La Havane

Lettre IX

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A M. LE MARQUIS DE PASTORET

15 mai

Philadelphie n’est pas une ville de gens d’affaires, comme New-York. Les familles qui peuvent vivre d’un revenu héréditaire, ou qui, ayant renoncé de bonne heure aux spéculations, partagent leur existence entre l’étude et les plaisirs, préfèrent ce séjour, où elles sont moins surveillées par le contrôle incommode des classes populaires, contrôle dont l’intolérance s’étend aux plus minces détails. Ainsi un équipage, de beaux chevaux, des domestiques en livrée, une fleur à la boutonnière d’un jeune homme, de la barbe au menton et des moustaches, blessent le peuple, et qui que ce soit n’oserait affronter son déplaisir. Le prétexte de cette intolérance est la haine du luxe, qui effraie comme le précurseur d’une aristocratie; mais la véritable raison, c’est l’envie.

Avant-hier, dimanche, pas moyen de rien voir, de rien faire; il ne m’a pas même été permis de toucher du piano au fond de mon appartement. A peine avais-je essayé quelques mesures, le maître de l’hôtel est venu me prévenir qu’il lui était défendu, sous peine d’amende, de laisser qui que ce fût faire de la musique chez lui le dimanche.

La police a le droit de visiter les hôtels garnis, les auberges et lieux publics pour arrêter tout individu qui s’amuse, ainsi que le premier passant qui s’avise de siffler ou de rire dans la rue. Cette intolérance est absurde dans un pays où la liberté des cultes va jusqu’à la licence, et où, parmi vingt mille sectes diverses, il en est pour lesquelles le dimanche est précisément un jour de délassement et de plaisir. – Comprenez-vous un tel mélange de licence et de tyrannie? – Trouverait-on un seul gouvernement absolu en Europe sous lequel l’individu fût aussi complètement esclave du pouvoir? – Et pourrez-vous me dire quel est le véritable sens de ce mot sublime, de cette grande et belle chose, la plus magnifique part de l’héritage de l’homme, la liberté?

Dans ma première enfance, ce mot frappa mon oreille comme un clairon retentissant dont l’harmonie puissante me charma: j’en demandai le sens; ma nourrice, une belle négresse, me dit:

«Eso quiere decir: no trabajar y pasearse.»- Se promener et ne rien faire.

Je trouvai cela on ne peut plus agréable: je commençais à apprendre l’alphabet, qui m’ennuyait fort.

Pour me distraire, mon vieil oncle me racontait de terribles histoires où ce mot liberté, toujours mêlé à ceux d’emprisonnement, d’assassinat et de massacre, me faisait pleurer à sanglots. – Un jour, – c’était un samedi, jour d’aumône, -le soleil était couché, et le crépuscule, si rapide chez nous, s’éteignait déjà, lorsque, du balcon où je prenais le frais en face de la mer, j’aperçus un pauvre homme estropié qui venait toutes les semaines chercher l’aumône de mon oncle.

Mon oncle était sorti, et le pauvre avait l’air plus faible que de coutume. Appuyé sur la borne, je le voyais fléchir. – Je sentis la pitié qui me parlait au coeur, et d’un bond je me trouvai à la porte de la rue.

Après avoir engagé le pauvre à s’asseoir sur les marches de l’escalier, je lui fis porter quelque nourriture; et, me plaçant à côté de lui, je le regardai avec étonnement dévorer les aliments dont il éprouvait sans doute un grand besoin. – Le malheureux avait un bras de moins; son corps, brisé et disloqué, ne pouvait bouger qu’à l’aide de deux béquilles. On apercevait plusieurs cicatrices sur son visage pâle, flétri par la souffrance, encadré dans une longue chevelure grise, qui, retombant sur sa poitrine, ajoutait encore à la noblesse de sa physionomie et de son regard, toujours à demi voilé par la honte et la tristesse; tous ses mouvements, toutes ses paroles étaient empreints d’une mélancolie profonde et résignée.

Le lendemain, pendant que je m’amusais à jouer dans un coin de la chambre de mon oncle, je l’entendis adresser ces mots à son fils aîné:

«- Enfin, je suis heureux d’avoir pu réunir assez de souscripteurs pour assurer une pension à ce pauvre D…; il aura dorénavant de quoi pourvoir à ses besoins, – après avoir possédé dix-huit millions!»

Ces dernières paroles, dites avec cette émotion qui rendait si beau le visage de mon oncle, attirèrent mon attention comme l’aimant attire l’ambre.

«Où sont ces millions mon oncle? lui dis-je.

– Il les a perdus.

– Et comment?»

J’étais habituée aux histoires de mon oncle, et ma curiosité d’enfant mettait bien souvent sa patience à l’épreuve.

«D…, me dit-il, était un riche colon de Saint-Domingue. La nation française, qui avait des esclaves dans ses colonies, se souleva un jour pour conquérir la liberté. Les esclaves l’apprirent et se soulevèrent à leur tour pour devenir libres; et comme les blancs, leur maîtres, étaient les plus faibles, ils les massacrèrent. C’est ainsi que D… vit périr sous ses yeux ses enfants, sa femme, et ne se sauva lui-même qu’après avoir été presque assommé, couvert de blessures et emprisonné pendant huit mois.

– Et pourquoi les Français voulaient-ils garder des esclaves, puisque eux-mêmes ils voulaient être libres?»

Mon oncle toussa, ce qui lui arrivait toutes les fois qu’on l’embarrassait; puis il reprit:

«Mais… parce qu’ils avaient payé les nègres de leur argent.

– Ah!» m’écriai-je. – Et je gardai le silence. Mais il me sembla que mon oncle ne répondait pas à ma question.

Bientôt, passant vite à une autre idée:

«Et ces nègres cruels, puisqu’ils étaient les plus forts, pourquoi massacrèrent-ils leurs maîtres, dis-moi, mon oncle? pourquoi aussi, pour être libres, emprisonner les autres, dis?»

Et comme mon oncle toussait encore, je tournai les talons, et le dialogue en resta là.

Plus tard une nuit du mois de mars, je dormais près de ma mère, lorsque je fus éveillée par des vociférations auxquelles se trouvait mêlé le mot mille fois répété de liberté! liberté! -Je cours au balcon, j’aperçois des hommes déguenillés, des femmes, – des furies, – qui criaient et hurlaient, la torche à la main. – Ce beau cortège marchait à grands pas, il allait saccager, brûler une habitation, assassiner un homme. (1)!

