Lettres sur l’esclavage dans les colonies françaises…

AVANT-PROPOS.

Les lettres que nous publions sont le résultat d’une correspondance suivie que l’auteur a entretenue avec ses amis d’Europe durant un séjour de dix-sept mois environ qu’il a fait à la Guadeloupe. Aussitôt après son retour en France, M. Dugoujon fut placé comme aumônier dans le diocèse de Paris sur les bons renseignements de ses supérieurs. Lorsque cet honorable ecclésiastique quitta ce premier emploi pour suivre une autre vocation, il laissa ses lettres entre les mains de ses amis afin qu’ils pussent y puiser, au besoin, les renseignements qu’ils croiraient nécessaires à la défense des opprimés. Ce n’est pas comme voyageur ni comme fonctionnaire public qu’il a vu les colonies, mais comme missionnaire. En cette qualité, il était spécialement chargé de la classe servile. Il a habité long-temps les diverses localités dont il parle; les devoirs de son état l’appelaient tous les jours au milieu des campagnes, au sein des ateliers; à chaque instant il pénétrait dans les hôpitaux et les cases des nègres pour y porter les secours et les consolations de la foi. Les noirs voyant qu’il s’intéressait à leur sort, qu’il les saluait, qu’il ne dédaignait pas de leur adresser la parole, s’étaient attachés singulièrement à sa personne; plusieurs lui ouvraient leur coeur: ils aimaient à lui faire part de leurs chagrins, de leurs douleurs, de leurs misères; ils osèrent même quelquefois lui dore leurs craintes ou leurs espérances par rapport à la liberté, éternel objet de leurs rêves et de leurs souhaits. Ce sont les impressions recueillies dans cet humble ministère que l’écrivain communique à ses amis. Lorsqu’un étranger ou un magistrat parcourt les habitations, on se prépare à sa visite, et, comme on peut le croire, on a grand soin de dérober à ses yeux ce que la servitude a de plus hideux et de plus révoltant. Il n’était pas possible d’en user de même à l’égard du missionnaire; il a donc pu, mieux que tout autre, apprécier le régime colonial et parler avec connaissance de cause de la condition des esclaves.

Dès les premiers jours de son retour, M. Dugoujon fut vivement sollicité de livrer ses lettres à l’impression, par ceux-mêmes à qui elles avaient été adressées; il se contenta d’en donner quelques extraits à l’Univers et à la Revue des Colonies. Des motifs particuliers l’empêchèrent alors de publier toute sa correspondance. Depuis cette époque il a paru grand nombre de brochures sur la question de la servitude; des voyageurs revêtus d’une mission officielle ou mus par un sentiment d’humanité ont exploré les colonies et mis au jour le résultat de leurs observations. Eh certes, elles sont loin d’être consolantes pour les coeurs catholiques: leurs prêtres et quelquefois même leur religion y sont mis en parallèle avec la Réforme et ses ministres, et toujours ceux-ci ont le dessus. Quelques hommes éclairés et sincèrement dévoués à la cause de l’humanité et de la religion ont pensé que ces lettres pourraient servir également l’une et l’autre en détruisant, chez quelques-uns des préjugés produits par des écrits peu favorables au catholicisme, et en faisant connaître aux hommes qui ont puissance et bonne volonté quel remède il convient d’apporter à une plaie aussi préjudiciable à la gloire de la religion que funeste au salut des âmes.

L’auteur a compris ces motifs et s’est rendu aux voeux de ses amis.

LETTRES SUR L’ESCLAVAGE.

PREMIÈRE LETTRE.

Le 20 mars 1840, Basse-terre (Guadeloupe).

A M. Revelihae, au séminaire du Saint-Esprit.

         Cher confrère

Au moment de nous séparer, je vous ai plusieurs fois promis de vous écrire et d’entretenir avec vous et nos amis MM. Roux, Boilat, Bonnet, Fridoil et Moussu, une correspondance suivie. On dit que le soleil des tropiques a, comme l’eau du Léthé, la propriété de faire perdre le souvenir du monde qu’on vient de quitter;je n’ai pourtant pas oublié encore ma promesse, j’avais hâte, au contraire, d’arriver, pour vous entretenir de ma traversée et vous dire mes premières impressions dans ces contrées où tout est nouveau pour l’Européen: nouveau ciel, nouvelle terre, nouveaux habitants, nouvelles moeurs.

J’ai eu pour compagnons de voyage un ecclésiastique du diocèse de Rouen, envoyé à la Guadeloupe par M. l’abbé Fourdinier; un magistrat, une dame créole et sa fille, enfant de six ans. Le bâtiment était sorti du port du Hâvre par une bonne brise du nord, la plus favorable pour démancher heureusement (1). J’étais monté sur la dunette; mes regards étaient tournés du côté de la patrie, qui fuyait rapidement et disparaissait peu à peu derrière les flots. Quelques heures s’étaient à peine écoulées, que la terre n’apparaissait plus que comme un nuage obscur qui monte à l’horizon. Il se passait en moi quelque chose que je ne saurais raconter; il me souvient seulement que mon coeur semblait se diviser en deux parts, dont l’une s’attachait à la terre que la mer me dérobait, et dont l’autre me restait pour les malheureux que j’allais évangéliser.

(1). Démancher, terme maritime qui signifie sortir de la Manche.

Les premières atteintes du mal de mer m’arrachèrent à ces mélancoliques rêveries. Ayant payé à l’Océan le tribut ordinaire, je me jetai sur mon lit: dans cette nouvelle position, les nausées se calmèrent insensiblement, et le lendemain je ne sentais qu’un léger malaise, qui même s’évanouit bientôt. Mon confrère, qui a quelque chose de la constitution de Sancho-Pensa, fut au moins dix jours sans pouvoir sortir de sa cabine, et toutes les fois que la mer devenait grosse, son mal recommençait.

Il y avait trente-six jours que nous étions en mer. Notre traversée avait été jusque-là singulièrement ennuyeuse: nous avions eu dans le golfe de Gascogne des vents contraires et des gros temps; vers les tropiques, huit jours de calme et un ras-de-marée de près de vingt-quatre heures (1); enfin, dans la nuit du 18 au 19 mars, nous fûmes éveillés par le cri désiré de la vigie qui annonçait la terre. Dès les quatre heures du matin, j’étais sur la dunette, je voyais la terre, mais je ne distinguais rien: sous les tropiques, il n’y a ni aurore ni crépuscule, le jour vient et s’en va presque en même temps que le soleil. J’avais laissé la France nue, dépouillée, enveloppée de givre et de brouillards;n’ayant point vu de terre depuis le jour de mon embarquement, la triste image de l’hiver remplissait encore mon imagination; jugez donc de ce que j’ai éprouvé lorsque la riche et verdoyante végétation des Antilles s’est montrée tout-à-coup à mes regards inondée de lumière et de vie. La Désirade était tout près de nous, à notre droite; à gauche, et un peu sur l’avant, nous apercevions la Terre-Basse, dont le phare semblait sortir des flots; plus loin, dans la même direction, la délicieuse Marie-Galante; en face, quoique à une grande distance, les montagnes de la Guadeloupe, proprement dite, et la Soufrière, qui les surpasse toutes, fermaient agréablement l’horizon. Du point où nous étions, ces trois îles ne paraissaient en faire qu’une. Tout semblait s’animer; la mer, sillonnée dans tous les sens par de petits bateaux ou par les canaux des pêcheurs, perdait sa monotonie.

(1). Le ras-de-marée est une sorte de tempête qui se fait sans vent et tandis que le calme règne dans le ciel: la mer se lève et retombe sur elle-même comme les flancs d’un animal vivement agité. Cette sorte de tempête n’est point dangereuse, mais elle fatigue horriblement le bâtiment et les passagers.

En ce moment, nous avons été témoins du combat d’un espadon avec une baleine. Celle-ci, pour éviter les coups de son ennemi, bondissait de temps en temps au-dessus des flots. On voyait apparaître d’abord son énorme tête et la moitié de son corps, et puis, retombant sur elle-même, elle montrait sa queue fourchue au milieu d’un nuage d’eau et d’écume. Ce spectacle nous a récréés agréablement pendant près d’une demi-heure. La distance ne nous a pas permis de distinguer l’espadon.

Cependant, à mesure que nous avancions, la perspective prenait incessamment des aspects nouveaux et variés: les formes devenaient plus sensibles, les teintes plus claires, les objets plus distincts. La Pointe-des-Châteaux, que j’avais prise pour un donjon du temps de François Ier, ne m’a plus paru qu’un rocher. Je distinguais déjà les habitations, les moulins à vent et les humbles cases des nègres dans les lieux les plus voisins de la mer. C’est ainsi que. Côtoyant la Grande-Terre, nous avons vu successivement Saint-François, Sainte-Anne et le Gosier. Il était onze heures du matin lorsque nous avons commencé à découvrir la Pointe-à-Pitre, qui devait être le terme de notre traversée. Cette ville est située au fond d’une belle rade formée par le rapprochement de la Guadeloupe proprement dite et de la Grande-Terre, couverte par trois petits îlots plantés de palmistes, au-dessus desquels se dessinent les mâts et les cordages des bâtiments, et les derniers étages du Paris-des-Antilles.

Après notre débarquement, nous nous sommes dirigés vers le presbytère. Un petit garçon accourut vers nous en criant: «Bon jou, pé (bon jour, père).» Dans le patois créole, on ne prononce par l’R. J’ai posé doucement la main sur sa joue noire, et il est revenu bondissant de joie vers sa mère, qui paraissait aussi contente que lui. «Il y a donc, me suis-je dit, quelques ressources pour le bien dans ces gens-là, puisqu’ils savent apprécier ainsi les petites attentions que l’on a pour eux.» ma compagne de traversée me les avait représentés sous les couleurs les plus désavantageuses: elle est propriétaire d’esclaves.

Quelle a été ma surprise, en arrivant au presbytère, de me trouver en présence de M. l’abbé Dupuis, ex-vicaire de Sarlat (Dordogne). Il m’a très-bien reçu, beaucoup engagé à rester chez lui pour me refaire des fatigues de la mer; mais je voulais me présenter d’abord au chef de la mission, qui réside à la Basse-Terre. Je suis arrivé ce matin à deux heures dans la capitale de la Guadeloupe.

LETTRE DEUXIÈME.

Le 30 mars 1840, Basse-Terre (Guadeloupe).

A M. l’abbé Campardon, vicaire de l’église de Siant-Pierre à Condom (Gers).

Monsieur l’abbé,

Vous êtes étonné de recevoir une lettre qui porte le timbre d’outre-mer, où vous croyez n’avoir pas de connaissances. Vous allez l’être encore plus après que vous aurez lu le nom du signataire.

On s’attendait à Condom que je viendrais célébrer ma première messe dans ma paroisse, ou du moins que je ne partirais pas sans avoir embrassé mes parents et mes amis. Cette conduite, qui semble la plus naturelle, me fut d’abord suggérée par le coeur; mais venant à réfléchir aux douleurs d’une cruelle séparation, aux alarmes, aux perplexités auxquelles mon pauvre père et ma pauvre mère seraient en proie jusqu’au jour où ils recevraient ma première lettre, je résolus de les leur épargner, en ne leur annonçant le sacrifice qu’après l’avoir consommé. Persuadé que votre charité saura trouver les paroles les plus propres à leur en adoucir l’amertume, j’ai cru mieux faire de m’adresser à vous pour leur apprendre cette nouvelle, que de leur écrire directement.

Il n’y a que cinq jours que je suis sur le sol américain. En l’absence de M. le préfet apostolique, j’ai été accueilli par le curé de Saint-François, principale paroisse de la Basse-Terre. Ayant été prié par mon hôte de prêcher le reste du carême, j’ai employé mon temps à l’étude, sauf les instants que j’ai donnés aux correspondances que j’entretiens avec mes amis. Le soir seulement, dans l’après-dînée, je vais faire avec M. le curé un petit tour à la campagne, et quelquefois aussi le matin avant la grande chaleur. C’est dans ces courtes excursions que j’ai recueilli ce que je vous écris sur la Basse-Terre et ses environs.

Bâtie sur un sol incliné vers la mer, quand vous la considérez du milieu de la rade, la Basse-Terre déploie à la fois toute sa magnificence à vos regards; vous voyez à votre droite sa vieille citadelle, ses casernes peintes en jaune, son arsenal, son magnifique hôpital, l’élégante demeure du gouverneur, et un peu sur votre gauche le fronton de l’église Saint-François; plus loin, sur une éminence qui domine tout, une maison particulière qui se fait remarquer par son site, sa grandeur et sa belle distribution: elle avait été bâtie pour un pensionnat; hors de l’enceinte de la ville, ses belles campagnes, qui montent graduellement à une distance de plus de trois lieues, forment de toutes parts, du côté de la terre, un immense amphithéâtre que l’oeil se délecte à parcourir et qu’il quitte à regret. Une chaîne de montagnes qui bornent à l’horizon, à l’est, au nord et au nord-ouest, en sont le dernier degré.

Au mot montagnes, vous allez vous rappeler indubitablement ce que vous avez vu aux Pyrénées: une nature sévère, des précipices affreux, des rochers escarpés, des flancs déchirés, l’image de la désolation et du chaos; mais il n’en est pas ainsi dans les montagnes de la Guadeloupe, la vie y est partout, les pierres ont leur végétation, les arbres morts sont enveloppés de parasites, et l’ananas sauvage qui couvre toutes leurs branches remplace en quelque sorte leur feuillage; la nudité des rochers est voilée par des lianes d’un beau vert foncé et souvent ornée de guirlandes d’un bleu de ciel éclatant; elles pendent du sommet à la base comme une belle et riche chevelure. Les pentes des monts sont couvertes de forêts tellement fourrées, qu’on ne saurait y pénétrer qu’à l’aide du fer.

La Soufrière, au sommet fumant, est la reine de ces montagnes: elle est, selon un proverbe nègre, l’image de l’inconstance. Tantôt son front chenu se montre serein et limpide comme le ciel, tantôt il se voile d’un épais brouillard que la brise détache en petits nuages et emporte dans l’espace, ou qui se condense, s’allonge, s’étend, dérobe le ciel aux regards et se décharge en pluies abondantes. Un instant après, il reprend sa sérénité ou se couronne seulement d’une nue légère et éclatante; quelquefois aussi il s’enveloppe de nuages sombres et menaçants; les éclairs les sillonnent, la foudre gronde dans leur sein. Le Walmont, qui n’est qu’à un petit quart de lieue de la citadelle, à l’est sur le bord de la mer, présente assez souvent les mêmes phénomènes; les pluies qui en descendent tombent immédiatement sur la ville. Pour jouir de ces divers spectacles, il me suffit de m’asseoir sur la galerie de M. le curé.

Plusieurs petites rivières prennent leur source à la Soufrière; trois arrosent les campagnes de la Basse-Terre. L’une se jette dans la mer, à côté du fort, après avoir creusé un abime sous ses remparts; l’autre passe au milieu de la ville et la partage en deux parties; la troisième a son embouchure à une demi-lieue vers le nord-ouest. De nombreux canaux, qui reçoivent une partie de leurs eaux dans le voisinage des montagnes, les font serpenter loin de leurs rives, et alimentent les moulins des habitations que l’on aperçoit de tous côtés sur le dos des collines. Aussi voit-on partout des ruisseaux sur les coteaux, comme au fond des vallons. Quelques rues de la Basse-terre ressemblent à de petites rivières; j’y ai vu nager des poissons. Il faut dire cependant que l’enchantement produit par tant de beautés réunies sous un seul regard se refroidit un peu lorsqu’on revient au rivage; car vous descendez ou sur un débarcadère à demi-ruiné et laissé sans réparation, ou sur un reste de quai plein d’immondices dont la vue et la puanteur vous font bondir le coeur. Je ne doute pas que cette malpropreté ne soit la principale cause des typhoïdes qui sévissent quelquefois avec fureur dans cette ville, qu’elles ne quittent jamais entièrement. Il n’est personne qui, en voyant son site et la grande quantité d’eau baignant ses rues, les fontaines artificielles que l’on trouve dans chaque maison, ne la regarde comme le lieu le plus salubre. Ses rues sont en aussi mauvais état que ses bords de la mer; le pavé en est rompu en plusieurs endroits, défoncé et par là même extrêmement fatiguant. On ne parait avoir ici qu’un seul souci, celui de faire beaucoup de sucre; tout est ramené et scarifié à cette fin; non-seulement l’agréable, l’utile et le commode, mais aussi la morale, la santé, la vie d’une classe nombreuse. Les nègres sont ici les Hébreux exploités par les Egyptiens. Je regrette beaucoup de ne pouvoir entrer dans quelques détails sur l’état des esclaves. Je ne connais guères encore la condition servile que par ce que m’en ont dit mes confrères. J’écris à M. l’abbé Goussard, je lui raconte quelques faits dont j’ai été témoin, et qui peuvent vous faire juger que l’humanité est loin de présenter un spectacle aussi intéressant que la nature physique. Plus tard, quand j’aurais mieux examiné les hommes, les moeurs et les choses, je vous parlerai plus longuement.

LETTRE TROISIÈME

Le 10 avril 1840, Basse-Terre (Guadeloupe).

A. M. R…, au séminaire du Saint-Esprit.

Cher ami,

Je suis arrivé à la Guadeloupe le 19 mars, trente-deux jours après mon départ du Hâvre.

La lecture d’une circulaire de M. de Bonald, évêque du Puy (aujourd’hui archevêque de Lyon), les vies du F. de Bétoncourt et du P. Claver, dont je m’étais nourri durant la traversée, m’avaient enflammé d’un vif amour pour les noirs. J’avais hâte de voir de près ceux que j’allais évangéliser, et d’échanger quelques paroles avec eux. Dès que le pilote qui devait nous introduire dans le port de la Pointe-à-Pitre fut monté à notre bord, j’accostai avec empressement deux nègres qui l’accompagnaient. Je les aurais volontiers pressés sur mon coeur; je leur tendis la main, et demandai à l’un des deux s’il savait ce que c’est que Dieu. – Dieu… Dieu… répondit-il d’une voix sourde et incertaine: je ne compris que trop ce que cela signifiait, je n’insistait plus. Le cuisinier du bâtiment, qui conduit les colonies, me dit en particulier de me donner bien garde de renouveller à terre ce que je venais de faire, ajoutant que quiconque donne la main à un noir ou à un mulâtre se déshonore; que l’usage ne permet pas même qu’on leur rende le salut. L’avertissement de cet homme m’aurait étonné si je ne m’étais rappelé ceux que nous avaient donnés M. l’abbé Varret dans ses classes de rituel.

Dès les premiers jours de mon débarquement, j’avais aperçu sur le dos de presque tous les esclaves, hommes, femmes et enfants, de longues cicatrices: j’en ignorais la cause, ne connaissant pas la discipline à laquelle ils sont assujettis. Or, étant un jour sur le bord de la mer, je suivais avec intérêt les mouvements de cinq à six nègres qui se disposaient à lancer un canot. Ils attendaient qu’une forte vague vint battre le rivage et se retirât. Le signal est donné, l’impulsion manque d’ensemble et le flot qui revient bientôt rejaillit dans l’embarcation et sur ses effets. Un esclave pousse un cri furieux, saisit un énorme cailloux et frappe à coups redoublés sur le dos nu d’un autre noir, qui reçoit ces mauvais traitements sans résister et sans se plaindre. A cette vue, je cours vers eux et crie à l’auteur de ces brutalités: «Que faites-vous misérable? vous aller tuer cet homme! N’avez-vous pas honte de maltraiter ainsi votre frère? – C’est ainsi, me répondit-il gravement, qu’il faut conduire ces gens-là.» Les blancs ont toujours à la bouche cette maxime barbare; ce noir n’est que leur écho: son grade de maître canotier semble lui faire croire qu’il est d’une nature supérieure à celle de ses compagnons de servitude, et lui donner le droit d’agir et de parler comme les planteurs.

La réponse de ce nègre me rappela ce que j’avais lu dans l’Univers Pittoresque: «Les blancs de Cayenne ont montré une grande humanité à l’époque sinistre de la révolution, mais il n’est que trop vrai cependant que, selon le préjugé enraciné parmi les colons des Guyanes, la race esclave veut être traitée avec une grande sévérité. Le fouet qui sillonne les chairs et couvre de zônes sanglantes le sein des jeunes filles comme le dos des vieillards; le croc qui sert à les suspendre à une potence par la peau des hanches et par les côtés; la cangue, les colliers de fer et vingt autres supplices infligés aux esclaves coupables, sont les affreux moyens que les colons jugent indispensables à la conservation de leur autorité (1).»

(1) Amérique, tome 1er, Guyane, page 32.

Je demandai à M. Lamache s’il en était de même ici. «Il est certain, me répondit-il, que ces hideux instruments et beaucoup d’autres, le croc excepté, se voient sur toutes les habitations. Pour le fouet, qu’ils ne peuvent nier parce qu’il se dénonce lui-même, les planteurs soutiennent qu’il est nécessaire, et prétendent cotre toute évidence, qu’il n’est pas très-douloureux, et que les esclaves y sont peu sensibles. Quant aux autres supplices, ils assurent qu’ils ne les emploient plus. Je sais que cela est vrai pour quelques-uns, mais je sais aussi que la grande majorité ne se contente pas du fouet. Ne suffirait-il pas pour s’en convaincre de voir avec quel acharnement ils repoussent le patronage des autorités civiles? Il est extrêmement difficile de savoir ce qui se passe sur les ateliers. Néanmoins, on entend parler à chaque instant de châtiments excessifs. J’apprend en ce moment qu’un créole de Marie-Galante a suspendu par les pieds un enfant aux branches d’un arbre, et que dans cet état il l’a déchiré à coups de fouet; d’un autre côté, on parle en ville de la mort peu naturelle d’un esclave de M. R***.»

M. Kénédy, curé du Mont-Carmel (Basse-Terre), allait depuis quelques semaines faire l’instruction sur l’habitation de M. R.***, située dans sa paroisse; ces jours derniers, M. le curé pria M. Haustcorne de le remplacer. En se rendant chez M. R.***, mon confrère chercha à pénétrer le mystère de cette mort; il amena adroitement la conversation dur ce sujet, et le noir qui l’accompagnait lui dit naïvement: «que depuis plusieurs jours cet esclave recevait un quatre piquets (1) tous les matins; que la gangrène s’était mise à ses blessures, et qu’il était mort dans le cachot.»

(1) Le quatre-piquets est un châtiment qui tire son nom de la manière dont il est infligé. Le patient est étendu sur le ventre, le dos découvert, et retenu dans cette posture par quatre piquets qui correspondent aux pieds et aux mains. Il reçoit vingt-neuf coups de fouet, dont chacun emporte le morceau. Les femmes et les enfants y sont exposés comme les hommes les plus robustes.

Je tiens ces détails de M. Haustcorne même, qui nous les raconta à son retour en ajoutant: «Voilà encore un meurtre qui fera du bruit dans les tribunaux et les feuilles publiques.» M. Lamache répliqua: «Il est plus probable au contraire qu’il sera étouffé comme beaucoup d’autres; il faut que l’on soit forcé par la publicité pour poursuivre un crime de cette nature.»

L’événement a prouvé que M. Lamache est parfaitement instruit de la manière dont la justice se rend aux colonies en faveur des opprimés.

Avant de venir ici, et à mon arrivée, je croyais, sur la parole de mes supérieurs, que l’esclavage n’était point contraire au droit naturel… et que par conséquent on pouvait sans scrupule aucun vendre, acheter, aliéner des hommes; mais les choses dont je vous ai parlé, et une infinité d’autres que je n’ai pu rapporter, me donnent sur la légitimité de ce commerce de graves soupçons. J’ai fait part de mes doutes à quelques personnes; elles m’ont répondu que: «des abus et des accidents ne peuvent nuire à l’essence d’un état et le rendre illicite en lui-même; qu’au reste, ce dont je paraissais si choqué était moins hideux en réalité qu’en apparence, que je m’y ferais avec le temps comme les autres.»

Je ne sais vraiment si je m’accoutumerai à voir jamais d’un oeil indifférent les misères de la servitude, mais il me semble maintenant que des abus aussi graves, et qui se rencontrent partout et sous toutes les formes, ne sont guère propres à réconcilier un coeur tant soit peu sensible avec la possession de l’homme par l’homme.

Je suis loin d’avoir épuisé mon journal, qui grossit tous les jours; cependant il faut finir; mais ce ne sera pas pour long-temps.

LETTRE QUATRIÈME.

Le 23 avril 1840, les Saintes, Terre-de-Haut (dépendance de la Guadeloupe).

A M. M…, prêtre africain.

Cher confrère,

M. R.*** a dû vous faire part de la lettre que je lui ai écrite, il y a peu de jours: vous avez entrevu les mauvais traitements dont vos frères d’Afrique sont victimes au colonies. Votre coeur s’est certainement ému au récit de tant d’atrocités. Que serait-ce donc si vous saviez les causes pour lesquelles les créoles leur infligent ces châtiments hideux? Je rencontrai dernièrement aux portes de la Basse-Terre, sur la route du Matouba, une vieille négresse revenant de la ville et portant sur sa tête une corbeille de provisions; elle pleurait à chaudes larmes: j’en fus touché et lui demandai le motif de sa douleur. Elle me dit en me montrant un petit bocal cassé renfermant des fruits à l’eau-de-vie: «La corbeille a branlé sur ma tête; j’ai voulu l’appuyer en me hâtant d’y porter la main, j’ai malheureusement cassé ce poban (bocal).» Je racontai cela à M. le préfet apostolique en exprimant le regret de n’avoir pu lui offrir une gourde afin de la mettre à même de dédommager son maître et d’éviter ainsi les reproches et les injures qu’elle craignait. «Des reproches! répliqua M. Pacombe; elle se serait trouvée fort heureuse si elle avait pu espérer d’en être quitte pour du bruit et des injures: elle pleurait parce qu’elle savait qu’un quatre-piquets l’attendait sur l’habitation; et la gourde que vous lui auriez donnée ne l’en aurait pas garantie. – Eh quoi! elle aura été déchirée à coups de fouet!… mais elle ne l’a pas mérité; ce qui lui est survenu est un accident qui peut arriver à tout le monde. – Les colons n’entrent pas dans toutes ces considération, et il leur en faut beaucoup moins pour châtier un esclave.» Je ne l’ignorais pas; des personnes qui habitent depuis long-temps la Guadeloupe m’ont assuré qu’il suffit d’un soupçon, d’une crainte, pour les porter à des actes atroces. Qu’un nègre auquel on impute une faute essaie de se justifier, on ne répond à sa meilleur raison que par de grossiers propos ou par la rigoise. Toutefois, cet aveu de la part de M. le préfet apostolique, qui autorise, du moins indirectement, ces injustices en possédant des esclaves et en recommandant dans ses circulaires de respecter le système qui les produit m’aurait étonné si j’avais ignoré qu’il est dans tout homme un amour inné de l’honnête qui parle plus haut que l’intérêt particulier, et force quelquefois la bouche à rendre hommage à la vérité et à la justice.

ce qu’il y a de plus révoltant dans la conduite des maîtres ce sont les peines qu’ils se donnent pour ravaler les nègres dans l’esprit des Européens récemment arrivés, et principalement des nouveaux prêtres, qu’ils paraissent craindre par dessus tout. Quelque part qu’on aille, quel que soit le sujet dont on s’entretienne, à quelque personne qu’on ait à faire, il est rare que la conversation se termine sans être assaisonnée de diatribes contre la race noire. C’est l’éternel delenda Carthago de Caton. Les nègres…! ce sont des paresseux, des ingrats, des hommes sans prévoyance, surtout des êtres stupides, des natures brutes, des animaux enfin dont on ne doit pas s’occuper.

Pourquoi tant de soins de la part des possesseurs d’esclaves pour décrier ces infortunés et les faire croire mille fois pires qu’ils ne sont et qu’ils ne les croient probablement eux-mêmes? N’est-ce pas évidemment pour justifier leur conduite pleine d’injustices et pour rendre muette leur conscience, en se trompant volontairement et en trompant les autres? Les prévenances, mille politesses, les flatteries, les repas, les cadeaux sont encore de puissants moyens que les planteurs mettent en oeuvre afin de gagner à leur opinion ceux dont ils redoutent l’influence. Ces manoeuvres ne leur réussissent que trop! si on a quelque intérêt à les flatter, ou si on les craint, on finit bientôt par parler et agir comme eux.

Au reste, la passion et la mauvaise foi se trahissent à chaque instant dans ces diatribes contre les opprimés: elles sont toujours pleines d’invectives niaises, de déclamations ridicules, de contradictions continuelles. Tandis qu’on s’efforce de vous prouver la stupidité native des Africains, on vous parle de leur finesse, de leur astuce, de leur habileté à tromper, et on s’effraie qu’on ait la pensée de les initier à la science; on proteste contre ce projet; on déclare les articles troisième et quatrième de la cédule royale comme propres `c bouleverser le système coloniale; on déchire à la face de la France les ordonnances qui ont rapport à l’instruction profane et religieuse des nègres et de leurs enfants; le maire de la Basse-Terre se porte aux écoles des frères de Ploërmel, les somme d’expulser les négrillons non libres, et, sur leur refus, il se fait délivrer la liste des noms et chasse lui-même les parias. Sur les habitations et partout où il y a des esclaves, on fait jouer tous les ressorts imaginables pour éloigner le clergé des ateliers et pour dégoûter les nègres des instructions ou les leur rendre inutiles (1). Les représentants du pouvoir métropolitain autorisent tout par leur silence…

(1) On ne me saura pas mauvais gré de transcrire ici les réflexions que faisait, le 15 mai 1843, le Correspondant sur les faits en question.

Ce qui fait peur aux colons dans l’instruction religieuse, ce sont les dogmes de notre descendance d’un même père, de la fraternité commune de tout le genre humain en dieu et en J. C. son fils: ce sont des cordes évangéliques, au dire des autorités civiles et religieuses, qu’il faut se donner bien garde de toucher. Pourquoi donc ces craintes et ces terreurs pour la science et pour certaines croyances de la religion, si l’esclave n’y doit rien comprendre (1)?

(1) «Quant au premier moyen que prescrivait l’ordonnance, savoir, l’admission des enfants esclaves dans les écoles publiques, il n’était subordonné à aucune condition suspensive; il se trouvait en vigueur par le seul effet de la promulgation de l’ordonnance dans chaque colonie. Or, à la Guadeloupe, cette promulgation eut lieu le 2 avril 1810, et le journal officiel de la Basse-Terre étala aux regards surpris des colons le libéral article qui promettait aux noirs, pour leurs enfants, les notions élémentaires de la science et de la foi. «Les enfants esclaves des deux sexes au-dessous de l’âge de quatre ans seront admis dans toutes les écoles gratuites qui sont et qui seront ouvertes dans toutes les villes, bourgs et communes.» Trois jours après, défense était faite par le maire de la Basse-Terre aux frères de Ploërmel qui tiennent l’école gratuite des garçons, d’y admettre aucun enfant esclave. Bien plus, ordre leur était donné par ce magistrat d’expulser le petit nombre d’écoliers appartenant à la classe servile qu’ils avaient accueillis antérieurement dans les classes. Les bons frères hésitant, le maire de fit délivrer la liste des parias afin de procéder lui-même à leur expulsion… Le fait a été porté à la connaissance du ministre de la marine, avec copie de l’attestation du frère Frédéric, supérieur de l’école.

«Huit mois plus tard, un nouveau démenti, public, officiel, était infligé à l’ordonnance royale; le Journal commercial de la Pointe-à-Pitre, feuille censurée, annonçant dans son numéro du 19 décembre 1840 l’ouverture d’un école gratuite pour les filles, proclamait l’avis suivant: «cette école étant uniquement instituée pour les enfants de la population libre, aucun autre ne saurait être admis.»

«Le temps n’est pas venu d’instruire les esclaves.» avait dit le maire de la Basse-Terre au frère Frédéric. Le même langage fut tenu par le gouverneur à un curé qui avait eu la bonhomie d’ajouter foi au texte officiel…

«Voilà comment se fondent et s’évaporent, sous le soleil des Antilles, les textes philanthropiques élaborés en France, et quelle transformation subissent, en traversant l’Océan, les institutions généreuses proclamées à Paris!»

On peut voir maintenant à quoi se réduisent les efforts du gouvernement pour la cause de l’émancipation, efforts que M. le vice-amiral Mackau étale si complaisamment afin de convaincre la France de sa bonne volonté en faveur des esclaves.

«Dans un article que je publiai dans l’Univers du mois de novembre 1841, je signalais, entre autres abus du pouvoir des maîtres, leur opposition à toute instruction pour les esclaves. Le journal des colons cria à la calomnie, et un homme dont la parole devait avoir un certain poids, poussé par les délégués, essaya de me donner un démenti; mais une lettre de M. le gouverneur de la Guadeloupe et les rapports des magistrats-inspecteurs ne tardèrent pas à montrer de quel côté était la vérité, et à fermer la bouche aux contradicteurs.

Voici le texte de ces pièces officielles.

«Un grand nombre de propriétaires, dit le procureur du roi de la Basse-Terre, voient dans les leçons de la charité et de la religion des tendances destructives de l’esclavage. On effacera difficilement de l’esprit de quelques-uns qu’éclairer l’esclave, c’est préparer son émancipation; d’autres pensent que plus un esclave est instruit, plus il est porté à l’indiscipline: de là cette opposition en quelque sorte par force d’inertie dont on ne saurait triompher par des demi-mesures. Je ne dois pas dissimuler que je n’ai remarqué chez plusieurs habitants qu’un semblant de concours à la propagation de l’instruction religieuse.» (Rapport du 26 septembre 1841)

Le préfet apostolique de la Guadeloupe, en date du 1er décembre 1841, dit: «Les prêtres de la Grande-Terre font ce qu’ils peuvent pour que leur ministère soit agréé sur les habitations; mais leurs efforts viennent échouer devant le mauvais vouloir de la plupart des maîtres, qui regardent l’instruction religieuse du noir comme un moyen politique mie en oeuvre pour préparer les voies de l’émancipation.»

«Le curé de Carbet, rapporte le procureur du roi de Saint-Pierre (Martinique), s’est présenté chez plusieurs habitants pour l’instruction hebdomadaire et pour la visite mensuelle; mais il a été accueilli avec tant de répugnance chez le plus grand nombre d’entre eux, soit par les maîtres, soit par les esclaves, qu’il s’est décidé à n’aller que là où il serait appelé, et il n’est appelé nulle part.» (Exécut. publi. de 1842, p. 9.)

Le procureur général de la Martinique, qui a visité quatre-vingt-sept habitations constate aussi que «beaucoup de maîtres sont indifférents, et que plusieurs s’opposent à l’instruction religieuse de leurs esclaves.» (Idem.)

