Dictionnaire politique encyclopédique du langage et de la science politiques…

ABOLITIONISTE, ANTI-ABOLITIONNISTE.

Le mot Abolitionniste n’a plus guère d’application aujourd’hui qu’aux Etats-Unis.

En Europe, l’esclavage est définitivement jugé et universellement condamné. Il est donc tout-à-fait superflu de distinguer, par une dénomination quelconque, ses rares partisans de ses innombrables adversaires.

Mais il n’en est pas de même aux Etats-Unis. L’esclavage se lie d’une manière intime et fatale à l’organisation sociale et politique de l’Union; il embrasse, tout à la fois son présent et son avenir. Si l’existence même de la Société américaine est sérieusement menacée, si de redoutables collisions se laissent entrevoir, dans un temps plus ou moins éloigné, entre les Etats du nord et les Etats du midi, la source de toutes ces complications, c’est l’esclavage: c’est par l’esclavage, enfin, que les Etats-Unis sont surtout accessibles aux agressions du dehors.

L’Angleterre a montré qu’elle comprenait bien cette situation le jour où elle a affranchi les nègres de ses Antilles. Une profonde politique et non l’humanité lui dictait cette mesure. Après avoir armé les tribus sauvages voisines du Canada et ennemies naturelles des Américains, elle jetait à ses anciennes colonies émancipées la terrible menace d’une guerre servile.

De ces circonstances diverses est né l’Abolitionnisme, secte faible et isolée tout d’abord, opinion puissante aujourd’hui. Les Abolitionnistes veulent extirper l’esclavage du sein de l’Union, les Anti-Abolitionnistes l’y veulent maintenir; ceux-ci ont pour point de départ ce qu’il y a de plus vil et de plus odieux au fond de l’intérêt individuel, ils tendent bon gré mal gré à la rupture de l’Union; ceux-là, au contraire, ont de leur côté l’humanité, la justice et la politique, eux seuls cherchent à faire prévaloir l’intérêt général et la tendance vers l’unité.

Avant 1829, les possesseurs d’esclaves regardaient les réclamations des partisans de l’Abolition comme des déclamations sans valeur. Mais, vers cette époque, quelques faits significatifs et les progrès manifestes de l’esprit public leur ouvrirent les yeux sur le péril qui les menaçait. Dès lors, ils organisèrent un système de défense terrible. Par un acte en date du 16 mars 1830, le Sénat et la Chambre des Représentants de la Louisiane, réunis en assemblée générale, décrétèrent les dispositions suivantes: «Quiconque écrira, imprimera, publiera ou répandra toute pièce ayant une tendance à produire du mécontentement parmi la population de couleur libre ou de l’insubordination parmi les esclaves; quiconque, dans un discours public, au barreau, au banc des juges, au théâtre, en chaire, dans des conversations ou des discours particuliers, se servira d’expressions, fera usage de signes ou fera des actions ayant une tendance à produire du mécontentement, etc. sera sur conviction du fait, condamné à l’emprisonnement, aux travaux forcés pour la vie ou à la peine de mort, à la discrétion de la cour».

Le code du Tennessee déclare que la meurtre de l’esclave fugitif sommé légalement de se représenter est chose légitime; permis à l’homme libre de tuer l’esclave dans cette position et de la manière qu’il lui plaira.

Dans la Caroline du sud, tout esclave fugitif est par le seul fait de l’évasion condamné à mort; -est condamnée à mort toute personne qui aura favorisé l’évasion;- le blanc qui fait une blessure à un esclave encourt une amende de 50 francs environ; le nègre esclave qui blesse un homme libre est puni de mort.

Telle est la logique de l’esclavage.

Les autres Etats à esclaves chargèrent également leur législation de nouvelles rigueurs. Partout, malgré le texte formel des constitutions, la liberté de la presse fut, de fait, suspendue. Quel homme aurait eu le courage d’attaquer de front une injustice protégée, non-seulement par les lois, mais encore par les moeurs, alors qu’une simple équivoque pouvait conduire à la mort?