(1). Le 19 mars 1809, lorsque le peuple de Madrid envahit le palais du prince de la Paix.

Depuis quelques années, j’entends en France des gens mécontents de répéter: «- Le peuple n’est pas libre!» – La liberté au peuple! – Rendre la liberté au peuple! – Alors, je demande dans mon ignorance: «La loi protège donc le riche contre le pauvre?

– Non, la loi est égale pour tous.

– Sans doute le peuple est exclu des places, des grades militaires, des carrières honorables de l’État?

– Non, tout citoyen peut parvenir. Que le travail, l’industrie et le mérite marchent! le plus habile atteindra le but.

– Qu’est-ce donc, alors, que cette liberté qu’on réclame?

– C’est l’encouragement de l’industrie! – C’est l’encouragement du commerce! – C’est l’établissement de nouvelles écoles.» – Eh bien! que l’on envoie le peuple à l’école d’abord, et qu’il apprenne à bien connaître le véritable sens des mots.

Me voici dans un pays où la démocratie règne, sous un gouvernement le plus populaire du monde. – Ici, l’omnipotence des masses tient en son pouvoir tous les ressorts de l’État, et le règne de l’égalité s’étend jusqu’aux plus minces détails. – Qu’y ai-je trouvé? – La justice corrompue, le droit d’élection, le saint pouvoir du jury exercés par des voleurs et des assassins, le peuple dictant ses caprices comme des arrêts, le vol, l’escroquerie impunis, la licence dans les consciences comme dans les rues, le respect intolérant pour les formes extérieures de la religion, et le dévergondage dans les croyances; enfin, le sacrifice de tous les individus, de leurs goûts, de leurs habitudes, à l’exigence des masses. Nul doute que ce peuple ne soit destiné à un immense avenir, mais seulement après une redoutable crise. Il est vrai que, profitant de l’expérience des civilisations diverses qui se sont succédé, il a fait des progrès rapides, prodigieux. La roue qui entraîne les générations augmente son mouvement à mesure qu’elle charrie les lambeaux organiques et fécondants du passé. Mais, parce qu’on marche vite, on n’arrive pas toujours plus tôt: le travail des hommes n’est jamais assez parfait pour se passer de cette force de gravitation qui seule consolide et perfectionne leurs oeuvres, le temps.

Des obstacles plus graves opposeront peut-être des entraves à la prospérité progressive de cette association; si l’ambition et l’amour du travail sont des éléments fertiles, la corruption est un germe de décadence; c’est commencer par la fin, et chacun sait ce qui en résulte; l’histoire est là. Non que le luxe énerve aujourd’hui la nation américaine, mais diverses causes mènent également à la corruption; et si le courtisan de Charles II usait sa vie et sa fortune dans la débauche et la prodigalité, l’Américain du Nord n’abaisse pas moins son âme et ne flétrit pas moins sa vie par l’avidité et l’égoïsme. L’amour de l’argent circule ici dans toutes les veines, fermente dans tous les cerveaux: tôt ou tard la grangène pénétrera jusqu’au coeur, à moins que la force même du mal ne détermine une régénération complète.

D’ailleurs, il est impossible qu’une si grande étendue de pays, peuplée de races hétérogènes, d’intérêts contraires et incompatibles, puisse conserver l’unité de gouvernement. – Comment espérer une fusion entre les républiques du Nord et celles du Sud? Dès qu’une question sérieuse se présentera, la commotion ébranlera jusqu’au déchirement l’union américaine; elle n’a pas de centre, et il est impossible qu’elle en ait un. Plus elle étendra ses limites sur le territoire indien, plus la cohésion nationale deviendra faible. Les républiques américaines sont destinées à former un jour deux ou trois gouvernements, à moins qu’un nouveau Charlemagne, s’élançant du milieu de l’anarchie, n’étreigne un jour de sa main puissante le continent tout entier.

Si le nombre des sectes que renferme une nation suffisait pour prouver qu’elle est plus religieuse qu’une autre, les Américains du Nord seraient le plus religieux des peuples. Ici, l’on ne se borne pas à s’attacher à telle ou telle secte; non-seulement on en change pour les motifs les plus frivoles, – la mode suffit; – mais on multiplie à l’infini les subdivisions et les nuances des sectes nouvelles; chaque jour elles éclosent, revêtues des formes les plus bizarres. – Il y en a qui s’égarent dans les bois; là, se livrant à une exaltation violente et hystérique, les prosélytes tombent dans des convulsions effrayantes; les femmes crient, se roulent sur la terre, et, pâles, échevelées, l’oeil en feu, s’attachent à l’habit du ministre, qui leur souffle l’esprit divin jusqu’au moment où, brisées, anéanties, elles retombent pâmées sur le gazon. Le lendemain matin, la scène se renouvelle plus violente encore, et cela dure plusieurs jours. – Il y en a qui prient prosternées et le dos tourné au ministre pendant qu’il prêche. – Ceux-ci hurlent, ceux-là s’épuisent en grimaces et en contorsions qui effrayaient tous les saints du paradis.

Il y a peu de jours, des abolitionistes fervents, au nombre de trois cents, ont loué un grand nombre d’appartements dans Saint-John-Hall, Frankfort-street, et comme ils ont voulu mettre en pratique la théorie sacrée de l’amalgamation, blancs, mulâtres et noirs des deux sexes se sont couchés pêle-mêle. Le maître de l’hôtel, scandalisé sans doute de cette touchante union, leur a donné congé. – Ils ont été s’établir hors de la ville, chez un propriétaire moins scrupuleux. Dans cette dernière association, les bien sont communs et le mariage interdit; mais on adopte des enfants, qui servent à perpétuer la société et qu’on élève à frais communs. Enfin, la secte des incrédules, enfants perdus des congrégationalistes, résume à elle seule la démence de l’hérésie; par un effet bizarre de la faiblesse humaine, elle dogmatise l’incrédulité. Tous les dimanches, ces dissidents des dissidents se réunissent; et le prêtre, choisissant un texte de la Bible, le commente et le combat.