Le préfet apostolique de la Guyane parle aussi de l’indifférence des maîtres pour l’instruction religieuse. «L’importance de l’instruction religieuse, dit à son tour le procureur du roi de Saint-Denis, à Bourbon, n’a pas été comprise par les habitants.» (Idem. p. 27)

M. le préfet apostolique était absent de la Basse-terre quand nous débarquâmes à la Guadeloupe. Dès le lendemain, il nous présenta à M. le gouverneur et à M. le directeur de l’intérieur. Après les cérémonies ordinaires et quelques questions d’usage sur des lieux communs, M. Bilcoq nous dit: «Vous croyez peut-être, messieurs, que vous allez faire beaucoup de bien parmi les noirs; peut-être êtes-vous venus dans cette espérance: détrompez-vous; il y a dans cette classe des obstacles presque insurmontables, surtout pour des nouveaux venus. Il n’y aurait que ceux qui sont ici depuis long-temps qui pussent en obtenir quelque chose, et encore serait-ce avec beaucoup de peine.»

Je ne m’attendais pas à cela de la part d’un homme spécialement chargé de faire respecter les volontés de la France. Ses paroles, dont il ne m’était pas possible de me dissimuler la véritable signification, me firent un mal que je ne saurais exprimer. Je serais tombé dans le découragement si je ne m’étais rappelé ce que dit des heureuses dispositions des nègres le vénérable archevêque de Baltimore, dont la parole a certes une bien autre autorité que celle de M. le directeur de l’intérieur de la Guadeloupe (1).

(1) Annales de la Propagation de la foi, t. X. p. 494.

M. le gouverneur parla d’une manière plus conforme à sa dignité et aux voeux de la mère-patrie. Il parut vouloir nous encourager en relevant par de belles paroles l’oeuvre civilisatrice que nous étions appelés à remplir. Est-ce là une simple forme politique? On est tenté de le penser en considérant son peu d’empressement à soutenir ceux des membres du clergé dont le zèle réclame sa protection et son appui.

J’ai assisté plusieurs fois, depuis ces deux visites, aux catéchismes de Saint-François (Basse-Terre). J’ai toujours été également édifié su nombre considérable des personnes libres qui s’y rendent, de leur attention et de leur profond recueillement; la précision et la justesse des réponses que j’ai entendu faire aux demandes du pasteur par de petites filles ou de petits garçons noirs, m’ont vivement étonné, et je n’ai pu m’empêcher, en félicitant M. l’abbé Lamache, d’en témoigner ma surprise et ma joie. Près de quatre-vingts personnes de tout âge et de tout sexe sont inscrites sur la liste de la première communion, qui doit avoir lieu dans quelques jours. M. le curé m’a assuré que cet acte solennel de notre sainte religion est regardé par la classe de couleur comme un engagement inviolable à la pratique de la vertu, que les fidèles qui l’accomplissent persévèrent généralement dans le bien. Il m’a procuré la connaissance d’un grands nombre de personnes consacrées à Dieu: c’est ainsi qu’on désigne ici les communiants; elles sont toutes, hommes ou femmes, des modèles de piété et de bonnes moeurs. Mais ce qui console le plus, c’est de voir l’union et la charité qui règnent parmi eux, surtout parmi ceux qui se sont assis pour la première fois, le même jour, au banquet sacré: ils semblent, dès ce moment, n’être que les membres d’une même famille, et ne se saluent plus que du doux nom de frères.

Après ce que j’avais vu aux catéchismes de M. Lamache, je ne devais pas être surpris de trouver dans les enfants noirs et mulâtres des écoles des frères, la même aptitude à l’étude, la même intelligence, les mêmes succès que parmi les enfants blancs ou européens. Je les interrogeai et on les interrogea devant moi sur la grammaire, sur les mathématiques élémentaires, la géographie, l’histoire, etc.; ils répondirent à tous d’une manière très-satisfaisante.

Il y a donc aux instructions de Saint-François (Basse Terre), et aux écoles des frères, de quoi désabuser les plus prévenus contre la race africaine, si des hommes qui ont embrassé une opinion par intérêt pouvaient être désabusés.

Vous pouvez conclure de ces faits et de tout ce que je viens de dire, quels fruits le zèle du prêtre produirait dans ces contrées s’il pouvait opérer librement; mais que, à raison de l’opposition des maîtres, de l’indifférence, ou pour parler plus juste du mauvais vouloir des chefs de l’administration, le saint ministère devient aussi difficile au pasteur fidèle qu’il est inutile pour la portion du troupeau qui a le plus grand besoin des lumières et des consolations de la foi.

LETTRE CINQUIÈME.

Le 23 mai 1840, Basse-Terre (Guadeloupe).

A. M. F…, prêtre africain, au séminaire du Saint-Esprit.

Mon cher ami, Vous avez pu voir comment mes convictions touchant la légitimeté de l’esclavage ont été ébranlées dès les premiers jours de mon débarquement. Je suis néanmoins resté dans le doute jusqu’à cette heure. – Quelle est la vraie cause du mal? Est-ce dans le mauvais naturel et les dispositions perverses des nègres qu’il faut la chercher, comme le veulent les créoles? ou n’est-ce pas plutôt dans la servitude elle-même, comme la raison semble le suggérer? C’est ce que je ne pouvais démêler au milieu des contradictions dont j’ai été continuellement assailli. M. Magne, curé des Saintes, vient de me fixer en résolvant ce problème d’une manière toute favorable aux esclaves. Voici à quelle occasion: Deux dames de sa paroisse étaient sur le point de quitter la colonie pour s’établir en France; elles proposèrent à leur pasteur d’acheter un jeune nègre qui leur appartenait. «Je ne suis pas marchand de chair humaine, répondit froidement celui-ci.» Les répugnances de mon ami me surprirent; je lui fis observer quel service il rendrait à cet enfant en en devenant le maître, combien de mauvais traitements il lui épargnerait; qu’il empêcherait qu’il ne fut exposé à l’encan, arraché du lieu de sa naissance, livré à un maître intéressé et par là même impitoyable, et séparé de sa mère, qui peut-être allait le perdre pour toujours; qu’enfin il lui procurerait des avantages spirituels qu’il ne pourrait trouver chez aucun planteur. «Votre observation est juste, reprit-il, mais ma conduite serait un sujet de scandale, et il ne m’est pas permis de faire une chose illicite, même pour une fin louable.» En disant cela, il me mit sous les yeux les lettres apostoliques de Grégoire XVI, que j’ignorais, et il me fit lire une thèse de l’abbé Bergier dans laquelle cet habile écrivain réfute d’une manière invincible les raisons que les partisans du statu quo apportent à l’appui de leurs assertions.

S’il était resté quelque doute dans mon esprit, ce que je vis dans celle des deux Saintes qu’on nomme Terre-de-Bas aurait suffi pour les dissiper. M. Magne me montrait ce que cette partie de sa paroisse renferme de plus intéressant. Nous avions gravi une petite montagne sur laquelle se dressent deux pitons à peu près comme deux cornes sur le front de certains animaux: ce sont, à ce qu’il m’a paru, deux cratères éteints. Après avoir visité quelques habitations situées sur le sol de la colline, il me proposa de gravir encore la plus élevée des deux éminences. J’étais fatigué, mais il fallut céder à ses instances: il me promettait de me faire voir un spectacle qui devait m’intéresser plus que ce que nous avions vu jusque-là. Je le suivis par un petit sentier qui serpente sous une voûte de feuillage impénétrable aux rayons du soleil. Nous entendîmes bientôt les jappements d’un chien. Mon ami l’appela par son nom, et l’animal se précipita vers lui en bondissant et laissant entendre de petits cris de joie. Après quelques caresses il disparut. Cependant nous étions parvenus au sommet du piton, nous nous trouvions sur un plateau hérissé de pierres noires et brûlées, mais planté, dans les parties non obstruées, de caféiers, dont la propreté et la fraîcheur m’étonnaient. De jolis arbres appelés vulgairement pois doux, destinés à protéger ces plantations contre les effets du vent et de l’excessive chaleur, le partagent en un grand nombre d’allées. Les derniers arbres du versant forment tout autour une palissade naturelle contre la violence des hivernages. En ce moment, un vénérable vieillard précédé du chien qui l’avait prévenu de notre arrivée, s’avança à notre rencontre. Il nous salua avec une gracieuse simplicité et nous invita à le suivre chez lui.

Sa maison occupe le centre de ce charmant verger et contraste par sa blancheur avec la verdure qui l’environne. On ne voit pas d’objet de luxe à l’intérieur, mais tout y est d’une propreté remarquable. Il nous offrit pour rafraîchissement un verre de vin de madère et, ce qui n’est pas moins précieux dans ces contrées brûlantes et au sommet d’une montagne, de l’eau fraîche. Après une demi-heure de repos, il nous promena dans sa belle caféirie, où nous eûmes plus d’une fois l’occasion de louer son goût et son activité. Il nous mena dans un endroit d’où l’on jouissoit d’une vue charmante: les arbres s’ouvraient devant nous et nous laissaient apercevoir, d’un côté la mer à une distance immense, avec les nombreuses voiles qui parcourent l’Archipel des Antilles, et de l’autre les montagnes et la rade de la Basse-Terre avec tous les bâtiments qu’elle renferme.

Enfant de l’Afrique, vous savez mieux que tout autre ce que vaut un noir; vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que le propriétaire de ce petit Eden est un membre de cette race maudite qu’on dit n’être propre qu’à servir, un véritable noir que sa naissance avait condamné à l’esclavage (1). Jean-Pierre s’est racheté lui-même, et a su se créer par son esprit d’ordre et d’industrie ce délicieux asile; il en partage la paix avec une compagne digne de lui. M. Magne a béni leur union il y a peu de temps; c’est pour rendre hommage à leur vertu et leur faire sentir le cas qu’il fait des bons exemples qu’ils donnent à leur paroisse, qu’il a voulu les honorer de cette visite. Ils s’y sont montrés très-sensibles; ils ne savaient comment nous en témoigner leur reconnaissance. Nous ayant vu jouer avec des lapins et des pigeons qu’ils élèvent, ils s’avisèrent de nous en offrir une paire que nous dûmes accepter, parce qu’ici le refus est regardé comme un affront.

(1) Quelques écrivains ont imaginé que les Nègres sont la postérité de Caïn; que leur noirceur est l’effet de la malédiction que Dieu prononça contre ce meurtrier; qu’il faut ainsi entendre le passage de la Genèse, C. IV, V. 15, où il est dit que Dieu mit un signe sur Caïn afin qu’il ne fût pas tué par le premier qu’il rencontrerait: de là un de nos philosophes incrédules a pris l’occasion de déclamer contre les théologiens.

Avec un peu de présence d’esprit, il aurait vu que la théologie, loin d’approuver cette vaine conjecture, doit la rejeter. Nous apprenons par l’Histoire sainte que le genre humain tout entier fut renouvelé, après le déluge, par la famille de Noé: or, aucun des fils de Noé n’était descendu de Caïn et ne s’était allié avec sa race.

Pour supposer que cette race maudite subsistait encore après le déluge, il faut commencer par prétendre que le déluge n’a pas été universel, et contredire ainsi l’histoire sainte. Il y aurait donc moins d’inconvénient à dire que la noirceur des nègres vient de la malédiction prononcées par Noé contre Cham son fils, dont a postérité a peuplé l’Afrique: Genèse, C. X. V. 6. Mais, selon l’Ecriture, la malédiction de Noé ne tomba pas sur Cham, mais sur Chanaan, fils de Cham. C. IX. V. 25: or l’Afrique n’a pas été peuplée par la race de Chanaan, mais par celle de Phut. L’une de ces imaginations ne serait donc pas mieux fondée que l’autre.» (Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Nègre.)

Que de milliers de noirs qui ont été abrutis par la servitude auraient joui aussi sagement de la liberté que celui-ci, si leur position particulière leur eût permis d’y aspirer et de l’obtenir. C’est au hasard de sa première destination que Jean-Pierre doit le bonheur dont il jouit aujourd’hui. Si son maître, au lieu de lui donner un métier, en eût fait un nègre du jardin, le malheureux esclave, privé de tout moyen de se faire un pécule, et `partant de tout espoir de sortir jamais de la servitude, serait tombé dans le découragement et l’apathie, et ne serait aujourd’hui qu’une bête de somme conduite par le fouet du commandeur, exposée à tous les caprices d’un maître et à toutes les brutalités d’un géreur; ses enfants, maintenant capitaines dans le cabotage, n’auraient pas eu un meilleur sort (1).

(1) On distingue trois sortes d’esclaves: les domestiques, les nègres du jardin et les ouvriers.

1º Les esclaves domestiques sont: les laquais, les cuisiniers, les femmes de chambre.

Les personnes qui connaissent les colonies n’ignorent pas que ces esclaves appartiennent ordinairement à leurs maîtres à deux titres: à titre d’esclaves d’abord, et, en second lieu, à titre de parents; ils sont leurs enfants, leurs frères, leurs soeurs, etc., etc. C’est par une sorte de respect et d’égard pour leur sang que les créoles les emploient dans leurs maisons, dont les occupations sont moins dures que le travail des champs. Ils sont mieux nourris, mieux habillés et ne sont pas soumis à la juridiction du commandeur; mais n’ayant aucun moyen de se faire un pécule, ils ne peuvent attendre leur liberté que de l’amour paternel, qui se trouve malheureusement souvent en défaut.

2º. On appelle esclaves de jardin ceux qui sont employés au travail de la houe. Cette classe est la plus nombreuse; n’ayant pour s’entretenir que le travail du samedi, c’est à dire 52 jours dans l’année, il leur est très-difficile de pouvoir faire quelque épargne, et ils ne peuvent songer à se racheter.

3º. Les esclaves ouvriers sont: les charpentiers, les maçons, les menuisiers, etc., etc. Ceux-ci, quand ils ne sont pas continuellement occupés par leurs maîtres, sont les plus heureux; il est vrai que, outre une somme qu’ils doivent fournir tous les mois, somme qui varie selon l’habileté, l’âge, le sexe; ils sont obligés de pourvoir à leur vêtement, à leur nourriture et logement; néanmoins, les plus industrieux trouvent moyen de se procurer en quelques années de quoi se racheter. Jean-Pierre a eu le bonheur d’être de ce nombre.

Jean-Pierre n’est pas le seul qui fasse la consolation du zélé pasteur des Saintes: le reste de la population est excellent, ses moeurs sont simples et pures. La nécessité de réunir les efforts pour exécuter les grandes pèches a formé parmi les habitants une sorte d’association que ne troublèrent jamais les calculs de l’égoïsme: ils sont confiants, officieux et parfaitement unis. Que l’un d’eux ne puisse se rendre à la Basse-Terre, il confie à son voisin la part de son poisson; celui-ci s’en charge volontiers, et apporte à le vendre le même soin que pour sa propre pêche, et le soir, l’autre en reçoit le prix sans observation et sans aucune marque de défiance: il est impossible de voir cela sans en être touché. On regrette pour le bonheur du genre humain qu’il n’en soit pas de même partout.

M. Magne a su apprécier ses ouailles, il leur porte le plus vif intérêt. Il a eu, comme tous les bons prêtres, bien des déboires à endurer de la part de l’autorité; il serait revenu en France s’il n’était enchaîné par des qualités si estimables et si éminemment chrétiennes. L’autre partie de sa paroisse, qu’on nomme Terre-de-Haut, n’est pas à beaucoup près aussi docile que la Terre-du-Bas: la garnison, relativement très-nombreuse, gâte tout. M. le curé est résolu de quitter la première, qui a été jusqu’ici sa demeure habituelle, pour se fixer dans la seconde. Aimé de ses paroissiens autant qu’il les aime, il fait parmi eux à peu près tout le bien qu’il veut. Avant lui ils vivaient dans une ignorance absolue de la morale et des dogmes chrétiens; ils ne savaient ce que c’était que de fréquenter les sacrements. Aujourd’hui les premières communions sont nombreuses: les deux sexes, les jeunes gens et les vieillards accourent à l’envi aux instructions. C’est un spectacle bien touchant de voir le dimanche tous les âges et toutes les nuances de la couleur venir se confondre sur les bancs du catéchisme. Les concubinages, qui étaient comme la condition naturelle de cette population ignorante de ses devoirs et abandonnée à elle-même, sont devenus extrêmement rares, du moins parmi les personnes libres noires ou mulâtres. M. le curé espère que dans un an ou deux, il n’en restera plus de vestige.

Les esclaves ne montrent pas moins de goût pour l’instruction que les libres; peu cependant font la première communion, et presque aucun ne songe au mariage. La difficulté des unions légitimes est le seul motif qui les éloigne de la Table-sainte. Il est même des maîtres qui s’opposent à ce que les enfants de cette classe soient admis par M. le curé: ils craignent de les voir profaner plus tard une action si sacrée par une conduite désordonnée. Mon ami se propose de combattre cette manière d’agir; il est persuadé que plusieurs `persévéreraient, et il veut fournir à tous les moyens et la facilité de se préparer à une bonne mort par la réception des sacrements. S’il fallait s’en tenir à la règle établie, on devrait y soumettre les blancs les premiers, les garçons surtout, qui, parvenus à un certain âge, mènent sur les habitations, même après le mariage, une vie de harem.

Quant à l’éloignement que montrent les esclaves pour les unions légitimes, mon ami pense, et je suis de son avis, qu’il ne doit pas être attribué à un penchant mauvais qui leur serait naturel, ainsi que les partisans de la servitude voudraient le faire accroire, mais qu’il doit être considéré comme une conséquence forcée d’une condition anormale. La classe de couleur libre se laisse aisément persuader d’embrasser cet état quand on sait lui en faire sentir l’avantage pour elle et ses enfants. Pour elle, en effet, le mariage n’est pas une pure fiction; il lui donne des droits réels, les droits d’époux et de père. L’esclave, au contraire, reste toujours privé de ces avantages: son épouse n’est pas à lui, ses enfants ne lui appartiennent point, son maître conserve, malgré les liens sacrés, le droit de les vendre, de les hypothéquer et de les transporter où il lui plaît. Aussi arrive-t-il souvent que, lorsque vous les exhortez à faire bénir leurs unions, ils vous répondent que le mariage n’est pas pour eux, mais pour les blancs et les libres.

Un autre obstacle, c’est la liberté du choix, dont manque l’esclave. S’il désire se marier, il faut qu’il prenne la négresse que lui présente son maître, et qu’il borne ses affections sur l’habitation sont il fait partie; et souvent son coeur est ailleurs. Je n’oublierai pas la réponse qu’a faite hier matin, en ma présence, un nègre de l’habitation Amé-Noël à M. l’abbé Lamache. S’adressant à celui des noirs qui se distingue entre tous par sa bonne conduite, le zélé pasteur lui demanda s’il ne songeait pas à se marier et à donner ainsi un bon exemple au reste de l’atelier; le noir lui répondit: «Père, la chose n’est pas possible. – Comment donc? – La personne que je voudrais épouser n’appartient pas à mon maître.» M. le curé ne trouva rien à répliquer à cette réponse; mais il me dit, lorsque nous revenions en ville, qu’il voyait dans la seule parole de ce nègre de quoi réfuter toutes les utopies et assertions des partisans du statu quo, ou des moyens intermédiaires pour arriver à la liberté. Quelle moralisation, en effet, attendre dans un pareil état de choses? D’ailleurs, la plupart des maîtres se souciant fort peu de moralisation, et ne voulant pas s’imposer des entraves par le respect qu’ils se croiraient peut-être obligés, dans l’intérêt de leur famille, de porter aux liens du mariage, s’y montrent peu favorables, quand ils ne s’y montrent pas tout-à-fait opposés (1).

(1) Les pièces officielles parlant de la rareté des mariages parmi les esclaves s’expriment ainsi:

Martinique. – «Les esclaves n’ont aucune propension pour les unions légitimes. Quant aux maîtres, la plupart se montrent fort indifférents sur ce point, et quelques-uns même s’opposent à ce que leurs esclaves se marient. La répugnance des noirs s’explique: ils n’ont pas le même intérêt que les paysans à se marier; la bâtardise n’est pas une honte parmi eux. L’aide, le concours des enfants dans les travaux de la terre, qui sont la richesse des paysans, sont loin d’être aussi nécessaires aux nègres: la protection des maîtres les met à l’abri du besoin. Le concubinage est tellement naturel chez eux, que le mariage n’est pour eux qu’une gêne sans compensation. (Exécution de l’ordonnance, publication de 1812, p. 10.)

Guyane française. – «Il y a très peu de mariages légitimes parmi les noirs, et il ne saurait en être autrement. Le concubinage, que rien n’arrête, prévaut. Le mariage rencontre, au contraire, un puissant obstacle: c’est l’impossibilité où le noir se trouve de choisir sa compagne. Appartient-elle à une habitation voisine, le mariage est empêché. Où l’intérêt se tait, il n’y a que les sympathies qui fassent les mariages.» (Exécut. de l’ord., public. de 1842, p. 30.)

Voilà, entre mille, les causes qui rendent les unions légitimes à peu près nulles parmi les esclaves.

A mon retour des Saintes, M. l’abbé Touboulic m’a mené au Vieux-Fort, petite paroisse dont il est desservant. C’était un dimanche. Après la grand’messe, nous nous sommes rendus chez M. le maire, qui nous attendait à dîner. Il circule depuis près d’un mois, dans la Guadeloupe, un imprimé de quelques feuillets entièrement en harmonie avec les opinions créoles. M. le Marcier, qui est un bon vieux colon, en est émerveillé: il nous en a parlé comme d’une apologie parfaite du régime colonial. Un de ses fils, qui était présent, a compris que nous ne partagions pas l’admiration de son père. Dès qu’il nous a vus seuls dans la chambre qui nous avait été donnée pour reposer, il est venu nous communiquer sa pensée sur le travail de M. Granier: «Cet opuscule, nous a-t-il dit, est évidemment l’oeuvre d’une chevalier de la fortune qui veut faire son chemin en caressant nos passions et nos préjugés de maîtres. Il vante les bienfaits de l’esclavage; mais quels sont ces bienfaits? Où en sont les avantages? La traite a produit, en Afrique, des maux infinis, et les nègres qui ont été importés dans nos contrées y ont été soumis long-temps à une discipline vraiment atroce; leur état était mille fois pire chez nous que chez eux. Le P. Labat est effrayant, quand il peint les châtiments affreux qu’on leur faisait subir pour la moindre faute. Nous sommes moins barbares que nos pères, mais nous sommes loin d’être irréprochables. Pour mon compte, je hais la servitude, je blâme ceux qui maltraitent leurs nègres; néanmoins il m’arrive souvent de m’oublier à l’égard des nôtres. Hélas! messieurs, c’est qu’être maître d’esclaves et en même temps être juste, sont deux choses à peu près incompatibles.»

je restai muet d’étonnement en entendant ces paroles de la bouche d’un planteur. Je ne savais ce que je devais admirer le plus, ou la droiture de son jugement, ou de sa courageuse franchise; car un maître qui fait ces aveux doit posséder ces deux qualités à un degré sublime. Vous en jugerez quand vous connaîtrez les préjugés des pays à esclaves et que vous verrez comment, unis aux intérêts matériels, ils faussent les meilleurs esprits. Il est pourtant d’autres habitants qui désirent ardemment la fin du vieil ordre de choses, quoique pour des motifs moins nobles. J’ai entendu un capitaine saintois répondre à des personnes qui se réjouissaient de ce qu’on doublait la gendarmerie: «Je vois bien où tendent ces mesures: il est temps cependant d’en finir avec ces délais; si l’on ne se hâte de donner l’émancipation, on nous fera tous égorger.»

On recommande beaucoup au séminaire de ne point s’immiscer aux questions politiques qui agitent les Antilles: je reconnais la sagesse de ce conseil, mais il ne saurait m’empêcher de prendre l’esclavage à dégoût et d’en appeler la fin de mes voeux les plus ardents.

LETTRE SIXIÈME.

Le 25 mai 1840, Basse-Terre (Guadeloupe).

A M. B…, prêtre africain.

Cher condisciple,

Je viens de terminer une lettre que j’adresse à M. F***, et qui doit partir par la même occasion que celle que je vous écris. Je parle des Saintes à votre compatriote, et c’est des Saintes que je vais vous entretenir.

Les Saintes, c’est le nom que l’on donne à deux petites îles voisines de la Guadeloupe, dont elles ne sont séparées que par un canal de trois lieues de largeur; la plus rapprochée de la Guadeloupe est appelée Terre-de-Haut; la plus éloignée, Terre-de-Bas. Ces deux îles ont chacune une église; mais elles ne forment qu’une cure, dont M. Magne, élève du Saint-Esprit, est desservant. Nous avons été condisciples et nous sommes restés toujours étroitement liés. Il vint me prendre à la Basse-Terre, le lundi de la semaine sainte, et me mena d’abord à la Terre-de-Haut, où il fait sa résidence habituelle.

Cette petite île ressemble, par la forme, à un fer à cheval. Elle possède la plus belle rade des Antilles; un îlot, placé à son entrée, s’étend vers les deux extrémités de l’île comme une immense et haute chaussée, et ne laisse que deux passages assez étroits, l’un vers le couchant et l’autre vers le nord. Ce môle naturel est couronné d’un fort et de quelques redoutes, et communique avec la Basse-Terre par le moyen d’un télégraphe qui correspond à un autre élevé sur la pointe du Vieux-Fort, petit cap fortifié de la Guadeloupe. Tous les points culminants de l’île sont couverts de bouches à feu. Ces avantages naturels, auxquels l’art n’a presque rien dû ajouter, ont fait surnommer les Saintes le Gibraltar des Antilles. La rade est donc un abri sûr et une retraite inexpugnable. Elle peut recevoir la plus belle flotte.

Vous savez que durant les guerres de la République et de l’Empire, les Antilles nous furent enlevées par nos rivaux. Lorsque la paix fut conclue en Europe, quelques-unes nous furent rendues: la Guadeloupe fut du nombre. On rapporte que les négociateurs anglais, qui connaissaient la valeur de ce poste, témoignèrent un vif désir de le conserver; ils offraient en compensation Saint-Lucie, île bien plus considérable, fertile et très-cultivée. Le rusé Talleyrand, qui défendait les intérêts de la France, soupçonna que ce n’était pas sans quelque puissant motif que les Anglais tenaient tant à avoir ces rochers qu’ils disaient sans importance. Il renvoya la conclusion de cette affaire à une prochaine entrevue. Cependant ayant pris des renseignements et apprenant par des personnes qui connaissaient les lieux, que ce point était la clef des Antilles, Talleyrand répondit aux représentants du peuple anglais qu’ils étaient trop généreux d’offrir une île comme Sainte-Lucie pour des rochers arides, qu’il ne voulait pas abuser de leur bonté. Les Saintes nous restèrent.

La Tere-de-Haut n’a d’autres avantages que sa rade et ses fortifications. Hors le temps de hivernages, il n’y pleut que très-rarement, ce qui rend le sol rocailleux, tout-à-fait stérile. Je n’y ai vu que quelques cocotiers et quelques bananiers. Les arbres qui ombragent les versants des deux pitons qui s’élèvent à ses extrémités, sont grêles et d’une médiocre hauteur. Les autres collines sont hérissées de cactus; les bords de la mer sont, en beaucoup d’endroits, pleins de ces arbres connus sous le nom de mancenilliers, qui rappellent par la forme de leurs feuilles et leurs troncs quelques-uns de nos poiriers. Leurs fruits, semblables à de belles pommes rainettes, tombent à terre lorsqu’ils ont atteint leur maturité, et s’y corrompent après avoir long-temps embaumé l’air, sans que toutefois rien de ce qui vit ait été tenté d’y toucher: tout est poison dans cet arbre, jusqu’à son ombre et ses exhalaisons. Une goutte d’eau qui a touché ses feuilles, tombant sur la chair nue, y produit presque sur-le-champ des pustules; l’égratignure d’une épingle qui aurait été enfoncée dans son écorce serait mortelle. Un de mes confrères, qui était venu voir M. Magne, a appris à en connaître les effets d’une manière qui n’a été heureusement que plaisante; ayant fait usage de ses feuilles, il sentit un instant après des cuissons insupportables; elles ne lui laissaient pas de repos, mais elles disparurent insensiblement. On m’a raconté à cette occasion que l’équipage d’un bâtiment anglais paya bien plus cher son erreur: quelques hommes séduits par la beauté de ses fruits et la douceur de leurs parfums, crurent avoir trouvé une espèce de pommes et en goûtèrent; mais un instant après ils périrent au milieu des plus affreuses convulsions.

Les habitants de la Terre-de-Haut sont en général très-pauvres. La pêche est à peu près leur unique ressource. Ils sont habiles marins et infatigables à la nage. Plusieurs sont capitaines dans le cabotage. Quoique éloignés de la Basse-Terre de plus de cinq lieues, et bien que le canal qu’ils ont à traverser soit un des plus dangereux du monde, ils ne laissent pas de s’y rendre presque tous les jours pour vendre leur pêche, avec un léger canot surmonté d’une petite voile suspendue à un frêle bambou. Qu’un coup de mer chavire leur embarcation, ils la retournent et reprennent leur route sans s’inquiéter. Ces accidents, qui leur arrivent fréquemment, ne sont que des jeux pour eux, tous, hommes, femmes et enfants, nagent comme des poissons: ce sont de vrais amphibies. Un capitaine de cabotage saintois qui a eu la bonté de me servir de chantre durant la semaine sainte et les fêtes de Pâques, m’a raconté un fait qui mérite d’être rapporté: Les Saintes, lors des Cent-Jours, furent livrées aux Anglais par la trahison de celui qui y commandait. Ceux-ci voulurent enrôler tous les jeunes gens dans la marine qu’ils avaient dans ces parages. «L’idée, me dit-il, de servir contre la France nous révoltait. Un soir donc que nous nous trouvions réunis dans un bal, nous formâmes le complot de fuir à la Guadeloupe, qui n’avait pas encore été prise. La nuit était obscure; nous l’exécutâmes à l’heure même. Nous montâmes au nombre de quinze sur un gros canot et nous sortîmes de la rade sans avoir été vus ni entendus. Arrivés au milieu du canal, nous fûmes assaillis par un grain accompagné d’une forte brise. Le canot fut chaviré; au milieu des ténèbres et des flots agités et furieux, il nous fut impossible de le retrouver. Il devait être dix heures; nous étions à une lieue et demie de la terre. Nous étant dépouillé de nos habits, nous essayâmes d’aborder du côté des Trois-Rivières; nos efforts furent vains: les courants nous rapportaient sans cesse vers le milieu du canal. Lorsque le jour parut, nous nous aperçûmes de l’inutilité de nos tentatives, et nous nous dirigeâmes vers la pointe du Vieux-Fort, espérant aborder plus facilement sous le vent. Il était huit heures du matin que nous n’avions pu encore doubler cette pointe; nous étions harassés, nous n’en pouvions plus. Les Anglais étaient en croisière a l’entrée du canal; j’avais heureusement conservé ma cravate; je la dénouai et l’agitai aussi haut qu’il me fut possible au-dessus de ma tête; j’eus le bonheur d’être aperçu. Une chaloupe vola vers nous. Comme nous avions eu soin de nager de concert et de nous tenir près les uns des autres, nous fûmes tous recueillis et sauvés. Les Anglais nous portèrent sur un de leurs vaisseaux, où nous fûmes traités avec la plus grande humanité; ils nous couchèrent dans des hamacs et nous firent boire quelques petits verres de vin de Madère. Le repos et cette boisson généreuse nous rendirent bientôt nos forces. Quand nous parûmes entièrement remis, ils nous interrogèrent sur notre mésaventure; nous répondîmes que nous étions sortis pour la pêche et que nous avions eu le malheur de perdre notre canot. Un nombre si considérable de jeunes gens sur une seule embarcation sembla leur faire douter de notre sincérité. Ils nous ramenèrent néanmoins chez nous sans nous inquiéter.»

On ne trouve point dans l’autre île, la Terre-de-Bas, les mêmes avantages militaires: elle n’a point de rade, elle sort brusquement de la mer; de hautes falaises forment son rivage; deux ou trois petites anses servent de ports aux canots des pêcheurs: ce sont les seuls endroits par lesquels on puisse y aborder. Lorsqu’on a débarqué, il faut gravir long-temps par des sentiers étroits et raboteux avant qu’on puisse se croire dans l’île; mais dès qu’on touche le haut de la falaise, la scène change, on se trouve à la gorge d’une petite vallée qui se prolonge jusqu’au côté opposé de l’île; c’est un jardin très-bien cultivé et planté de cotonniers: les arbres fruitiers y abondent. L’église s’élève au milieu de la petite vallée parmi des tamarins et des sabliers à l’ombre desquels les habitants se réunissent les jours de fêtes et les dimanches (1). La Terre-de-Bas n’a pas de bourg: les maisons et les cases sont éparses de tous côtés sur sa surface. Elle est bien cultivée; il y a pourtant peu d’esclaves, mais on n’y rougit pas, comme à la Guadeloupe, de travailler. La journée est ordinairement partagée entre la pêche et la culture de la terre. Elle a deux montagnes, dont l’une, peu élevée, n’est habitée que par les cabris, sorte de chèvre de couleur fauve et d’une extrême vivacité; l’autre est plus considérable; sa pente, du côté de la vallée, est plantée en grande partie de maniocs et d’ignames: le reste est couvert de bois. On rencontre d’abord, sur son sommet, une savanne traversée dans toute sa longueur par une allée de beaux palmistes qui servent d’avenue à une caféirie. Il y a encore sur les versants opposés quelques autres habitations. Les deux pitons dont je parle dans ma lettre adressée à M. Fridoil, s’élèvent sur ce plateau et forment une seconde vallée pleine d’une végétation magnifique. Ce lieu, tempéré par la fraîcheur de l’atmosphère, me paraissait enchanté: il me semblait que j’y aurais voulu rester toujours.

(1) L’auteur de la France pittoresque, parlant de Saintes, dit que la Terre-de-Haut est la seule qui soit cultivée; que la Terre-de-Bas n’est qu’un rocher aride. Il ajoute que celle-ci n’a pas d’église. C’est assurément d’après les renseignements pris dans les écrits du commandant de Layrle que cet auteur avance des choses si contraires à la vérité. J’étais précisément à la Terre-de-haut quand le commandant visita les Saintes. Il n’entra pas même dans la rade; il se contenta de tirer quelques bordées devant la passe de l’Ouest. Au reste, tout le monde sait que M. de Layrle n’a vu les colonies que du haut de sa dunette et des balcons des gouverneurs. C’est sans doute aussi sur des documents aussi exacts que le même écrivain a affirmé qu’il est reconnu maintenant que la paresse est le vice natif des noirs; que ce serait là le plus grand obstacle à leur émancipation.

Mon confrère me laissa seul à la Terre-de-Haut, tandis qu’il alla faire à la Terre-de-Bas les offices de la semaine sainte et des fêtes de Pâques. Ce fut pour ces deux îles un grand sujet de joie que d’avoir chacune un prêtre en pareille occasion, car les créoles sont vraiment passionnes pour les cérémonies de ces solennités. Toutes les familles descendent ces jours-là dans les villes ou bourgs de leurs paroisses; les habitations restent désertes; ceux qu’on ne voit jamais dans les églises y viennent alors: le concours est toujours immense. Les dames y étalent leurs colliers de pierres fines, leurs anneaux et leurs bracelets d’or, les robes diaphanes, les étoffes à couleurs éclatantes, en un mot, tout l’attirail de la coquetterie américaine et souvent des immodesties plus dignes d’un bal que d’une assemblée chrétienne, surtout dans ces jours consacrés aux souffrances du Fils de Dieu. C’est ce qui a fait dire au voyageur que la semaine sainte est le carnaval des dames créoles.