L’exécution suivit de près la menace. Le Sud et l’Ouest des Etats-Unis devinrent le théâtre d’abominables scènes. Des violences incroyables, des cruautés inouïes ensanglantèrent les cités. Ou répondit aux Abolitionnistes par le meurtre, l’incendie, les tortures et les exécutions sommaires. A Biksbourg, sur les bords du Mississippi, vingt personnes soupçonnées de vouloir exciter une insurrection parmi les esclaves furent pendues sans forme de procès, d’autres furent brûlées vivantes. «On sait, dit Mis Martineau, que les plus sauvages violences dont il soit fait mention dans le monde on maintenait lieu dans le Sud et l’Ouest des Etats-Unis; ce n’est que là qu’on entend parler d’hommes brûlés vifs, de coeurs arrachés et fixés à la pointe d’un couteau, et d’autres actions infernales, résultat de la plus effroyable cruauté dont le coeur humain soit capable».

Quoi qu’il en soit, ces cruautés ont singulièrement hâté l’oeuvre des Abolitionnistes. De l’indignation contre les bourreaux on est arrivé promptement à la pitié pour les victimes, et le monde américain n’oubliera plus les noms de Williams Lloyd Garrison, de May, de Goodell, de Knapp, de Mac-Intosh, d’Elijah Lovejoy, de Walker, de Birey, de Tappan, d’Angeline et de Sarah Grimke, de Marie Chapman, etc.,., apôtres et martyrs de l’abolitionnisme.

Déjà leurs efforts prévalent contre la rage de leurs ennemis.

Tous ceux qui ont récemment visité les Etats-Unis y ont remarqué une tendance générale vers l’affranchissement complet de la race noire. Les femmes, surtout, ces angéliques héros de toutes les saintes causes, montrent pour le grand oeuvre de l’abolition un enthousiasme et un dévouement extraordinaires. Soit crainte du péril, soit un mobile plus honorable, on cite même des planteurs qui ont affranchi en masse tous leurs esclaves. Dans le Tennessee, l’opinion en faveur de l’esclavage est loin d’être unanime, et les habitants de Kentuky paraissent disposés à s’en affranchir. Naguère encore, au sein du Congrès, personne n’eût osé soulever cette question, qui préoccupait cependant tous les esprits; maintenant, les Abolitionnistes absolus comptent dans la Chambre des Représentant un grand nombre de voix.

L’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis n’est donc plus qu’une question de temps.

Malheureusement, l’esclavage aboli, la tâche des Abolitionnistes est loin d’être complète. Quelle sera la position des affranchis vis-à-vis de leurs anciens maîtres? Quelle main puissante étouffera dans le coeur du blanc le mépris du noir, et dans le coeur du noir les longs ressentiments de la servitude? comment faire passer des lois dans les meurs l’esprit d’égalité.

Si l’on raisonne par induction, le problème parait insoluble. Dans cette question délicate, les moeurs sont plus fortes que les lois, et de bien tristes exemples semblent prouver l’impossibilité d’une fusion entre la race blanche et la race noire. Dans les états de l’Union que ne souille plus l’esclavage, la condition des hommes de couleur libres est pire peut-être que celle des esclaves. Les tortures morales infligées aux Juifs pendant la barbarie du moyen-âge donnent à peine une idée de tous les dégoûts dont les gens de couleur son abreuvés. La domesticité est à-peu-près la seule condition sociale qu’il leur soit permis d’aborder; ils sont libres, mais emprisonnés dans leur liberté; ils ont des droits politiques, mais à condition de n’en point user. Au théâtre, devant les tribunaux, dans les hospices, dans les prisons, à l’église même, ils sont séparés des blancs; et quand la mort n’a plus laissé de ces êtres si profondément dissemblables que de semblables ossements, le préjugé sépare encore les pâles débris de la misère et de la vanité.