J’ai visité plusieurs temples dans la journée; mais il m’a été impossible d’approcher de l’église des nègres: personne n’aurait osé m’y accompagner. Le nègre est ici une sorte de pestiféré que l’orgueil des blancs tient toujours à distance. Au théâtre, il est parqué dans une place désignée; en chemin, il a un wagon à part, comme les bagages: gare à lui s’il se fait voir dans les environs des voitures qui portent les voyageurs blancs; une église isolée lui est assignée; il lui est défendu de pénétrer dans les autres; partout les nègres sont rejetés. Vous diriez qu’on ne les élève jusqu’au niveau de l’égalité universelle que pour avoir ensuite le plaisir de les repousser du pied jusqu’au dernier degré de l’échelle sociale. Une fois libres, ils n’ont d’autre ressource, pour vivre, que de se faire domestiques, état plus dégradant ici que partout ailleurs, et seulement exercé par les Irlandais et par les gens de couleur, rarement par les Américains; dans ce cas, ils se font appeler helps, -aides.

On est en général fort mal servi dans les États-Unis. Le dimanche, sous le prétexte des devoirs religieux, c’est à peine si les domestiques se prêtent au service de la table. Cet orgueil est commun à toutes les classes. Un ouvrier ne se dérange jamais: si vous en avez besoin, il faut que vous alliez chez lui; à votre arrivée, il ne se lève pas de son siège, ne vous salue pas, ne dit mot, et c’est tout au plus s’il vous interroge du regard pour savoir l’objet de votre visite.

Tom. II

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 LETTRE XX

à m. le Baron Charles Dupin

Cuba, 10 juin.

Ne criez pas anathème contre moi, créole endurcie, élevée dans des idées pernicieuses, et dont les intérêts se rattachent au principe de l’esclavage; écoutez mes impartiales réflexions, et si vous me condamnez ensuite, je me livre à vous dans mon humilité, et demande grâce pour mon coeur en faveur de cet amour inquiet de la justice qui peut m’égarer, mais qui ne saurait jamais détruire la généreuse pitié dans le coeur d’une femme.

Rien de plus juste que l’abolition de la traite des noirs; rien de plus injuste que l’émancipation des esclaves. Si la traite est un abus révoltant de la force, un attentat contre le droit naturel, l’émancipation serait une violation de la propriété, des droits acquis et consacrés par les lois, une vraie spoliation. Quel gouvernement assez riche indemniserait tant de propriétaires qui seraient ainsi dépouillés d’un bien légitimement acquis? L’achat des esclaves dans nos colonies n’a pas seulement été autorisé, il a été encouragé par le gouvernement, qui en a donné l’exemple en faisant venir les premiers nègres pour le travail des mines.

Après la découverte de l’Amérique, les nations les plus éclairées protégèrent le commerce des esclaves; l’Angleterre obtint notamment le monopole de la traite, et le garda pendant plus d’un demi-siècle. Dans ces temps où le monde était gouverné par la force matérielle, un nègre nourri, habillé par son maître, et qui acquittait ce bienfait par son travail, était plus heureux que le vassal, qui, après une corvée seigneuriale, payait ses redevances, puis mangeait et s’habillait, s’il pouvait trouver de quoi s’habiller et vivre.

Pour porter un jugement équitable sur les faits historiques. Il faut se reporter aux temps et aux lieux qui les ont vus naître, examiner le degré de lumière, les usages et même les préjugés de l’époque ou du pays. On a donc autant de tort à blâmer l’Espagne d’avoir été jadis une de premières nations qui ait encouragé le commerce des esclaves, qu’on serait aujourd’hui coupable de le tolérer. Cependant, si l’on réfléchit qu’alors comme maintenant les Africains condamnés à l’esclavage ont été préalablement destinés à être tués ou dévorés, on ne sait plus où est le bienfait, où est la cruauté.

Lorsqu’une tribu faisait des prisonniers sur une tribu ennemie, si elle était anthropophage, elle mangeait ses captifs; si elle ne l’était pas, elle les immolait à ses dieux ou à sa haine. La naissance de la traite détermina un changement dans cette horrible coutume: les captifs furent vendus. Depuis cette époque, le commerce des esclaves ayant toujours augmenté, et l’amour du gain s’étant développé proportionnellement chez ces barbares, les rois ou chefs de tribus ont fini par vendre leur propres esclaves aux marchands européens. Le changement de maîtres était un bienfait pour ces captifs. En Afrique, l’esclave est non-seulement plus maltraité que sous la domination des blancs, il est à peine nourri, n’est point habillé et, s’il devient vieux ou infirme, s’il perd un membre par accident, on le tue comme on ferait chez nous d’un boeuf ou d’un cheval.

Ainsi, même en abolissant la traite, on sera encore bien loin d’atteindre le but d’humanité que se proposent les nations qui se croient philanthropiques. On connaît les efforts persistants de l’Angleterre pour affranchir les esclaves dans les colonies espagnoles. Si la source de ses efforts était pure, la Grande-Bretagne aurait une belle gloire à conquérir, celle de détruire le mal dans sa racine, en proclamant une sainte ligne en Europe. Cette nouvelle croisade aurait pour mission d’aller en Afrique apprendre aux tribus sauvages, soit par la persuasion, soit par la force, que l’homme doit respecter la vie et la liberté des hommes. Sans cela, le résultat de tant de nobles efforts sera incomplet et le but manqué; car, si l’on présente aux malheureux nègres (et ils sont compétents dans l’affaire), si on leur présente, dis-je, la cruelle alternative ou d’être tués et mangés par les leurs, ou de rester esclaves au milieu d’un peuple civilisé, leur choix ne sera pas douteux, ils préféreront l’esclavage.

«Loin d’être un malheur, c’est un bonheur pour l’humanité que l’exportation des esclaves aux Antilles, dit le célèbre Mungo-Park; d’abord parce qu’ils sont esclaves chez eux, puis parce que les noirs, s’ils n’avaient l’espoir de vendre leurs prisonniers, les massacrèrent.»

Cet aveu n’est pas suspect de la part d’un Anglais élevé par la Société africaine à Londres, et nourri de ces maximes philanthropiques qui, sous le voile de l’amour de l’humanité, cachent des vues d’intérêt et de monopole.