Il y a dans ces cérémonies un moment particulièrement cher aux enfants et même à des personnes plus avancées en âge: c’est celui où le prêtre, à la fin de l’office, frappe son livre de la main pour rappeler le tremblement de terre qui eut lieu à la mort du Sauveur. Lorsque l’instant désiré est arrivé, tous les garçons et toutes les petites filles, armés de crécelles, répondent au prêtre en les agitant de toutes leurs forces: c’est un vacarme étourdissant et interminable. Ce fut encore pis aux Saintes: depuis quelques jours les jeunes gens couraient de tous côtés dans le bourg et enlevaient ce qu’ils pouvaient trouver de barriques, d’auges, de caisses, etc. Pendant les nocturnes du jeudi saint, ils en firent un tas énorme contre l’église; ils y avaient même traîné la carcasse d’un vieux canot. Aussitôt que les crécelles se firent entendre dans l’église, ces jeunes gens, armés de gros bâtons, se mirent tous à la fois à frapper et ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils eurent tout réduit en pièces. S’étant aperçus que je les regardais, ils redoublèrent de coups et d’efforts. Je leur demandai pourquoi ils faisaient cela; ils me répondirent que c’était pour faire peur à Judas.

Le samedi saint, je fus témoin d’une scène plus burlesque encore: dès que j’eus entonné le Gloria in excelsis et que le son de la cloche l’eut annoncé au dehors, il se fit à une certaine distance un bruit tumultueux, mais si fort, que je n’entendais pas la voix des chantres, et ne m’entendais pas moi-même. Toute la population de l’île, à l’exception de quelques personnes qui assistaient à la sainte messe, s’était rassemblée sur le bord de la rade; les pêcheurs étaient montés sur leurs canots pavoisés, munis de leurs instruments de musique, le tam-tam et le lambis perçés. Tous attendaient en silence le son de la cloche. Au premier coup de ce signal, un grand cri ébranle les airs, la foule se précipite dans la mer, les canots se mettent en mouvement et répondent à ces continuels hurlements par leurs instruments; les enfants qui sont restés à terre crient et agitent fortement leurs crécelles. Ce tumulte paraissait fini quand je sortis de l’église; mais lorsque je passai sur le bord de la rade pour me rendre au presbytère, on recommença de plus belle. Ces bonnes gens croyaient faire quelque chose de très-agréable à Dieu et à son ministre. La journée fut couronnée par la danse.

M. Magne me dit que les mêmes scènes allaient avoir lieu à la Terre-de-Bas, mais que, en ayant été averti, il les avait empêchées. Le dimanche du Bon Pasteur, il prêcha sur la superstition et sur la vraie manière de servir Dieu. Il ridiculisa si bien ce qui s’était passé, qu’il est probable que jamais, du moins tant qu’il sera aux Saintes, de pareilles folies ne se renouvelleront.

LETTRE SEPTIÈME.

Le 2 juin 1840, Basse-Terre (Guadeloupe).

A M. B…, au séminaire du Saint-Esprit.

Cher ami,

Vous connaissez les imputations calomnieuses dont les nègres sont l’objet, mais vous ne le connaissez pas toutes. Les créoles et les hommes créolisés, dans le but d’effrayer la métropole et d’arrêter les progrès de l’opinion en faveur de ces infortunés, les représentent comme des espèces de monstres ou de bêtes féroces qu’il faut tenir muselées et enchaînées sous peine d’en être dévoré.

Ils ne sont pas plus conséquents dans ces accusations que dans celles dont nous avons déjà parlé: ils les disent voleurs, et ils laissent la nuit leurs portes et leurs fenêtres ouvertes: il semble qu’ils cherchent à provoquer toutes les cupidités par leur négligence. N’est-il pas étrange que, se croyant environnés d’hommes enclins à un vice dont la crainte commande la plus grande vigilance, ils vivent à cet égard dans la plus grande sécurité? Ce n’est pas ainsi qu’en agissent les bourgeois de Paris et de nos autres villes de France.

Un homme d’une droiture connue, M: Casa-Majoir, faisait un jour en ma présence, à M. le préfet apostolique, cette observation: «On a tort d’accuser les esclaves d’être portés au vol; nous laissons tout à l’abandon sans précaution d’aucune espèce, et cependant nous ne sommes jamais volés. Tout ce qu’on peut leur reprocher, c’est de dérober quelques cannes à sucre, quelques ignames, quelques bananes.» Rarement en effet entend-on parler de vols d’argent ou de quelque chose de semblable, sur cinquante esclaves que vous verrez dans une geôle, vous n’en trouverez pas cinq qui y aient été enfermés pour cause de vol: leurs larcins ne sont que des vols d’écoliers. Peut-on leur en faire un grand crime, lorsqu’on sait que la grande majorité des maîtres ne leur donnent pour tout moyen de subsistance qu’un petit coin de terre, et, pour le cultiver, le travail d’un seul jour de la semaine (1)? «les mettant, dit le P. Labat, par leur dureté dans la nécessité prochaine de périr de misère ou d’offenser Dieu en dérobant pour vivre et pour se soutenir (2).» Dieu ne permit-il pas à son peuple d’enlever aux Egyptiens ce qu’ils avaient de plus précieux pour se dédommager des injustices de la servitude?

(1) Lettre de M. le vice-amiral Mackau, ministre de la marine, à MM. les pairs (Exposé des motifs). 15 mai 1844.

(2) Voyage du P. Labat, t. III, p. 443.

M. Casa-Majoir, qui ne s’arrête pas facilement quand il se prend à causer, avait continué ainsi: «Il n’est pas plus vrai de dire qu’ils soient sans intelligence, car on trouve très-souvent parmi eux des hommes très-adroits faisant des objets extrêmement curieux. Mon domestique, par exemple, est doué d’une dextérité admirable, il imite tout ce qu’il voit, confectionne des cartons, des casquettes et autres choses semblables aussi bien que les ouvriers d’Europe.»

Les créoles disent les nègres ingrats et pour prouver qu’ils se comportent avec humanité, ils se vantent d’en être aimés, chéris. «Lors de mon départ pour la France, dit l’un, tout mon atelier m’accompagna en pleurant jusqu’au bord de la rade; mon retour a été pour l’habitation une fête générale.» L’autre: «pendant ma maladie, tout mon monde était inquiet et paraissait consterné.» C’est en effet ce qu’éprouvent les bons maîtres: j’en ai été plus d’une fois témoin. «Si on traite les nègres avec douceur, dit le vieil historien de Puerto-Rico, le padre Inigo, ils y répondent jusqu’à l’héroïsme.» Ainsi donc, quoi que fasse dire contre eux la crainte qu’inspire le projet d’émancipation, les esclaves ne sont pas pires que le lion d’Androclès; pas plus que cet animal ils n’oublient le visage qui leur a souri, la main bienfaisante qui s’est ouverte en leur faveur, la voix qui leur fit entendre des paroles de bonté: le P. Claver a pu mille fois s’en convaincre durant sa vie; après sa mort, tout Carthagène connut combien leurs coeurs avaient su apprécier son zèle et son dévoûment: «On vit tous ceux de la ville et des environs s’empresser de lui rendre leurs devoirs; et comme tous voulaient lui baiser les pieds et lui faire toucher leurs chapelets, on fut obligé d’employer cinq à six personnes, qui ne pouvaient encore suffire à contenter leur dévotion (1).» Guatimala fut témoin du même spectacle à la mort de F. de Bétancourt. Vivement touché de voir les nègres sans aucun lieu de refuge dans leurs maladies, il fonda un hôpital où ces malheureux trouvèrent des secours, un asile et des consolations. «Ce religieux mourut jeune, dit M. de Châteaubriand: l’amour de l’humanité avait consumé son coeur. Aussitôt que le bruit de son trépas de fut répandu, les pauvres et les esclaves se précipitèrent à l’hôpital pour voir encore une fois leur bienfaiteur: ils baisaient ses pieds, ils coupaient des morceaux de ses habits; ils l’eussent déchiré pour emporter quelques reliques, si l’on n’eût mis des gardes à son cercueil: on crût que c’était le corps d’un tyran qu’on défendait contre la haine des peuples, et c’était un pauvre moine qu’on dérobait à leur amour (2).»

(1) Vie du P. Claver, suivie de la Relation des missions du Paraguay, t. II, p. 31.

(2) Génie du Christianisme, IVe partie, ch. II.

S’il fallait en croire les créoles et leurs partisans, non-seulement il serait impossible d’apprendre la religion aux esclaves à cause de leur peu d’entendement, mais encore à cause de l’éloignement qu’ils éprouvent et manifestent pour les instructions et les pratiques du christianisme. Quelques colons ont essayé de me le persuader: «Notre curé, me disait il n’y a que quelques heures le maire de Bouillante, à la table de M. le préfet apostolique, notre curé avait annoncé un catéchisme; les nègres s’y rendirent en foule la première fois, l’église fut pleine: ils s’étaient persuadé qu’on allait leur parler de liberté. Trompés dans leur attente, ils ne revinrent qu’en très-petit nombre le dimanche suivant, et bientôt on n’en vit plus aucun. Ils se moquaient de ce qu’on leur avait prêché, et disaient en riant: «Nous n’avons pas besoin d’aller à l’église pour savoir qu’il faut travailler et obéir, on nous l’apprend assez sur l’habitation, et le commandeur avec son fouet nous empêche de l’oublier.» Quelle folie de songer à instruire de pareilles gens!»

Il peut y avoir quelque chose de vrai dans le fait raconté par M. le maire de Bouillante, mais, pour être exact, il aurait dû ajouter que lui et les autres colons font tout ce qui dépend d’eux afin de détourner leurs nègres de l’église: il s’en est bien gardé… Toutefois, j’ai feint d’ajouter foi à ses paroles; mais au lieu de la conclusion que les maîtres cherchent à insinuer j’en ai tiré une tout-à-fait contraire: «Comment, lui ai-je répondu, c’est ainsi que raisonnent les nègres? En vérité, je ne l’aurais pas cru si je ne l’eusse appris de votre bouche: je ne les savais pas si avancés. Oh! puisque les choses en sont à ce point, vous devez trembler, et, si vous êtes sages, vous hâter d’aller au devant de la liberté; car des esclaves qui parlent de la sorte ne peuvent manquer, si on la leur fait trop attendre, de la prendre eux-mêmes à votre grand détriment.» Cette réponse fit pâlir M. le maire de Bouillante.

Les bons prêtres ne parlent point comme les maîtres; ils tiennent tous au contraire un langage analogue à celui de l’archevêque de Baltimore et à celui de Charleston (1): tous m’ont assuré qu’il y aurait le plus grand bien à opérer parmi les noirs, si les créoles, l’administration et la servitude ne rendaient inutiles tous les efforts. Tous m’ont unanimement vanté leur empressement à se rendre aux saints offices, leur dévotion à la sainte Vierge, leur piété pour les morts et leur respect pour leurs parents. Il se mêle sans doute beaucoup d’imperfections dans toutes ces heureuses qualités; mais ce sont des sauvageons vigoureux qui témoignent de la fécondité du sol, et qui montrent ce qu’il produira lorsque le soc de la civilisation l’aura défriché, et que le soleil de la liberté y fera germer les semences de vertu que de vrais missionnaires viendront y répandre.

(1) Les esclaves de ces États, dit le premier, présentent aussi une vaste et fertile moisson aux ouvriers apostoliques. Leurs âmes, rachetées par le même Sauveur et destinées à la même immortalité bienheureuse, ne sont pas moins précieuses aux yeux de Dieu que celles de leurs maîtres, et souvent, dans leur simplicité même elles sont mieux préparées pour recevoir et faire fructifier la grâce divine. J’ai fait des recherches particulières à cet égard, et j’ai constamment trouvé que, toutes les fois qu’un prêtre avait donné à ces pauvres gens des soins assidus, son zèle avait été bientôt et richement récompensé par leur heureux changement de vie et par leur édifiante régularité à fréquenter les sacrements… Je ne crois pas qu’il y ait dans ce pays, sans en excepter les sauvages, aucune classe d’hommes au milieu de laquelle il fût possible d’opérer plus de fruit. (Annales de la Propagation de la Foi, t. X, p. 494.)

La plupart, dit le second, parlant des nègres catholiques de son diocèse, sont des esclaves qui furent amenés du Maryland et de Saint-Domingue, ou descendent de ces esclaves. Plusieurs d’entre eux sont fort instruits et extrêmement pieux. Leur plus grand bonheur est de faire partie des confréries religieuses et de s’assembler le soir pour assister à la prière et aux chants des cantiques. Ils montrent une charité admirable à secourir ceux de leurs confrères qui sont malades ou affligés; ils leur procurent non-seulement les ressources temporelles dont ils peuvent manquer, mais les consolations plus précieuses de la prière ou de la lecture spirituelle. Ils assistent aux funérailles d’un associé avec une exactitude et un recueillement extraordinaire. Leur charité ne se borne pas à faire célébrer le service divin: long-temps après la mort de leur ami, ils continuent à offrir pour le repos de son âme les prières les plus ferventes. (Annales de la Prop. de la Foi, t. VI, p. 229.)

Aussi, tandis qu’il ne nous arrive de nos colonies que des nouvelles affligeantes semblables à celles-ci: «L’instruction religieuse rétrograde aussi au lieu d’avancer: impossible au prêtre le plus zélé de pouvoir vaincre les obstacles qui s’opposent, de la part des maîtres, à l’accomplissement de sa mission. Presque tous les ateliers lui sont fermés directement ou indirectement. Si on lui permet de paraître au milieu de ces malheureux, c’est à midi ou le soir, lorsque les esclaves, harassés de fatigue, rentrent pour prendre un moment de repos, et vous savez si l’instruction est possible dans de semblables circonstances (Univers, 27 septembre 1844);» les Annales de la Propagation de la Foi réjouissent le monde catholique en lui annonçant les progrès que la religion fait non-seulement dans les îles émancipées, dans lesquelles quarante églises ou chapelles, un collège, des écoles nombreuses se sont élevés pour satisfaire aux besoins spirituels de 140,000 chrétiens; dans lesquelles la foi, presque éteinte, renaît: comme dans l’île de Grenade, de Sainte-Lucie, de la Dominique (Annales de la Prop. de la Foi, mai 1844, nº 94); Mais encore sur les côtes d’Afrique, où de nombreuses missions ont été fondées.

Nous empruntons à une lettre de Mgr. Griffilhz, vicaire apostolique au Cap, l’extrait suivant:

«J’éprouvai une religieuse satisfaction à saluer la naissante église de Georges-town; je sentis que nous n’avions pas été jetés en vain dans ces solitudes sans limites, et je bénis la providence d’avoir fourni à votre association les moyens d’étendre le règne de la foi au-delà des régions civilisées, de planter l’arbre de vie au milieu des ronces qui couvraient jadis la superficie du désert.

«Mais combien ma joie fut plus vive quand j’aperçus au sein de la fervente congrégation plusieurs néophytes récemment tirés des liens de l’infidélité et pleins de cette foi qui ne peut venir que d’en haut! J’ai eu moi-même, pendant mon séjour dans cette ville, le bonheur de baptiser une jeune femme et son enfant, auxquels j’administrai, dans l’après-midi du même jour, le sacrement de Confirmation.» (Annales de la Propagation de la Foi, tome XV, page 328, nº 89.)

Peu de temps après, Mgr. Barron, vicaire apostolique des deux Guinées, mandât aux membres des conseils centraux de l’oeuvre: «… De Monrovie, nous nous sommes embarqués pour le cap Palmas. Là se trouve une autre ville construite par des nègres américains; elle compte dans sa population trois mille indigènes et cinq cents émigrés. Le gouverneur, émigré lui-même, nous a parfaitement accueillis; comme lui, les catholiques nous ont reçus avec joie; il n’est pas jusqu’aux sauvages qui n’aient montré des dispositions amicales. Presque aussitôt notre arrivée, nous leur annonçâmes sans détour l’objet de notre mission, et nous leur demandâmes la liberté de conférer avec eux le dimanche. Aussitôt les chefs se consultèrent sur notre requête; leur décision nous fut favorable; non-seulement ils consentirent à ce que nous avions sollicité, mais, par un ordre solennel, ils commandèrent à leurs subordonnés de suspendre tout travail dans le jour du Seigneur, et de venir écouter les nouveaux missionnaires. Le peuple fut docile à la voix de ses maîtres, on accourut en foule, et, depuis lors, deux ou trois cents sauvages n’ont jamais manqué d’assister à nos instructions hebdomadaires. Il va sans dire que nous les prêchons par interprète mais pour passer par une bouche étrangère nos prédications n’en sont pas moins efficaces; nos pauvres nègres se font un bonheur de venir nous entendre, autant par respect pour la parole de Dieu que par amour pour ceux qui en sont les organes. Ils ont, en effet, pour nous un attachement sans borne. Les ministres protestants en sont jaloux, les marchands d’Europe et d’Amérique s’en étonnent, et nous de notre côté, nous en bénissons Dieu.

«Cette affection promet des fruits à notre ministère. Elle a déjà porté les noirs à nous prier d’établir une école au sein de leur ville principale, et nous nous sommes rendus à ce voeu. Notre première fondation s’est faite à Palma; il est vrai que nous sommes un peu gênés, le même local nous servant à la fois de classe et de chapelle; mais enfin c’est un commencement qui donne des espérances.

«Au cap Monte, le chiffre des catholiques est à peu près le même que dans la localité précédente, et les espérances y sont plus belles. M. Théodore Canot, propriétaire du Cap et du voisinage m’a donné l’assurance que les nègres épars sur ses terres sont disposés à embrasser le christianisme; il appelle des missionnaires avec ardeur, et déjà de lui-même il s’est offert à leur bâtir une maison.

«Indépendamment de ce que m’a dit cet excellent homme, je sais que dans la tribu de Wye, plusieurs nègres désirent le baptême; ils sont instruits des mystères de notre religion sainte et, chose remarquable, déjà ils tiennent tellement à la vérité, qu’ils repoussent loin d’eux les apôtres de l’erreur; aucun ministre réformé n’a pu encore pénétrer dans leurs rangs…» (Annales de la Prop. de la Foi, t. XV, p. 314, 315, 316, 317 et 318, juillet 1843, nº 89.)

Vous voyez que, en justifiant les esclaves, je ne prétends pas qu’ils soient sans défaut; mais je soutiens que les maîtres les calomnient en exagérant à l’excès leurs vices réels et qu’ils commettent une criante injustice lorsqu’ils attribuent leurs désordres à une perversité naturelle à la race noire, quand ils ne devraient y voir que le résultat inévitable d’une condition anormale. Que peut-on raisonnablement attendre d’un nègre, c’est-à-dire d’un homme qui ne reçoit aucune sorte d’éducation, qui ne connaît le mal que par les coups de fouet qui ont sillonné son corps, qui se croit le plus vertueux lorsqu’il peut se vanter de n’avoir jamais été marron, que la loi dépouille de tous les droits naturels à notre espèce, qu’elle condamne au concubinage, et dans lequel elle étouffe tout sentiment de dignité et de noblesse en l’assimilant à une chose? Lui demander les mêmes vertus qu’à celui qui jouit du plein exercice de ses facultés et de tous les droits de citoyen, n’est-ce pas lui demander l’impossible? Voilà pourtant ce que font les créoles et leurs partisans. Il y a quelque chose de plus injuste dans leur conduite: ils semblent exiger de leurs esclaves des vertus qu’ils n’ont pas eux-mêmes, et leur reprochent des vices qu’ils autorisent par leurs exemples.

LETTRE HUITIÈME.

Le 15 juillet 1840, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A M. M…, au séminaire du Saint-Esprit.

Mon cher ami,

Je suis employé comme vicaire depuis environ un mois, dans une paroisse de la Grande-Terre nommée Sainte-Anne. M. le préfet apostolique, en m’annonçant à M. le curé, lui avait mandé qu’il avait cru s’apercevoir que j’étais de la nouvelle école (ami des noirs). Cet avertissement a été cause que j’ai été extrêmement mal accueilli et du pasteur et de ses ouailles blanches. M. Boissel est revenu bientôt à des sentiments meilleurs et plus raisonnables à l’égard de son vicaire. Quant aux planteurs, ils continuent de me regarder avec défiance. Lorsqu’ils parlent de l’esclavage ou de la classe de couleur, je garde ordinairement le silence, ou je change la conversation dès que l’occasion s’en présente. Il m’est revenu que cela est loin de leur plaire; ce qui leur déplaît encore, c’est de me voir sortir de table dès que le repas est fini: ils voudraient que j’y restasse une ou deux heures de plus pour répondre à leurs interminables toasts.

Le presbytère est une sorte de club où se réunissent tous les soirs après souper les blancs qui habitent le bourg, et, le dimanche, ceux qui descendent des campagnes. Il faut avoir assisté à ces réunions pour bien connaître les passions et le caractère créoles. Les vices des esclaves. les désordres des sang-mêlés, les Anglais, les philanthropes, tels sont les sujets quotidiens de la conversation. On n’y entend qu’invectives contre les amis des noirs, qu’exagérations ridicules, que sophismes pitoyables, dont les auteurs mêmes rougiraient si l’intérêt particulier ne les rendaient les plus injustes et les plus aveugles des hommes. Rien n’est curieux à observer, rien n’est amusant comme ces réunions, quand on les voit pour la première fois: les passions humaines s’y montrent sans déguisement et sans contrainte, avec leur mobilité naturelle, avec leur flux et reflux de supplications et de murmures, de plaintes et de menaces, d’appréhension et de témérité, d’audace et de pusillanimité. Mais aussi, rien ne devient plus tôt ennuyeux et insipide, quand on ne partage pas les opinions coloniales et qu’on les considère de sang-froid: la scène ne change jamais de sujet ni de personnages, on y voit et entent sans cesse les mêmes choses.

Dès que le dîner est fini, je m’empresse de sortir de table et d’aller avec le pensionnat. J’allègue pour excuse l’habitude que j’ai contractée au séminaire, et devenue une nécessité, de prendre de l’exercice après mes repas. Cette conduite est loin d’être agréable aux maîtres d’esclaves; mon indifférence est, à leur jugement, une preuve évidente qu’on ne les a pas trompés lorsqu’on m’a signalé comme un élève de la nouvelle école et comme un homme dont on doit se défier.

La Guadeloupe proprement dite est beaucoup plus modérée que la Grande-Terre: les habitants ne seraient pas éloignés de s’entendre avec la métropole. J’y ai rencontré plusieurs planteurs soupirant ardemment après une régénération sociale: ici je n’en ai trouvé qu’un seul. Deux personnages y dominent y donnent le branle au reste de la population, ce sont MM. Cicéron, du Moule, et Chaselles, de Sainte-Anne, les ultra du statu quo.

Les blancs s’étaient promis de me faire embrasser dans leurs soirées les opinions du pays, et de découvrir le fond de ma pensée sur leur propriété pensante; leur peu de succès, loin de les décourager, n’a servi qu’à irriter de plus en plus leur curiosité. Les oisifs du bourg cherchent en toute rencontre à me faire causer sur l’esclavage, ils se présentent à chaque instant de la journée dans la grande salle du presbytère, où ils entrent sans façon et sans avertir, comme dans un lieu public: c’est le droit des blancs. S’ils m’y trouvent, il ne m’est plus possible de m’éloigner, et, comme dans les réunions du soir je ne leur ai jamais laissé le loisir de me faire entendre jusqu’au bout l’apologie de la servitude, ils s’en dédommagent alors: il me faut subir l’interminable litanie des prétendus défauts des nègres, des fabuleux avantages de la servitude. On a soin surtout de me répéter que le fouet n’est pas douloureux, que le système des colonies n’est hideux qu’aux yeux des personnes qui ne connaissent pas le caractère des Africains; que les Européens en paraissent d’abord choqués, mais qu’ils finissent par s’y faire; que je m’y accoutumerai ainsi que les autres confrères.

Ces paroles ne m’étonnent pas dans la bouche des colons: n’est-il pas naturel qu’ils s’abusent sur l’injustice de leurs préjugés, et veuillent faire partager leur opinion aux hommes qui jouissent de quelque influence sur l’esprit des populations? Ils soutiennent encore que les esclaves qui passent aux îles anglaises se dégoûtent bientôt de la liberté et reviennent supplier les maîtres d’oublier leur faute et de les recevoir dans leurs ateliers; que ceux qui auparavant étaient les moins dociles par un amour désordonné de la liberté, se corrigent et deviennent bons sujets. Il serait aisé de leur fermer la bouche. Que répondraient-ils à qui leur dirait: Vraiment je ne vous conçois guère, vous assurez que l’esclave n’est pas malheureux, que même il s’estime heureux dans son état, qu’il ne désire pas la liberté! d’où vient néanmoins, que vous la montrez à ceux auxquels vous portez le plus d’intérêt comme la récompense de leurs services et de leur fidélité? Il me semble que, pour être conséquent avec vous-mêmes, vous devriez tenir une conduite diamétralement opposée: vous devriez menacer de la liberté ceux que vous appelez mauvais sujets, et promettre la perpétuité d’un état qu’ils aiment à ceux qui ont mérité cotre affection et votre reconnaissance. Expliquez-moi pour quel motif tant de nègres s’imposent les plus dures privations pour se racheter, tant de mères se sacrifient pour soustraire leurs enfants aux prétendues douceurs de la servitude? A-t-on jamais ouï dire qu’un libre se soit dégoûté de sa condition et ait racheté la servitude comme on voit des esclaves acheter la liberté? Vous affirmez que la vue des misères des émancipés anglais guérit de la maladie de la liberté ceux de vos serfs qui passent dans leurs îles, et qu’ils reviennent redemander le joug de l’esclavage comme une faveur; si cela est vrai, pourquoi vous donnez-vous tant de peine pour les empêcher de fuir chez vos voisins? Pourquoi, non contents de fixer par des chaînes vos canots au rivage, les faites-vous garder par vos miliciens pendant la nuit? Pourquoi ces patrouilles dans les bourgs et ces fréquentes battues dans les campagnes? Peu rassurés par tant de mesures se sécurité, vous faites placer des garnisons dans les localités qui n’en avaient jamais eu que dans les temps de guerre; vous demandez que la gendarmerie soit renforcée, que le nombre des bateaux oui goëlettes chargés de la surveillance des côtes soit doublé. Que ne renoncez-vous au plus tôt à ces fatigues, à ces dépenses qui sont au moins inutiles? Que ne laissez-vous vos esclaves aller librement à cette école d’où ils reviennent corrigés de l’amour de la liberté et de ces défauts que vous leur reprochez avec tant d’amertume?

Je pressens que vous allez être étonné que je n’oppose pas à ces mensonges créoles les faits que j’ai sous les yeux, et qui sont si propres à les confondre. Je vous avouerai franchement que je n’ose; ce serait provoquer de gaité de coeur et à pure perte la haine des maîtres et la malveillance de l’administration: j’aime mieux garder le silence.

LETTRE NEUVIÈME.

Le 8 septembre 1840, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A M. R…, au séminaire du Saint-Esprit.

Cher condisciple,

La Grande-terre n’est pas à beaucoup près aussi pittoresque que la Guadeloupe proprement dite, mais elle est plus féconde en cannes, et par conséquent plus riche. Toutefois cette fertilité n’est pas générale, plus des trois quarts de son territoire sont, je ne dirai pas stériles, mais incultes et couverts de hailliers. Une chaîne de collines court du nord au sud dans toute la longueur de la Grande-Terre. Les nombreux rameaux qui s’en détachent s’étendent capricieusement vers les deux mers, et embrassent dans leurs vastes anneaux la moitié du quartier de Sainte-Anne, une grande partie de celui du Moule, tout le Gosier, tous les Abymes, le Morne-à-l’eau et le Petit-Canal. Cette partie montagneuse de la Grande-Terre se nomme les Grands-Fonds.

Les devoirs du saint ministère m’ont souvent appelé au milieu de ces mornes. J’ai parcouru l’ancienne route de la Pointe-à-Pitre à Saint-François, tracée sur le dos de la principale colline. Rien n’est plus saisissant que les tableaux naturels qu’il m’a été donné de contempler d’un endroit plus élevé. Je voyais à droite et à gauche les collines qui venaient converger pour ainsi dire à mes pieds, couronnées de bois, séparées les unes des autres par des ravins profonds pleins de verdure, descendre graduellement jusqu’au rivage; vers l’est, le sud et le sud-est, les plaines du Moule, de Sainte-Anne, de Saint-François, et au-delà j’apercevais la mer azurée et sillonnée par les voiles des pêcheurs, d’un brick et d’un trois-mâts américains. J’aurais pu me croire dans un paradis terrestre si je ne m’étais rappelé que cette belle verdure ne revêt que des arbres sauvages, que des hailliers épineux; que ces belles habitations qui s’élevaient autour de moi sur le sommet de tous les côteaux ne sont que d’affligeants témoins d’un passé fortuné et à jamais évanoui.

Les Grands-Fonds jouissaient autrefois d’une grande prospérité; on y cultivait l’indigo, le roucou, le gingembre, le cacao et plus généralement le café. Ces diverses cultures furent abandonnées pour la canne à sucre, qui promettait au planteur une plus rapide fortune, surtout lorsque l’Europe n’avait pas encore la ressource de la betterave. Le sol rocailleux et sec des mornes n’est point favorable à la canne. On s’en aperçut bientôt, mais il était déjà trop tard. La plupart des colons, obérés par suite du mauvais succès de leur tentative, furent réduits à vendre un à un leurs esclaves pour faire honneur à leurs affaires, et sont tombés dans le plus affreux dénûment. Les plus aisés ne possèdent guère que dix à quinze nègres; la plupart n’en que trois ou quatre (1). Leurs habitation, construites en bois, et qui, vues d’une certaine distance, paraissent magnifiques, ne sont que des carcasses décharnées, cariées et vermoulues; les nombreuses aisantes (ais) enlevées du couvert par le vent sont remplacées par des feuilles de canne ou de cocotier. Quelques-unes même sont abandonnées, leurs propriétaires aimant mieux se loger dans des cases semblables à celles des esclaves, d’un entretien plus facile et plus en rapport avec leur état actuel. Ces cases ne sont ni mieux meublées ni plus commodes que celles des nègres, et quelquefois elles sont pires. Il faut avoir vu la misère des blancs des Grands-Fonds pour se la figurer; j’en ai été plusieurs fois témoin, j’avais peine à en croire les propres yeux: ils manquent de tout, même des objets les plus indispensables. Un habitant de ces contrées plus aisé que les autres, désirant me faire connaître le véritable état de choses, me présenta à sa famille qu’il disait une des plus respectables et jadis des plus fortunées de la Guadeloupe. Je fus reçu par deux dames que je pris d’abord pour des mulâtresses domestiques, tant elles étaient pauvrement habillées et tant leurs traits portaient l’empreinte de la misère et de la souffrance. Leur habitation est une case dans le genre de celle dont j’ai parlé: basse, sans plancher, sans plafond et entièrement dépourvue de meubles. On m’offrit pour m’asseoir une vieille chaise boiteuse, la seule qui fût dans la maison; mon guide ne put boire qu’après moi, il n’y avait qu’un verre. J’ai parcouru plusieurs fois ces contrées, j’ai trouvé partout la même misère et le même dénûment parmi les blancs: c’est à fendre le coeur! Ces malheureux, les femmes surtout, n’osent plus se montrer dans les bourgs, ils vivent étrangers à tout, même à la religion; ils végètent étrangers dans l’ignorance, la paresse et l’oubli de leurs devoirs. J’ai rencontré des jeunes gens de vingt ans qui n’avaient pas encore reçu le baptême Je prépare en ce moment à la première communion une jeune personne de dix-huit ans qui jusqu’à cette heure n’avais jamais vu le bourg et n’était entrée dans aucune église. Il est aisé de se représenter l’état moral et matériel des nègres par celui des maîtres; il est affreux, et il serait impossible d’exprimer ce qu’ils ont à souffrir quand la vieillesse ou les infirmités les rendent incapables de travailler. Je vis un jour à la lisière d’un bois une très-vieille négresse, privée de la vue, accroupie sous quelques feuilles de latanier étendues sur trois branches, formant une sorte d’ajoupa ouvert de toutes parts, sinon du côté opposé à la brise. Elle n’avait sous sa cabane qu’un pot de terre pour préparer sa nourriture, et un peu de feuillage pour se coucher. Un colon qui était avec moi me dit que cette femme était là depuis de longues années. Je lui demandai avec étonnement s’il est permis d’abandonner ainsi ces infortunés dans leur vieillesse. «Non, répondit-il: mais comment voulez-vous que leurs maîtres les entretiennent. Ils sont aussi misérables que leurs esclaves?» Deux mois plus tard, j’eus occasion de repasser par le même endroit. Cette fois l’ajoupa était vide et percé, le lit de la vieille esclave avait été gâté par la pluie, l’herbe commençait à croître dans son canari (2). J’appris qu’elle n’était plus. Sa fosse avait été creusée à côté de sa chétive demeure. On ne porte jamais les esclaves de ces quartiers à l’église après leurs morts: elle est trop éloignée; d’ailleurs le propriétaire devrait donner au moins une gourde pour les frais de l’enterrement. On trouve plus commode et plus facile de les jeter, comme la vieille aveugle, au premier endroit qui se rencontre. Les autres nègres célèbrent les funérailles par des danses et d’autres superstitions païennes. Rarement appelle-t-on un prêtre pour adoucir leurs derniers moments par les consolations de la foi, et j’ai tout lieu de croire que plusieurs meurent sans avoir été baptisés.

(1). Depuis mon retour en France j’ai eu occasion de lire les Recherches statistiques sur l’Esclavage colonial, de M. Moreau-Sonnés. Il établit avec les chiffres officiels que, dans la classe libre de nos colonies (blancs ou affranchis), il y a chaque année un excédant de naissances sur les décès montant en moyenne à 836 individus, tandis que parmi les esclaves, il y a une perte de 1,449 personnes. «En dix années, ajoute-t-il, l’accroissement de la population libre s’élèvera à plus de 8,000 individus, et équivaudra au quatorzième de cette classe: au contraire, le décroissement des esclaves par l’excès des décès sur les naissances. montera à 14,500 personnes, faisant un dix-huitième du nombre actuel de cette population…» (Ire Partie, Mouvement des populations.)

