodaux. Ils s’en distinguent d’ailleurs par des caractères tellement divers et spéciaux, qu’on ne peut guère les confondre sous un non commun.

L’intérêt bien entendu modifia, adoucit l’esclavage. Le sentiment du droit, qui, quoi qu’on dise, ne futjamais muet, protesta de bonne heure contre cette grande iniquité, et, peu à peu fortifié, développé par le christianisme, il en amena l’abolition.

La légitimité de l’esclavage est déjà problématique pour Moïse, si l’on en juge par les réserves qu’il fait dans ses lois en faveur de l’esclave. Ce qui est sûr, c’est qu’au temps d’Aristote, la question était fortdébattue. «Plusieurs, dit-il, regardent l’esclavage comme chose contre nature, contre justice, comme un pur résultat de la violence.» Pour lui, ce grand observateur partant d’abord des faits, c’est-à-dire, de la cité, de la famille grecque, il voit dans les esclaves les instruments nécessaires du travail de la famille. Si les hommes, dit-il, avaient des machines animées qui, comme les trépieds de Vulcain, pussent agir et se mouvoir d’elles-mêmes, alors seulement ils n’auraient plus besoin d’esclaves. Comme naturaliste, attentif aux signes extérieurs; comme Grec, préoccupé de la considération de la forme, il remarque que les esclaves, laids et courbés, sont visiblement inférieurs aux hommes libres, qu’ils semblent destinés au travail, et paraissent d’une autre nature. La nature seule peut fonder le droit de l’esclavage, non la guerre ni la violence. Quelle nature? Celle de l’homme auquel il est utile d’obéir et d’être dirigé.

Les philosophes, les poëtes, de Ménandre à Sénèque, vont plus loin, et trouvent que les différences marquées par Aristote ne constituent pas une autre nature. Le christianisme ne voit qu’une même humanité. Sans combattre cette dure inégalité de l’esclavage, en l’acceptant même comme fait, il l’abolit implicitement. Il posa en principe l’égalité des âmes, la, fraternité des hommes, descendus d’un même père, rachetés par un même Dieu. L’Église assura à l’esclave une famille, déclarant que son mariage était un vrai et indissoluble mariage. En lui donnant une famille, elle lui constituait un état; elle le faisait homme, de chose qu’il avait été jusque-là; elle le créait comme personne.

D’autre part, l’invasion barbare, parmi tant d’autres effets inattendus, eut celui de contribuer, médiatement il est vrai, et à la longue, à l’abolition de l’esclavage antique.

Ce monde nouveau, plus pauvre, plus simple, n’avait pas grand besoin d’esclaves domestiques. Ce qu’il lui fallait, c’étaient plutôt des cultivateurs fixes et dépendants, comme les Germains en avaient déjà chez eux, ou comme les colons de l’Empire.

L’esclavage personnel put disparaître facilement chez les barbares. Les chefs des tribus germaniques, comme ceux des clans celtiques, n’avaient guère autour de leur personne que des serviteurs dévoués, qui réclamaient comme un privilége, souvent héréditaire, de remplir auprès d’eux les fonctions que les Romains regardaient comme serviles.

L’esclavage cessa peu à peu de lui-même, à mesure que le monde barbare se pacifia et s’unit sous le gouvernement tout sacerdotal des Carlovingiens, L’Église déclarant que la vente de l’esclave chrétien était un crime, fit de la liberté personnelle le droit commun du monde chrétien. La traite des captifs, sans laquelle l’esclavage ne pouvait se perpétuer, ne se fit plus qu’aux frontières et difficilement, L’esclavage se trouva peu à peu inutile et presque impossible. Toutefois, on peut en suivre la trace jusqu’au XIe siècle, Depuis cette époque il disparaît de notre Occident, sauf de rares exceptions qu’il faut rapporter au contact des peuples européens avec ceux chez lesquels l’esclavage se perpétuait.

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