Il est hors de doute que l’île de Cuba fait du sucre de meilleur et en plus grande quantité que les colonies anglaises de l’Inde, et que l’abaissement de l’industrie coloniale de l’Espagne, livrant aux Anglais le monopole exclusif d’une denrée qui est aujourd’hui de première nécessité dans le monde, deviendrait une source de prospérité pour la leur; car le sucre de la Nouvelle-Orléans et du Brésil n’étant pas encore comparable à celui de la Havane, l’île de Cuba est la véritable et unique rivale des colonies anglaises. Aussi les tentatives les plus coupables, les plus hostiles, ont été employées contre elle par la rivalité de l’Angleterre. Il est rare qu’une révolte de nègres dans les habitations de l’île n’ait pas été excitée par des agents anglais, quelquefois par des Français. Un amour mal entendu de la liberté sert de mobile à ces derniers; les autres n’obéissent qu’à une impulsion intéressée.

Pendant qu’on cherchait par de perfides instigations à soulever les nègres contre leurs maîtres, le gouvernement anglais, appartenant au culte protestant, comme chacun sait, faisait répandre aux Antilles une prétendue bulle du Saint-Père contre l’esclavage en Amérique.

Cette bulle a-t-elle été véritablement octroyée par Sa Sainteté? Je serais tentée d’en douter. Toutefois elle a été propagée à Cuba en langue latine et en langue anglaise comme pièce authentique. Je regrette de n’avoir pas la copie de cet acte, qui d’ailleurs est imprimé, et qu’on a cherché à répandre clandestinement à la Havane. Cette bulle, apportée par un bâtiment de guerre anglais, est un appel aux sentiments religieux et une menace d’anathème contre le catholique qui n’aiderait pas de toute sa puissance à la destruction de l’esclavage; elle déclare en état de péché mortel les fidèles qui, même par la pensée, ne le maudiraient pas.

Un tel mode de prosélytisme, employé dans les colonies, ne peut avoir d’autre résultat que la révolte. Evidemment, il ne s’adresse pas aux maîtres, si intéressés à conserver leurs esclaves, mais aux nègres, chrétiens ignorants, qui croient leurs propres intérêts d’accord avec des maximes ainsi proclamées. Allumer à la clarté divine de la foi le brandon de la haine et de la vengeance, est-ce là, j’en appelle aux gens de bien, aux gens de coeur, à la nation anglaise, des exploits que l’amour de l’humanité admette ou justifie?

L’esclavage est un attentat contre le droit naturel; mais il existe en Asie, il existe en Afrique, il existe en Europe, aux Etats-Unis, au centre même de la civilisation, et on le tolère; jamais jusqu’ici, que nous sachions, personne n’a osé, à l’aide d’une doctrine religieuse, l’attaquer en Russie. Il n’éveille les réclamations de la philanthropie que contre les colonies d’Amérique, où il fut protégé jadis par les mêmes puissances qui le flétrissent maintenant; et comme la force de la loi et le droit s’opposent à l’accomplissement de leurs vues, on fait appel au fanatisme, à la sédition, au massacre.

Qu’on abolisse la traite, on n’atteindra pas encore, malheureusement, le but indiqué par les philanthropes, l’affranchissement de l’espèce humaine. Mais, entre une impossibilité et une injustice, on aura fait ce qu’il est possible de faire: les Etats de l’Europe civilisée auront rempli un devoir, rendu hommage à l’humanité et calmé leur conscience du dix-neuvième siècle. Toutefois il faut qu’ils commencent, avant tout, par respecter la propriété et la vie de leurs frères.

Je m’aperçois, monsieur le baron, que je m’écarte de l’ordre de mon récit, et j’y reviens.

A peine trente ans s’étaient-ils écoulés après la découverte de l’Amérique, que la race indigène se trouva considérablement diminuée. L’horreur qui s’empara des Indiens lorsqu’ils sentirent leur indépendance enchaînée, les rudes traitements que les Espagnols leur faisaient subir pour les forcer au travail, le désespoir causé par une si violente contrainte à des gens qui avaient toujours vécu dans l’indolence, toutes ces causes, réunies au fléau de la petite vérole, qui les décima au commencement du dix-septième siècle, firent bientôt disparaître du globe une race douce et inoffensive. Avant l’arrivée des conquérants, leurs besoins se bornaient à vivre de poissons et de fruits, si abondants sur cette terre bénie. Les fruits, si j’ose m’exprimer ainsi, leur tombaient dans la bouche sans qu’ils eussent la peine de les cueillir, et la pêche était un plaisir sensuel pour un peuple dont toutes les jouissances consistaient dans le repos et dans la contemplation de la nature. Lorsque les maladies, la fatigue et le suicide eurent moissonné un grand nombre d’Indiens, les terres restèrent en friche faute de bras pour les cultiver. L’abandon et la solitude menacèrent de stérilité ces belles contrées, conquises avec tant de bonheur et d’audace par la civilisation européenne. L’évêque de Chiapas, fray Bartolomé de Las Casas, se constitua l’ardent champion de cette race infortunée; ses paroles évangéliques retentirent jusqu’aux extrémités du monde. Dans ces temps de barbare despotisme, il eut le courage de blâmer un roi et de plaindre hautement un peuple malheureux. Ce saint homme fut le premier qui demanda des Africains esclaves pour l’Amérique, d’abord afin de soulager la race indienne, qui allait s’éteindre, puis afin d’empêcher les cannibales de dévorer leurs ennemis. L’amour de l’humanité importa en Amérique le germe de l’esclavage, dont l’origine fut due à la pensée charitable d’un homme plein de courage et de vertu. Il faut avouer qu’on était bien loin alors de cet idéal de perfectionnement social vers lequel on marche aujourd’hui avec tant d’ardeur. Mais reconnaissons une vérité importante: c’est qu’en tout temps il y a danger à envisager le bien et le mal d’une manière absolue. Aujourd’hui même, le monde est encore assez mal ordonné pour que l’esclavage doive, comparativement, être regardé comme un bien.

Nous venons de voir comme l’esclavage fut introduit en Amérique. Après de vifs débats dans le conseil du roi don Fernando, on résolut d’envoyer des nègres pour remplacer les indigènes. Depuis 1501 jusqu’en 1506, il fut permis d’en introduire un petit nombre dans Hispaniola, aujourd’hui Saint-Domingue, mais sous la triple condition qu’ils seraient choisis parmi les Africains élevés et instruits dans la religion catholique à Séville, et qu’à leur tour ils instruiraient les Indiens. En 1510, le roi don Fernando expédia encore de Séville cinquante nègres destinés au travail des mines.