Cet effrayant résultat me brisa le coeur, mais ne me surprit pas; je me souvenais de la solitude qui règne autour des habitations des Grands-Fonds, et si dans cette lettre je l’ai attribuée uniquement à des ventes successives de nègres, c’est sur la parole de mon premier guide, créole et habitant de ces quartiers, et par là même intéressé à cacher la vraie cause du mal. Depuis cette date, j’ai souvent visité des malades avec le médecin du bourg, M. Annet. Lorsque je lui faisais remarquer les cases vides ou tombant en ruines que nous rencontrions de tous côtés, presque aux portes de Sainte-Anne, il me répondait: «Il n’y a rien qui doive étonner, la misère est si grande ici, les maladies et les mortalités si fréquentes!» Les funestes effets de ce déplorable décroissement sont moins sensibles dans les plaines: les maîtres, ayant plus d’aisance que ceux des mornes, ont pu plus facilement réparer les brèches de leurs ateliers et se recruter abondamment dans les derniers jours de la traite. Aussi, voit-on sur toutes les habitations un grand nombre d’hommes et de femmes tatoués, preuve évidente qu’ils ont été importés par la traite dans les colonies.

Un de mes confrères, nommé M. Reveilhac, employé à la Martinique, me parle dans une de ses lettres de cette meurtrière influence de l’esclavage, laquelle ne se fait pas moins sentir dans cette île qu’à la Guadeloupe.

(2). Le canari ou foyer des esclaves consiste en trois pierres destinées à servir de trépied à leurs pots.

Cette misère est commune à tous les nègres des hauteurs de la Guadeloupe proprement dite, des paroisses Sous-le-Vent, à tous ceux, en un mot, qui appartiennent aux mulâtres et à cette classe de petits propriétaires connus sous le nom de petits-blancs, dont le nombre, déjà très-considérable, augmente tous les jours.

La population de couleur est très-nombreuse dans les Grands-Fonds; elle y jouit, en général, d’une aisance inconnue aux blancs. La cause de cette différence est l’absurde préjugé qui interdit tout travail à ceux-ci: ils aiment mieux souffrir de la faim et la soif que de toucher, même du bout du doigt, l’instrument dont se sert l’esclave. Les libres, au contraire, embrassent volontiers des métiers et ne dédaignent pas de manier la bêche pour cultiver la petite propriété qui environne leurs cases. Vous rencontrez à chaque pas des maçons, des charpentiers, des charrons, des cordonniers, et, du côté de la Pointe-à-Pitre, grand nombre de viviers. Ils ne possèdent pas, il est vrai, des usines ni de vastes propriétés, leurs moyens ne le leur permettent pas: ils sont, dans les Antilles, ce que sont nos ouvriers dans nos villes, ce que sont les petits propriétaires dans nos campagnes. Leur industrie et leur travail fournissent abondamment à leur entretien; leurs maisons sont propres, commodes et passablement meublées; ils s’habillent élégamment les jours de fête, et il est rare qu’ils n’aient pas un cheval dans leur écurie. Ce bien-être est plus grand, selon qu’ils sont plus voisins des villes, où les ouvriers sont toujours occupés et bien payés, où les vivres trouvent un facile débouché: il est surtout très-sensible dans la paroisse du Gosier, qui s’étend jusque sous les murs de la Pointe-à-Pitre. J’ai béni dans ce quartier, il y a peu de temps, deux mariages de noirs libres. Comme il est dépourvu de l’église, j’ai dû faire les cérémonies dans la maison des parents des jeunes personnes. J’ai remarqué dans l’une et l’autre un air d’aisance et d’ordre qu’on ne trouve pas toujours même chez les blancs de la plaine. Mais il faut voir la propreté et l’élégance de la femme lorsqu’elle se réunit le dimanche pour entendre la sainte messe, pour comprendre que usage les affranchis savent faire de la liberté des droits civils. Répétez donc, ô colons, que les esclaves ne désirent la liberté que pour abandonner les belles cases que vous leur faites construire, pour aller au fond des bois mener une vie sauvage et vagabonde! Ils s’éloignent, en effet, dès qu’ils sont libres de vos habitations, parce que vous ne voudriez pas les y occuper (1): le contact des indépendants avec vos esclaves vous fait peur. Exilés de chez vous, ils vont chercher dans les mornes une retraite, parce qu’ils s’y procurent plus facilement que partout ailleurs le petit champ qui doit les nourrir, et la case qui doit les abriter.

(1). Lorsque je dis que les planteurs ne voudraient pas occuper les libres qui leur demanderaient du travail, je ne fais pas une simple supposition, je parle d’après les faits et l’expérience; je puis, en outre, citer les documents officiels à l’appui de mes assertions. (Voyez Exécution de l’ordonnance du 5 janvier, publication de 1841.)

Les planteurs, en soutenant que le travail forcé est nécessaire argumentent de l’état d’esclavage à celui de liberté, et parce que les esclaves ne se soumettent que par contrainte à une tâche pénible et stérile pour eux, ils concluent que, devenus libres, ils abandonneront les habitations pour se livrer à leur prétendue paresse naturelle. Si on leur oppose qu’une société ne peut vivre ni subsister sans travailler, ils répondent invariablement que les besoins des noirs sont si restreints, qu’il leur suffit d’une heure de labeur par jour pour y pourvoir. Ils refusent de reconnaître, malgré les exemples qu’ils ont sans cesse sous les yeux, que les besoins de l’homme libre, qui doit songer à son avenir, à celui de sa famille, doivent être incomparablement plus étendus que ceux d’un être tronqué que sa condition réduit à ne penser et à ne prévoir que par un autre.

LETTRE DIXIÈME.

Le 18 septembre 1840, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A M. G…, aumônier de l’hôpital civil de C…

Mon cher confrère,

J’apprends avec bonheur le plaisir que vous a causé ma lettre. Vous auriez souhaité de plus longs détails sur l’esclavage et sur l’état actuel des noirs. J’avoue que j’ai été un peu laconique sur ce qui devait le plus vous intéresser. J’aurais désiré, de mon côté, pouvoir vous en entretenir plus largement; mais les passions sont si exaltées ici au sujet de cette double question, il y règne des préjugés si étranges, les blancs vantent si souvent les avantages de la servitude et disent tant de mal des esclaves, répètent si fréquemment et d’un ton si convaincu que les nouveaux arrivés doivent se donner bien garde de juger le système colonial avec trop de précipitation, s’ils ne veulent s’exposer à en rabattre plus tard, tandis qu’ils paraissent si durs, si injustes, si barbares même pour leurs nègres; on les voit si prévenants, si honnêtes, si hospitaliers envers les étrangers, qu’on ne sait d’abord qu’en penser ni qu’en écrire: on est comme abasourdi au milieu de ces contradictions; on n’ose rien affirmer, on sent le besoin de voir les choses par soi-même. Ne soyez donc pas surpris que, vous écrivant presque le lendemain de mon débarquement, je me sois borné à la simple relation de quelques faits dont j’ai été témoin. Je me suis abstenu de toute considération générale, de peur de m’être trompé et de me tromper moi-même. Je compte maintenant six mois entiers de séjour dans le pays; j’ai entendu les discussions des maîtres, j’ai été dépositaire des plaintes et des douleurs des esclaves, je les ai vus dans les ateliers, dans les hôpitaux, dans leurs cases; je puis donc en parler avec connaissance de cause.

D’après les renseignements que j’avais reçus, je croyais fermement que la servitude ne différait de la domesticité que par la durée, et, persuadé que le maître n’a en réalité que la propriété du travail servile, il me semblait que la condition de l’esclave, n’atteignant nullement la personnalité humaine, n’avait rien de contraire à l’humanité. Erreur grossière dont m’a désabusé, peu de temps après mon arrivée, un de mes condisciples qui m’avait devancé ici d’une année. L’étude que j’ai faite depuis de l’esclavage considéré non plue en théorie, mais dans son application, m’a confirmé dans cette nouvelle opinion. Il ne m’est plus possible d’envisager ce qu’on enseigne sur l’esclavage que comme un sophisme imaginé par l’égoïsme pour déguiser un crime. Vue dans sa hideuse nudité, la servitude n’est propre qu’à inspirer la pitié pour les victimes et le mépris pour les oppresseurs. Je n’ignore pas que plusieurs théologiens, hommes de poids et de mérite, se sont faits les échos des créoles dans leurs écrits: ils ne connaissaient l’esclavage que bien imparfaitement et d’une manière tout abstraite. Selon nous, pour apprécier un état quelconque, c’est agir peu rationnellement que de le considérer en lui-même, sans égard aux misères de notre nature: l’humanité ne les dépouille jamais; il faut l’examiner dans son principe, dans son sujet, dans ses fins et surtout dans ses effets: C’est aux fruits qu’on connaît l’arbre.

Or l’esclave est bien, en vérité et en réalité, la propriété du maître. La loi le lui livre tout entier, corps et âme. «Les esclaves, dit-elle froidement, ne peuvent rien avoir qui ne soit à leur maître, et tout ce qui leur vient par industrie ou par libéralité d’autres personnes ou autrement, est acquis en pleine propriété à leur maître, sans que les enfants des esclaves, leurs pères, leurs parents et tout autre, libres ou esclaves, puissent y rien prétendre par succession, disposition entre-vifs ou à cause de mort; lesquelles dispositions seraient nulles, ensemble toutes promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par gens incapables de disposer et de contracter de leur chef (1).»

(1). Repertoire de Jurisprudence, Vº Esclavage § II, t. VI, p. 229.

Le nègre ne jouit jamais de lui-même; lors même qu’il a fini sa tâche, il ne lui est pas permis d’user de son temps et de sa personne en toute liberté: il est encore obligé de faire ce que le maître lui ordonne, sous peine du fouet, de la prison et de la barre. Il reste privé du droit le plus naturel, du droit de locomotion; il ne peut aller où il veut, et son maître peut le mener où il ne veut aller. Ses enfants ne sont pas à lui, il ne peut exercer aucune autorité paternelle; ils sont les esclaves du maître avant d’être ses fils. Sa femme ne lui appartient pas plus que ses enfants: la loi restant étrangère aux mariages, elle ne sanctionne aucune des obligations qui en dérivent. Le maître conserve le pouvoir de séparer les deux époux, de leur arracher leurs enfants, de les vendre, de les donner en cadeau, de les transporter à deux mille lieues les uns des autres.

Ainsi, dépouillant l’esclave de tout droit civil et domestique, le frappant d’incapacité, lui enlevant sa personnalité, la loi en fait une chose qu’elle livre à tous les caprices du maître. Celui-ci en jouit, use, abuse à peu près à son gré. L’usage lui accorde le droit de juger les fautes et même les crimes de son atelier, de sorte qu’il est à la fois juge, cause et partie; l’autorité légale n’intervient contre l’esclave que dans quelques cas exceptionnels, et en sa faveur que lorsque la mort a rendu sa protection inutile; encore le maître réussit-il presque toujours à la rendre muette ou à cacher ses atrocités. «Combien d’esclaves, a écrit un colon de la Martinique, ont péri dans les cachots des habitations ou sous le fouet des commandeurs, sans que jamais l’autorité s’en soit doutée, sans que le ministère public ait informé contre de pareille cruautés. Heureux encore ceux qui n’ont point succombé à des supplices dont on ne devinerait pas l’horreur (1).»

(1) La Vérité sur les événements dont la Martinique a été le théâtre en février 1831.

De son côté, le maître, dans la crainte que la volonté de l’homme-chose ne lui échappe et ne devienne indocile à ses caprices, à soin de l’enchaîner par les terreurs, par l’ignorance et l’abrutissement: il fait en sorte qu’aucun rayon de lumière ne puisse arriver à son intelligence; il lui interdit jusqu’à la connaissance de la religion; il ne veut pas qu’il sache qu’il est homme et connaisse sa dignité comme enfant de Dieu, comme frère de J.-C.: sa machine humaine pourrait devenir moins obéissante (1).

(1) L’opposition des possesseurs de troupeaux humains à toute instruction religieuse ne peut être regardée comme un abus récent et passager; c’est un résultat nécessaire de la servitude; il a commencé à se produire avec elle, et ne peut finir qu’avec elle. Ce que les colons d’Espanola disaient il y a trois siècles: «L’enseignement religieux blesse nos intérêts, le serf n’obéissant bien qu’autant qu’il est ignorant et qu’il ne connaît pas la morale chrétienne, qui le fait raisonner (Las Casas, T. Ier, second motif du second Mémoire),» nos colons le répètent aujourd’hui et ils le répéteront tant qu’ils auront des esclaves. «Toujours les maîtres feront de la résistance à l’instruction religieuse, parce qu’ils pensent que c’est un moyen d’éloigner l’émancipation. La liberté seule triomphera de ces obstacles.» (Univers du 27 septembre 1844.)

La loi et les passions du maître concourent donc également à faire de l’esclave un instrument passif. Elle éteignent tout sentiment au fond de son coeur, tuent son intelligence et le condamnent à végéter stupidement dans le concubinage, la promiscuité et l’ignominie du vice. Je comprends à l’heure qu’il est pourquoi le divin législateur des Hébreux ne voulut point qu’il y eût parmi les enfants de son peuple d’esclavage proprement dit. La vente, qu’il ne souffrait que dans les cas d’extrême nécessité, était un simple engagement temporaire dont le durée ne pouvait s’étendre au-delà de six ans: «Si vous achetez un esclave hébreux, il vous servira durant six années; à la septième il s’en ira libre gratuitement. Il sortira avec le vêtement sous lequel il sera venu, et sa femme sortira avec lui (1).» «Si ton frère, pressé par la pauvreté, s’est vendu à toi, tu ne l’opprimeras pas par la servitude des esclaves; mais il te sera comme un mercenaire et un étranger, et il te servira jusqu’au temps du jubilé. Alors il s’en ira avec ses enfants et retournera dans sa famille et dans la possession de ses pères; car ce sont mes serviteurs et je les ai tirés de l’Egypte; ils ne seront pas vendus comme esclaves; tu ne les affligeras pas par la violence, mais tu craindras ton Dieu (2).» Je trouve un indicible plaisir à rapporter ces textes sacrés; ils respirent une si douce charité! Quelle honte pour notre époque que nos législateurs nous forcent à regretter l’humanité de cette loi, que nous appelons la loi de servitude.

(1) Exode, ch. XXI, v. 2, 3.

(2) Lévit. ch. XXV, v. 39, 41, 42, 43.

Je sais que Moïse permettait de réduire en esclavage les étrangers et de les posséder à jamais, mais ne défendait-il pas d’en agir ainsi à l’égard des Hébreux, par la seule raison de fraternité: «Vous n’opprimerez pas par la force vos frères les enfants d’Israël!» Or les esclaves des colonies sont devenus les frères des colons en recevant le même baptême. Au reste, l’esclavage des étrangers en Israël était nécessité par l’état des sociétés païennes qui environnaient les Hébreux, et par les rapports qu’ils avaient avec elles: c’était un mal que la loi était obligée de tolérer. Croirait-on néanmoins qu’il y ait aux colonies des maîtres qui se persuadent obéir à leur conscience et à un précepte de leur religion en retenant leurs frères en servitude! O aveuglement! ô folies humaines! Ils se scandaliseraient beaucoup si vous aviez l’impiété de parler directement ou indirectement contre leur hideuse possession. «Si on avait un peu de charité, me disait un jour un homme influent, on changerait de manière de voir et de penser (il faisait allusion à mes opinions).» Je restai interdit en entendant invoquer la charité à l’appui de l’esclavage.

A s’en rapporter aux colons, les esclaves seraient plus heureux que les ouvriers et les paysans français: mensonge et mauvaise foi. Quoi, les avantages de la liberté, les joies d’une paternité certaine, les prérogatives que la loi y attache, n’auraient aucun avantage à leurs yeux? Ne sont-elles pas une compensation à bien des amertumes? L’ouvrier compte sur son fils pour sa vieillesse; dans le plus pauvre ménage, il y a place pour l’espérance près du berceau du nouveau né; et si plus tard les chances de la conscription, la nécessité de chercher du travail au loin amènent une pénible séparation, on salue d’avance l’heure du retour. Vous avez vu que l’esclavage, au contraire, ne permet ni cette sainte union de la famille, ni cette prévoyance d’un égoïsme licite, puissante incitation aux liens réguliers. Aussi n’est-ce- pas dans ces avantages que le colon place le bonheur de son nègre, mais dans la certitude qu’il ne manquera jamais de toit, de nourriture, ni de vêtement, comme si tous les besoins de l’homme consistaient, ainsi que ceux de la brute, dans le boire et le manger. Du reste, existe-t-il quelque proportion, sous ce rapport, entre les obligations des maîtres et les charges de l’esclave? L’esclave doit au maître, dans les temps ordinaires, neuf ou dix heures de travail, selon la durée du jour. Cette distribution de la journée paraîtrait, malgré la chaleur du ciel des Antilles, raisonnable et convenablement calculée, si on ne prenait garde que les femmes sont obligées d’employer les intervalles, qu’on appelle heures de repos, au soin du ménage; les hommes, faute d’ordinaire, au travail de leur jardin ou à la pêche; car les nègres n’ont, comme vus devez penser, ni cuisinières, ni proviseurs, ni blanchisseuses. Leur tâche déjà si dure devient accablante au-delà de toute expression, dans les sucreries, au temps de la roulaison, qui est de plusieurs mois. «Qu’on dise tout ce qu’on voudra des travaux des forges de fer, des verreries et autres, il est certain qu’il n’y en a point de plus rudes que ceux d’une sucrerie, puisque les ouvriers occupés aux premiers n’ont tout au plus que douze heures de travail, au lieu que ceux qui sont employés à une sucrerie en ont dix-huit par jour…» A quelques exceptions près, les choses n’ont point changé depuis que le P. Labat a écrit ces lignes (1).

(1) Voyages du P. Labat, t. III, p. 206.

Voulez-vous savoir maintenant ce que doit le maître à l’esclave, aux termes de la loi, en retour de tant de fatigues? – Une case, les rechanges, c’est-à-dire deux casaques et deux pantalons aux hommes, et deux jupes aux femmes, chaque année; l’hôpital en cas de maladie; l’ordinaire, qui consiste en deux livres de morue et deux mesures de manioc par semaine, et enfin le travail du samedi. Mais ces ordonnances, comme toutes celles qui ont été faites en faveur des esclaves, sont restées abandonnées à l’arbitraire de chacun. La cupidité, l’intérêt plus ou moins bien entendu, et souvent la pauvreté du propriétaire, sont l’unique règle à cet égard. La plupart ne leur donnent que le samedi; d’où il résulte que la nourriture et les vêtements sont extrêmement misérables. Les enfants vont nus jusqu’à l’âge de douze et treize ans; les hommes sont à moitié nus pendant toute la semaine; ils gardent ce qu’ils ont de meilleur et de plus propre pour les dimanches et fêtes. Leur nourriture, depuis le berceau jusqu’à la tombe n’est que la morue et le manioc, et l’eau leur unique boisson. Leurs cases, pour l’ordinaire, ne sont que de misérables huttes en bambous, en treillages, en lattes grossièrement enduites et couvertes en feuilles de canne. L’ameublement est digne de l’édifice: hors celles des commandeurs, on n’y trouve qu’un bois de lit plus ou moins mauvais, par fois un banc ou une chaise boiteuse, quelques pots de terre pour le ménage, un coffre et la terre pour plancher. L’hôpital n’est qu’un affreux lit de camp, et beaucoup d’habitations en manquent. J’ai vu dans tous les quartiers que j’ai visités de vieux esclaves mendier dans un état de nudité et de maigreur à blesser les regards les moins sensibles. «Est-ce que votre maître ne vous nourrit pas, demandai-je une fois à une vieille négresse qui demandait l’aumône à la porte du presbytère? – Hélas, M. l’abbé, me répliqua une gouvernante de la maison qui avait été esclave et qui n’avait pas oublié les misères de sa première condition, si vous saviez combien on est injuste à l’égard de ces pauvres malheureux! on les fait travailler sans relâche, plusieurs maîtres leur prennent une partie du samedi et du dimanche, et lorsqu’ils sont épuisés d’âge ou de fatigue, ils les abandonnent sans secours et sans asile (1).»

(1) Ces abus ne se voient pas seulement à la Guadeloupe, ils existent partout où nous avons des esclaves, par la raison que partout les maîtres sont des hommes.

Guyanne française – «… Deux samedis par mois (représentant une valeur moyenne de 4 fr.) sont ici concédés au noir pour subvenir à sa nourriture. Si le travail était restreint dans ses limites, il serait assez modéré; mais je dois le dire, sur certains établissements, la veillée commence quelquefois avant le jour et se prolonge dans la nuit, sans que d’impérieuses circonstances justifient ce funeste usage. Et ce n’est pas tout encore: l’abus devient plus criant lorsque la veillée ne respecte ni le samedi du nègre ni le dimanche; et c’est pourtant ce qui arrive sur le plus grand nombre d’habitations. Le ministère public, tout en voyant cet état de choses, est impuissant à l’améliorer, à cause de l’insuffisance de la législature.» (Exécution de l’Ordonn. publ. de 1841, p. 40 et 41.

Bourbon. – A Bourbon, dont les habitants jouissent d’une si grande réputation de bonté et de douceur, il en est de même. «La plupart des maîtres font travailler le dimanche depuis le lever du jour jusqu’à huit, neuf et dix heures du matin, et pour quelques ateliers jusqu’à onze heures et demie. La corvée du dimanche est un usage qui paraît tellement irréprochable aux habitants, que j’ai appris par eux-mêmes qu’elle est assez généralement pratiquée.» (Idem, publi. de 1842, Rapport du procureur du roi de Saint-Denis, p. 103.)

Je dois vous faire observer que je n’ai parlé que des nègres des grandes habitations: je dirai des choses incroyables si je voulais rapporter les misères des esclaves des petits-blancs et des mulâtres propriétaires; mais en voilà bien assez pour vous donner une idée de la condition physique et morale des esclaves.

LETTRE ONZIÈME.

Le 20 octobre 1840, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A. M. R…, au séminaire du Saint-Esprit.

Mon cher abbé,

Je vous ai souvent parlé dans mes lettres de libres, de sangs-mêlés, de mulâtres, de gens de couleur. Les hommes compris sous ces dénominations forment une grande partie des populations coloniales. Il importe donc de vous entretenir dans la présente de leur condition sociale et de leurs moeurs. La classe des affranchis est beaucoup plus nombreuse que celle des blancs, mais elle l’est beaucoup moins que celle des nègres: elle tient le milieu entre les deux extrémités de la société coloniale. Cette classe se subdivise en un grand nombre de nuances, depuis le vrai noir jusqu’à celui que son teint rapproche le plus du blanc. On la désigne par le nom général de libre ou classe de couleur. Les mots mulâtres, sangs-mêlés qu’on emploie très-souvent dans le même sens, sont moins exacts, puisqu’on trouve sur toutes les habitations plusieurs esclaves s’éloignant plus ou moins de la couleur du pur noir, et quelquefois presque aussi blancs que leurs maîtres: c’est ce que j’ai remarqué sur l’habitation de Chäteaubrun et plusieurs autres. Ces esclaves sangs-mêlés sont les enfants des maîtres ou des géreurs.

Lorsque le gouvernement français eut autorisé l’esclavage dans les colonies, il sentit la nécessité d’avilir la race africaine afin de la rendre docile au joug. Il s’appliqua donc avec un zèle déplorable à immobiliser les noirs et tous ceux qui portaient dans leurs veines une goutte de leur sang, dans l’abjection, l’ignominie et la misère: c’est le moyen qui lui parut le plus sûr de contenir les esclaves. En arrivant dans les colonies, j’avais d’abord cru que les tristes préjugés qui les divisent avaient leur cause dans la seule force des choses; mais je me suis bientôt convaincu qu’ils sont tout entiers l’oeuvre réfléchie d’une égoïste et cruelle politique. La postérité voudrait-elle croire à un tel attentat contre la dignité humaine de la part de princes dit très-chrétiens? mais les actes en sont écrits comme pour éterniser leur honte. «J’ai rendu compte au roi, mandait un ministre au gouverneur de Saint-Domingue, le 27 mai 1771, de la lettre de MM. de Nolivos et Bougards du 10 avril, contenant les réflexions sur la demande qu’ont faite les sieurs *** de lettres-patentes qui les déclarent issus de la race indienne. Sa majesté n’a pas jugé à propos de la leur accorder; elle a pensé qu’une pareille grâce tendait à détruire la différence que la nature a mise entre les blancs et les noirs, et que le préjugé politique a soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendants ne doivent jamais atteindre, parce qu’il importe au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce noire, dans quelque degré que ce soit: préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le coeur même des esclaves et qu’il contribue au repos de la colonie. Sa majesté a approuvé en conséquence que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs *** la faveur d’être déclarés issus de race indienne; elle vous recommande de ne favoriser sous aucun prétexte les alliances des blancs avec les filles des sangs-mêlés.» Aujourd’hui, la politique tient un autre langage, mais en secret et par ses employés aux colonies, elle tient la même conduite.

La législation avait multiplié dans ce but les mesures humiliantes et vexatoires. Il était, par exemple, interdit aux libres de porter les mêmes noms et les mêmes vêtements que les blancs; d’être médecins, apothicaires, employés en qualité de commis ou clercs par les officiers de judicature; d’exercer, sans permis, d’autre travail que celui de la culture; de jamais se confondre avec les blancs dans les cérémonies publiques, dans les convois funèbres, dans les rangs de la milice; d’occuper au théâtre d’autre place que le paradis; d’hériter des blancs et de rien recevoir d’eux par donation entre-vifs. Ces honteuses prohibitions ont été effacées de la législation, mais elles vivent encore dans les moeurs coloniales qu’elles ont créés.

Les colons affectent beaucoup de mépris pour les libres et s’en tiennent à une grande distance; non-seulement ils regarderaient comme déshonoré celui qui s’asseoirait à la table où mange un mulâtre, mais encore ils trouveraient mauvais qu’on lui rendit le salut. Il y a plus: le salut fait pas celui-ci d’un air qui sentirait tant soit peu l’égalité ou la familiarité, serait une injure impardonnable aux yeux des blancs. Un petit-blanc de la paroisse de Sainte-Anne, nommé Sylvestre, était étroitement lié avec un jeune homme de couleur. Ce dernier ayant rencontré un jour son ami avec d’autres jeunes gens de sa classe, le salua comme à son ordinaire. Ce salut familier offensa cette fois sensiblement M. Sylvestre; il lui parut une flétrissure qui ne pouvait être lavée que dans le sang de l’insolent: on alla sur le terrain, mais il arriva que ce fut le sang du blanc qui coula.

Je viens d’être témoin d’une scène assez plaisante que je veux rapporter parce qu’elle peut beaucoup servir à vous faire juger du caractère, du préjugé de la peau. Un soir, les enfants du pensionnat du presbytère jouaient à la main-chaude dans la grande salle; leurs ébats amusaient beaucoup ceux qui étaient là. Un des habitués de la maison voulut y prendre part: sa grosse main le fait reconnaître au premier coup. Grande est la joie parmi les marmots. Séraphin, le premier des esclaves de M. le curé, un peu gâté par la confiance que lui accorde son maître et par la sorte de familiarité dont il use avec nous, oubliant, au milieu de la jubilation générale, qu’il était noir et esclave, s’avança pour donner aussi son coup. Les petits blancs s’empressent d’ouvrir leur cercle pour faire place à une main qui devait les venger mieux que la leur. Séraphin est reconnu; le patient se tourne avec fureur et s’écrie avec indignation: «Quoi un noir a osé toucher ma main.!!!» et il se retire précipitamment en le menaçant de le dénoncer à qui de droit pour lui faire infliger le châtiment dû à une insolence inouie.

La société coloniale, fondée sur la violation des lois de la raison et de l’éternelle justice, est toute pleine de contradictions et d’anomalies. Tandis qu’ils affichent en toutes choses leur dédain pour la classe de couleur, les blancs vont chercher leurs concubines parmi les mulâtresses, vivent maritalement avec elles, et permettent à ceux qui naissent de ces unions illégitimes de se dire leurs enfants et de prendre leurs noms; personne n’y trouve rien à reprendre; mais que l’un d’eux tentât de faire légitimer ses liens par la loi et par la religion, toute sa caste se soulèverait pour prononcer contre l’indélébile anathème. Le sexe lui-même, si tenace dans ses préjugés, n’est pas plus conséquent que les hommes; plusieurs faits ont montré qu’il ne dédaigne pas les noirs ou sang-mêlés que du bout des lèvres. Le jour de la Saint-François, M. Peyrol, curé du bourg de ce nom, baptisa un petit mulâtre né d’une demoiselle blanche; quelques mois auparavant, dans la même paroisse, une autre demoiselle de la même classe avait mis au monde des jumeaux qu’elle avait eux avec un esclave. Ces exemple seraient beaucoup moins rares sans la surveillance continuelle dont les jeunes blanches sont l’objet. Le préjugé de couleur n’est donc que de convention, et n’a d’autre fondement que l’orgueil et le désir de perpétuer l’esclavage en perpétuant l’humiliation du sang africain.

Les Européens qui ont au coeur quelque sentiment d’humanité compatissent vivement au malheur des libres quand ils commencent à connaître les injustices de ce qu’on appelle le système colonial: c’est ce que j’ai éprouvé dans les premiers temps; mais lorsqu’on s’aperçoit que les hommes de couleur en agissent à l’égard des esclaves comme les blancs à l’égard des hommes de couleur, c’est-à-dire que les mulâtres se vengent des outrages qu’ils reçoivent d’en haut par les dédains non moins pitoyables prodigués à la tribu maternelle, l’intérêt qu’on se sentait d’abord pour eux se tournerait en mépris et en pitié si on ne réfléchissait que, nés et formés au milieu d’une atmosphère d’injustices et de préjugés, ils ont dû nécessairement sen subir la mauvaise influence. Peu de jours après mon débarquement, je fus abordé derrière l’église Saint-François (Basse-Terre), par un jeune homme au teint clair et aux manières gracieuses. A peine eûmes-nous échangé quelques paroles qu’il mena la conversation sur les préjugés du pays. Je compris, par ses plaintes, à quelle classe il appartenait; je lui répartis que je n’ignorais rien de ce qu’il croyait m’apprendre, que j’en avais déjà gémi; que j’étais venu dans la colonie pour l’instruction des noirs, et que les déclamations ne pourraient me faire trahir la cause des opprimés ni faillir à mes devoirs. Au mot noir, les traits de ce jeune homme devinrent sombres, et il se retira sans mot dire: je l’avais confondu avec les noirs!!! je ne pus m’expliquer d’abord le motif de cette brusque retraite; je ne savais rien trouver dans ce que j’avais dit qui eût pu y donner lieu; je croyais que les libres et les esclaves, gémissant sous la même malédiction, unis d’ailleurs par les liens du sang, ne devaient avoir qu’un intérêt, et que la cause des seconds était celle des premiers. Je ne fus pas long-temps sans reconnaître que je me trompais. Non-seulement le préjugé de la peau existe des mulâtres aux esclaves, mais encore parmi les libres d’une nuance plus claire à une autre qui l’est moins. Une jeune mulâtresse du bourg de St-Anne fut demandée en mariage, il y a quelques mois, par un jeune homme de la Pointe-à-Pitre. Elle refusa sa main, bien que le prétendant, doué de qualités estimables, fût dans une position aisée. Voulez-vous en savoir la raison? – Le jeune homme était noir! Dernièrement, une femme de la même classe désira consacrer son union avec un noir par la sanction légale et religieuse. Une fille qu’avait cette mulâtresse s’y opposa de toutes ses forces; quoique très-dévote à la manière des Antilles, elle aurait mieux aimé voir sa mère vivre dans le crime que d’être légitimée, elle au teint blanc, par un noir. Toujours fidèle aux inspirations de ce préjugé, elle dédaigne aujourd’hui la main d’un jeune homme dont le visage est un peu bronzé. Croirait-on que les esclaves auxquels les maîtres accordent quelque emploi de confiance affectent eux-mêmes des airs de supériorité à l’égard des autres noirs? J’ai entendu plusieurs fois l’esclave Séraphin apostropher ainsi deux négrillons appartenant comme lui à M. le curé: «Marche, nègre! ô vilaine race!»

Méprisés par les mulâtres, les noirs leur rendent mépris pour mépris, dédain pour dédain, haine pour haine. Les blancs, qui fomentent ces dissensions intestines, les voient et s’en réjouissent; elles font leur force et leur sécurité. Ils frémissent lorsqu’ils songent à la puissance morale qui saperait leurs chimérique supériorité le jour où les libres et les esclaves confondraient leurs intérêts.

Il est vraiment fâcheux que la classe de couleur ne comprenne pas cela.

Les blancs allèguent, pour excuser leur conduite, les désordres des gens de couleur. mais ne sont-ils pas la première cause du mal? Ne donnent-ils pas tous l’exemple du libertinage le plus effréné? Combien en trouverait-on, depuis l’adolescent jusqu’au vieillard décrépit, qui n’entretiennent quelque concubine, soit dans la classe des parias, soit parmi leurs esclaves? Les hommes publics mêmes, et les plus haut placés dans l’administration, donnent de funeste scandale. Je connais un directeur de l’intérieur qui a un véritable sérail à deux pas de la ville où il réside, et qui, ayant vu naguère une toute jeune personne de couleur, d’une beauté rare, n’a pas rougi de souiller les cheveux blancs de son père en lui demandant sa fille pour concubine. Quelle honte pour un gouvernement d’avoir et de laisser dans un poste d’où l’on peut agir si efficacement en bien ou en mal, des hommes qui abusent ainsi de l’autorité qui leur est confiée! Les mulâtres peuvent du moins s’excuser, jusqu’à un certain point, en rejetant leurs dérèglements sur les lois immorales qui s’appliquèrent long-temps à les avilir, et sur ce qu’on fait encore pour les retenir dans l’abjection: mais où est l’excuse des blancs?

Les ordonnances oppressives portées jadis contre les libres ont été, il est vrai, effacées du code colonial, mais il y a peu de temps, et les moeurs qu’elles ont produites sont restées dans les idées, dans les habitudes: de même que les racines d’un arbre coupé par la hache du bûcheron poussent de nombreux et vigoureux rejetons, de même les impressions profondes de ces lois germent encore avec force et intensité; et les créoles, comme on peut le croire, ne montrent pas un grand zèle pour les arracher. L’administration, complaisamment vouée à leurs passions, ne montre pas plus d’empressement; ses ordonnances particulières et ses règlements locaux anéantissent une foule d’articles de la loi régénératrice et tendent à perpétuer le mal en perpétuant les distinctions odieuses que la métropole veut détruire. Eut-on jamais ici quelque égard à la loi et aux voeux de la mère-patrie? Un jeune homme de sang-mêlé de la Basse-Terre, distingué entre les libres, ayant de la conduite et du talent, vient de demander à M. Bilcoq, directeur de l’intérieur, une place de clerc dans ses bureaux; il lui a été répondu par ces mots outrageants: «Il n’y a donc plus de houe ni de bêche dans la colonie?»