Dans la Louisiane, la plus haute condition des filles de couleur c’est d’être prostituées aux blancs, et la dépravation de leur esprit est telle qu’elles préfèrent ce sale commerce au mariage avec un homme de couleur. Leurs mères leur inculquent dès l’enfance ces lamentables idées, et quand l’âge de la puberté est enfin venu, elles livrent à la lubricité des riches planteurs la virginité de leurs filles!

On a vu, qui le croirait! des blancs vivre maritalement avec des femmes de couleur non affranchies afin de procréer des esclaves. Qu’espérer de ceux qui ont su faire de la paternité une spéculation commerciale?

Dans le Nord, quelques Abolitionnistes zélés ont tenté d’arriver à la fusion des races par des mariages mixtes, mais jusque parmi le peuple -tant le préjugé a de force!- l’aristocratie de la peau s’est insurgée contre les Amalgamistes. A New-York, à Philadelphie, des émeutes terribles ont mis en péril les propriétés et la vie même des novateurs.

Une personne blanche qui donnerait le bras dans la rue à une personne de couleur serait à jamais déshonorée dans l’opinion publique.

On peut donc affirmer qu’en détruisent l’esclavage on n’aura pas détruit l’antipathie des races, ce germe tenace et profond de déchirements; et que, longtemps encore, «les états du Sud de l’Union recèleront dans leur sein deux races ennemies, distinctes par la couleur, séparées par un préjugé invincible, et dont l’une rendra à l’autre la haine pour le mépris (1).

(1). Gustave de Beumont, Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis.

Comment prévenir de si grands périls? Jefferson voulait qu’après avoir aboli l’esclavage on assignât aux nègres affranchis une portion distincte de territoire; il ne comprenait pas que c’était créer à la porte même de l’Union une nation nécessairement ennemie.

D’autres ont proposé de déporter en Afrique toute la population de couleur; ils ont vu dans cette opération un résultat double et également désirable, celui d’éviter en Amérique des luttes sanglantes; et de jeter au sein de l’Afrique barbare un puissant germe de civilisation. Mais, des calculs positifs démontrent que cette déportations philanthropique n’est praticable que partiellement.

Que faire donc? C’est là une question demeurée jusqu’aujourd’hui sans réponse; et il semble, en vérité, que l’asservissement de l’homme à l’homme soit un si grand crime qu’il emporte avec lui son châtiment, et doive être vengé sur les générations successives.

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ESCLAVAGE, ESCLAVE.

L’Esclavage est une de ces grandes hontes de l’humanité qui font que l’on courbe la tête presque avec désespoir lorsqu’on en suit les traces en lisant les récits des âges passés. Si haut que l’on remonte dans l’histoire, on trouve l’Esclavage établi et formant pour ainsi dire la base de l’organisation sociale. Une masse énorme d’hommes a, depuis quarante siècles, rempli dans l’humanité le rôle des fondations d’une maison: enfouis au fond des ténèbres de l’abrutissement moral, ils portaient passivement le vaste édifice, pendant qu’un petit nombre d’êtres privilégiés jouissait à la surface de la vie et de la lumière.

 L’Esclavage est un fait qui s’explique malheureusement de lui-même; il est tout simple que celui qui ne se respecte point dans son semblable oblige à le servir l’homme qu’il peut dompter. Pour celui-là un homme est un animal comme les autres, et il l’utilise à son profit ainsi qu’il ferait d’une mule ou d’un chien. La pensée des anciens ne s’était élevée que partiellement à la conception de la noblesse indélébile de l’être humain, de son droit inaltérable à l’indépendance, et, non-seulement ils regardaient l’Esclavage comme une chose naturelle et permise, mais encore comme un principe gouvernemental, un moyen d’être pour la Société. Sauf quelques rares intelligences devancières, ils n’admettaient pas que la Société pût fonctionner autrement. On a peine à le croire aujourd’hui, et pourtant nous n’exagérons rien, les plus beaux génies de l’antiquité en sont là: Platon et Aristote ne conçoivent pas une cité privée d’Esclaves. Si nous pouvions les comparer à des mécaniciens, nous dirions qu’en construisant leur machine gouvernementale ils y font entrer la servitude comme un rouage indispensable. Voici, à-peu-près, tout leur raisonnement: «la nature veut que l’homme vive en société, la société ne peut être sans Esclaves; donc la nature veut que les Esclaves soient Esclaves.» C’est pour fortifier cette belle thèse et en légitimer la monstruosité qu’Aristote, entassant sophismes sur sophismes, arrive, entraîné par la logique, à lancer cette incroyable proposition: «Il y a deux sortes de nature humaine, celle des Esclaves et celle des maîtres».