Le nombre des Indiens natifs diminuait chaque jour: ils se pendaient aux arbres ou émigraient aux Florides. Le roi ordonna qu’on les ménageât davantage, et surtout qu’on les laissât en liberté; mais ils étaient si faibles et si peu endurcis à la peine, que quatre jours de travail d’un Indien ne valaient pas la journée d’un Africain; on se vit obligé d’augmenter le nombre de nègres que le gouvernement faisait importer pour son compte. A cette époque, le monopole s’empara de la traite. Charles-Quint autorisa les Flamands, en 1516, à introduire quatre mille nouveaux esclaves à Saint-Domingue, et plus tard le même nombre fut concédé aux Génois. Déjà vers ce temps, et bien que nul traité semblable ne fasse mention de l’île de Cuba, les chroniques parlent d’une révolte d’esclaves qui éclata dans la sucrerie de don Diego Colomb, fils de don Cristobal; ce qui porterait à croire qu’on avait introduit quelques nègres par contrebande. Quoi qu’il en soit, ce ne fut qu’en 1521, immédiatement après la mort de Velasquez (1), que pour la première fois les Flamands amenèrent, avec l’autorisation du roi, trois cents nègres à Cuba. Les immenses bénéfices de la traite avaient attiré en Amérique un si grand nombre de Flamands, que, dans plusieurs contrées, le nombre de ces derniers ayant surpassé celui des Espagnols, ils ne craignirent pas d’attaquer les anciens conquérants, qui les repoussèrent. Néanmoins, la cour d’Espagne prit l’alarme; le système de prohibition prévalut de nouveau dans le conseil du roi, et ce ne fut qu’en 1586, que don Gaspar de Peralta obtint un nouveau privilège pour introduire à Cuba deux cent huit esclaves moyennant la redevance de 2340000 maravédis, ou 6500 ducats. Un second privilège fut accordé à Pedro-Gomez Reynal pour vendre trois mille cinq cents esclaves par an pendant neuf années à condition qu’il paierait au roi 900000 ducats par an; enfin, en 1615, un troisième monopole fut accordé à Antonio-Rodriguez d’Elvas, moyennant 115000 ducats par an.

(1). Premier gouvernement de l’île de Cuba, immédiatement après la découverte de Fernand Cortez.

Plus tard, un nommé Nicolas Porcia acheta diverses obligations appelées par les Espagnols curtillas del pagador, qui ne lui furent pas délivrées. Pour se rembourser, il obtint le privilège de l’importation des nègres pour cinq ans; mais, n’ayant pas les fonds nécessaires pour exploiter, il le céda aux Allemands Kuntzmann et Becks, qui, après avoir fait fortune, ne payèrent le pauvre Porcia qu’en le faisant incarcérer comme fou par le gouvernement de Carthagène. Il l’était si peu, qu’il parvint à s’échapper de sa prison, aidé par la fille du geôlier, qu’il avait séduite, et se rendit à la cour d’Espagne. L’attentat dont il avait été victime excita l’intérêt du gouvernement; on le dédommagea en lui accordant un nouveau privilège pour cinq ans. On voit que tous ces traités ont peu d’importance, et que, jusqu’au commencement du dix-septième siècle, les esclaves introduits dans les Antilles furent en petit nombre. Il est vrai que l’île de Cuba n’exploitait pas encore de mines, et que l’Espagne, tout occupée des trésors qu’elle tirait du continent, n’avait garde de songer aux parcelles d’or qui roulaient avec le sable de nos rivières. D’ailleurs, elle avait à lutter contre la jalousie des autres puissances, qui la harcelaient de toutes façons; guerre ouverte, pirates, flibustiers, tout était bon pour lui faire payer sa belle trouvaille d’outre-mer. Quoi qu’il en soit, pendant le cours du dix-septième siècle, la traite cessa presque entièrement. Le roi n’octroya plus de privilèges et se borna à faire introduire de loin en loin à la Havane un petit nombre d’esclaves destinés au travail des mines. Cet état de choses dura jusqu’à la guerre de succession, époque où les Français vinrent éveiller notre agriculture, qui, faute d’encouragement, était tombée en léthargie. Ils livrèrent des nègres en échange du tabac, et l’industrie reprit quelque peu de mouvement; mais, à la paix d’Utrecht, les Anglais obtinrent le monopole de la traite. C’est à leur activité et au grand nombre d’esclaves qu’ils introduisirent dans l’île, lorsqu’en 1762 ils se rendirent maîtres de la Havane, qu’elle doit le développement nouveau de ses progrès agricoles. Le nombre des esclaves, qui, en 1521, était de trois cents, fut porté jusqu’à soixante mille en 1763. Que le saint homme de Chiapa me pardonne! l’esclavage qu’il importa fut pour la Havane un déplorable germe; devenu arbre géant, il porte aujourd’hui les fruits amers de son origine, mais on ne saurait l’abattre sans courir le risque d’en être écrasé. Source inépuisable de douleurs, de graves responsabilités et de craintes, il est en outre, par les excessives dépenses qu’il occasionne, un principe de mine permanente. Le travail de l’homme libre serait non-seulement un élément plus pur de richesse, mais aussi plus solide et plus lucratif. Si la prohibition de la traite était rigoureusement observée, et que la colonisation fût encouragée avec activité et persistance, l’extinction de l’esclavage s’opérerait sans la secousse, sans dommage, et par le seul fait de l’affranchissement individuel. Il faudrait, pour obtenir ce résultat, que l’impéritie et l’amour du gain ne l’emportassent pas sur les vrais intérêts de l’Etat et sur l’amour de l’humanité; qu’il faudrait qu’en présence du traité solennel qui prohibe la traite, on n’eût pas des barracones, ou marchés publics, de nègres bozales (1); il faudrait que les gouverneurs des villes n’autorisassent pas, par la présence d’agents de police, le débarquement des navires négriers; il faudrait, enfin, que le contrebandier marchand d’esclaves ne fût pas imposé d’une once d’or par tête de nègre qu’il introduit dans l’île. Ce honteux marché trouve son prétexte dans le zèle des autorités pour la colonie, qui, disent-elles, périrait sans le commerce des esclaves; zèle des autorités pour ces autorités mêmes, car leur position serait fort compromise, si le gouvernement supérieur venait à connaître leur coupable tolérance. Depuis la nouvelle prohibition de la traite, c’est-à-dire depuis cinq ans, les gouverneurs des villes ont puisé à cette source impure plus d’un million de piastres, somme énorme, mais facile à expliquer, si l’on réfléchit que dans cet espace de temps on a introduit dans nos ports plus de cent mille esclaves, tandis qu’à peine y est-il entré trente à quarante mille colons ou autres émigrants de race blanche (2).