Malgré ces observations et une infinité d’autres que je ne puis rapporter, un progrès véritable se manifeste, la législation nouvelle a porté ses fruits; les moeurs s’épurent sensiblement: J’ai donné plusieurs retraites de première communion dans la Grande-Terre, et j’ai remarqué que les personnes de couleur dorment toujours la grande majorité des communiants. A Saint-François, par exemple, sur une soixantaine de fidèles que j’ai vus s’asseoir pour la première fois au banquet sacré, il n’y avait que quatre membres de la noble race, et un nombre à peu près égal de vieilles négresses. La proportion a été la même au Moule, à Sainte-Anne, etc. J’ai déjà dit que les concubinages ont presque disparu aux Saintes, du moins à la Terre-de-Bas: le bien se fait également aux Trois-Rivières et à la Pointe-Noire. A Sainte-Anne, sur huit mariages que j’ai bénis en moins de sept mois, six étaient entre personnes de couleur, et, ce qu’il y a de remarquable, c’est que les nouveaux mariés sont de nuance très différente.

J’avais fixé à deux ans le terme de mon premier séjour aux Antilles: une nouvelle bien affligeante, celle de la mort de mon pauvre père, et plus encore l’impossibilité bien reconnue de rien faire pour les esclaves, m’ont déterminé à revenir en France dès que les départs recommenceront.

LETTRE DOUZIÈME.

Le 3 décembre 1840, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A M. R…, au séminaire du Saint-Esprit.

Cher condisciple,

J’eus, il y a quelque temps, une discussion assez vive avec M. le curé au sujet des nègres. La gouvernante du presbytère était en ce moment dans l’office. Elle avait tout entendu. Un jour donc, M. Boissel étant absent, elle profita de cette circonstance, et me témoigna sa reconnaissance pour l’intérêt que je porte aux malheureux. Je me souviens qu’elle dit, entre autres choses: «Les hommes comme vous sont rares. Notre père n’est pas l’homme de Dieu: il n’aime pas les malheureux. il en dit toujours du mal quand il est avec les colons, il ne cesse de répéter que plus on les instruit, plus ils sont méchants. Et comment le sait-il? Il ne s’en occupe pas.» J’essayai quelques paroles d’excuse en faveur de M. le curé. «Ah! M. Dugoujon, reprit-elle, je sais tout parce que j’entends tout; mais je ne dis rien, et si je vous ai communiqué ces choses, c’est que je sais que vous êtes bon.» Que pouvais-je répondre à cela? Devais-je dire que la conduite de son maître est une nécessité de sa position, et que s’il hurle avec les loups qui l’environnent, c’est pour éviter d’en être dévoré? Mais l’opprimé peut-il se contenter d’une pareille raison? Hélas! mon cher ami, que la position d’un prêtre est difficile dans un pays qui est en proie à l’esprit de caste, et où les craintes mortelles qu’inspirent les vengeances toujours imminentes des esclaves rendent les puissants si susceptibles, si jaloux, si injustes!!!

Les esclaves ne sont pas malheureux, nous disait-on au séminaire; ce que leur condition a de misérable et d’avilissant, la coutume le leur a rendu si naturel, qu’ils ne semblent même pas s’en apercevoir ni désirer mieux. J’entendais également mon curé et les créoles dire à tout moment de pareille choses, et j’avais de la peine à me faire à cette idée que des mères qui aiment leurs enfants aussi tendrement que les négresses pussent se trouver bien d’une condition qui les prive de toutes les douceurs et de toutes les consolations de la maternité, dans laquelle elles sont exposées tous les jours à voir leurs enfants, même dès l’âge le plus tendre, cruellement fouettés ou chargés de fers, selon le caprice d’un maître irascible ou avine, d’un géreur emporté et brutal, d’un commandeur grossier et vindicatif; dans laquelle aussi ils peuvent être arrachés pour être jetés sur le marché comme des veaux; dans laquelle enfin la pudeur ni la délicatesse de leur sexe ne les sauvent pas elles-mêmes du sanglant supplice. «On a vu à la Guadeloupe, dit le P. Dutertre, une jeune négresse si persuadée de la misère de sa condition, que son maître ne put jamais la faire consentir à se marier au nègre qu’il lui présentait……… Elle attendait que le père (à l’autel) lui demandât si elle voulait un tel pour mari, car pour lors elle répondit, avec une fermeté qui nous étonna: Non, mon père, je ne veux ni de celui-là ni d’aucun autre; je me contente d’être misérable en ma personne sans mettre des enfants au monde qui seraient peut-être plus malheureux que moi, et dont les peines me seraient plus sensibles que les miennes propres. Elle est aussi toujours demeurée dans le même état de fille, et on l’appelait ordinairement la Pucelle des îles (1).» Est-ce que les esclaves sentiraient moins aujourd’hui qu’autrefois leur avilissement? Non, l’abrutissement de la masse ne les empêche pas d’apprécier leur misère. Ils ont autour d’eux trop d’objets de comparaison pour n’en être point frappés; à toute heure ils sont à même de comparer leur condition avec celle de leurs frères libres: on ne peut les fouetter, on ne peut les contraindre, personne n’a le droit de leur enlever la femme qu’ils aiment, ils peuvent la protéger et la défendre, les fruits de leurs amours ne sont point vendus: n’entendent-ils pas aussi à toute heure les bruits de liberté qui s’élèvent des îles anglaises?

Un entretien que je viens d’avoir, en allant au Gosier, avec le nègre qui m’accompagnait, m’a mis dans le cas de mieux connaître les sentiments des esclaves sur leur propre condition. Je rencontrai, à une petite distance du bourg de Sainte-Anne, deux petites créatures d’environ treize ans, entièrement nues. A notre approche, elles essayèrent de voiler leur nudité avec leurs mains, et, au moment où nous passâmes, elles se tournèrent du côté opposé. J’adressai cette question à mon guide pour l’amener à s’expliquer sur les misères de ceux de sa condition, et juger par ses réponses s’ils avaient le sentiment de leur profondeur: «Pourquoi donc nous tournent-elle ainsi le dos? – Elles ont honte, les pauvres malheureuses.- Que ne prenaient-elles leurs vêtements? – probablement elles n’en ont pas. – mais les maîtres habillent leurs esclaves?. Oh non, père, pas tous. – J’ai entendu dire que vous vous trouviez mieux et plus à votre aise nus qu’avec vos habits? – Les blancs disent bien des choses contre nous, mais il y en a bien peu d’exactes. A la vérité, nous allons au travail nus, à moitié nus ou en guenilles, mais ils ne disent pas que n’ayant qu’un hait propre, nous le gardons pour le dimanche (1). – Il est donc faux aussi que vous ne désirez pas la liberté, que vous ne vous trouvez pas malheureux d’être esclaves? – Ah! père, la liberté, nous la désirons comme le Messie: elles est bien lente à venir!! La preuve que nous ne nous trouvons pas heureux, c’est que tous les esclaves qui rencontrent une occasion de s’évader aux îles anglaises ne la laissent jamais échapper. Il vient d’en partir six à sept, la semaine dernière, de l’habitation de mademoiselle Anna. Passant par le bourg de Sainte-Anne pour aller prendre le vent de la Dominique du côté de Saint-François, ils furent rencontrés, vers le milieu de la nuit par le commissaire du quartier, du côté du cimetière des nègres (à un petit quart de lieue du bourg); celui-ci entreprit de les arrêter, mais ils se jetèrent sur lui et le laissèrent sans parole sur la place, afin qu’il ne put aller chercher main-forte contre eux. – Vous m’étonnez, je n’en ai point entendu parler; il me semble pourtant qu’un événement de ce genre devait faire du bruit? – Vous vous trompez, père, les colons ont soin de tenir ces choses secrètes autant que possible, dans la crainte que le succès de ceux qui réussissent à se sauver n’engagent les autres à les imiter. mais dites-moi donc ce qu’ils gagnent à se soustraire à leurs maîtres pour passer aux îles anglaises: ils y sont plus malheureux qu’ici? – Ne le croyez pas: c’est un mensonge qu’on vous fait et que l’on fait souvent en notre présence, mais nous savons que le travail et l’argent n’y manquent pas. Un de mes amis, esclave de M. Pilphaut (2), votre voisin y est passé depuis plus de deux ans; il écrit à sa mère infirme et lui envoie assez souvent de l’argent; certes il n’a point envie de revenir chez son maître, quoiqu’il cherche à le ramener par les plus belles promesses.

(1) Les témoignages des documents officiels se sont trouvés e parfaite harmonie avec les paroles de mon guide:

«Les sujets laborieux et intelligents sont passablement vêtus, presque partout; mais presque partout aussi, à côté des premiers, il y en a d’autres qui sont à peine vêtus, et même, sur quelques habitations, un grand nombre qui ne le sont pas du tout, du moins au travail. On rencontre en outre, le dimanche comme les jours ouvrables, un grand nombre d’esclaves nus ou à moitié vêtus. tant sur les routes que dans les rues du bourg et même de la ville de Saint-Denis. Les cases m’ont paru laisser bien plus encore à désirer que les vêtements.» (Exécution de l’ordonna. publ. de 1841, p. 102.)

«- J’ai la conviction que beaucoup de maîtres n’habillent pas leurs esclaves, ou ne les habillent que d’une manière tout-à-fait insuffisante; quelques-uns, par exemple, ne leur donnent qu’une chemise de toile bleue par année.» (Rapport du magistrat inspecteur de l’arrondissement de St. Paul, île de Bourbon, p. 7.)

(2) M. Pilphaut est un créole d’origine anglaise. N’ayant jamais vu l’orthographe de son nom, je l’écris d’après le son qui a frappé mon oreille, et d’une manière française.

Quant au fait raconté par mon guide, j’ai pris des informations, et j’ai reconnu que tout ce qu’il m’a rapporté est rigoureusement vrai.

«Un vieillard, continua-t-il, des quartiers Sous-le-Vent avait une trentaine d’esclaves; il les aimait comme un père ses enfants. Sur le point de mourir, il y a quelques années, il appela son neveu, qui devait être son héritier, et lui fit promettre de traiter ses esclaves comme il les avait traités lui-même. Le neveu eu bientôt oublié ses promesses et devint aussi dur à leur égard que son oncle avait été bon. Qu’arriva-t-il? Un beau matin, personne ne parut à l’appel; on courut aux cases, elles étaient vides; tout le monde avait fui chez les Anglais: la pirogue du pêcheur avait été enlevée. Les voisins de ce planteur se cotisèrent pour l’aider à réparer cet échec et en étouffer le bruit. Le fait a été peu connu.

«Je puis vous assurer que les évasions sont plus nombreuses que vous ne pensez; il s’écoule peu de mois sans que quelques-unes aient lieu, nonobstant toutes les mesures qu’on prend pour les empêcher. Ne croyez donc pas nos maîtres quand ils vous disent que nous ne souffrons pas de notre condition.»

Quoique les noirs ne s’ouvrent pas à tous indistinctement comme à un père qui leur porte intérêt, néanmoins les colons paraissent bien peu sûrs de ce qu’ils affirment. Leurs craintes que je ne comprenais pas d’abord, ne sont que trop bien fondées; et, s’ils étaient sages, au lieu de s’épuiser à multiplier ces moyens ruineux de prorogation, qui après tout ne peuvent être que passagers, ils demanderaient les premiers une solution qui arracherait le mal jusque dans son principe, et, en accordant à chacun ce qui lui est dû, assurerait aux colonies le calme, l’ordre, et par suite la prospérité de tous. C’est ce qu’ont compris les habitants de la patrie française de Saint-Martin; ils sont occupés à l’heure qu’il est à rédiger une pétition pour demander l’émancipation moyennant une indemnité. Les évasions sont si fréquentes dans cette dépendance de la Guadeloupe, que les habitants sont persuadés que la seule liberté peut empêcher la ruine de leurs ateliers. Je tiens cela de M. Wall, curé de Saint-Martin, avec lequel je viens de me rencontrer à la Basse-Terre.

LETTRE TREIZIÈME.

Le 15 février 1841, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A M. B…, au séminaire du Saint-Esprit.

Cher ami,

La folle résistance des colons contre tout projet d’amélioration dans le système qui les régit, et leur crédulité aveugle aux paroles de tous ceux qui savent caresser leurs préjugés, semblent être devenues des mines d’or à exploiter aux yeux de certains écrivains possédés de l’envie de devenir quelque chose. Le plus habile et le plus souple de ces candidats de la fortune est un certain Granier, enfant de la Gascogne, que j’ai connu autrefois clerc chez un avoué de Condom. Avant de passer aux Antilles, il avait fait la cour aux maîtres d’esclaves par quelques pièces fugitives en faveur de leurs préjugés. Cela lui avait valu quelques milliers de francs. Les trouvant si faciles à Paris, il en conclut naturellement qu’ils le seraient plus chez eux. Il ne s’est pas trompé: précédé de ses brochures et porteur d’une lettre de M. de Lamartine, il a été reçu comme le sauveur des colonies. Il n’est à la Guadeloupe que depuis un mois et demi au plus, et déjà il a été nommé délégué aux appointements de 25,000 fr., avec d’énormes suppléments pour couvrir ses voyages passés et futurs dans l’intérêt de la noble cause de la servitude. Sainte-Anne et le Moule sont les séjours des plus enragés partisans du statu quo et le foyer de la résistance: M. le délégué ne pouvait donc quitter la colonie sans avoir honoré ces quartiers de sa présence. Il a passé la semaine dernière chez nous: on lui a donné un bal. M. le curé a prêté, afin d’orner la salle, les bouquetiers et les candélabres que l’on place sur l’autel pour les expositions du St-Sacrement.

M. Granier a été traité dernièrement à la campagne de M. de Bérard. Tous les habitants de la commune étaient invités: j’étais du nombre; j’ai même eu l’honneur de m’entretenir particulièrement avec lui. Nous avons parlé de l’esclavage: nous n’avons pu nous entendre. M. Granier prétend que les esclaves sont plus heureux que les paysans et les ouvriers européens, et moi je soutiens que leur situation, à l’heure qu’il est surtout, est la honte tout à la fois du christianisme, de la civilisation et de l’humanité. Mon opinion et les faits que j’ai apportés en preuve ne lui ont point plu. Il m’a dénoncé aux colons comme un homme dangereux au pays. C’est là, je pense, le premier acte de sa délégation. Je suis assuré qu’il est très-aise que je lui aie fourni cette occasion de leur donner un échantillon de son zèle pour les intérêts du pays entendus à leur manière.

Tous les projets anti-abolitionnistes qui naissent dans les colonies ont un écho fidèle au presbytère de Sainte-Anne. C’est là que j’ai appris que les créoles, après la publication des ordonnances royales du 5 janvier 1840, avaient résolu de se soustraire à la juridiction de la mère-patrie, pour se donner aux Américains ou aux Russes. Je les entendis, après la trop fameuse affaire de Douillard la Mahaudière, se concerter sur les moyens d’expulser insensiblement de la magistrature coloniale tous les Européens dont les opinions ne seraient pas assez favorables au statu quo. Ils se regardent déjà comme sûrs du succès, tant ils comptent sur la connivence des hauts administrateurs, la vénalité ou la faiblesse du bureau de la marine.

Si ce projet réussit comme ils l’espèrent, j’ose assurer d’avance qu’il n’y aura plus aux colonies de maîtres barbares, plus de châtiments excessifs, plus de lieu à poursuivre: les Antilles seront transformées tout-à-coup en un nouvel Eden.

Je suis en proie à la fièvre intermittente depuis quinze jours environ. Les accès ne revenaient d’abord que tous les trois jours; comme pendant ces intervalles j’étais obligé de faire aussi bien qu’auparavant de longues courses à la campagne, ils sont devenus plus fréquents et plus intenses: ils reviennent tous les deux jours.

Quand donc viendra le mois de mai!!

LETTRE QUATORZIÈME.

Le 2 mars 1841, Sainte-Anne (Guadeloupe).

A M. Campardon, vicaire de Saint-Pierre, Condom

Monsieur l’abbé,

Après la découverte de l’Amérique, les colonisateurs espagnols établirent l’esclavage dans leurs possessions au nom de la religion; pour obtenir de leurs souverains le droit d’asservir les Indiens, ils leurs persuadèrent que la servitude était le seul moyen de les amener au christianisme. Lorsque leurs premières victimes eurent été dévorées par le travail forcé, au nombre de douze à quinze millions (1), ils allèrent chercher des nègres sur la côte d’Afrique. Les planteurs de nos colonies obtinrent aussi de Louis XIII l’autorisation de faire la traite pour rendre les noirs chrétiens (2).

(1) Las Casas, préface du premier Mémoire.

(2) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Nègre.

Or, la religion a si peu de part dans la conduite des infâmes trafiquants d’hommes, que, tandis qu’ils abusaient les rois et les peuples par des paroles hypocrites, ils mettaient tout en oeuvre pour paralyser le zèle du clergé: ils prétendaient que la religion n’est point bonne pour des esclaves, qu’elle leur apprend à raisonner, qu’un serf n’obéit bien qu’autant qu’il est ignorant (1), ou bien ils refusaient de les faire baptiser parce qu’ils avaient des répugnances à avoir pour esclaves leurs frères en Jésus-Christ (2). C’est ce qui se pratique encore à Saint-Louis: je le tiens de deux de mes condisciples, M. Boilat et M. Fridoil, originaires de cette colonie.

(1) Las Casas, t. Ier, second motif du Mémoire.

(2) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Nègre.

Dans les autres colonies, le même esprit qui inspira le Code Noir créa une religion spéciale d’après laquelle les nègres et même les libres sont traités en vrais parias. On baptise les esclaves, il est vrai; mais, du reste, point d’instruction religieuse, point de première communion, point de confession, même à la mort; point d’extrême-onction (1), point de funérailles ecclésiastiques. Je dois dire cependant, pour être parfaitement exact, que ce dernier cas admet des exceptions à l’égard des nègres employés dans les villes et les bourgs ou dans les habitations situées dans leur voisinage; mais je dois ajouter également que l’on ne voit pour ainsi dire jamais aux fonts baptismaux des négrillons appartenant, dans la Grande-Terre, aux habitations des Grands-Fonds; dans la Guadeloupe, aux propriétaires voisins des montagnes. (Il m’a été d’autant plus facile de faire cette remarque, que pendant un séjour de quinze mois à Sainte-Anne, j’ai été seul chargé de baptiser les enfants esclaves.) L’ordonnance du 5 janvier 1840 devait mettre un terme à quelques-uns de ces abus. Les colons ont protesté contre elle, et le mal n’a fait qu’empirer. Quelques prêtres ont voulu remplir leur devoir comme la religion catholique les leur impose, mais leur zèle est venu échouer contre l’opposition des maîtres et la mauvaise volonté des administrateurs: ceux-ci ayant reçu sous main avis de stipuler les intérêts des colons, ont cru devoir prohiber tout ce qui sentait l’innovation.

(1) Le père Claver paraît avoir été le premier dans les îles espagnoles qui se soit occupé d’une manière suivie de baptiser les nègres et d’en faire des chrétiens. Les efforts de son zèle eurent un plein succès dans un temps où les maîtres ne pouvaient envisager l’instruction religieuse comme une préparation à la liberté. Mais l’ami des opprimés était un homme doué de ce caractère et de cette charité héroïque qui ne sont que de trop rares exceptions. Il fut impossible à ceux qui vinrent après lui de marcher dans la voie qu’il avait tracée; ils durent, comme les missionnaires français, se borner à administrer le baptême, et encore l’Apôtre des nègres craignait-il dans sa vieillesse que son oeuvre ne fût entièrement abandonnée après sa mort; aussi, quand il apprit que le père Diégo de Farigna, qui venait d’arriver, était chargé par le roi de baptiser les nègres, «Ah! s’écria-t-il tout transporté de joie, levant les yeux au ciel, et frappant la terre de son bâton: baptiser les nègres! bonne nouvelle!» (Vie du père Claver, suivie des Missions du Paraguay, t. II, p. 19.)

Les nègres sont extrêmement pieux et semblent portés naturellement aux pratiques religieuses. Tous les hommes qui ont pu et voulu s’occuper sérieusement de leur moralisation ont toujours obtenu d’heureux et prompts succès. Ils sont pleins de vénération pour le caractère du prêtre, et de docilité pour sa parole. Ils se rendent en foule aux sainte offices. Le dimanche, ils remplissent les églises et s’y tiennent avec le plus profond respect et dans le plus grand recueillement; jamais on les y voit parler, jamais on ne les voit rire ni tourner la tête. Mais ces heureuses dispositions n’étant point dirigées ni éclairées, dégénèrent en déplorables superstitions. Le crucifix, les statues de la Vierge, les images des saints, ne sont pour eux que des fétiches. Ils ont conservé au sein du catholicisme toutes les pratiques païennes ou mahométanes qu’ils ont rapportées de l’Afrique. N’est-ce pas un navrant spectacle de voir une foule d’hommes assiéger l’autel, et là, à côté d’un prêtre français, au moment le plus solennel su sacrifice, tour à tour se prosterner, élever les mains, étendre les bras, tracer des signes sur les pavés et les embrasser, prendre des postures de corps comme dans une mosquée ou une pagode?

J’ai dit que les nègres voisins des églises y sont presque toujours portés après leur mort. Or, voici comment se pratiquent les cérémonies des funérailles: le curé ou celui qui le remplace se revêt d’un vieux rochet et d’une étole usée, et lorsque le nègre de la fabrique a chanté quelque chose, qu’on appelle ici le Libera, le célébrant asperge la bière et se retire, les porteurs enlèvent le corps et suppléent au reste par de chants barbares, des danses et des orgies. Il m’a été donné d’être témoin une fois, à Sainte-Anne, d’une de ces cérémonies à l’africaine. Un noir pêcheur était mort dans le voisinage du presbytère. Durant la nuit qui suivit le décès, je fus plusieurs fois réveillé par le son du tam-tam et par des chants de danse. Le lendemain au matin, je vis sortir de la case du défunt un grand nombre de noirs des deux sexes vêtus de leurs plus beaux habits et emportant leurs instruments de musique et des bouteilles qu’ils avaient vidées. Lorsque les brièves cérémonies usitées pour les noirs eurent été faites à l’église, le convoi se dirigea vers la mer, où les canots de tous les pêcheurs l’attendaient près du rivage: ils étaient pavoisés et rangés comme en ordre de bataille. Lorsque le corps parut, il fut salué par le tam-tam, par le son du lambis, et par des hurlements prolongés. On le plaça sur une barque, et, à un signal convenu, toute la flotille africaine s’ébranla; elle fit voile vers le cimetière des esclaves situé sur le bord de la mer, à un petit quart de lieue du point de départ. On aurait pu se croire à cette vue sur les côtes idolâtres de la Guinée.

Les prêtres zélés ne peuvent que gémir des choses déplorables que je viens de raconter, car ces infractions à la discipline générale de l’Église sont passées en usage dans toutes les paroisses: les créoles et les hommes créolisés s’en montrent extrêmement jaloux. Malheur à l’ecclésiastique qui oserait porter atteinte et entreprendre d’établir dans son église les règles du catholicisme: il s’attirerait le blâme de tous; l’ironie, le sarcasme, la raillerie lui seraient prodiguées en toute rencontre; la calomnie et les persécutions ne lui seraient pas ménagées. L’épreuve en a été faite déjà un grand nombre de fois en moins de deux ans. Tous les désordres et toutes les injustices se tiennent et s’enchaînent dans un état de choses fondé sur un crime, et jamais il ne fut plus vrai de dire qu’un abîme appelle un autre abîme.

LETTRE QUINZIÈME

Le 13 avril 1841, au Petit-Bourg (Guadeloupe).

Au même.

Cher condisciple,

J’ai été bien souffrant depuis ma dernière lettre. Je n’ai pourtant pas été dangereusement malade, du moins je ne le crois pas. La fièvre dont je vous ai parlé était devenue continuelle; les accès revenaient tous les jours; mon estomac ne pouvait rien retenir; ma tête se perdait. Avant de venir dans ces climats, je ne savais pas ce que c’était que la fièvre et la quinine; mais on apprend toujours quelques chose en voyageant.

Dès que je me suis trouvé mieux, je me suis hâté de sortir du milieu des marais qui environnent le bourg de Sainte-Anne, pour aller en changement d’air aux Saintes. En passant par la Pointe-à-Pitre, j’ai été prié d’aller célébrer un service au Petit-Bourg, dont le curé était malade. Je l’ai trouvé dans un état semblable à celui où j’étais peu auparavant. Il m’a prié de ne point l’abandonner. Enfin, on lui a conseillé de changer d’air pour se remettre: j’ai pris sa place. Quoique je sois obligé de vaquer aux fonctions du ministère, ma santé semble entièrement rétablie, la fièvre paraît également m’avoir abandonné, j’ai pourtant éprouvé deux accès au milieu des fatigues de la quinzaine de Pâques.

Le Petit-Bourg était un point important avant la fondation de la Pointe-à-Pitre. Trop voisin de cette ville, dont il n’est distant que d’une lieue, il a perdu toute sa splendeur, sa population est peu nombreuse et n’a pas de commerce. Il n’en est pas de même de la campagne: elle est populeuse et bien cultivée. Il m’a semblé que l’esprit de ce quartier est meilleur que celui des quartiers de la Grande-Terre; les habitants sont moins exaltés et entendent mieux la raison. Toutefois on m’en a signalé plusieurs comme très-durs à l’égard des esclaves. L’un d’eux, Henri de Bonneuil, est accusé d’avoir exercé des sévices excessifs contre des nègres, et d’avoir même assassiné un esclave marron. Ici encore, comme à Sainte-Anne et comme partout, il est des maîtres qui délaissent leurs esclaves dans leur vieillesse ou leurs infirmités: il en vient de temps en temps demander l’aumône à la porte du presbytère.

Le curé que je remplace est de ceux qui se sont laissés baîllonner par les préjugés créoles. Néanmoins, il y a parmi les sang-mêlés un excellent noyau de personnes pieuses; leur conduite est le fruit du zèle du trop regrettable M. l’abbé Donowant, mort depuis environ quatre ans. Un grand nombre d’esclaves se sont approchés du tribunal de la pénitence pendant la sainte quinzaine. Ils se sont aperçus que je les aime, et ils me le rendent; ils viennent en grand nombre le samedi m’apporter des fruits de toute espèce: des figues bananes, des oranges, des pommes d’acajou, des melons, des ananas, etc.: j’en ai durant toute la semaine pour mes voisins et pour moi. Un prêtre zélé et ami des opprimés ferait assurément les plus grand bien ici parmi les libres et parmi les nègres, si les obstacles de la servitude venaient à être levés.

Un esclave de M. le curé, nommé Jean, avait depuis long-temps des rapports secrets avec une demoiselle blanche appartenant à une ancienne famille. Cette intrigue vient de transpirer. La jeune personne se trouve enceinte de plus de sept mois. Le curé désire se défaire de son nègre et l’exporter à Puerto-Rico. Il lui impute d’avoir eu la pensée de le voler pour se sauver avec son amante aux îles anglaises (ce qui n’a pas l’ombre de la probabilité.) Déjà le pauvre Jean est dans les prisons de la Pointe-à-Pitre. Aussitôt que Mlle de Salles a appris l’incarcération de son amant, elle a couru éperdue à le geôle du Petit-Bourg pour en connaître le motif. Elle raffolle d’amour pour ce nègre et ne s’en cache plus. Ce nouveau fait prouve ce que j’ai dit ailleurs, que l’antipathie des dames blanches pour les noirs est loin d’être une vérité.

Je me propose d’aller dans le courant de la semaine prochaine à la Basse-terre pour demander un congé.

LETTRE SEIZIÈME

Le 30 avril 1841, Petit-Bourg (Guadeloupe).

A M. E…, prêtre africain, au séminaire du Saint-Esprit.

Cher confrère,

Votre ordination est connue ici, les colons ont beaucoup jasé; les prêtres créolisés ont paru fort étonnés et même scandalisés que des Africains aient été appelés aux saints ordres. Ils paraissent craindre qu’on envoie quelqu’un d’entre vous ici. Le bruit s’est répandu que vous étiez parti en qualité d’inspecteur. cette rumeur a causé une alarme générale parmi les membres du clergé.

Je viens de faire un voyage de quinze jours à la Basse-Terre pour demander au prélat apostolique la permission de passer en France pour des affaires de famille qui m’y appellent. J’ai été contraint de revenir à mon poste provisoire sans l’avoir obtenue. Il n’y a point pour le moment de bâtiment de l’État en rade, mais on en attend trois. M. Lacombe m’a promis de me donner avis de leur arrivage.

En passant par la Pointe-à-Pitre, j’ai rencontré dans une rue une sorte de rassemblement; l’arrestation d’une négresse qui venait de noyer deux petits enfants à elle, y avait donné lieu. Le capitaine du bateau qui m’a transporté à la Basse-Terre m’a beaucoup parlé de ce tragique événement. Il m’a dit que la mère a noyé ces deux petites créatures dans un endroit où il n’y avait presque autre chose que de la vase; qu’elle les a retenues sous ses genoux jusqu’à ce qu’elles aient été asphyxiées, et qu’elle-même se serait noyée si on n’était arrivé assez à temps pour l’en empêcher.

Quel motif, demandez-vous, a pu porter une mère à une action si atroce? – On ne m’a rien dit de précis sur ce point, et les interrogatoires qu’elle a subis n’ont rien produit de clair. Quant à moi, je pense que ce double infanticide est le fruit de l’amour maternel mal entendu. La négresse du P. Dutertre refusa de devenir épouse dans la crainte de devenir mère, disant: «Je me contente d’être misérable dans ma personne, sans mettre au monde des enfants qui seraient peut-être plus malheureux que moi, et dont les peines me seraient plus sensibles que les miennes propres.» Celle-ci, ayant eu le malheur de devenir mère, a cru que le plus grand service qu’elle pouvait rendre à ses enfants serait de leur arracher la vie que son sein maudit leur avait donné. Elle agit ainsi par un motif semblable à celui qui porte certains sauvages à égorger leurs vieux pères pour les soustraire aux douleurs et aux infirmités de la caducité (1).

(1) Ce fait a été raconté dans l’Univers, le 3 novembre 1841. Lés délégués de la Guadeloupe, sentant l’impression qu’il devait naturellement produire dans le public, cherchèrent à en atténuer l’effet par une lettre insérée dans la même feuille. Ils disaient que la mère en question était une négresse de l’intérieur de l’Afrique; qu’elle fut trouvée endormie à côté du cadavre de ses enfants, près du lieu où elles les avait noyés; qu’au reste, les débats judiciaires avaient établi que madame N… était une bonne maîtresse.

Qu’importe au fait que la négresse ait été trouvée endormie ou non?

Quant à la bonté de la maîtresse, elle ne plaide pas plue en faveur de la servitude que l’humanité reconnue des Amé-Noël, des Douillard-Mahaudière, etc., etc., dont les crimes ont retenti dans tout le monde civilisé.

Les délégués, en affirmant que la mère est une négresse de traite et qu’elle fut trouvée endormie à côté de ses enfants noyés, voudraient-ils nous insinuer que les Africains sont étrangers même aux sentiments naturels avant d’arriver chez nous? Hé quoi! pensent-ils trouver quelqu’un assez crédule pour croire que la nature, qui a doué les animaux les plus féroces de la tendresse la plus forte et la plus touchante pour leur progéniture, l’ait refusée aux noirs? Non, la mère africaine n’a rien à apprendre sous ce rapport; elle est, selon le témoignage du père Dutertre, plus tendre qu’on ne saurait le dire et l’exprimer: personne ne l’ignore aux colonies.

Je dois faire observer ici, en passant, que les Africains n’apprennent rien dans l’esclavage. L’expérience a prouvé qu’ils deviennent pires dans les colonies qu’ils ne sont dans leur terre natale: c’est le témoignage de tous les voyageurs qui ont parcouru l’Afrique.

Je me suis rencontré à la Basse-Terre avec M. Aigniel et Brien. Ils m’ont mené avec eux aux Trois-Rivières. Leur invitation a été si pressante, que je n’ai pu m’en défendre. Ces deux ecclésiastiques s’entendent admirablement; leur paroisse est pauvre, mais ils font le bien; cela leur suffit. Leur zèle a excité la haine des maîtres d’esclaves qui, aussi inconsidérés dans leurs actes qu’ils sont aveugles dans leurs préjugés, ont poussé la folie jusqu’à venir les assaillir une nuit dans le presbytère. Mes amis ignorent ce qu’il leur serait arrivé si le chien de garde n’avait donné l’éveil. Lorsque les lâches se sont vus découverts, ils ont pris la fuite, et exhalé leur fureur par des injures et des blasphèmes contre leurs pasteurs.

Entrant dans leur cour, j’ai remarqué une sorte de table renversée contre la muraille et criblée de balles, et dans la salle, trois fusils et deux pistolets. «Qu’est-ce ceci, dis-je à ces messieurs? est-ce que je serais par hasard dans une caserne? – Non pas dans une caserne, mais dans une citadelle, où nous venons de soutenir un siége.» Ils me racontèrent le fait que je viens de rapporter, et ajoutèrent: «Nous faisons avec ces armes ce que le gouvernement fait sur le champ d’Arbant: il prétend, par de fréquents exercices à feu, contenir les esclaves dans la peur, et nous, les maîtres.

J’ai eu tout lieu, le lendemain dimanche, de reconnaître la véritable cause de cette haine furieuse des blancs: j’ai vu se présenter au presbytère plusieurs personnes de couleur, hommes, femmes et enfants, afin de se faire inscrire sur la liste de la première communion. Ces tyrans jaloux ne peuvent endurer que le prêtre s’occupe en aucune manière non-seulement des esclaves, mais mêmes des sangs-mêlés; ils sentent que leur supériorité sur eux tient à leur avilissement, et que la moralisation peut en faire leurs égaux et même les rendre supérieurs à raison de leur force numérique.

Heureusement ils ne peuvent rien contre les libres; mais ils se vengent des progrès du bien par les odieuses mesures qu’ils prennent pour empêcher qu’aucun rayon de lumière ne descende dans l’âme de leurs esclaves, et pour les dégoûter des pratiques de la religion. «L’un d’eux, m’a dit M. Aigniel, ayant rencontré une de ses négresses récitant le chapelet dans un moment de repos, le lui a arraché avec violence et en a fait devant elle l’objet d’une hideuse et infernale profanation.»

Des Trois-Rivières, je suis passé aux Saintes sur un canot de pêcheur. J’ai été faire mes adieux à M. Magne. Il m’a assuré qu’il ne tarderait pas à me suivre. Il n’a pas à se louer de l’administration, sans doute parce qu’il est bon prêtre. Je l’ai engagé à supporter avec patience ses déboires en considérant le bien qu’il fait dans sa paroisse, surtout à la Terre-de-Bas, où il est aime comme un père, et dont les habitants sont si dociles à ses leçons et à ses conseils. Je lui ai fait observer qu’en France il ne trouverait nulle part tant de docilité ni plus d’amour.