Mais l’Esclavage n’est point uniquement une offense à l’humanité; ce qu’il a enfanté de vices, de barbaries, de désordres, est incalculable; il fut le plus grand obstacle au progrès vers lequel on marche de nos jours avec une admirable rapidité, comparativement avec ce qui s’est opéré durant la longue et funeste période où il a régné sur les centres de civilisation. C’est l’Esclavage qui donnait aux moeurs des anciens la violence et la cruauté dont nous avons horreur; c’est l’Esclavage qui engendra peu-à-peu la haine et le mépris pour l’agriculture et le commerce, ces deux sources fécondes d’où découlent en abondance les trésors du bien-être et de l’amélioration générale; c’est à l’Esclavage que les plus grands philosophes de l’antiquité, et Cicéron lui-même, doivent d’avoir regardé le travail comme incompatible avec les devoirs du citoyen. Du moment que faire oeuvre de ses mains devient le lot exclusif de l’Esclave, l’homme libre s’y déshonore; nous avons vu le même effet se produire au moyen-âge dans un autre ordre d’idées, et nous le voyons encore se reproduire sous nos yeux au sein des colonies à nègres. Tant que les Grecs et les Romains, et nous ne parlons que de ceux-là, parce que leur gloire, leur puissance, leurs travaux, leurs souvenirs enfin, résument à peu-près, pour l’Occident, du moins, l’histoire entière, tant que les Grecs et les Romains n’eurent pas honte de se vouer à des ouvrages mécaniques, ils furent indépendants et forts; à mesure que la servitude étendit sa lèpre dévorante sur leur corps social, elle transforma ces illustres citoyens en peuples de parasites, d’oisifs éhontés, qui, pour ne pas déroger en travaillant, faisaient trafic de leurs voix sur les places publiques: «Race d’humbles clients, mal nourrie aux frais du trésor,» (Acharniens, d’Aristophane), «vivant des aumônes de quelques patriciens, et passant les jours entiers dans le Cirque, à voir les fêtes barbares que leur donnaient les despotes de la Grèce ou les empereurs de Rome, avec quelques oboles qu’on leur distribuait à l’entrée, pour qu’au moins ils ne mourussent pas de faim sur les degrés de l’amphithéâtre» (Plutarque, Vie de Périclès).

On ne saurait croire jusqu’à quelles aberrations de certaines idées préconçues peuvent nous mener: «L’une des plus belles et des plus heureuses choses, dit Plutarque, que Lycurgue introduisit donc en sa ville, fut le grand loisir qu’il fit avoir à ses citoyens, en ne leur permettant pas qu’ils se pussent employer à métier quelconque vil ou méchanique. (Vie de Lycurgue)» Or, comment Lycurgue procura-t-il si grand loisir à ses concitoyens: en chargeant les Ilottes de tout faire. Montesquieu compare avec beaucoup de justesse les cités grecques et romaines à des camps d’armées permanentes. Les citoyens étaient véritablement entretenus par les Esclaves, la vie matérielle reposait, non sur eux. mais sur les Esclaves. Aussi, le nombre des citoyens devait-il être limité au nombre des Esclaves que l’on avait pour les nourrir; c’est pour cela qu’Aristote dit textuellement dans son célèbre ouvrage de la Politique (liv. VII, ch. 5, v. 10): «Il faudra, pour obvier à l’inconvénient d’une trop nombreuse population, recourir à l’avortement, si l’ordre ou les usages établis empêchent qu’on expose les enfants (qu’on les abandonne à la mort).» Tout se touche; en économie comme en morale, une faute mène au crime.