(1). Dénomination qui s’applique aux Africains sans instruction et encore sauvages.

(2). Cette lettre a été écrite il y a un an; depuis, le général Valdez, actuellement gouverneur de l’île, a corrigé tous ces abus et fait exécuter avec une légale sévérité le traité qui défend la traite, dans la colonie.

Il y a diverses causes à cette disproportion. Une des plus tristes conséquences de l’esclavage, monsieur le baron, c’est d’avilir le travail matériel. L’agriculture étant la première et la plus générale ressource des classes prolétaires, l’excédant de la population européenne se porterait de préférence vers un pays qui lui offre un bon salaire, le bien-être et une belle nature, plutôt que d’affluer dans les froids déserts de l’Amérique du Nord. Mais à peine les prolétaires européens arrivent-ils ici, qu’ils se voient confondus avec une race esclave et maudite. Leur orgueil se révolte; ils rougissent de l’affront puis ils cherchent à leur tour à se faire servir. Le premier usage que fait de ses premières épargnes un pauvre laboureur, c’est l’achat d’un nègre, d’abord pour diminuer ses fatigues, ensuite pour racheter la honte de travailler de ses propres mains. Ainsi, à toutes les époques, les mêmes abus ont développé les mêmes passions; et nos moeurs rappellent encore, au dix-neuvième siècle, celles des Grecs, des Romains et des temps féodaux.

Il y quelques années, un havanais, patriote éclairé, conçut un projet qui l’honore. Il fit appel dans un journal à cinquante laboureurs de Castille, lieu de son origine. Il leur offrait tous les avantages requis pour venir habiter l’île de Cuba et cultiver la canne à sucre dans ses propriétés. Peu de jours après, dans le même journal, on vit paraître la plus furibonde réclamation de la part d’un Castillan résidant à la Havane. Ce dernier se plaignait amèrement de l’insulte faite à son pays, ajoutant que les honnêtes Castillans n’étaient pas encore réduits à un tel degré de misère et d’avilissement, qu’ils dussent s’appareiller (aparejarse) avec les nègres esclaves de l’île de Cuba. Ce superbe dédain des hommes blancs envers les nègres n’est pas seulement produit par le mépris attaché à l’esclavage, mais par le stigmate de la couleur, qui semble perpétuer au delà de l’affranchissement la tache d’une condamnation primitive. On dirait que la nature a signé de sa main l’incompatibilité des deux races. Peut-être un jour devrons-nous à la civilisation une fusion fraternelle; malheureusement elle n’est pas encore près d’arriver.

Toutefois, une circonstance qui vous paraîtra digne de remarque, c’est que les blancs créoles dans nos colonies sont plus humains envers les nègres que ne le sont les Européens, soit que le créole devienne plus compatissant à force de voir les hommes d’Afrique vivre et souffrir près de lui, soit que sa vie patriarcale le porte à étendre jusqu’aux noirs la pitié paternelle du foyer domestique. Il se montre non-seulement plus doux, mais moins altier envers ses esclaves. Tout en les traitant avec l’autorité du maître, il y mêle je ne sais quelle nuance d’adoptive protection, je ne sais quel mélange de la sollicitude paternelle et de l’autorité seigneuriale, qui ne manque pas de charme pour ces âmes qui n’ont jamais ressenti les supplices de l’orgueil humilié. L’Européen qui apporte à Cuba les exigences raffinées de son pays, commence par témoigner pour le nègre esclave une pitié exaltée; il passe de là, sans transition, au mépris pour son ignorance; ensuite il s’impatiente de sa stupidité; et, comme le pauvre nègre ne le comprend pas, il finit par se persuader qu’un nègre est une sorte de bête de somme, et se prend à le battre comme un chameau. De tels procédés ne sont pas exclusivement le partage des maîtres, ils sont aussi pratiqués par les domestiques européens qu’on amène à Cuba; leur orgueil, révolté à la vue de la domesticité dégradée jusqu’à l’esclavage, les rend insolents et cruels. Néanmoins, ces inconvénients ne sauraient être insurmontables. Mille préjugés ont été détruits par le temps et par la civilisation, mille difficultés aplanies par les progrès de la raison. Déjà un des plus riches propriétaires de l’île avait formé, il y a plusieurs années, le projet d’établir une sucrerie-modèle, exploitée seulement par des hommes libres. Mais, au moment où il fut question de faire venir un certain nombre de colons allemands pour cet objet, des difficultés soulevées par l’autorité le forcèrent à y renoncer.

D’autres colons, que les ravages causés par le choléra parmi les nègres ont avertis du danger, commencent à faire travailler des hommes salariés, soit à la journée, soit à des prix convenus, mais seulement pour couper, rouler et charrier de la canne. Cet essai, qui leur a réussi, trouvera des imitateurs, il ne faut pas en douter, surtout si l’on parvient à attirer dans la colonie des laboureurs allemands, gens paisibles et bon travailleurs,

Malheureusement la politique suivie jusqu’à ce jour a préparé les obstacles qui s’opposent maintenant à ce que le travail des hommes libres vienne remplacer celui des esclaves. Il faudrait que le système actuellement en vigueur fût modifié d’après les nouveaux besoins. Le gouvernement espagnol a toujours redouté pour ses Etats d’outre-mer le contact étranger, d’abord à cause de la jalousie des autres nations, ensuite par les inspirations d’une politique craintive, soupçonneuse et peu favorable aux idées libérales. Les pertes et les malheurs de l’Espagne ont dû faire disparaître depuis longtemps les sentiments d’envie qu’elle avait inspirés, et les innovations déjà opérées dans ses institutions promettent à sa colonie une réaction heureuse. Quoiqu’il en soit, l’Espagne ancienne, au lieu de favoriser l’introduction des colons de la métropole dans l’île de Cuba, craignant de se dépeupler elle-même, déjà épuisée d’hommes par les émigrations antérieures en Amérique et par tous les fléaux qui ont pesé tour à tour sur sa terre désolée, n’a guère donné à la colonie, jusqu’au commencement de ce siècle, d’autres recrues que quelques aventuriers qui fuyaient pour éviter la conscription, et un petit nombre de négociants qui, déjà enrichis sur ce sol, y fixaient leur domicile par reconnaissance.