Je suis parti des Saintes pour revenir à la Basse-Terre, j’ai fait cette traversée sur un léger canot en passant au milieu d’une foule de pêcheurs répandus de tous côtés dans le canal. Les uns cherchaient des lambis, les autres levaient leurs nasses. Les premiers étaient au nombre de cinq; ils plongeaient de distance en distance du haut de leur canot: il était rare que, en revenant sur l’eau, ils ne portassent un énorme coquillage entre leurs bras. Tout cela se faisait avec une dextérité digne des Saintois. Les seconds avaient pris une grande quantité de poissons. Ils se sont approchés de nous, et les ont jetés dans notre canot; les hommes qui me conduisaient devaient les vendre en ville. Au moment où nous sommes passés sous le Walmont, son sommet était couronné d’un nuage noir qui couvrait au loin la campagne de la Basse-Terre. C’était un orage: je voyais briller les éclairs, et entendais le tonnerre gronder. Je tremblais que quelque bouffée de vent ne s’élançât sur la mer du sein des coulées qui le sillonnent et ne chavirât notre frêle embarcation; je me rappelais que, il y a quelques mois, M. l’ordonnateur, par un temps calme te sans orage, avait failli être englouti avec la goëlette qui le portait. Elle se releva heureusement d’elle-même sur son lest après avoir appuyé sa voilure et ses deux mâts sur la surface de la mer. Grand nombre de bâtiments avaient eu moins de bonheur. Cet endroit est le cauchemar des capitaines de cabotage qui naviguent de la Basse-Terre à la Pointe-à-Pitre.

J’avais trouvé à la Pointe-à-Pitre des dissensions entre le curé et les vicaires: je viens de laisser les mêmes choses à la Basse-Terre. Ces désordres se reproduisent toujours et partout, parce qu’ils sont inévitables dans un corps sans chef et sans règle, dans lequel par conséquent tout dépend de l’arbitraire et du caprice du plus fort.

LETTRE DIX SEPTIEME

Le 8 mai 1841, Basse-Terre (Guadeloupe)

A M. G…, aumônier de l’hôpital civil de C…

         Cher confrère,

Dans la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire (le 18 septembre 1840), je vous ai entretenu de la situation morale des esclaves, du travail auquel ils sont soumis, de leur nourriture, de leur vêtement; je ne vous ai dit que deux mots, en passant, des punitions ou plutôt des sévices excessifs que les maîtres exercent sur eux.

Les premières ordonnances qui furent faites pour réglementer la servitude sont atroces et pleines de sang. La peine de mort est pour ainsi dire le refrein (sic) de tous les articles prohibitifs. Écoutez comme le Code Noir punit le simple marronnage (fuite de l’esclave): «Le nègre marron pendant un mois aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de Lys sur l’épaule gauche; s’il récidive, il aura le jarret coupé et sera marqué sur l’autre épaule; enfin, la troisième fois, il sera puni de mort». Le Code Noir prononce encore la peine de mort contre toute voie de fait d’un esclave envers son maître.

Rendus barbares par ce code épouvantable, les maîtres usèrent et abusèrent hideusement de leurs droits. Tant que dura la traite, un homme noir n’était rien à leurs yeux; ils se jouaient de sa vie comme un enfant mutin de celle d’un faible oiseau. On rapporte des traits de barbarie de cette époque dont la seule pensée fait frémir. Il faut en convenir, plusieurs articles de ce code sanguinaire sont tombés en désuétude; les maîtres sont devenus moins prodigues de leurs troupeaux humains, depuis que la prohibition de la traite leur a ôté le facile moyen qu’ils avaient de réparer les brèches que les excès de tout genre faisaient dans les rangs des ateliers (1); cependant, les passions inhérentes à notre nature sont restées; et, comme un de leurs plus constants effets est d’aveugler les hommes même sur leurs plus chers intérêts, elles se manifestent tous les jours par des violences monstrueuses. Il en sera toujours ainsi sous le régime de la servitude, tant à cause des dangereuses facilités qu’elle donne au maître d’abuser de son pouvoir, que de la contrainte dont il faut sans cesse user à l’égard d’hommes qui travaillent sans salaire et sans intérêt. La volonté du maître et celle de l’esclave doivent se trouver en continuelle opposition: conflit malheureux d’ou naissent nécessairement les craintes, les soupçons, les colères, les haines, les désirs de vengeance. Dans un semblable état de choses, les moyens coercitifs et tyranniques prennent la place de la raison et de la justice. Aussi, malgré l’amélioration sensible qui s’est opérée depuis quelques années, la société coloniale est encore toute pleine d’horreurs. J’ai vu en moins de quinze mois, et on m’a raconté plus de châtiments révoltants et excessifs qu’on ne pourrait en rapporter dans les bornes ordinaires d’une lettre. Je choisirai pourtant, entre mille, plusieurs de ceux qui, par la nature de la faute qui les a provoqués, par l’âge ou le sexe des personnes qui en ont été victimes, sont plus propres à vous donner une juste idée de la triste condition des esclaves, et du caractère des maîtres (2).

(1) Les partisans déguisés des colons, c’est-à-dire du statu quo colonial, ont proclamé bien haut ce léger progrès sur un effrayant passé. Qui ne connaît la lettre de M. le vice-amiral Mackau à l’occasion du projet de loi tendant à modifier les articles 2 et 3 de la loi du 24 avril 1833, sur le régime des colonies, et le parti que M. Mérilhou a tiré des paroles un peu timides de M. le ministre de la marine? En exagérant une amélioration, consolante sans doute, quel qu’en soit le motif, mais peu propre à satisfaire les voeux de la justice et de l’humanité, ils ont voulu oublier qu’il s’opère une funeste réaction depuis 1840. mais si M. le ministre et M. le rapporteur ignorent cela, la France ne l’ignore pas: les organes de l’opinion publique ont déjà plusieurs fois signalé le mal. La Nation a publié une excellente réclamation adressée par M. Mazulime, noir de la Martinique, aux rédacteurs salariés du Globe. L’Univers contenait dans son numéro du 27 septembre 1844 une lettre d’un prêtre de la Martinique tout-à-fait digne de créance et de respect, où je lis le passage suivant:

«…Quant à notre position, mon cher ami, l’horizon se rembrunit tous les jours, toute lueur d’espérance semble disparaître: on dirait que nous reculons au lieu d’avancer. Depuis quelque temps, les colons ou maîtres d’esclaves, encouragés par je ne sais quelle voix, semblent devenir plus cupides, plus cruels que jamais. Dans les campagnes, et même aux environs des ports de mer, les malheureux esclaves sont traités de la manière la plus barbare dans un grand nombre d’atelier. Autrefois, des vues d’intérêt, sinon d’humanité, sauvegardaient, jusqu’à un certain point, la vie et la santé des opprimés; aujourd’hui, on ne paraît tenir aucun compte de ces considérations: on pressure l’esclave pour en tirer autant de travail, autant de gain que possible, et peu importe qu’il meure par l’excès des fatigues, des souffrances ou des mauvais traitements. La surveillance des ateliers par qui de droit est presque nulle. On peut impunément gémir dans les fers pour le plus léger prétexte, aucune main protectrice ne se présente pour les briser; aussi, dernièrement, des esclaves me disaient, les larmes aux yeux: la France nous abandonne, ou plutôt on trompe la France sur notre triste situation; nos maîtres disent entre eux qu’ils ont à Paris beaucoup d’écrivains qui, moyennant bon salaire, soutiennent l’esclavage, et ils espèrent que nos chaînes ne seront pas rompues, au moins de long-temps…»

Cette déplorable réaction était déjà en bonne voie dans le temps que j’étais à Sainte-Anne. Quelque temps après la publication de l’ordonnance du 5 janvier 1840, M. Pilphaut, que j’ai nommé plus haut, fit fouetter sur la place publique du bourg, en sa qualité d’officier de la milice, un jour qu’il était de service, l’esclave d’un négociant de la même localité pour une irrévérence tout-à-fait involontaire commise à l’égard d’un milicien. La grande raison qu’allégua celui qui le fit tailler, et qui l’emporta sur les plus justes réclamations du maître, qui, aimant son domestique, voulait le soustraire à ce hideux et injuste supplice, fut la nécessité d’humilier cette canaille, qui semblait vouloir lever la tête. A peu près dans le même temps, le maire de Saint-François faisait infliger un quatre-piquets, devant la caserne de la gendarmerie, à un nègre qui avait eu l’effronterie d’aller se plaindre des injustices de son maître au juge de paix du Moule.

(2) Dans le mois de novembre 1841, peu de temps après mon arrivée en France, un extrait de cette lettre fut inséré dans l’Univers. Les créoles et leurs délégués disaient alors, par l’organe de leur journal ou d’écrivains salariés, ce qu’ils disent encore aujourd’hui, que les esclaves sont plus heureux que les paysans de nos campagnes et les ouvriers de nos villes. Mon article ne pouvait donc leur plaire; il souleva contre moi la tempête des passions coloniales. Entre autres mesures qui furent prises pour détruire l’effet de mes révélations, celle qui devait être la plus efficace, était une lettre que les deux délégués de la Guadeloupe publièrent dans l’Univers. Ils ne nièrent point les faits que j’avais avancés, mais ils en appelèrent à nos moeurs, et demandèrent s’il était croyable, s’il était même possible que des Français pussent se livrer aux actes que je leur imputais. Ils se flattaient, en concluant leur lettre, que le bon sens public avait déjà fait justice d’accusations aussi absurdes.

Il faut en convenir, les délégués agissaient habilement: il est certain, en effet, que le bon sens ne soupçonnerait pas ce qui se passe là-bas s’il jugeait les créoles d’après les idées d’un peuple libre. Mais les comptes-rendus de quelques affaires judiciaires et les rapports des magistrats publiés bientôt après, montrèrent que les moeurs d’un pays à esclaves ne ressemblaient et ne pouvaient ressembler aux moeurs d’une nation gouvernée par la charte, et dont tous les citoyens sont égaux devant la loi.

Or, voici ce que disent les magistrats dans leurs rapports officiels:

«Les renseignements obtenus des maîtres et des noirs m’ont appris que la chaîne était infligée pour un, deux ou trois ans, peut-être plus… J’ai vu sur un atelier, au travail, deux noirs enchaînés chacun par les deux pieds, et un troisième dont la chaîne, soutenue dans le milieu par une corde passée autour de la ceinture, se terminait à chaque extrémité par une barre de fer s’élevant de l’anneau de chaque pied à la hauteur du genou… J’ai vu une négresse et un noir attachés à la même chaîne. J’en ai fait parler au maître comme d’une chose contraire à la morale… Le jour de mon arrivée à Saint-Luc, un jeune noir a été vu dans la ville ayant au cou une chaîne qui ne pouvait convenir qu’à un homme fait. Le commissaire de police la lui a enlevée.» (Exécution de l’ordonnance royale; Rapport de divers magistrats-inspecteurs (île de Bourbon); publication de 1842, p. 107, 115 et 116.)

Pour les comptes-rendus des affaires judiciaires, je me bornerai à rappeler ici un des derniers exemples de cruauté exclusivement propres au régime servile.

Le 12 janvier 1842, comparaissait devant le tribunal de St-Pierre (Martinique), le sieur L. C., habitant du Gros-Morne, âgé de soixante-quatorze ans.

Le vieux colon était, entra autres choses, accusé d’avoir fait attacher à quatre piquets l’esclave Thomassine, âgée de neuf ans et deux mois, et de lui avoir infligé un châtiment excessif. Le procès-verbal du médecin, au rapport, dit textuellement: «L’esclave Thomassine, soumise à notre examen, nous a fait reconnaître environ vingt-cinq cicatrices longitudinales situées à la partie postérieure du dos, ayant diverses directions, lesquelles paraissent être le résultat des coups de fouet qu’elle aurait reçus à des époques différentes, et dont le dernier châtiment lui aurait été infligé depuis plus d’un mois. Parmi ces cicatrices, il en existe une à la partie externe droite, couverte d’une escarre rougeâtre de la grandeur d’une pièce d’un franc, qui probablement a été déterminée par le frottement de la robe ou par toute autre cause étrangère. Toutes ces lésions peuvent faire supposer que le châtiment reçu par l’esclave Thomassine a été assez sévère à raison de son âge, mais que néanmoins il n’a pas été excessif

«On voit ce que sont les colonies, dit M. V. Schoelcher, en rapportant cette affaire dans son excellent opuscule à l’appui de la pétition des ouvriers pour l’abolition immédiate de l’esclavage; on voit s’il n’est pas de la dernière urgence de fermer la plaie qui les souille: il existe un vieillard qui fait attacher sur le sol, par les pieds et par les mains, une pauvre petite créature de neuf ans, et qui la bat jusqu’à lui laisser vingt-cinq cicatrices sur le corps; on y trouve ensuite un médecin pour déclarer qu’une punition de cette nature ne constitue pas le châtiment excessif déterminé par le code…; puis enfin, quand l’évidence est acquise à une pareille cruauté, la loi frappe le coupable d’une amende de 200 francs

Je voudrais m’arrêter ici, mais les réflexions que fait cet estimable écrivain sur ce jugement et un autre qui avait eu lieu l’année précédente, sont si justes, si solides, que je me sens entraîné à aller jusqu’au bout. Il continue ainsi:

«Le crime, le rapport du médecin, le jugement, on est embarrassé de savoir ce qu’il y a ici de plus monstrueux; mais cette désolante perplexité même ne dit-elle pas que l’on ne peut transiger plus long-temps avec la servitude? car, pour un acte qui arrive à l’éclat de la justice, combien d’autres doivent se commettre impunément au milieu d’une société dans laquelle un tel code engendre de tels vieillards et de tels médecins! C’est une chose en effet digne de fixer l’attention de la France, que l’incapacité de distinguer le bien du mal où le régime servile jette quelques propriétaires d’esclaves et leurs familiers. Ce fait significatif a été observé par les magistrats-inspecteurs; un rapport du procureur du roi de la Basse-Terre le constate en ces termes: «Dans le quartier du Vieux-Fort, un seul habitant me fut signalé comme exerçant à l’égard de son atelier une discipline trop rigoureuse. Sur mes interpellations, il m’exhiba un énorme collier, avec une chaîne d’une dimension et d’un poids inadmissibles; il me montra aussi, placé sous sa terrasse, dans la maçonnerie, un petit cachot carré où un négrillon ne pouvait tenir qu’assis. Je l’invitai formellement à détruire cet étouffoir. Cet habitant a avoué ses moyens disciplinaires avec une grande simplicité, et je demeurai frappé de cette pensé, que, dans sa conduite, il y avait plus d’ignorance que de méchanceté.» (Extrait de l’Ordonnance, etc.)

«Un procès jugé à la Martinique, le 28 juillet 1841, confirma cette triste observation. M. V. M. était accusé d’avoir tenu enchaîné pendant sept mois, dans une écurie, un petit nègre de douze à quatorze ans. La chaîne, pesant ensemble seize livres, était assez longue pour que l’enfant pût donner aux chevaux l’herbe que l’on déposait à côté de lui; il portait sur le corps des traces de coups de fouet, et il se trouvait dans un grand état de débilité. Le fait était positif, avéré; le colon ne le nia pas: il n’avait, disait-il pour excuse, d’autre moyen de punir ce petit nègre marron et maraudeur incorrigible. – La torture est malheureusement trop évidente; ce négrillon a été pendant sept mois un chien à l’attache. Eh bien! les moeurs coloniales sont telles, le délire que donne l’esprit maître va si loin, M. V. M. avait si peu conscience de son crime, que le lieu de séquestration était l’écurie; or, les écuries n’ont pas de portes aux Antilles, tout le monde a la faculté de voir ce qui s’y passe, et le juge d’instruction, tant on avait peu envie de se cacher, ne fut instruit du mal que par un gendarme envoyé là dans une tournée pour mettre les chevaux. Le coupable est un homme doux, honorable; il est même connu pour un bon maître; et il est certain que se privant une fois des services de son mauvais petit esclave, il aurait pu le plonger dans un cachot infect, s’il l’avait voulu. – Inutile d’ajouter qu’il fut acquitté!

«Sans doute des actes de barbarie se commettent aussi en Europe; mais ils y sont exceptionnels, la société les réprouve, les punit, et l’on ne saurait avec justice s’en rendre solidaire. Aux îles, au contraire, ce sont des hommes éclairés, jouissant d’une réputation de bonté bien acquise, qui arrivent, on peut presque dire innocemment, à ces tortures avouées: ils sont excusés par leurs pairs et absous par leurs juges, lorsqu’il se rencontre un magistrat intègre comme M. Goubert, pour les poursuivre. Le crime alors cesse d’être individuel: il devient commun à la société, qui lui est indulgente; il fait corps avec elle, et le législateur, pour être conséquent, n’a d’autre moyen de le prévenir et de l’extirper que de briser le système même qui l’engendre.»

Le fouet, le carcan, les chaînes, le cachot, sont les instruments ordinaires de la discipline des ateliers; ils existent sur toutes les habitations. Les femmes et les enfants y sont sujets comme les hommes les plus robustes. Je viens de voir aux Trois-Rivières un enfant de douze ans ayant le corps tout sillonné de coups de fouet qu’il a déjà reçus. Je passais un jour à côté d’une habitation de la paroisse Sainte-Anne, une négresse d’un certain âge vint à ma rencontre, me priant avec larmes d’aller demander pardon pour son fils, et elle me montrait un petit garçon maigre, nu, sale, et ayant des chaînes aux pieds comme un forçat. -«Qu’a donc fait votre fils? – Il avait mécontenté Monsieur; la peur l’a fait fuir. A son retour, on lui a mis les fers». Lorsque mon ministère m’appelait dans les Grands-Fonds, je passais ordinairement sur les terrains de cette même habitation, appelée Bel-Air, du nom de la propriétaire. J’avais remarqué contre la muraille de la maison une sorte de cage en bois de deux pieds au plus de hauteur et très-étroite. Elle est exhaussée de plusieurs pieds au-dessus du sol et est posée sur quatre pieux. Je l’avais prise pour une volière à pigeons ou une cage à lapins. Imaginez quelle fut mon indignation quand un jour, entrant dans la maison avec le médecin du bourg, M. Annet, j’aperçus à travers les fentes des planches, blotti, non pas un animal, mais un être de notre espèce. Toutefois, cette bière aérienne n’est pas à beaucoup près aussi affreuse que ces tombes à l’usage des vivants, bâties en maçonnerie, qu’on trouve sur la plupart des habitations, et dans laquelle le malheureux qui y est emboîté se trouve tout à la fois privé d’air et de lumière. Je vis passer il y a peu de jours, dans une rue de la Pointe-à-Pitre, un tout jeune enfant ayant des fers aux pieds comme celui dont j’ai parlé plus haut. Etonné que les maîtres osassent se permettre de semblables abominations dans le sein d’une ville et sous les yeux des autorités, j’en témoignai ma surprise à une personne avec laquelle je me trouvais: « Ah! Monsieur, me répondit-elle, il y a si longtemps qu’on voit cet enfant avec ses chaînes, qu’il semble être né ainsi. Il appartient à un boulanger qui, pour l’avoir toujours sous la main, lui a mis ces entraves.

J’ai été témoin naguère sur une habitation de la paroisse Sainte-Anne, la première que l’on rencontre à gauche de la toute en revenant de Saint-François, de la flagellation de six femmes. On avait pris la précaution de les faire coucher à plat-ventre afin que les coups fussent à la fois plus sensibles et moins dangereux. C’était à la fin d’une tâche; il parait qu’elles se terminent à peu près toutes ainsi. Le géreur présidait à cette exécution. I1 en était tellement occupé, qu’il détourna à peine la tête pour me rendre le salut. Quelle faute avaient donc commise ces pauvres esclaves? Elles étaient arrivées quelques minutes trop tard au travail (1)!

(1) Je dois avertir que le propriétaire de cette habitation est en France, et que ces atrocités sont entièrement l’oeuvre du géreur.

On peut juger par ce peu de faits combien les maîtres sont injustes. Y a-t-il, en effet, quelque proportion entre le délit et le châtiment? Et cependant il en faut beaucoup moins pour les porter à ces hideux excès: la crainte, un dépit, un soupçon, sont des motifs suffisants aux yeux d’une foule de colons. Pendant que j’étais au Petit-Bourg, je fus appelé sur une habitation pour entendre en confession un nègre moribond. Le propriétaire jouit de la réputation d’honnête homme et d’excellent chrétien, je crois qu’il le mérite à beaucoup d’égards; cependant il ne s’était pas fait scrupule de mettre les fers à un adolescent assez impatient du joug de l’esclavage. I1 craignait, me dit-il, qu’il ne se sauvât dans les bois, ou il s’était vanté d’avoir découvert un endroit dans lequel il ne serait pas possible de le trouver.

Les fers ne feront point oublier à cet infortuné la retraite qu’il regarde comme un asile sûr, ils ne sont guère propres non plus à étouffer dans son coeur ulcéré le désir de la fuite; le danger de le perdre subsistera toujours; il sera donc condamné à la chaîne jusqu’à ce que la mort vienne la lui ôter. Si un honnête homme peut en venir à ce point d’inhumanité, à quels excès ne peuvent pas se porter les maîtres durs, abrutis par l’ivrognerie et les autres vices? Sous un régime contre nature, tout doit être plein d’injustices, de barbarie et d’atrocités.

Ces cruautés, les maîtres les commettent sans remords, sans scrupule, sans se douter le moins du monde combien ils lèsent les droits de la justice et de l’humanité: que dis- je? ils s’en font un jeu et un sujet de plaisanterie dans leurs réunions. Un jour, nous étions, M. Magne et moi, chez un capitaine de cabotage des Saintes; M. Lasserre, maire du quartier, était avec nous, ainsi que plusieurs autres Saintois. On parlait des ordonnances du 5 janvier. M. le maire, voulant amuser la société, raconta que, au moment où il reçut le journal qui les contenait, il apostropha ainsi un petit négrillon, enfant de sept à huit ans: «Ah, on veut qu’on vous instruise, maintenant! Hé bien, où veux-tu aller à l’école: à la Basse-Terre ou à la Terre-de-Haut? – A la Basse Terre. – Approche, je vais t’y conduire. S’étant avancé, je lève le bras pour lui donner un coup de rigoise (nerf de boeuf); il se jette en arrière, et le coup porte sur ma cuisse. Je me suis fait grand mal, j’en porte encore la trace: demandez à M. Courtois, à qui je l’ai montrée ce matin. Mais le drôle n’a rien perdu et me l’a bien payé, puisqu’au lieu d’un coup il en a reçu six». Le narrateur avait voulu nous égayer, mais il eut lieu de reconnaître qu’il n’avait pas été heureux; car M. Magne, qui n’est pas un flatteur, lui répliqua avec un aigre sourire: «Ah! vous trouvez que la rigoise fait mal; croyez-vous que vos esclaves et surtout des enfants y soient moins sensibles que vous?».

Presque en même temps, le docteur de la Convalescence des Saintes, voisin du presbytère, fit infliger un quatre-piquets à un petit négrillon. Nous entendîmes les coups et les cris. Imaginez quelle fut notre indignation en apprenant qu’il avait fait traiter ainsi pour n’avoir pas voulu ou plutôt pour n’avoir pas osé, à son ordre, prendre une bête à mille pattes.

Les clames mêmes, naturellement si douces, si compatissantes, deviennent cruelles sous la maudite influence du régime servile. Elles entendent fouetter, font fouetter ou fouettent sans pitié leurs domestiques, quoique le sang de la famille coule le plus souvent dans leurs veines. M. l’abbé Lamache, curé de Saint-François, m’a dit à ce sujet qu’il connaissait une belle dame qui s’est amusée plus d’une fois à faire pirouetter un petit négrillon du haut en bas de son escalier.

Durant le séjour que j’ai fait aux Saintes dans le mois de mai 1840, il s’est passé à la Terre-de-Haut un fait bien plus révoltant, quoique sous un autre rapport. Deux dames de cette localité se disposaient à quitter la colonie pour aller s’établir à Bordeaux, ou la plus jeune est mariée. Elles vendirent tout ce qu’elles avaient à la Guadeloupe, leurs esclaves par conséquent. Un enfant qui leur appartenait était fils d’un homme libre; il fut exposé à l’encan. Le père se présenta pour l’acheter; malheureusement l’un des enchérisseurs en offrit 50 F de plus qu’il ne pouvait en donner lui-même; bientôt après le malheureux père vit monter son fils sur le bateau qui devait le priver peut-être à jamais du bonheur de le voir; il fut transporté à la Grande-Terre. Cet acte d’inexprimable inhumanité de la part de deux femmes nous remplit d’indignation et d’horreur. L’officier de la garnison, avec lequel nous eûmes occasion d’en parler, en paraissait aussi indigné que nous. Mais que faire? ces dames avaient agi au nom de la loi, de la justice et du roi.

S’il faut reconnaître que les maîtres savent, en général, se contenir aujourd’hui dans de certaines bornes, et qu’il leur arrive assez rarement de s’oublier jusqu’à faire périr les nègres sous les coups, les soins qu’ils se donnent pour étouffer ce qui se passe dans les solitudes des campagnes et dans l’intérieur de leurs ateliers, où ils n’ont d’autres témoins que des esclaves muets et tremblants, n’empêchent pas certains bruits de transpirer, qui prouvent pourtant que l’homicide n’est pas sans exemple. Je n’oublierai pas que, me promenant un soir avec plusieurs enfants qui me parlaient d’esclaves marrons, l’un d’eux me dit naïvement: «Un esclave de l’habitation à papa était parti en marronnage; il fut repris et tellement battu, qu’il fut trouvé mort le lendemain. On l’enterra sur le champ avec ses fers». Cet enfant est le fils d’un maire. Le juge de paix du Moule, le courageux M. Portalis, m’a raconté quelque chose de semblable d’un habitant de Sainte-Anne assez voisin du chemin du Moule. Le chantre du Petit-Bourg, M. Adolphe, m’a assuré avoir vu un géreur assommer un esclave à coups de bâton. Une négresse du quartier Sainte-Anne fut trouvée, pendant que j’y exerçais le saint ministère, morte sur les terres de l’habitation de son maître. La réputation de sévérité dont jouit celui-ci, les craintes que manifestèrent les planteurs à cette occasion, me tirent croire que la mort de cette pauvre esclave n’était pas naturelle. Je savais aussi quelles menaces il avait adressées à ses nègres à la nouvelle des ordonnances royales, dans un mouvement d’emportement causé par le dépit: «Vous voulez la liberté, leur aurait-il dit, hé bien, on vous la donnera; mais ce sera la liberté du tombeau: je vous aurai tous jusqu’au dernier (je vous ferai périr par la fatigue, etc., etc.) avant que le gouvernement ne vous ait émancipés».

Si les maîtres ne se jouent plus comme autrefois de la vie de leurs nègres, du moins ils continuent de la leur rendre si dure que plusieurs se débarrassent de l’existence comme d’un fardeau intolérable, soit pour éviter les châtiments dont ils sont menacés, soit pour se dérober au supplice continuel de l’esclavage. Depuis le 4 octobre 1840 jusqu’à ce moment, j’ai été témoin de trois suicides: le premier a eu lieu à Saint- François, le second à Sainte-Anne, le troisième à la Basse-Terre. Dans la première localité, un nègre marron, n’ayant pu obtenir son pardon par l’intercession de son curé, s’étrangla à la geôle avec une bretelle pour se soustraire à l’exécution des menaces de son maître; dans la seconde, un autre se noya sous un pont situé à quelques pas du bourg; il appartenait à l’habitation de M. Lebrun; à la Basse- Terre, un ouvrier esclave se fit sauter la cervelle en mettant le feu à une cartouche placée dans sa bouche.

Il a fallu que je me sois trouvé sur les lieux, que j’aie vu les cadavres, pour apprendre ces faits, tant la mort d’un nègre est estimée peu de chose par l’autorité, et tant les maîtres ont soin de la tenir secrète. On en peut conclure que ce ne sont pas les seuls cas de suicide qui soient arrivés pendant ces neuf mois.

Je suis à la Basse-Terre depuis une douzaine de jours. J’étais parti de la Pointe-à-Pitre en toute hâte afin de m’embarquer sur un bâtiment de l’État en partance, mais je n’ai pu arriver assez tôt pour être en mesure; il faut que j’attende une nouvelle occasion.

Il paraît que j’aurai un prêtre pour compagnon de traversée; c’est un vieillard vénérable qui a quitté l’importante cure de Cavaillon pour venir évangéliser les esclaves. Il n’est ici que depuis un mois, mais il a suffi à son expérience d’un regard sur les pays à esclaves pour juger qu’il n’y a aucun bien à faire, et que son parti le plus sage est de se retirer. Deux autres ecclésiastiques ont également demandé à partir, mais la crainte d’être traités de mauvaises têtes et d’être mal accueillis par ceux qui leur devraient protection et appui, les arrête.

Quels pays que ceux où règne la servitude! tout y est injustice et désordre. »

LETTRE DIX-HUITIÈME.

Le 30 mai 1841, Basse-Terre (Guadeloupe).

A M. R…

         Cher condisciple,

Je suis dans le quartier de la Basse-Terre depuis plus d’un mois, attendant l’occasion d’un bâtiment de l’État pour revenir en France. J’ai trouvé fort heureusement un remède à l’ennui, dans un séjour délicieux où je puis exercer mon ministère près des nègres jusqu’au jour de mon départ. Hélas! sans cette circonstance, j’aurais quitté la colonie sans avoir rien pu faire pour eux! Beau-Soleil est une habitation agréablement située à la lisière des bois qui ombragent les pentes de la Soufrière, arrosée par une grande quantité d’eaux vives, rafraîchie par la brise qui descend du sommet des montagnes, et dominant par le plus magnifique point de vue la Basse-Terre et la mer à une grande distance. Les bonnes qualités des propriétaires de cette charmante retraite en rendent le séjour plus délicieux encore. Ce sont deux dames venues de Paris depuis deux ans, et qui joignent aux formes gracieuses et polies de la capitale la franchise et le laisser-aller créoles. Mais ce qui les rend infiniment plus estimables à mon jugement, c’est la fermeté, la prudence et la pitié qui les distinguent.

Il y avait longues années que l’habitation était abandonnée aux géreurs; tout avait péri sous leur direction, les bâtiments même tombaient en ruine. A leur arrivée, ces dames trouvèrent Beau-Soleil dans un état vraiment désespérant et qui aurait découragé toute autre personne que Mme Lepelletier de Montérant. Tout était à recommencer; bien qu’elle n’eût vu que son boudoir, elle se sentit assez de courage pour l’entreprendre, et déjà l’habitation a repris un air de jeunesse et d’élégance que sans doute elle n’avait jamais eu. La première pierre qui fut posée devait servir de base à un oratoire. Une belle chapelle s’élève depuis plusieurs mois au milieu des bourgs; mais elle est plus propre et mieux ornée. C’est là que je dis la messe. Deux petits noirs charmants et spirituels servent à l’autel habillés en enfants de choeur. Je fais l’instruction trois fois la semaine; le catéchisme est précédé et suivi des cantiques. Les noirs ont beaucoup de goût pour la musique, il leur suffit d’entendre une ou deux fois un cantique pour en saisir l’air et en retenir le refrain. La prière du soir se fait en commun.

Le zèle et les efforts de ces dames portent déjà des fruits bien doux pour elles: elles voient avec bonheur leurs atelier s’améliorer de jour en jour; elles aiment leurs esclaves et en sont aimées; elles se trouvent heureuses au milieu d’eux. Point de chaîne, point de carcan, point de cachot sur leur habitation: le fouet ne sert plus qu’à faire marcher les animaux.

Ces dames ont donné un grand exemple aux colons et au gouvernement, mais je doute fort qu’il soit jamais suivi; il n’a rencontré jusqu’ici que des désapprobateurs: les autres planteurs disent que Mme Lepelletier gâte le marché. Le gouvernement colonial, qui a reçu de la métropole 80,000 fr. pour bâtir des chapelles afin de faciliter l’instruction, ne fait pas même bâtir des églises dans des paroisses très-populeuses et très-étendues, qui en demandent à grands cris, tels sont le Gosier et les Abymes.

L’habitation Beau-Soleil présenterait l’image d’une société de parfaits chrétiens si l’on pouvait parler de mariage: parmi 250 nègres qui composent l’atelier, il n’y a pas une seule union légitime.

Je visitai hier la maison de campagne du gouverneur, située au Matouba, à une petite distance, par conséquent de Beau-Soleil. Ce que je vis dans ma promenade revient très-bien ici. Je rencontrai deux nègres des deux sexes appartenant au gouvernement, qui causaient ensemble; la femme avait l’air de solliciter une grâce que l’homme ne se montrait point disposé à accorder. Je remarquai que la jeune personne avait grande envie que je prisse connaissance de leur affaire. Je demandai à la dame de l’intendant, qui me conduisait, ce dont il s’agissait: «Ils s’aiment, me répondit-elle, et elle voudrait faire légitimer leurs liens. – Pourquoi le noir s’y refuse-t-il? – Il est esclave.

Cette réponse m’ôta la pensée de tenter aucune démarche en faveur de la vertueuse négresse: je savais que le jeune homme aurait répliqué à tout ce que j’aurais pu lui dire: «Le mariage n’est point pour les nègres; un esclave n’a point de femme ni d’enfants à lui.

Cette réponse m’a été faite cent fois dans l’exercice du saint ministère.

Je vous disais à la fin de la dernière lettre que je vous ai adressée, que les habitants de la partie française de l’île Saint-Martin se disposaient à envoyer une pétition au gouvernement pour demander l’abolition de l’esclavage chez eux, moyennant indemnité; le motif qui les a poussés à cette démarche sont les continuelles évasions de leurs nègres aux îles anglaises. Cette pétition a été rédigée et signée par tous les planteurs de cette localité; M. Wall, leur curé, se rendant à la Basse-Terre pour les affaires de son ministère, a été chargé de la remettre à M. Jubelin. Une parole de ce gouverneur que m’a rapportée mon confrère me donne lieu de craindre que la demande de Saint-Martin ne soit point écoutée, et que l’administration se borne à expédier quelques bateaux pour activer la surveillance de ses côtes (1).

(1) On n’a plus entendu parler de cette pétition; on ignore ce qu’elle est devenue: elle aura eu probablement la destinée de tout ce qui se fait de généreux pour la race opprimée; elle sera abîmée dans l’oubli des cartons coloniaux.

LETTRE DIX-NEUVIÈME.

Le 10 juin 1841, Basse-Terre (Guadeloupe)

A M. B…, au séminaire du Saint-Esprit

         Cher ami,

Dans les zones intertropicales, la nature est vraiment prodigue de ses dons, les fruits indigènes y croissent spontanément, la terre produit presque sans culture; beaucoup d’arbres, comme le cocotier, sont toujours couverts de fleurs et de fruits: terres fortunées qui pourraient être un nouvel Éden, mais dont l’homme, éternel ennemi de son bonheur, a fait un véritable enfer! Les aborigènes y ont été depuis longtemps entièrement dévorés par l’esclavage. Haïti comptait, selon Valverde, cinq millions d’Indiens, quand les Espagnols y abordèrent (1), et soixante ans n’étaient pas écoulés que leur race y était anéantie. C’est cinquante ans après la découverte de cette île que Las Casas a pu écrire: «On assure comme une chose certaine que les Espagnols ont fait mourir par leur inhumaine politique douze millions d’Indiens, hommes, femmes et enfants; mais j’en estime le nombre à plus de quinze millions (2)». Dieu sait aussi les millions de Noirs qui ont péri victimes de la cruauté de leurs maîtres, des excès de fatigues et de misères de tout genre dont la servitude abonde!!!