Quel grand et terrible exemple de la faiblesse humaine! Platon, Aristote, Cicéron, vingt autres de ces hommes d’un esprit si lumineux ont accepté comme un fait naturel, presque nécessaire, l’un des crimes les plus odieux que le genre humain ait commis envers lui-même. Eh! pourquoi s’en étonner! Qu’est-ce que le génie d’un individu en comparaison des lumières que les siècles ramassent en s’écoulant.

Quoique l’Esclavage fût répandu sur tout le monde civilisé et ait passé dans les moeurs depuis de longues générations; quoiqu’un un petit nombre seul de nations barbares fussent étrangères à ce mode affreux d’organisation, comme les Alains, par exemple, dont Amien Marcellin nous dit: «La servitude est inconnue chez eux (liv. XXXI, ch. 2); les livres conservent encore la mémoire de certaines époques primitives presqu’édéniques, où les habitants de la terre étaient tous libres et vivaient dans une heureuse indépendance. Hérodote, entre autres, notait, en parlant d’une querelle faite aux Pelages par les Athéniens, que «les Athéniens, alors n’avaient ni esclaves ni serviteurs (liv. VI, ch. 137).» La valeur de tels souvenirs ne pouvait être tout-à-fait perdue, et, dès les temps les plus reculés, quelques-unes de ces âmes d’élite qui devancent les siècles avaient attaqué l’Esclavage et contesté à l’homme le droit de réduire son semblable en servitude. Les philosophes opposés aux doctrines d’Aristote soutenaient «que le pouvoir du maître est contre la nature, que la loi seule fait la différence entre l’homme libre et le serviteur. Or, ajoutaient-ils, l’Esclavage est inique, puisque la violence l’a engendré. (Politique D’Aristote, I, I ch.2) D’un autre côté, quelque abruties que fussent les victimes, la douleur les poussait incessamment à la révolte; leurs guerres et la philosophie ensemble triomphèrent à la fin des arguties de l’égoïsme, de la résistance des puissants; l’inviolabilité de la liberté individuelle fut décrétée par la conscience universelle; elle devint une des lois du monde, et rendit impossible la perpétuité de l’Esclavage.- Sans doute, l’homme d’aujourd’hui, en tant qu’individu, ne vaut pas mieux que l’homme d’autrefois, mais la masse de la société moderne est plus avancée en morale et en justice que la masse de la société antique, c’est un résultat très-simple de l’amélioration des idées générales élaborées par les siècles, une conséquence de la loi de perfectibilité, nous pourrions dire un produit purement organique des conditions de la vie. L’expérience nous donne leçon tous les jours.

Aujourd’hui, le principe de la fraternité de tous les hommes est reconnu; malgré les serfs qui gémissent encore attachés à la glèbe, l’Europe y a donné son consentement unanime; elle est en marche vers sa complète réalisation, et celui qui interroge l’avenir peut entrevoir sans être trop téméraire le jour où il ne restera pas un Esclave sur la surface du globe. Jour heureux et sublime, où la grande famille humaine communiera dans un même esprit!

V. Schoelcher

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TRAITE.

C’est le commerce des hommes noirs que l’on va acheter sur les côtes d’Afrique pour les vendre dans les Antilles. C’est ce que l’on a fort justement appelé le commerce de chair humaine.