On en était là, lorsque la révolution de Saint-Domingue éclata. Le Développement de notre industrie attirait alors dans l’île un grand nombre de nègres d’Afrique. Enflammé chez nos voisins, la lave pouvait se précipiter sur nous et nous engloutir sous sa couche brûlante. D’un autre coté, les grandes et nouvelles théories françaises, répétées par l’écho des Cortès de Cadix, transmises dans nos villes par la presse et dans nos campagnes par des agents secrets, éveillèrent des idées et des sentiments inconnus jusqu’alors. Le mot liberté résonna dans la colonie, et plusieurs révoltes lui répondirent. A ce bruit, notre gouvernement comprit pour un moment tout le danger qui nous menaçait. C’était pendant l’administration de don Alexandro Ramirez, homme d’une haute vertu et d’un zèle infatigable pour le bien public. Sous son influence, on organisa une junte d’encouragement en faveur de la colonisation, seul moyen d’accroître la force de la caste blanche en face des hordes africaines, de conserver pour l’avenir la prospérité de la colonie, et de détruire l’esclavage. Cette réunion de bons patriotes s’occupa d’abord avec zèle de sa maison. Les établissements de Nuevitas, de Santo-Domingo, Isla-Amelia, Fernandina, et d’autres furent offerts aux émigrants. Mais la nouvelle institution avait besoin d’argent; la junte en manqua, et ses efforts restèrent infructueux. Ses fonctions se bornent maintenant à figurer sur la Guia de Forasteros (Guide des étrangers). Par un decreto real du 21 août 1817, les fonds provenant de la contribution sur les frais judiciaires furent destinées à encourager la colonisation; mais on ne tarda pas à leur donner un autre emploi, et les privilèges et franchises offerts aux nouveaux colons par le même décret n’ont pu porter aucun fruit. En attendant, les contrées destinées à recevoir la colonisation restent peuplées d’esclaves. Plus des deux tiers du territoire de cette île, si admirable de beauté et de jeunesse, condamnés à ne point connaître la main de l’homme, étalent encore en splendides forêts vierges, en lianes sauvages et solitaires, l’opulence de sa sève indomptée.

Sous le gouvernement de Ferdinand VII, en 1817, M. de Pizarro étant ministre des affaires étrangères, l’Espagne conclut avec l’Angleterre le traité par lequel elle s’interdisait le commerce des esclaves et concédait aux Anglais le droit de visite. En compensation des dommages qu’allaient éprouver les armateurs et les négociants espagnols, l’Angleterre accordait à l’Espagne soixante-dix mille livres sterling! Sacrifice généreux, en apparence offert au culte de la liberté, mais qui, par sa magnificence même, décelait la véritable idole à laquelle il était consacré. Toutefois, cette somme, au lieu de recevoir sa destination, fut en partie dilapidée, et le reste employé à l’achat de plusieurs vaisseaux russes en fort mauvais état, qui, destinés à porter des troupes en Amérique pour combattre l’indépendance du Mexique et du Pérou, ne sortirent jamais du port de Cadix et y pourrirent. Ce marché immoral et frauduleux fut conclu par l’entremise de M. N…, favori du roi, voué aux intérêts de la Russie. Plus tard, les Anglais désirèrent ajouter de nouvelles clauses plus rigoureuses au traité d’abolition, qui, comme nous l’avons déjà dit, était chaque jour violé ostensiblement. Ils insistèrent à plusieurs reprises auprès du gouvernement espagnol. Jusqu’en 1834 leurs demandes furent éludées. A cette époque, M. Martinez de la Rosa devint ministre des affaires étrangères. L’Espagne avait besoin de ménager le gouvernement anglais, qui le premier se prêta au traité de la quadruple alliance, et qui, par son influence, pouvait lui être d’un grand secours contre le prétendant. Les Anglais, profitant de cette circonstance, devinrent plus pressants. Entre autres exigences, ils demandèrent que les capitaines de bâtiments négriers arrêtés fussent jugés, soit par les lois contre la piraterie, soit par les lois anglaises: clause réciproque en apparence, mais seulement en apparence. L’Espagne, intéressée au commerce des esclaves, avait, depuis l’abolition de la traite, appuyé sinon protégé l’arrivée des bâtiments négriers dans ses colonies. Ainsi, ce droit de visite aussi arbitraire qu’humiliant pour notre marine marchande, ce droit qui sert chaque jour d’excuse à des étrangers pour violer, sous le prétexte du moindre soupçon, le domicile maritime de l’Espagnol, et pour y commettre des actes illicites, violents, souvent des larcins, ce droit odieux et flétrissant aurait enfin été complété par celui de pendre ou fusiller, au gré du premier officier anglais de mauvaise humeur, tout Espagnol prévenu de faire le commerce des esclaves! Et comme, sur cinq bâtiments, deux au moins sont confisqués sans motif suffisant, il en serait résulté que, sur cinq capitaines, deux auraient peut-être été condamnés injustement à mort.

Pour comprendre tout ce qu’il y a de révoltant dans ce droit de visite, il faudrait connaître la multitude de faits, de procès, de réclamation dont il est la source. Quelques mois avant mon arrivée à Cuba, un négociant catalan, après avoir fait sa fortune dans cette île, fréta un bâtiment. Il s’embarqua pour retourner dans son pays avec sa famille et son trésor. A peine le navire se trouva-t-il hors du canal, qu’une croisière anglaise l’aborda. L’ayant visité, le commandant anglais décida que, d’après la construction du navire, il était évidemment destiné à la traite des nègres sur la cote d’Afrique. Etait-il vraisemblable qu’une homme entreprît une telle expédition entouré de ses enfants, de ses chiens, de ses oiseaux et de toutes ces innombrables bagatelles qui accompagnent le foyer domestique? Ces considérations néanmoins furent vaine: le navire, en attendant une décision ultérieure, fut confisqué, et, deux jours après, la famille dépouillée et désolée fut rejetée sur les côtes de Cuba.