(1) Idea del valor de la isla Espanola, ch. II. (1785.)

(2) préface du premier Mémoire.

La condition des colons, sous certains rapports, n’est guère meilleure que celle des opprimés. Le feu et le poison qui sont, entre les mains des nègres, le contre-poids nécessaire de l’arbitraire des maîtres, les tiennent dans de continuelles alarmes; mais la crainte de la révolte est leur cauchemar éternel: ils ne vivent pas, mais ils meurent tous les jours de terreur. On peut comparer les créoles dans leur persistance opiniâtre et aveugle à vouloir conserver le statu quo, à des insensés qui habiteraient le voisinage d’un volcan, et qui, séduits par la beauté du site, une nature féconde et luxuriante, s’obstineraient à ne point changer de demeure, malgré des grondements menaçants et un péril imminent d’âtre engloutis ou dévorés par la lave (1).

(1) Ces perplexités, ces craintes de la révolte, deviennent de plus en plus graves. La lettre de l’ecclésiastique de la Martinique publiée par l’Univers du 27 septembre, en parle en ces termes.

«On peut impunément gémir dans les fers pour le plus léger prétexte, aucune main protectrice ne se présente pour les briser; aussi, dernièrement, des esclaves me disaient, les larmes aux yeux: la France nous abandonne, ou plutôt on trompe la France sur notre triste situation…

«Cette réaction, mon cher ami, produit les plus tristes résultats: l’esclave, qui attendait avec impatience sa future délivrance, est découragé et extrêmement irrité par cette tournure contraire que prennent les affaires; les maîtres, pour la plupart, abusent de leur position; il y a un malaise général qui me semble présager un avenir bien sombre: Dieu veuille qu’il en soit autrement.»

Je pourrais rapporter plusieurs faits dont j’ai été témoin, pour vous convaincre que je n’exagère point; mais je me bornerai au suivant:

C’était entre sept à huit heures du soir; je me promenais avec les enfants du pensionnat sur la route de Sainte-Anne à Saint-François. Des reflets extraordinaires de flammes se montrèrent dans la direction de cette dernière localité. La terreur se répand au même instant partout où ces lueurs sont aperçues; on se jette à cheval à la hâte, on court à toute bride du côté de Saint-François. Nous vîmes passer ainsi devant nous tous es blancs de notre bourg; ils étaient si effarés, que pas un ne répondit à nos questions. L’un d’eux reparut bientôt, criant, pour rassurer les habitants, que ce n’était qu’un incendie. On avait craint un signal et un commencement de révolte. Les autres le suivirent de près, mais sans se presser, et causant de choses indifférentes ou se communiquant les diverses impressions qu’ils avaient d’abord éprouvées. Comme je témoignais ma surprise de ce qu’ils n’avaient point porté secours aux incendiés, ils répliquèrent que les Noirs de l’habitation ou était le feu y suffiraient, qu’il n’était pas prudent d’occasionner des rassemblements.

Nous apprîmes le lendemain qu’une grange à bagasses (résidu de cannes pressées) avait été brûlée.

On serait tenté de rire de ces terreurs, si on pouvait ne pas y voir les effrayants symptômes d’une catastrophe prochaine. Mais laissons les noirs pressentiments, leurs effets actuels sont assez funestes pour qu’on n’ait pas besoin de se préoccuper de maux futurs. Qui pourrait dire les actes tyranniques et les cruautés dont ces frayeurs deviennent le principe? Je veux vous en fournir deux exemples:

Au Petit-Bourg, les nègres marrons, dont le nombre s’accroît de jour en jour dans es bois du quartier, donnent depuis longtemps de vives inquiétudes. On parait appréhender qu’ils ne se réunissent en corps, ne débauchent les autres esclaves et ne finissent par causer de graves désordres. M. le maire proposa dans la dernière assemblée municipale de réunir les miliciens pour essayer de s’en emparer, ou du moins de les dissiper.

Des battues eurent lieu dans le courant de l’année dernière dans ces mêmes bois; elles furent dirigées par le beau-père de M. le maire. Les résultats en furent extrêmement déplorables. Quelques nègres furent pris et appliqués à des tortures dont on ne soupçonnerait pas les barbares raffinements. Il y eut même du sang versé et des morts. Je sais maintenant jusqu’à quel point la peur peut rendre les hommes cruels. Il est juste de faire observer que les miliciens ne prirent aucune part à ces actes, M. de Boneuil fit tout de son autorité privée et avec les gens de son habitation.

Il s’est formé dans les Antilles françaises deux associations connues sous les noms le Grenats et de Violettes. Elles ont chacune, dans les quartiers où elles sont établies, deux chefs de sexe différent, auxquels on donne les noms de roi et de reine; on ne confie cette dignité qu’aux plus intelligents. On les prend indistinctement parmi les libres ou les esclaves. Leur fin est de se réjouir en commun les dimanches et fêtes, de se secourir dans les maladies et les autres besoins, et de s’ensevelir avec une certaine décence. Ces associations semblaient destinées à produire le plus grand bien, en rapprochant les Noirs des sang-mêlés, et en détruisant les antipathies que les sots préjugés de la peau ont semées dans toutes les classes. Quelques pasteurs zélés qui ont su les faire tourner à l’avantage de la religion, se proposaient de leur donner une sanction sacrée en les mettant sous le patronage de quelque saint; mais les grands planteurs en ont conçu des alarmes. On travaille à les ruiner, mais sourdement et indirectement, parce qu’on sent qu’il y aurait du danger à les attaquer de front, à raison du grand nombre des membres unis.

La reine des Grenats de la paroisse du Petit-Bourg est une négresse esclave. Or, sa fête tombait dans la semaine; tous les associés devaient se réunir le samedi suivant pour faire célébrer une grand’messe. Le maire demanda en ma présence à M. le curé si on lui en avait parlé. «Oui, répond M. Chambon. – Vous avez sans doute refusé. – Nullement: pourquoi voulez-vous que j’eusse refusé? Je n’en avais point de motif. – Hé bien, réplique d’un ton un peu ému M. de Bouillé, moi je m’oppose à ce que cette messe soit célébrée. Quoi donc, M. le curé, ne voyez-vous pas le danger de ces associations? Elles sont à la mode aujourd’hui, elles s’étendent partout, tout le monde veut en faire partie; il y aurait même, m’a-t-on assuré, des petits-blancs qui demanderaient à y entrer ou y sont déjà entrés; elles peuvent donc servir de levier pour soulever à la première occasion les libres et les esclaves contre nous. J’ai charge, de la part de M. le gouverneur, de les surveiller de près dans mon quartier, et de travailler à les dissoudre. Je n’attends qu’un prétexte pour saisir la reine, qui est une rusée, et 1 ‘envoyer à Puerto Rico ou en prison».

L ‘ordre de M. Jubelin, la conduite de M. Bouillé et ses desseins hostiles contre la reine des Grenats, sont des dignes souvenirs des articles sanguinaires qui décernent la peine du fouet, de la marque, de la mort, contre tout attroupement de nègres de différents maîtres.

L’esprit du Code noir procédant de la crainte que, en tout état de choses, les opprimés inspirent aux oppresseurs, ne peut finir qu’avec la cause qui l’a produit. Tant que subsistera l’esclavage, ses effets devront se reproduire sous une forme ou sous une autre, parce que, sous un régime fondé sur la violation des droits humains, il rend le petit nombre des privilégiés soupçonneux, et l’instinct seul de leur conservation les poussant sans cesse à des voies extrêmes, en fait des tyrans.

Pour revenir à l’intention manifestée par M. le maire d’exporter ou d’incarcérer une esclave innocente, pour la seule raison que cela semble un moyen très-efficace de tuer une corporation qui ne lui plaît pas, je dois vous faire remarquer que cet acte est une des choses très-ordinaires ici et du nombre de celles qui passent inaperçues. Qui a jamais songé à demander compte à l’autorité de semblables vexations? C’est une maxime des habiles du pays, qu’il est nécessaire qu’il y ait de temps à autre des exemples qui répandent la terreur dans les ateliers. – Mais la justice… la conscience? Qu’importent ces abstractions, pourvu que la classe servile ne bouge pas; et d’ailleurs, est-ce que la sagesse qui a présidé à l’institution de la société coloniale (1) ne légitime pas ce qu’elle commande ou autorise? Les procureurs du roi, les directeurs de l’intérieur, les gouverneurs, se prêtent avec une étrange facilité à ces effrayantes nécessités. Les exportations sont accordées sans jugement, sans examen, à la simple demande d’un maire, d’un maître, ou même d’un géreur. Vous pouvez en juger par ce que j’ai dit du malheureux Jean, esclave du curé de Petit-Bourg. La justice et l’humanité faisaient assurément un devoir à M. le procureur du roi de la Pointe-à-Pitre, auquel M. Chambon s’adressa pour obtenir le bannissement de son nègre, de répondre que, si M. le curé ne comptait pas assez sur la fidélité de son domestique, il pouvait s’en défaire en le vendant à quelque planteur de la colonie; mais qu’il ne pouvait lui accorder de le transporter chez les étrangers, ou son sort serait mille fois pire qu’ici et plus affreux que celui d’un forçat, surtout venant de nos possessions, ce qui le ferait regarder comme un esclave dangereux et traiter plus durement que tout autre; que du reste, ces exportations étaient contraires aux volontés de la métropole. Au lieu de cela, M. le procureur répondit à M. Chambon qu’il ferait ce qu’il dépendrait de lui pour l’obliger; qu’il la vérité il n’était pas facile d’accorder ce qu’il demandait, les philanthropes ayant les yeux toujours ouverts sur eux, mais qu’il allait en écrire à la Basse-Terre (2). Je tiens ces paroles de M. Chambon lui-même, qui me les rapporta dans le presbytère de la Pointe-à-Pitre, en sortant de chez M. le procureur du roi.

(1) Ce sont les paroles de M. Jubelin, gouverneur de la Guadeloupe.

(2) La réponse de la Basse-Tere a été affirmative, car j’ai appris, depuis mon retour en France, que le pauvre Jean a été vendu à Puerto-Rico. On peut voir, par l’extrait d’une lettre écrite de la Guadeloupe le 12 septembre 1842, et insérée dans le Siècle du 22 décembre de la même année, que l’exemple donné par M. le curé du Petit-Bourg n’a pas été stérile.

«Il se fait ici ouvertement une traite d’une nouvelle espèce: les possesseurs d’esclaves qui, en prévision de l’émancipation, et en fraude de leurs créanciers, veulent se débarrasser de quelques noirs, les expédient pour les vendre à Puerto-Rico, après avoir obtenu l’autorisation du gouverneur. M. Gourbeyre, autorisation que cet administrateur ne refuse jamais. Il y a peu de jours qu’une goëlette est partie du port de la Pointe-à-Pitre chargée d’une cinquantaine de malheureux nègres enchaînés qu’on transportait sur le marché de Puerto-Rico.

«C’était une chose déplorable à voir que ces infortunés versant d’abondantes larmes et poussant des cris lamentables, parce qu’on les arrachait à leur famille et au sol qui les avait vus naître. Ces esclaves n’étaient pas expulsés de la colonie comme dangereux au repos public, c’était la spéculation qui les enlevait à la Guadeloupe.

«A Puerto-Rico, les esclaves se vendent de 300 à 400 gourdes rondes (de 1,650 à 2,200 fr.) tandis qu’à la Guadeloupe ils ne se paient que 100 à 150 gourdes percées (de 497 à 585 fr. 50 c.. La gourde ronde vaut 5 fr. 50 c., et la gourde percée 4 fr. 97 c.). Le nouveau commerce de chair humaine fait sous les auspices du représentant du roi des Français présente un bénéfice énorme et assuré.

«J’ai vu chez M. Le Guillou, gouverneur des Vièques (île aux Crabes, dépendance du Puerto-Rico), une négresse, nommée Philotée, provenant d’une habitation de la Capesterre (Guadeloupe). Cette esclave, excellent sujet, est la domestique de confiance de M. Le Guillou; elle pleure chaque jour son enfant mulâtre, resté sur l’habitation sucrerie de la Capesterre.»

Vous pouvez juger maintenant de quelle urgence il est pour la France d’en venir enfin à une mesure de justice réclamée par ce que l’humanité connaît de plus sacré, mesure qui, rendant à chacun ce qui lui est dû, fera fleurir la paix, l’ordre, la sécurité, et par suite une vraie et solide prospérité dans ces contrées, qui ne les ont jamais goûtés depuis l’époque où l’esclavage y a été importé.

LETTRE VINGTIÈME

Le 20 juin 1841, Basse-Terre (Guadeloupe.)

A M. B., au séminaire du Saint-Esprit.

         Cher ami,

Après m’avoir raconté e que vous avez ouï au ministère de la marine contre le clergé des colonies, vous me demandez ce que nous faisons ici. Hélas! nous faisons ce que nous pouvons et souvent plus que nous ne pouvons; mais il est étrange que le gouvernement ou ses employés nous reprochent de négliger le bien qu’ils nous empêchent de faire; en nous accusant de faillir à notre mission, ils se montrent tout aussi raisonnables que si après avoir lié les pieds à un homme, ils lui faisaient un crime de ne point marcher. Serait-il possible que les hommes du Cabinet ignorassent que la première cause du mal est, non dans les prêtres, mais dans le régime anormal sous lequel ils les laissent gémir, dans les entraves sans nombre que l’esclavage met à leur zèle, et dans les obstacles non moins réels que la mauvaise volonté de leurs représentants oppose à leurs efforts?

L’administration ecclésiastique de nos possessions d’outre-mer ne ressemble nullement à celle de l’Église catholique: elle est entre les mains d’un fonctionnaire-prêtre, semi-ecclésiastique et semi-laïque, comme le nom qu’il porte. Ne cherchez pas son origine dans les traditions apostoliques ni dans les annales ecclésiastiques: son institution est le fruit d’une hideuse politique humaine enfantant le système spécial des pays à esclaves. Sauf une croix d’honneur que lui donne ordinairement le gouvernement, ce simulacre de chef n’a rien dans son costume qui le distingue de ses confrères, rien dans ce qui l’entoure qui puisse lui concilier une vénération spéciale: heureux lorsqu’il peut trouver un évêque qui veuille jeter sur ses épaules les insignes de chanoine honoraire. Son autorité est aussi chimérique que son titre. L’administration spirituelle, comme son existence propre, est tout entière entre les mains des gouverneurs. Un ordre d’embarquement peut aussi bien l’atteindre que le dernier de ses prêtres. C’est assez vous dire, je crois, ce que c’est qu’un préfet apostolique et ce qu’on peut en espérer dans les circonstances actuelles, et surtout à une époque prochaine de transition. «Il ne m’appartient pas, dit le vénérable évêque de Charleston, d’apprécier ces motifs (ceux qu’a eus la France de ne point créer d’évêchés dans ses colonies), mais j’ai le droit de faire observer qu’en s’écartant d’une manière aussi formelle du mode de gouvernement établi par J.-C. et suivi par les apôtres, on s’exposait à voir périr la discipline, au moins parmi le clergé séculier; et quand il ne faudrait admettre que la moindre partie de ce que l’on raconte de l’état des colonies françaises avant l’année 1770, c’en serait assez pour être fondé à dire que cet état est déplorable.» Et plus bas: «Le système dont j’ai parlé doit amener la perte de la discipline; et à cela il faut ajouter que, dans quelques colonies, les prêtres sont si éloignés de leur supérieur, que rarement la surveillance de celui-ci peut s’étendre jusqu’à eux. Cependant la plupart des colons n’ont quitté leur patrie que parce qu’ils y étaient vus de mauvais oeil ou pour refaire leur fortune: ce n’est donc pas une population très-morale, et par conséquent ce serait déjà une tâche difficile pour un ecclésiastique placé sous les yeux de son évêque, que d’opérer quelque réforme dans les moeurs des colons, ou plutôt de se conserver au milieu d’eux exempt de souillure (1).»

(1) Lettre de M. England, évêque de Charleston, sous la date de 1817, au Couvent central de l’Oeuvre de la Propagation de la Foi, à Lyon.

Dans un semblable état de choses, les curés dans leurs paroisses sont entièrement livrés aux caprices des maires. Ces magistrats leur tracent en quelque sorte la ligne qu’ils doivent suivre, la manière dont ils doivent prêcher; ils leur suggèrent presque les expressions qu’ils doivent employer et celle qu’ils doivent éviter. Malheur à ceux qui seraient indociles! il leur faudrait aller rendre compte de leur conduite à M. le gouverneur ou à M. le directeur de l’intérieur: c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois à M. l’abbé Perron, curé de Saint-François (Basse-Terre). Il serait impossible de nommer un seul bon prêtre qui n’ait été en butte de la part de quelques-uns de ses chefs aux plus dégoûtantes tracasseries. Que n’ont pas eu à souffrir MM. Magne, Aigniel, Peyrol, Boullard, Touboulic? Mais si le pasteur s’abandonne à la direction de son maire, il s’assure la liberté de tout faire impunément: il n’y a de crime ici qu’à se montrer les amis des noirs. Celui qui jouit de l’amitié des blancs n’a rien à redouter, ni de M. le préfet apostolique, qui ne peut rien, ni des administrateurs civils, tous dévoués eux-mêmes aux passions coloniales; il doit au contraire tout en espérer, car ce sont les grands planteurs et les maires qui font tomber à peu près sur qui ils veulent la disgrâce ou la faveur. Joignez à ces causes la crainte de se voir embarquer violemment si on veut faire consciencieusement son devoir de prêtre, d’être calomnié, flétri par les négrophobes, mal accueilli en France par ceux qui devraient naturellement vous prendre sous leur protection, et dites où est la vraie cause du désordre. Il arrive aux colonies assez de prêtres pleins de zèle et de bon vouloir, mais ils ne tardent pas à se laisser rebuter par les périls et les difficultés auxquelles ils se heurtent de tous côtés, et on les voit bientôt se laisser aller mollement à ce torrent qui n’a laissé debout du catholicisme que des formes extérieures vides d’enseignement et de vie.

Les hommes qui voient le mal, mais qui ignorent la vraie cause, ou ne veulent pas la voir là où elle est, s’en prennent aux prêtres; il en est même qui en rendent solidaires le clergé romain en général, et ne craignent pas de l’attribuer à l’esprit du catholicisme: moi-même, je dois le confesser, j’accusais dans les premiers temps mes confrères de manquer de zèle et d’esprit évangélique; mais l’expérience m’a rendu plus équitable. On porta dans une seule soirée, devant la porte de l’église Sainte-Anne, quatre nègres à enterrer: aucun d’eux n’avait rempli ses derniers devoirs de religion. Je ne fis point d’observation par rapport aux deux premiers, mais voyant arriver un troisième et puis un quatrième, je crus que je devais instruire ceux qui les portaient de ce qu’ils avaient à faire à l’égard de ceux d’entre eux qui étaient dangereusement malades. Mes paroles furent rapportées au maire, qui, croyant y voir un acte inquisitorial contre les maîtres, alla s’en plaindre au curé. Celui-ci vint me trouver dans ma chambre, et, après m’avoir fait part de la plainte du maire, il ajouta: «Je vous ai excusé en disant que vous n’avez point eu d’intention mauvaise, que vous n’avez agi que par zèle. – Ma conduite n’avait pas besoin d’excuse, mais de justification: je n’ai fait que mon devoir. – Ah! mon ami, vous ne connaissez pas encore le pays; ce n’est pas aux esclaves qu’il appartient de faire venir un prêtre, mais aux maîtres; et quand ceux-ci ne le font pas, les esclaves ne peuvent ni n’osent le faire. Ainsi, avertir les esclaves de la nécessité de se confesser et les menacer de l’enfer s’ils le négligent, c’est les porter à murmurer contre les maîtres qui n’ont pas soin de remplir ce devoir.» Ces dernières paroles me laissèrent muet d’indignation; toutefois, quand M. le curé se fut retiré, je réfléchis à ce qui s’était passé, et, me rappelant que lorsque je reconduisais des nègres à leurs maîtres, je devais toujours demander pardon pour eux, et leur faire promettre, à genoux, de mieux faire à l’avenir, bien que souvent le tort ne fût point de leur côté, je compris que M. Boissel avait pris le seul moyen qui pût apaiser M. le maire, d’autant plus que celui-ci avait dit en se retirant que si c’eût été M. le curé qui eût donné cet avertissement aux nègres, il ne s’en fût pas tenu à une simple plainte.

M. le préfet apostolique, nous l’avons déjà dit, ne jouit d’aucune autorité réelle, c’est une machine qui ne se meut qu’à l’impulsion des chefs de l’administration civile; loin de pouvoir prêter aide et secours à ses prêtres dans les cas difficiles, il est obligé pour se maintenir de payer le premier tribut aux susceptibilités et aux exigences créoles, de leur livrer les victimes qu’elles lui désignent. On a vu, il y a quelques années, un saint prêtre, nommé Donowant, interdit un certain temps parce que les libertins puissants de sa paroisse le trouvaient trop zélé. On ne manque jamais d’avertir les nouveaux prêtres de ne point toucher indistinctement toutes les cordes évangéliques, de se donner bien garde de parler de descendance commune, de fraternité humaine. J’ai vu quelque part, sans que je puisse dire où, que la première idée de cet avertissement vient du ministère de la marine (1).

(1) MM. les gouverneurs, qui sont nos évêques, se conforment à cet avis ministériel dans leurs lettres circulaires aux membres du clergé. (Voyez: Colonies étrangères, et Haïti, t. II, p. 418.)

Un vénérable ecclésiastique vient d’arriver à la Guadeloupe; étonné de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, il consulte son chef sur la conduite à tenir à l’égard des maîtresses d’habitation que les approches de la Pâque mènent au tribunal de la pénitence. Peut-il accorder l’absolution, sans promesse d’amendement, à ces chrétiennes qui ont sous leurs yeux et sous leur empire cent, deux cents esclaves vivant dans l’état de promiscuité et dans l’ignorance des premières notions de la morale chrétienne; qui souffrent ce désordre et ne tentent rien pour y remédier, ne songent pas même que Dieu puisse s’offenser de ce que font ces nègres? Il est répondu à l’ecclésiastique «qu’il se donne bien garde de parler de cela en confesse; qu’il ne doit pas s’immiscer dans la police des habitations.»

Ce vénérable prêtre, nommé M. Bourdet, avait quitté l’importante cure de Cavaillon pour venir évangéliser les esclaves; une semblable réponse lui a inspiré un tel dégoût des colonies, qu’à l’instant même il a demandé à revenir en France. Il s’embarquera avec moi.

Je tenais à répondre longuement à votre lettre, afin que, lorsqu’au ministère de la marine ou ailleurs on vous parlera contre le clergé des colonies, vous puissiez le justifier et rendre à chacun ce qui lui est dû.

LETTRE VINGT-UNIÈME

Notre-Dame-de-Sainte-Croix-lès-le-Mans, le 6 mai 1843.

A M. V. Schoelcher.

         Monsieur,

J’ai acquitté, dans ma dernière lettre, le tribut d’éloges que mérite à tant d’égards votre livre sur les Colonies étrangères et Haïti; mais en rendant justice à la loyauté qui se révèle à chacune de vos pages, à la convenance de votre style et à d’autres qualités qui caractérisent vos écrits, je n’ai pu vous dissimuler combien je suis loin de partager votre opinion sur le christianisme dans ses rapports avec l’esclavage: je vais dans celle-ci exposer les raisons que j’ai d’être d’un sentiment contraire au vôtre. Ne croyez pas que ce soit un esprit de parti qui m’inspire; ce n’est, si je ne me fais illusion, que l’amour de l’humanité et de la vérité, dont les intérêts sont inséparables. Vous verrez d’ailleurs que je ne crains pas de me mettre en opposition avec les théologiens que vous citez, qui, après tout ne font que répéter plus ou moins fidèlement la dissertation de 1764, que le célèbre abbé Bergier a réfutée avec tant d’avantages (1).

(1) Bergier, Dictionn. théologique, au mot Nègre. Voyez également au mot Esclavage.

Vous dites à la page 412, tomme II: «C’est à mon avis, du reste, une grande erreur historique de penser que l’esclavage antique ait fini par la charité du Christ. Comment, si elle avait étouffé le crime ancien, aurait-elle laissé venir au monde le crime moderne? Jésus n’a pas dit un seul mot contre la servitude; saint Paul l’a formellement autorisée.»

Il est vrai, Monsieur, saint Paul a recommandé la fidélité et l’obéissance aux esclaves, mais cela ne me semble pas prouver que l’esclavage antique n’ait pas fini par la charité du Christ, ni que saint Paul ait formellement autorisé la servitude.

La religion chrétienne n’est que l’expression de l’amour de Dieu et du prochain: «Je vous en donne un commandement nouveau, c’est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés moi-même, et c’est à cette marque que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres (1). Mon commandement est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés (2).» Voilà le précepte par excellence de Jésus-Christ, l’abrégé de sa doctrine, le fondement et la fin de l’Evangile: «Ce sont là la loi et les prophètes (3).»

(1) Saint-Jean, ch XIII, v. 34.

(2) Idem, ch XV, v. 12.

(3) Saint-Mathieu, ch VII, v. 12.

Ainsi tout état de choses d’où la charité était bannie se trouvait par là même implicitement condamné par Jésus-Christ et devait nécessairement tendre à s’évanouir à proportion que le christianisme prenait le dessus dans les lois et les moeurs antiques, et substituait son esprit à celui du paganisme.

Vous ne niez pas, vous, Monsieur, que l’esclavage ne soit illicite et contre nature, mais d’autres le nient; c’est donc à ceux-là que je laisse le soin de prouver qu’une condition avec laquelle le mariage est incompatible, qui condamne l’homme à l’immoralité, dans laquelle un être naturellement social est frappé d’incapacité, assimilé à ces infortunés auxquels la nature marâtre a refusé la plus noble des facultés; qu’une condition, en un mot, qui dégrade le nègre et le met hors des lois de la famille, hors des lois de la société, ne blesse pas les lois naturelles de l’humanité, et que ceux qui retiennent leurs semblables dans cet état ne pêchent point contre le divin précepte, tant qu’ils ne l’auront pas prouvé, je soutiendrai, même contre l’école, que l’esclavage est illicite, contre nature, et condamné, du moins implicitement, par la parole de l’Evangile (1).

(1) Quand on objecte ces funestes conséquences de l’esclavage à ceux qui ne le croient pas illicite et contre nature, ils répondent invariablement que ce sont là des abus. Qu’ils ouvrent le Code Noir, qu’ils consultent le Répertoire de Jurisprudence (Esclavage, t. VI, § II, p. 229), ils pourront se convaincre que toutes ces anomalies et les plus hideuses immoralités sont consacrées par la loi; qu’elles sont le résultat des institutions constitutives et fondamentales de la servitude.

Le mal tient donc à la nature même de l’esclavage: on ne peut espérer d’en voir le terme tant que la cause ne sera pas détruite. Depuis plusieurs années, les partisans du statu quo s’ingénient à diminuer l’odieux de cette affreuse condition afin de satisfaire, s’il est possible, aux voeux de l’humanité et de la justice, sans aborder l’abolition, qu’elles réclament. Toutes leurs tentatives et tous leurs efforts ont tourné jusqu’ici à leur honte et à leur confusion: on en a entendu l’aveu de leur propre bouche. (Voyez la lettre de M. le ministre de la marine adressée à MM. les pairs, au sujet du projet de loi tendant à modifier les articles 2 et 3 de la loi du 24 avril 1833, sur le régime législatif des colonies.)

Au reste les immoralités de la servitude ne seraient-elles que des abus, je dis qu’on ne pourrait pas pour cela enseigner que l’esclavage est licite. Ne faut-il pas en effet, pour qu’un ordre de choses puisse être regardé et défendu comme tel, que la somme de bien qu’il produit surpasse la somme de maux qu’il cause, soit directement, soit indirectement? Or, où est le bien que l’esclavage fait aux nègres? Je puis assurer, au reste, que les désordres de la servitude sont si constants, si universels, si inévitables, qu’ils équivalent à des effets nécessaires. C’est ce qui a fait dire à l’abbé Bergier: «Puisque l’on convient que l’esclavage entraîne nécessairement des abus, qu’il est très-difficile à un maître d’être juste, chaste, humain, envers ses esclaves, il y a bien de la témérité de la part de tout particulier qui s’expose à cette tentation, y en a-t-il moins de la part de ceux qui enseignent que l’esclavage, d’où résultent nécessairement les plus révoltants abus, est licite et nullement contre nature, et qui par de semblables enseignements font tout ce qu’il faut pour tranquilliser les maîtres et les porter à se faire illusion sur des abus qu’il n’est pas possible à eux d’éviter? Je ne le pense pas. Mais les théologiens catholiques n’oublieront pas que Grégoire XVI a condamné la servitude dans sa cause en réprouvant la traite, et ils concluront que ce commerce étant déclaré criminel, facinus, l’esclavage, qui en est le fruit, ne peut être moins infâme, par la raison bien simple que l’effet ne peut être meilleur que la cause.

Assurément, l’esclavage sorti du paganisme n’était ni moins immoral ni moins contraire aux besoins et aux droits des nègres. Il paraît donc évident que l’influence sans cesse croissante du christianisme devait en préparer et amener infailliblement la ruine. Nous aurons lieu plus bas d’apporter un certain nombre de faits et d’autorités à l’appui de cette conclusion.

L’apôtre saint Paul a recommandé aux esclaves d’être soumis et respectueux, mais il n’a point autorise formellement la servitude; il a usé seulement de la prudence que lui imposaient les circonstances au milieu desquelles il prêchait; il a toléré un mal pour le moment incurable et qu’il ne pouvait toucher directement sans l’aigrir. Les chrétiens étaient en fort petit nombre, peu de maîtres avaient embrassé le christianisme, la plupart des esclaves ignoraient la religion naissante. Combien dont n’eût-il pas été inopportun de parler contre l’esclavage ouvertement, de l’attaquer de front, dans une société où les trois quarts du genre humain étaient esclaves! Il faut avoir préparé la terre avant de lui confier la semence, et ce n’est qu’en automne, lorsque le printemps a succédé à l’hiver et l’été au printemps, qu’on recueille fruit; et encore, que de craintes et d’alarmes viennent dans cet intervalle troubles les espérances du laboureur! Non, les avis de l’Apôtre aux esclaves ne peuvent être regardés comme une approbation de la servitude; s’il était permis de parler de moi, je dirais que durant le temps que j’ai passé aux colonies, tout en rappelant aux esclaves notre descendance commune, la fraternité humaine, le grand précepte de l’amour, je ne cessais de les exhorter à la fidélité, à l’obéissance; de sorte que, tels et tels qui m’entendaient pouvaient me prendre, en raisonnant de mes paroles comme on a raisonné des conseils de saint Paul, pour un ami des plus dévoues du système colonial. Or, Dieu sait, et vous savez aussi combien ils auraient été dans le vrai. J’agissais ainsi par la seule raison que, agir autrement, c’eût été exaspérer les maîtres contre les esclaves et leur attirer des dûretés et des châtiments excessifs, sans rien avancer pour le bien.

Les défenseurs de l’esclavage citent, je le sais, à l’appui de leur opinion la conduite de saint Paul à l’occasion de la fuite d’Onesime (1), esclave de Philémon. Mais ce qu’a fait l’Apôtre, je l’ai fait aussi maintes fois moi-même pour des esclaves marrons. Il y a plus, toutes les fois que je les ramenais, il me fallait paraître convaincu devant les maîtres que ces malheureux étaient coupables, bien que souvent je fusse persuadé du contraire; il me fallait leur faire la réprimande et les engager à promettre de ne pus retomber dans la même faute. Me blâmerez-vous d’avoir tenu cette conduite; la traiterez-vous de lâcheté? Hélas! Monsieur, elle coûtait à mon coeur, mais que pouvais-je faire de mieux et qu’eussiez-vous fait à ma place? C’était le seul moyen de les arracher à l’ignoble quatre-piquets, et peut-être quelque chose de plus affreux encore: au cachot, à la chaîne, au carcan, châtiments beaucoup plus communs que vous ne pensez. Hé bien, peut-on inférer de ma conduite que je ne regarde pas la servitude comme une chose infâme? Je ne le crois pas. Et pourtant je n’ai fait qu’imiter l’exemple de saint Paul.

(1) «Il est impossible, dit M. de Genoude, de ne pas remarquer dans l’épître de Philémon le principe de l’abolition de l’esclavage.» (Tableau historique du Ier siècle, Pères de l’Église, t. I, p. 66). N’est-on pas heureux, lorsqu’on est réduit à défendre la gloire du christianisme contre les écrivains laïques, qui se servent des armes que leur fournissent quelques obscurs scolastiques, de pouvoir leur opposer une autorité telle que celle de M. de Genoude, qui voit un commencement d’abolition là où ceux-ci croient trouver une preuve en faveur de l’esclavage. Mais voici une parole plus imposante et plus propre à montrer de quel côté est la vérité, c’est celle de N. S. P. le pape Grégoire XVI, dans sa bulle In supremo:

«… Lorsque la lumière de l’Évangile commença pour la première fois à se répandre, les malheureux qui étaient alors réduits en si grand nombre dans une très-dure servitude, surtout à l’occasion des guerres, sentirent leur condition s’adoucir beaucoup chez les chrétiens, car les apôtres, inspirés par l’Esprit-Saint, enseignaient à la vérité aux esclaves à obéir à leurs maîtres temporels comme à Jésus-Christ, et à faire de bon coeur la volonté de Dieu; mais ils ordonnaient aux maîtres d’en bien agir avec leurs esclaves, de leur accorder tout ce qui était juste et équitable, et de s’abstenir de menaces à leur égard, sachant que les uns et les autres ont un maître dans les cieux, et qu’il n’y a pas auprès de lui acception des personnes.

«Comme la loi de l’Évangile recommandait partout avec grand soin une charité sincère pour tous, et comme notre Seigneur Jésus-Christ avait déclaré qu’il regardait comme fait ou refusé à lui-même les oeuvres de bonté et de miséricorde qui auraient été faites ou refusées aux petits et aux pauvres, il en résulta naturellement non-seulement que les chrétiens traitaient comme des frères leurs esclaves, ceux surtout qui étaient chrétiens, mais qu’ils étaient plus disposés à accorder la liberté à ceux qui la méritaient; ce qui avait coutume de se faire principalement à l’occasion des solennités pascales, comme l’indique Grégoire de Nice. Il y en eut même qui, mus par une charité plus ardente, se mirent en esclavage pour racheter les autres, et un homme apostolique notre prédécesseur, Clément Ier, de sainte mémoire, atteste qu’il en a connu plusieurs.