L’origine de cet infâme trafic, qui blesse l’humanité et le droit des gens, ne commence pas, comme on le croit généralement, après la découverte du Nouveau-Monde. Plus de quarante ans auparavant, vers 1441, le navigateur portugais Antonio Gonzalez, avait amené et vendu à Lisbonne des nègres faits prisonniers par lui dans un voyage à la côte d’Afrique. Peu après, une compagnie se forma pour exploiter cette branche d’industrie nouvelle, et le Portugal vendit des nègres aux Espagnols.

La Traite existait donc en Europe depuis longues années, lorsque se formèrent les premiers établissements aux Antilles. Les guerres de la conquête et les travaux excessifs dont on accablait les races indigènes des îles émurent, comme on le sait, le coeur chaleureux de l’évêque Las Casas, et pour soulager les malheureux Indiens dans la culture des terres ou l’exploitation des mines, il imagina de procurer aux colons une cargaison de ces nègres qu’il avait vu vendre en Europe (1). Quelque barbare que soit cette conception philanthropique, il faut du moins laver la mémoire de Las Casas du crime d’avoir inventé la Traite; il ne fit que l’étendre aux colonies, dans l’espérance de sauver les Indiens qu’il voyait souffrir.

(1). Article du congréés de Vienne.

On acheta d’abord des esclaves aux Portugais établis sur la côte d’Afrique, qui eurent assez longtemps le monopole de la vente des hommes noirs et de la poudre d’or; puis, chaque nation voulut participer aux bénéfices des rapports directs et eut des compagnies de marchands de nègres. Chez nous, c’est Louis XIII qui le premier en autorisa une. De l’autorisation on passa très rapidement à l’encouragement, et la métropole, afin de tirer d’avantage des colonies qui produiraient davantage, finit par donner une prime au planteur pour chaque tête de travailleur noir qu’il introduisait! Les propriétaires d’esclaves sont moins coupables qu’ils ne semblent l’être; leur crime est celui de la métropole qui les excita longtemps. A ce point de vue tout-à-fait exact, ils possèdent des hommes, toujours illégitimement il est vrai, mais légalement, c’est-à-dire que la nation, sans aucun doute, a le droit de les déposséder, mais ne le peut faire avec justice qu’après indemnité préalable.

Tout a été dit sur la Traite.

Arracher des hommes à leur patrie pour les livrer à la gêne éternelle et aux dégradations forcées de la servitude, c’est quelque chose d’épouvantablement monstrueux; eh bien! selon les idées du temps, cela fut considéré comme acte pieux. L’édit de louis XIII établit que la Traite doit avoir pour résultat d’enlever une foule d’ames à l’idolâtrie! Aujourd’hui que l’on n’ose plus, grâce aux progrès de l’esprit humain, invoquer la raison du salut des âmes, ceux qui soutiennent encore l’esclavage disent qu’il a servi à soustraire des êtres humains aux massacres que de sauvages vainqueurs faisaient des prisonniers, qu’il arrache les Africains à la plus affreuse misère, à la plus horrible barbarie pour les gagner à la civilisation. Or, Schoell, dans son Abrégé des Traités de paix(1), fait monter à 30.000.000 le nombre des nègres enlevés à l’Afrique par la Traite. Où sont-ils? Où sont les villes qu’ils ont fondées sous vos auspices pleins de charité, maîtres d’esclaves? Où sont les nombreuses populations qu’ils ont engendrées au sein du perfectionnement intellectuel qu’ils devaient acquérir avec vous, du bien-être matériel que vous deviez leur procurer? Je les cherche et ne les trouve pas. Ils sont morts sous vos coups, et leurs enfants sont morts aussi! Vous avez tari, contre les lois de votre Dieu, la source humaine qui devait découler de leurs entrailles, selon les lois de la nature! Vous avez dévoré 30.000.000 de noirs, disant avec hypocrisie que vous alliez les élever aux connaissances de L’Europe, les soustraire à la misère et à la barbarie de l’Afrique!