«Dans la suite des temps, les ténèbres des superstitions païennes s’étant pleinement dissipées et les moeurs des peuples grossier s’étant adoucies par le bienfait de la foi, qui opère par la charité, il arriva enfin que, depuis plusieurs siècles il ne se trouvait plus d’esclaves dans la plupart des nations chrétiennes; mais, nous le disons avec douleur, il y en eut depuis, parmi les fidèles même, qui honteusement aveuglés par l’appât d’un gain sordide, ne craignirent point de réduire en servitude dans les contrées lointaines, les Indiens, les nègres ou autres malheureux, ou bien de favoriser cet indigne attentat (facinus) en établissant et étendant le commerce de ceux qui avaient été faits captifs par d’autres. Plusieurs pontifes romains, nos prédécesseurs, de glorieuse mémoire, n’omirent point de blâmer fortement, suivant leur devoir, une conduite si dangereuse pour le salut spirituel de ces hommes et si injurieuse au nom chrétien, conduite de laquelle ils voyaient naître ce résultat, que les nations infidèles étaient de plus en plus confirmées dans la haine de notre religion véritable.

«C’est pour cela que Paul III adressa, le 29 mai 1537, au cardinal archevêque de Tolède, des lettres apostoliques sous l’anneau du pêcheur, et qu’Urbain VIII en adressa ensuite de plus étendues, le 22 avril 1639, au collecteur des droits de la chambre apostolique en Portugal. Dans ces lettres, ceux-là surtout sont gravement réprimandés, qui «présumeraient et oseraient réduire en servitude les Indiens d’Occident ou du Midi, les vendre, les acheter, les échanger, les donner, les séparer de leurs épouses et de leurs enfants, les dépouiller de ce qu’ils avaient et de leurs biens, les transporter en d’autres lieux, les priver de leur liberté en quelque manière que ce soit, les retenir en esclavage, comme aussi conseiller sous un prétexte quelconque, de secourir, de favoriser et d’assister ceux qui font ces choses, ou dire et enseigner que cela est permis, ou coopérer en quelque manière à ce qui est marqué ci-dessus.»

«Benoît XIV confirma et renouvela depuis les prescriptions de ces pontifes par de nouvelles lettres apostoliques adressées, le 20 décembre 1741, aux évêques du Brésil et d’autres pays, et par lesquelles il excitait la sollicitude de ces prélats dans le même but.

«Avant eux, un autre de nos prédécesseurs, Pie II, dans un temps où la domination portugaise s’étendait dans la Guinée, pays des nègres, adressa le 7 octobre 1462 un bref à l’évêque de R., qui allait partir pour ce pays, bref dans lequel, non-seulement il donnait à cet évêque les pouvoirs nécessaires pour exercer son ministère avec fruit, mais, par la même occasion, s’élevait avec force contre les chrétiens qui entraînaient les néophytes en servitude; et de nos jours même, Pie VII, conduit par le mêmes prit de religion et de charité que ses prédécesseurs, prit soin d’interposer ses bons offices auprès des puissants personnages pour que la traite des nègres cessât enfin tout-à-fait parmi les chrétiens. Ces prescriptions et ces soins de nos prédécesseurs n’ont pas été peu utiles, avec l’aide de Dieu, pour défendre les Indiens et les autres ci-dessus désignés, contre les cruautés des conquérants ou contre la cupidité des marchands chrétiens; non cependant que le Saint-Siége ait pu se réjouir pleinement du résultat de ses efforts dans ce but, puisque la traite des noirs, quoique diminuée en quelque partie, est cependant encore exercée par plusieurs chrétiens.

«Aussi, voulant éloigner un si grand opprobre de tous les pays chrétiens, après avoir mûrement examiné la chose avec quelques-uns de nos vénérables frères les cardinaux de la sainte Eglise romaine, appelés en conseil, marchant sur les traces de nos prédécesseurs, nous avertissons par l’autorité apostolique et nous conjurons instamment dans le Seigneur tous les fidèles, de quelque condition que ce soit, qu’aucun d’eux n’ose à l’avenir tourmenter injustement les Indiens, les nègres ou autres semblables, ou les dépouiller de leurs biens, ou les réduire en servitude, ou assister ou favoriser ceux qui se permettent ces violences à leur égard, ou exercer ce commerce inhumain par lequel les nègres, comme si ce n’étaient pas des hommes, mais de simples animaux, réduits en servitude de quelque manière que ce soit, sont, sans aucune distinction, contre les droits de la justice et de l’humanité, achetés, vendus et voués quelquefois aux travaux les plus durs, et de plus, par l’appât du gain offert par ce même commerce aux premiers qui enlèvent les nègres, des querelles, des guerres perpétuelles sont excitées dans leurs pays.

«De l’autorité apostolique, nous réprouvons tout cela comme indigne du nom chrétien, et par la même autorité, nous défendons sévèrement qu’aucun ecclésiastique ou laïque ose soutenir ce commerce de nègres, sous quelque prétexte ou couleur que ce soit, ou prêcher ou enseigner en public et en particulier contre les avis que nous donnons dans ces lettres apostoliques.

«Et afin que ces lettres parviennent plus facilement à la connaissance de tous et que personne ne puisse alléguer qu’il les ignore, nous ordonnons qu’elles soient publiées, suivant l’usage, par un de nos courriers, aux portes de la basilique du prince des Apôtres, de la Chancellerie apostolique et de la Cour générale, sur le mont Citorio, et à la tête du Champ-de-Flore, et que les exemplaires y restent affichés.

«Donné à Rome, près Sainte-Marie-Majeure, sous l’anneau du pêcheur, le 3 décembre 1839, neuvième année de notre pontificat.

«LOUIS LAMBRUSCHINI,

«cardinal.»

L’Apôtre, en recommandant aux esclaves la fidélité et l’obéissance, ne faisait qu’user de la prudence que réclamaient non-seulement les circonstances sociales de l’époque, mais aussi l’intérêt de la religion qu’il prêchait. Néanmoins, il ne laissait pas d’attaquer avec force, quoique d’une manière indirecte, l’esclavage et les anomalies dont le paganisme abondait; et quelquefois même il les attaquait assez ouvertement pour que tous les hommes de bonne volonté comprissent quelles étaient les véritables tendances de la foi nouvelle. Qui ne connaît ces paroles: «Après le baptême, il n’y a plus ni juif, ni grec, ni libre, ni esclave, ni homme, ni femme; vous êtes tous un en J.-C. (1)» Paroles d’une portée immense et par lesquelles l’Apôtre des nations sapait dans sa base le hideux édifice des moeurs et des usages païens: cet égoïsme national et ce droit des gens si atroce, et source intarissable de haines mortelles entre les peuples et de massacres affreux, et surtout ces lois du père contre l’enfant, de l’époux contre l’épouse, du maître contre l’esclave, en général du fort contre le faible, qu’on trouvait partout. Les âmes d’élite ne se méprirent pas sur leur véritable signification. «Instruit par l’inspiration de Dieu, dit Tatien, j’ai compris que les doctrines philosophiques étaient reprouvées, au lieu que la doctrine que nous suivons dissipe la servitude qui est dans le monde, nous délivre d’une infinité de tyrans et de princes, et nous apporte un privilége que nous avions déjà reçu, il est vrai, mais que l’erreur nous avait empêchés de conserver.» C’est au second siècle de notre ère qu’un philosophe converti à notre sainte religion écrivait ce passage (2). Les faits viennent à l’appui des doctrines: l’histoire de ces premiers temps nous montre saint Hermets devenant chrétien, et donnant en même temps la liberté à 1.250 esclaves ainsi qu’à leurs femmes et à leurs enfants; saint Chromace, préfet de Rome, libérant tous ceux de sa maison, et prononçant à cette occasion ces paroles si éminemment chrétiennes: «ceux qui commencent à avoir Dieu pour père ne doivent pas être esclaves des hommes;» enfin, l’empereur Constantin élargissant singulièrement les voies de la liberté en déclarant libre tout esclave qui embrassait le christianisme.

(1) On lit dans une dissertation citée par M. de Genoude (Pères de l’Église, t. II, préface, p. xvij), le passage suivant: «Si les dogmes du christianisme sont en même temps les dogmes du platonisme, comment se fait-il que ces mêmes dogmes aient engendré des deux côtés une morale contradictoire? N’est-il pas étrange que ces dogmes aient conduit, par exemple, dans le christianisme… à l’égalité humaine et à la liberté; dans le platonisme, à la justification et à la sanctification de l’esclavage?» Voudrait-on croire que l’auteur de ces lignes est le même que celui qui, en 1841, dans le mois de novembre, ridiculisait le sens que je donnais aux paroles de saint Paul et voulait, contre mes assertions, justifier l’esclavage par les Saintes Ecritures: c’est qu’à cette dernière époque M. Granier avait fait connaissance avec les planteurs des colonies.

(2)Les Pères de l’Église, publiés par M. de Genoude, t. II, p. 245.

L’Église, dans les premiers siècles, avait suivi forcément la ligne que les apôtres lui avaient tracée. Ne pouvant attaquer l’esclavage en face, contrainte de le tolérer, il n’est pas étonnant qu’elle se soit occupée de le réglementer: elle le devait, quand ce n’aurait été que pour en diminuer l’arbitraire. Mais tandis que les idées et par suite les lois s’humanisaient sous l’influence de la loi qui nous ordonne d’aimer notre semblable comme nous-mêmes, on voit les affranchissements se multiplier sans mesure. Nous en avons la preuve dans les faits mêmes que nous venons de rapporter. «Une des bonnes oeuvres les plus communes parmi les chrétiens, dit Bergier, fut de tirer leurs frères de la servitude et d’acheter leur liberté. Plusieurs poussèrent l’héroïsme de la charité jusqu’à se rendre eux-mêmes esclaves pour délivrer les autres. Saint Clément de Rome nous l’apprend (Epist. ad Corinth., 7); et Paulin de Nole en est un exemple. Les évêques crurent ne pouvoir faire un plus saint usage des richesses de l’Église que de les consacrer au rachat des esclaves: saint Exupère de Toulouse (1) vendit jusqu’aux vases sacrés pour satisfaire à ce devoir de charité.»

(1) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Esclavage.

Les effets de la charité, devenus si sensibles, furent tout-à-coup arrêtés par le changement qu’opéra, dans le droit public et les moeurs de l’Europe chrétienne, l’irruption des barbares. Il fallut du temps au christianisme pour reprendre le dessus, par la raison bien naturelle qu’une révolution intellectuelle et morale ne se fait pas en un jour: c’est la conception et l’enfantement auxquels il faut des siècles. Or, l’esclavage tenait essentiellement à leurs coutumes et à leurs moeurs: l’émancipation ne pouvait donc reparaître qu’à la suite d’un changement dans les unes et les autres. Cette révolution s’effectua insensiblement, et ses fruits ne tardèrent pas à se manifester. On connaît l’exemple que donna au VII siècle sainte Bathilde, reine de France, l’histoire a conservé le souvenir des profusions qu’elle fit pour la rédemption de ceux qui gémissaient dans la condition servile; sa conduite eut de nombreux imitateurs, et l’esclavage se transforma bientôt en u état plus doux qu’on a nommé le servage. Cette condition n’était pas l’entière liberté, à laquelle les hommes sont appelés, ne devait pas plus tenir devant les progrès de la morale, poussée par le souffle vivifiant du christianisme, que l’esclavage qui l’avait produite. Dès le milieu du XIe siècle, saint Benoît d’Aniane prouvait d’une manière éclatante que la charité ne s’accommodait pas du servage: en recevant les terres qu’on lui donnait, il renvoyait libres les serfs qui y étaient attachés (1). Le XIIIe siècle laissa le servage expirant, et il est digne de remarque que les chartes d’affranchissement sont pleines de considérants puisés dans les enseignements de J.-C. et analogues au motif qui détermina saint Chromace à donner la liberté à ses 1,400 esclaves.

(1) Hélyot.

«L’Église, loin de frapper l’esclavage de ses anathèmes, dites-vous encore, possédait elle-même des esclaves: les pères en avaient, les évêques, les abbés, les couvents en eurent aussi.»

J’ai déjà déduit les motifs qui portèrent l’Église à agir lentement, et par des voies indirectes dans les premiers temps et après l’invasion des barbares; je dois ici faire observer, avec l’auteur déjà cité, que la servitude du moyen-âge, à laquelle sans doute vous faites allusion, «était beaucoup plus supportable que l’esclavage domestique usité chez les Grecs et les Romains; que c’est pour cela même qu’elle inspira moins de compassion; qu’elle a subsisté plus long-temps (1) qu’il y en a encore des restes aujourd’hui.» On ne doit donc pas trop se récrier si la Cour romaine n’a pas employé ses foudres pour en hâter l’abolition. Ne faut-il pas d’ailleurs, en toute appréciation de choses, faire la part aux moeurs, aux idées et aux temps? Tel usage, telle institution, qui nous révoltent aujourd’hui, pouvaient, il y a quatre ou cinq cents ans, paraître fort naturels, surtout lorsqu’il n’avait pas encore existé d’ordre meilleur avec lequel on pût les comparer.

(1) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Esclavage.

L’esclavage proprement dit, aboli parmi les nations chrétienne dès la fin du VIIe siècle, a reparu vers 1494, après la découverte du Nouveau-Monde. ici je vous entends dire: «Comment, si elle (la charité du Christ) avait étouffé le crime ancien, aurait-elle laissé venir au monde le crime moderne?» L’Evangile n’a pas réformé radicalement la nature humaine ni enlevé de son fond le vice originel, il ne pouvait pas conséquent empêcher tout le mal; mais il a fait par ses principes de charité et de fraternité que le monstre n’a pu revenir au monde sans inspirer de l’horreur à tout homme qui a conservé quelque sentiment et ne s’est pas laissé aveugler par l’amour de l’or ou un vil intérêt: il l’avait marqué au front du signe de Caïn. L’histoire nous apprend qu’il fallut surprendre la religion de Louis XIII pour le faire consentir à l’esclavage des nègres et lui persuader que c’était le seul moyen de les rendre chrétiens: on s’était déjà servi d’un pareil artifice pour séduire les deux souverains de Castille, Ferdinand et Isabelle (1), pour arracher d’eux des édits peu favorables aux Américains; et aujourd’hui, ce n’est qu’en mentant à la France et en usant de semblables artifices que les colons et leurs suppôts espèrent continuer l’infâme possession de l’homme par l’homme. – Des curés, des préfets apostoliques, possèdent des esclaves. – J’en conviens, mais y aurait-il plus de justice à attribuer ces désordres au christianisme que de lui reprocher les crimes qui se commettent dans les sociétés chrétiennes et civilisées d’Europe? – Ces désordres sont le résultat des enseignements qui se donnent dans les collèges du Temple; au séminaire du Saint-Esprit, où les prêtres qui se destinent à la mission coloniale subissent un noviciat, on leur enseigne formellement que le commerce des nègres est licite, s’ils sont privés à juste titre de leur liberté, et que l’esclavage ne contrarie ni le droit naturel, ni le droit civil, ni le droit ecclésiastique (2).» – Mais de bonne foi, que deviennent ces obscurs enseignements dans la balance de l’impartialité, lorsque tous les orateurs, tous les écrivains catholiques de quelque autorité, sont d’accord pour le flétrir, et lorsque six souverains pontifes ont élevé la voix en faveur des opprimés?

(1) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Nègre

(2) Colonies étrangères et Haïti, t. I, p. 143.

L’action du christianisme peut paraître lente, mais on ne peut nier son efficacité. Si les peuples ont désiré et su obtenir la liberté, c’est que, à l’école de l’Evangile, ils avaient appris que tous les hommes sont frères et ont une origine commune, et qu’il est des droits qui appartiennent à toute la famille humaine. Demandez aux maîtres d’esclaves pourquoi ils repoussent et ont toujours repoussé la religion au sein de leurs ateliers: ils vous répondront aujourd’hui ce qu’ils répondaient il y a trois siècles: «L’enseignement religieux blesse nos intérêts, le serf n’obéissant bien qu’autant qu’il est ignorant et ne connaît pas la morale chrétienne, qui le fait raisonner (1).» Vous savez bien que ceci n’est pas une supposition; vous avez vu par le rapport du procureur du roi de la Basse-Terre à la date du 29 septembre 1841, que les colons ne déguisent pas leurs craintes à cet égard: «Quelques autres prétendent, dit ce magistrat, que plus un esclave est éclairé, plus il est porté à raisonner et à devenir indiscipliné.»

(1) Las Casas, t. I, second motif du second Mémoire.

Ces vérités avaient été aperçues dès le second siècle de notre ère: serait-il possible de les méconnaître aujourd’hui? Les disciples de Fourrier et la nouvelle école de philosophie, ennemie du christianisme, ont été forcés de les avouer: «Le monothéisme, disent-ils, amène de nouveaux progrès; la cité devient nation, l’esclavage s’adoucit et se transforme peu à peu, jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le servage: l’exploitation de l’homme par l’homme diminue progressivement. Le monothéisme chrétien, sorti du monothéisme juif, a surtout déterminé ce progrès par le principe de fraternité et d’égalité humaine. L’Église a réalisé une immense amélioration pour l’espèce humaine, elle a remplacé le principe de la force par le principe moral, donné l’exemple d’une association pacifique de laquelle a été bannie toute exploitation de l’homme par l’homme (1).» Il est malheureusement trop vrai, «il y a toujours eu parmi les chrétiens des coeurs bien étroits, des âmes égoïstes, qui ont trouvé le dogme de la servitude dans le livre magnifique qui nous enseigne la loi de la fraternité;» mais, Monsieur, l’opposition au bien, de quelque part qu’elle vienne, ne peut nous empêcher de reconnaître l’influence du christianisme dans les progrès de la liberté.

DUGOUJON.

LETTRE VINGT-DEUXIÈME.

Notre-Dame-de-Sainte-Croix-lès-le-Mans, le 15 juin 1843.

A M. Victor Schoelcher.

         Monsieur,

Outre les assertions que j’ai relevées dans la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous adresser, il se rencontre encore dans votre livre des Colonies étrangères et Haïti un certain nombre de pages contre le clergé en général, et même le catholicisme, bien propres à affliger les catholiques fervents et à vous aliéner leurs coeurs. Si vous vous borniez à dénoncer les désordres que l’on reproche aux prêtres de nos possessions d’outre-mer, on serait réduit à gémir en silence d’aussi déplorables abus; mais vous allez plus loin, et voulant expliquer le mal, vous lui assignez pour cause les institutions les plus respectables de l’Eglise; vous inférez que nos missionnaires ne sont rien moins que propres à un oeuvre d’ordre aux Antilles; vous flétrissez impitoyablement tout le corps sacerdotal; vous le rendez solidaire de prévarications qu’il condamne; vous attaquez le catholicisme dans son essence et son esprit en l’accusant d’être favorable au hideux système colonial. Hélas! Monsieur, vous avez été dupe de machiavélisme des écrivains que vous citez; vous n’avez point pris garde que M. le commandant Layrle et M. le gouverneur de la Guadeloupe devaient, pour être conséquents, rejeter sur les prêtres les monstrueux désordres des colonies, qui ne sont cependant que les fruits nécessaires de la servitude. Pouvaient-ils en manifester la véritable cause sans se condamner eux-mêmes et compromettre un système qui leur est cher? Il est fâcheux que vos préoccupations vous aient empêché d’apercevoir le dessein perfide de ces anti-philanthropes. On dit communément que le remède est à côté du mal, c’est ce qui a lieu dans vos écrits par rapport à ce qui nous occupe. Ce n’est pas à vous qu’on doit apprendre les droits que MM. les gouverneurs s’arrogent sur les membres du clergé: ils leur adressent des circulaires, ils leur tracent la limite de leurs obligations dans l’exercice du saint ministère, ils leur dictent la manière dont ils doivent enseigner l’Evangile aux esclaves, ils font interdire ou expulsent de leur gouvernement ceux d’entre les prêtres qui ne se conforment pas scrupuleusement aux canons rédigés dans leurs bureaux. «c’est moi qui suis évêque ici, disait un jour M. Gourbeyre à un prêtre de la Guadeloupe.» ERt il avait raison; ce sont, en effet, les gouverneurs qui, au défaut de l’autorité légitime, exercent les fonctions épiscopales en matière d’administration. Vous racontez ces sacrilèges usurpations (1) sans peut-être soupçonner tout ce qu’elles ont d’irrégulier et de tyrannique, et vous ajoutez quelques pages plus loin: «les prêtres que l’excellence de leur nature fortifie contre tous ces éléments de perversité, en butte à l’inimitié des planteurs, qu’ils gênent et irritent par leur intermission; à la malveillance des autres prêtres, que leur sagesse humilie; mal soutenus par les préfets apostoliques, aussi propriétaires de noirs; abandonnés par l’administration civile, vouée tout entière aux créoles, ne peuvent rien contre le torrent, et n’ont plus que deux partis à prendre: ou se taire, ou revenir en France abreuvés de dégoûts… quand on ne les expulse pas, s’ils osent parler…»

(1) Colonies étrangères et Haïti, t. II, p. 418, 419, 431, 432, 45.

Voilà en effet, Monsieur, la seule cause du mal. Oui, la majorité des prêtres sont mauvais, non pas comme vous le prétendez, parce que l’organisation de leur ordre est vicieuse, mais au contraire parce que, dans nos Antilles, ils sont soumis à un système d’administration enfanté par les nécessités de la servitude et directement opposé à celui de l’Église catholique (1). Si la hiérarchie apostolique y était en vigueur, la plus grande partie des maux que vous déplorez seraient impossibles. Sans doute, un évêque même ne pourrait faire tout le bien désirable dans une société à esclaves, mais du moins les prêtres auraient dans leur chef un père, un guide, un appui, un protecteur; tandis que dans l’état actuel des choses, ils sont livrés avec les préfets apostoliques à l’arbitraire des maires et des autorités civiles. Aussi, leur ministère est-il stérile et frappé de mort.

(1) Le Correspondant, qui s’est chargé de défendre les intérêts des opprimés d’outre-mer, renfermait, dans sa cinquième livraison, le 15 mai 1843, un long article sur les questions coloniales rempli de sens et de solidité. Nous en avons extrait ce qui suit:

«Dans ce conflit d’irritables préventions, au milieu de cet immense désordre moral, en présence d’une administration dont tout le génie consiste à éluder les questions capitales, et qui tient pour suspecte toute influence énergique, la mission du clergé devient excessivement délicate. La prudence humaine avertit le prêtre que certaines cordes évangéliques ne doivent pas être touchées dans une société à esclaves: sa conscience lui crie qu’il est envoyé pour annoncer à tous l’Évangile, rien de plus, rien de moins. S’il écoute la première, s’il se borne à remplir les fonctions extérieures du culte, la vie lui sera douce et facile; l’indulgence des créoles consentira même, au besoin, à jeter un voile complaisant sur des habitudes difficilement compatibles avec la sainteté du caractère sacerdotal; si, au contraire, il entend remplir dans toute leur étendue les obligations que lui impose son titre de missionnaire apostolique; s’il s’efforce, sans dénaturer une influence purement spirituelle, de ménager cependant l’union des coeurs et la fusion des classes par l’enseignement d’une même foi, par les pratiques d’un même culte; si enfin les sollicitudes de sa charité, étendue à tous, se portent spécialement sur la portion la plus délaissée du troupeau, savoir, les noirs et les gens de couleur, la gratitude expansive dont ceux-ci l’entoureront le signalera inévitablement aux ombrageuses défiances d’un certain nombre de colons; l’administration elle-même se sentira importunée par la présence d’un homme qui lui suscite des embarras en contrariant les préjugés anti-chrétiens de la classe dominante, en prenant au sérieux les ordonnances ministérielles relatives à l’instruction religieuse des esclaves. Les prétextes ne manqueront pas de congédier l’apôtre malavisé.»

Les partisans du vieux système colonial savent très-bien à quoi s’en tenir, et s’ils ne montrent pas plus d’empressement à opérer la réforme religieuse que la réforme politique, c’est qu’ils comprennent que l’autorité d’un évêque ami de la justice serait le plus grand embarras dans un ordre politique dont l’esclavage est la base, et le despotisme, le principal ressort.

Vous donnez les plus grands éloges aux ministres de la réforme et vous souhaiteriez de les voir s’établir dans nos possessions, quand ce ne serait qu’afin d’exciter l’émulation du clergé catholique, en lui faisant honte des tiédeurs de sa charité. Ne tenez-vous pas compte de l’immense différence qu’il y a entre la condition des ministres protestants dans les îles anglaises et celle de nos missionnaires? Les premiers ont à faire à des hommes libres, à des citoyens, les seconds à des esclaves… Ces hommes si zélés et qui rendent de si grands services à la civilisation dans les îles émancipées, ne feraient pas mieux que les nôtres dans les pays où règne encore la servitude; ils ne firent pas mieux tant qu’ils ne purent s’adresser qu’à des esclaves; c’est vous-même qui nous l’apprenez, quatre pages plus bas. «Les nègres, dites-vous, ont fait plus de progrès en deux ans de liberté qu’ils n’en avaient fait en quatre siècles de servitude. Il en a été fourni de vifs témoignages aux articles de la Dominique et de la Jamaïque; on en trouve à Antigue des preuves non moins éclatantes. Certes, le révérend M. Harvey, chef des moraviens, n’était ni plus ouvert ni plus éloquent; le recteur de l’église anglicane, M. Obberton, n’était pas meilleur; le révérend M. Park, supérieur des méthodistes, n’avait pas plus de zèle avant l’émancipation que depuis: eh bien de 1828 à 1834 (six années), il n’y avait eu dans l’île que 291 mariages; de 1834 à 1839 (six années), il y en a eu 2,025.

«Le recteur de Saint-John, durant les sept dernières années de la servitude, n’avait marié que 110 couples. Dans le cours de la seule année 1839, le nombre de mariages bénis par lui s’est élevé à 185. Le docteur Lepscombe, évêque à la Jamaïque, termina un entretien avec M. Gurney en déclarant qu’avant l’émancipation, ses efforts pour l’instruction du peuple, soit profane, soit religieuse, avaient été comparativement inutiles: sa parole était neutralisée par l’influence de l’esclavage (1).»

(1) Colonies étrangères et Haïti, t. I, p. 197, 198.

Donnez aussi des hommes libres à évangéliser aux prêtres catholiques, ou plutôt considérez-les dans les mission où la hiérarchie catholique est en vigueur, où le zèle sacerdotal n’est point paralysé par une politique étroite, ombrageuse et ennemie de tout bien et de tout progrès, vous les verrez «ramener au sein de l’Eglise un grand nombre d’enfants égarés, par leurs vertus et surtout par leur charité infatigable pour les noirs, portion précieuse du troupeau de Jésus-Christ (1); dans les Antilles anglaises, élever des églises et des chapelles, fonder un collège et des écoles nombreuses (2); dans les deux Guinées (3), et du côté du Cap (4), répandre avec un zèle infatigable les semences de la foi et de la civilisation.

(1) Lettres de Mgr. Whilfield, évêque de Baltimore, au rédacteur des Annales de la propagation de la Foi. Baltimore, 28 février 1830.

(2) Annales de la propag. de la Foi. – Mai 1834, nº 94.

(3) Idem, juillet 1843, nº 89.

(4) Idem, t. XV, p. 328, 329, nº 89.

Il s’est établi dans le sein de la France un pieux institut dont l’unique fin est la moralisation de la race africaine. «Plusieurs essaims de missionnaires en sont déjà sortis pour aller s’établir à Saint-Domingue, à l’île Bourbon et dans d’autres colonies françaises; tout récemment encore, Mgr. Barron, vicaire apostolique des deux Guinées, annonçait qu’il emmenait avec lui sept pères et trois frères du Saint-Coeur-de-Marie (1)…» Et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que cet établissement compte à peine deux ans d’existence «et déjà un noviciat nombreux est organisé, déjà les règles établies sont observées avec ce respect profond qui d’ordinaire n’est voue qu’aux institutions anciennes (2).»

(1) Idem, septembre 1844, nº 96.

(2) Idem.

Vous pouvez, Monsieur, par ces faits et surtout par les rapides progrès de l’oeuvre du Saint-Coeur-de-Marie, juger si nos missionnaires, ceux qui sont la souche première du christianisme, les premiers enfants de l’Eglise, sont disposés à se laisser vaincre en dévouement et en charité par les frères protestants, qu’ils disent égarés. Une seule chose leur suffit pour faire le bien: la liberté de le faire.

Or, si on ne peut rendre le clergé romain solidaire des abus et des désordres que vous déplorez, ne serait-ce pas une plus criante injustice de les attribuer à l’esprit du catholicisme comme à leur véritable cause, de l’accuser d’être favorable au hideux système colonial? Notre sainte religion ne peut être confondue avec ce simulacre de christianisme que vous avez vu dans nos possessions: pire que le protestantisme, ce fantôme de culte n’est au fond que la tolérance et la sanctification des plus absurdes préjugés; la dénomination de créolisme est la seule qui lui convienne. Ce ne sont pas seulement quelques formes extérieures qui constituent le catholicisme: notre religion est celle qui, dès les premiers siècles de notre ère, inspira ce grand nombre de bonnes oeuvres dont la plus commune était de briser les fers des esclaves, qui forma ces généreux personnages qui se dévouèrent eux-mêmes à la servitude pour affranchir les autres, ces saints évêques qui crurent ne pouvoir faire un plus digne usage des trésors de l’Eglise que de les consacrer à ces sortes de rachats, qui vendirent quelquefois les vases sacrés pour satisfaire à ce devoir de charité (1). Notre religion est celle qui donna naissance à l’ordre de la Rédemption des captifs, dont les membres ont si souvent arrosé de leur sang les plages de l’Asie et les côtes de l’Afrique. Qui pourrait compter le nombre des époux que leur charité a rendus à leurs épouses éplorées, des pères ou même des mères à leurs familles désolées, des enfants à leurs mères inconsolables? Notre religion est celle de ce P. Claver, si zélé pour l’instruction des noirs et si sensible à leurs infortunes; de ce frère Bétancourt qui ne lui cède ni en zèle ni en dévouement. Notre religion, enfin, n’est-ce pas celle de saint-Vincent-de-Paule, dont le nom rappelle toutes les bonnes oeuvres, tous les dévouements? Il avait, comme on le sait, connu par sa propre expérience les maux inépuisables de la servitude. Aussi, ceux qui gémissaient sous son joug furent-ils toujours les premiers dans sa charité: on ne le vit jamais reculer devant aucun sacrifice pour les rendre à la liberté ou soulager leurs misères.

(1) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Nègre.

On nous a reproché certains enseignements peu favorables à la liberté, et par lesquels les coupables justifient leur conduite et les anomalies coloniales. Mais qu’est-ce que cela prouve? – Que quelques hommes ont été abusés et que «le mensonge, la ruse, la calomnie, ont justifié, aux yeux de ceux quine peuvent être témoins des maux des esclaves, la plus odieuse des oppressions (1).» La conduite de certains prêtres que vous connaissez et que nous avons vus s’exposer aux persécutions, aux renvois, pour faire leur devoir en faveur des nègres, montre assez combien le catholicisme est loin de favoriser l’esclavage lorsqu’il en a connu les suites funestes. Au reste, tel que l’ont enseigné et défendu les scolastiques, l’esclavage ne ressemble en rien à la condition servile proprement dite; ce n’est qu’une vaine fiction qui n’a jamais existé que dans leur tête, et que les conditions mêmes qu’ils ont réclamées pour qu’elle soit licite, rendent impossible. Ils ne savaient pas assurément que la servitude des Antilles a dévoré en moins de soixante ans quinze millions d’Indiens (2); que la traite, toute restreinte qu’elle est, fait encore périr annuellement en Afrique, selon les calculs de M. Burton, 500,000 de ses habitants; que les négriers lui ravissent chaque année 150,000 individus, qui sont presque tous consommés par le travail forcé en moins de dix ans; qu’une seule des Antilles, la Jamaïque, a détruit ou empêché de venir à l’existence, depuis le commencement de l’affreux commerce, au moins 1,800,000 de nos semblables? (3). Ne devraient-ils pas ignorer encore, que les lois constitutives de l’esclavage ôtent à l’homme tout droit naturel et civil, lui enlèvent sa personnalité et en font une chose, le condamnent au concubinage et à la promiscuité?

(1) Les esclaves des colonies françaises au clergé français

(2) Las Casa, préface du premier Mémoire.

(3) Colonies étrangères et Haïti, t. Ier, p. 375, 376, 377, 378.

Mais si les théologiens se sont laissés égarer par les mensonges et l’hypocrisie des partisans de la servitude, cette erreur involontaire n’est-elle pas assez glorieusement rachetée par les protestations unanimes de tous les écrivains catholiques de quelque autorité contre l’infâme possession? Connaît-on un seul partisan de l’abolition qui ait réfuté avec tant de force les casuistes complaisants, que le célèbre abbé Bergier? Dans un temps où ni les philosophes, ni les publicistes français ne s’inquiétaient guère du sort de nos cultivateurs d’outre-mer, ce théologien écrivait des paroles qui seraient encore aujourd’hui un objet de blâme pour plusieurs: «On dit qu’il n’est pas possible de cultiver les colonies à sucre autrement que par des nègres; nous pourrions répondre que, dans ce cas, il vaudrait mieux renoncer aux colonies qu’aux sentiments d’humanité; que la justice, la charité universelle et la douceur, sont plus nécessaires à toutes les nations que le sucre et le café (1).» Et Mgr. England, évêque d’un pas à esclave, ne dit-il pas qu’on peut avancer comme une maxime, que l’existence de l’esclavage est le plus grand mal moral que l’on puisse introduire dans un pays; que c’est comme un fléau sous le poids duquel gémissent les contrées qui l’ont accepté (2)? Est-il possible de flétrir plus énergiquement cette malheureuse condition, et de déclarer en termes plus formels qu’il n’y a rien au monde de plus illicite et de plus contraire à la nature?

(1) Bergier, Dictionnaire théologique, au mot Nègre.

(2) Annales de la Propagation de la Foi, t. VI, p. 226.

Eh quoi! quelques enseignements insignifiants et perdus dans l’obscurité de l’école mériteraient au clergé catholique le flétrissant reproche «d’aimer l’esclavage et de favoriser l’oppression parmi les hommes,» lorsqu’il est certain, comme l’observe très-bien le P. Dutertre, que personne n’a élevé la voix avec tant de courage et de force en faveur des esclaves, des petits et des pauvres, que les écrivains ecclésiastiques; qu’ils ont constamment soutenu que la liberté est un droit imprescriptible du chrétien; lorsque depuis le commencement du XVIe siècle les chefs de l’Eglise travaillent sans relâche à l’abolition de la servitude parmi les chrétiens, ne cessent de l’attaquer en elle-même ou dans sa cause, et que, de nos jours, Grégoire XVI a solennellement protesté contre le criminel trafic!

Je conçois, Monsieur, les impressions fâcheuses que doivent produire sur un coeur honnête et une âme droite les incroyables désordres dont vous avez été témoin; il est vrai aussi que vous n’êtes pas le seul qui ait rapporté des colonies des préjugés hostiles au catholicisme; mais, après les explications que je vous ai données et les témoignages que je viens de mettre sous vos yeux, j’ose espérer de votre loyauté si connue, que vous voudrez être à l’avenir plus juste à l’égard d’un corps respectable, et ne plus confondre la cause du catholicisme avec des abus que nous réprouvons et condamnons par tout ce qu’il y a de mépris et d’indignation dans nos âmes.

Agréez, etc.

DUGOUJON.

FIN.

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