(1). Article du congrès de Vienne

La barbarie de l’Afrique! Lisez les récits de Mungo Park, de Lyon, de Denham, de Clapperton, des frères Lander, et notre Caillé, vous verrez que les esclaves y sont mieux traités que dans nos colonies. L’espace qui nous est réservé nous empêche de citer aucun texte, mais on peut consulter les voyageurs que nous venons de nommer. Au reste, à quoi bon? n’eussions-nous pas avec nous ces aides puissants, la Traite n’en serait pas moins un crime, et l’esclavage moderne une énormité sociale plus atroce que l’esclavage antique; car l’esclavage antique affranchi pouvait prétendre à tout; sous les empereurs, les vieux romains gémissent d’être gouvernés par des affranchis; l’esclave moderne ne saurait aspirer à rien; on a eu soin, pour le comprimer, d’attacher une idée d’infériorité à la couleur de sa peau, et il reste éternellement marqué au front d’un signe noir ignominieux.

En 1818, les nations réunies au congrès de Vienne, décidèrent qu’elles renonceraient à la Traite. Pour mieux parvenir a l’éteindre, la plupart d’entre les peuples assemblés se donnèrent droit de visite réciproque sur leurs navires marchands. L’Espagne elle-même, qui s’était toujours refusée à cette intervention y accéda en 1835, mais elle ne signa point avec bonne foi; et, loin de contrarier la Traite, elle y contribue encore tous les jours par sa tolérance avouée.

Une chose triste à dire cependant, c’est qu’à mesure que l’on déploie de la sévérité dans la répression, les malheureux Africains sont plus maltraités que jamais sur les navires qui les mènent à l’esclavage. Pour dissimuler autant qu’il est possible la destination du vaisseau, on a négligé d’y faire les aménagements convenables; et comme les spéculateurs savent d’après les probabilités acquises, qu’ils ne sauveront qu’un voyage sur trois, ils augmentent le nombre de leurs victimes au delà de toute borne pour que le succès d’une course remplisse les pertes faites sur les autres; les nègres entassés à fond de cale y respirent à peine; rarement il arrive qu’une cause de mortalité quelconque ne se déclare pas dans ces bières mouvantes; et la Traite a pris des caractères affreux par suite du soin même qu’il faut prendre pour le dissimuler. Nous n’en voulons citer qu’un exemple à notre connaissance.

La Louise, petite goélette, avait quitté Bassao le 28 septembre 1839, avec 316 esclaves. Elle fut saisie le 3 janvier, au moment où elle allait entrer à Cuba. Sur le nombre des infortunés qu’elle portait, 37 avaient perdu la vie durant la traversée, 16 autres moururent pendant qu’on les conduisait à Kingston (Jamaïque), et 65 expirèrent encore en quarantaine, avant que l’état d’abattement de toute la cargaison permit de placer ce qui restait à la campagne! Ainsi voilà que pour une seule expédition 118 hommes, sur 316 périrent victimes de la Traite!

Il ne faut pas se faire illusion, quelque danger qu’on y coure, la Traite se fera tant que l’esclavage existera; elle ne tombera qu’avec l’esclavage; la cupidité espérera toujours échapper à la vigilance de la justice; il se trouvera toujours quelques esprits aventureux et méchants pour mettre à cette abominable loterie. TRAITE ET ESCLAVAGE SONT DEUX FAITS PRESQUE CORRELATIFS, PRESQUE SOLIDAIRES. Voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue: Ce n’est qu’en frappant le principe du mal que vous en détruirez les conséquences. Abolissez l’esclavage, vous aurez du même coup aboli cet abominable trafic de la Traite, qui est la honte des gouvernements qui le tolèrent, la honte du siècle qui le voit! Que le gouvernement français se hâte donc d’abolir l’esclavage dans ses colonies; car l’exemple de la France sera décisif; et quand l’esclavage aura disparu des colonies françaises, il disparaîtra du reste du monde. Alors et alors seulement l’Afrique sera délivrée du sauvage tribut que l’Europe civilisée va encore demander à cette contrée qu’elle appelle sauvage.

X.X.

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