Le gouvernement espagnol repoussa les deux propositions des Anglais contre les capitaines des bâtiments négriers, l’une comme cruelle, l’autre comme contraire à la dignité nationale. Après de vifs débats, il fut convenu qu’une loi espagnole, rendue ad hoc, fixerait la peine réservée à ce genre de délit. Il ne convient pas à l’honneur de la nation anglaise qu’un trafic dont elle avait eu le monopole pendant plus d’un demi-siècle fût qualifié de piraterie. Une autre question fort importante fut agitée à ce sujet, Le droit de visite et de prise une fois stipulé, il restait à décider ce que les Anglais feraient des nègres saisis: le premier traité n’avait rien précisé à cet égard. Embarrassés, et peut-être émus d’une sorte de pudeur, les Anglais n’osèrent pas d’abord en faire un emploi lucratif; mais ils s’avisèrent de les lâcher sur nos côtes, sous le nom d’emancipados espérant apparemment que la présence des nègres libres exciterait l’émulation des nègres esclaves et les entraînerait à la révolte. Notre gouvernement réclama contre cet abus; les Anglais, au contraire voulurent qu’il fût autorisé par une nouvelle clause ajoutée au traité. Le ministre espagnol refusa positivement d’y consentir.

Les cargaisons de nègres dits émancipés déposées ainsi dans l’île sans autorisation légale étaient livrée au gouverneur lui-même, qui les remettait à son tour à divers colons, moyennant la redevance annuelle d’une once d’or par tête, A l’expiration de la première année, ces nègres sont tenus de se présenter devant le gouverneur, qui, après s’être assuré qu’ils n’ont pas appris un état (ce qu’ils ne font jamais) les livre de nouveau au colon, et toujours pour deux années; d’où il résulte que leur sort est précisément celui de l’esclave, à cette exception près, qu’ils manquent des soins et de la protection du maître. Ceux qui se chargent d’eux n’étant pas intéressés à leur conservation, les soumettent à des travaux bien plus pénibles, et, la ressource de l’affranchissement leur étant interdite, leur esclavage devient éternel par le fait. Aussi, contre toutes les prévisions des Anglais l’état d’emancipado, loin de séduire les esclaves, est pour eux un sujet de mépris. Lorsqu’ils veulent adresser une injure à ceux qui portent le titre, ils les apostrophent en leur disant: «Vous n’êtes que des emancipados.» Comme vous voyez, monsieur le sens du mot liberté n’est pas compris par le nègre; il estime le bien-être matériel beaucoup plus que l’indépendance, ou peut-être a-t-il assez de ton sens pour s’apercevoir que le bienfait est dans la chose et non dans le mot, et que le sort qu’on veut lui faire ne vaut pas celui qu’on lui fait.

Aujourd’hui les Anglais voyant le peu de succès de leurs plans, commencent à mettre à profit leurs captures nègres, soit en les vendant sous main soit en les conduisant sur leurs pontons à la trinité et ailleurs. Là, les nègres captifs sont soumis à de pénibles travaux et à des privations telles, que le sort des esclaves de Cuba leur paraît très-digne d’envie. Une partie de ces cargaisons est destinée à retourner en Afrique; mais au lieu de rendre les nègres à leurs foyers, on les conduit dans les établissements anglais des côtes africaines, que les négociants de cette nation, protégés par leur marine royale, remplissent de nègres loués pour vingt ou trente ans. Cette dernière condition exemptant le maître de tout devoir envers le nègre, est mille fois pire que celle de l’esclave.

Le nombre d’esclaves de l’île, nombre qui s’élevait à 60000 en 1753, était, en 1791, de 13559, et, en 1837, de 44 sur 56, et, en 1832, sur 80000 habitants, on en comptait déjà environ 500000 de couleur. Depuis, et jusqu’en 1839, le nombre des nègres s’est considérablement accru, comparativement à celui des colons, et je ne crois pas me tromper en le portant aujourd’hui à plus de 700000.

Bien que, dans leurs théories avouées, les autorités se montrent toujours favorables à la colonisation, elle n’est pas encouragée; et si les étrangers qui abordent à Cuba sont reçus sans difficulté, on ne fait rien pour en attirer d’autres. Il est vrai que le plus grand nombre se compose d’Anglais et d’Américains du Nord, et que les intérêts des uns et les principes politiques et religieux des autres ne sont nullement en harmonie avec le système adopté à Cuba: on y redoute encore plus l’augmentation de la force des blancs, aidée de leur intelligence que la force numérique des nègres qui, par suite de leur ignorance et de leur stupidité, sont en effet peu redoutables. Aussi, en négligeant la colonisation, tolère-t-on l’accroissement des esclaves. Cette politique non-seulement est dépourvue de générosité, mais elle est injuste et nuisible aux véritables intérêts de la métropole, à laquelle l’île de Cuba est intimement attachée par les liens d’une race commune, par les moeurs, la religion, les habitudes et les sympathies. Que le gouvernement lui donne des preuves de sollicitude, il la trouvera fidèle. Je ne crois pas me tromper en disant qu’il n’y a pas un habitant de la colonie qui, moyennant quelques salutaires modifications, ne préfère, soit par attachement, soit par la conscience de ses vrais intérêts, la domination de l’Espagne aux théories libérales et plus encore au joug de toute autre puissance. D’ailleurs, ses habitants ont donné assez de preuves en tout temps de leur amour pour leurs frères d’Espagne, en prodiguant leurs trésors et leur sang pour le seconder dans les tristes débats que la métropole a soutenus. Il est temps que la mère patrie y songe; c’est chose dangereuse pour elle-même de tenir la foudre suspendue sur la tête des colons. Si elle éclatait un jour, elle blesserait à mort la métropole en détruisant sa belle et fidèle colonie.

L’esclavage, à Cuba, n’est point, comme ailleurs, un état abject et dégradé; l’esclave est à couvert des caprices ou des fureurs insensées du maître, et l’homme de couleur libre n’est pas dépouillé des droits et des garanties du citoyen parce qu’il a été vendu un jour. Nulle part la voix de la philosophie et de la raison n’exerce autant d’empire sur les préjugés de rang et de fortune. Tandis que les républicains des Etats-Unis, tout en portant l’affection de l’égalité jusqu’au cynisme, accablent la race de couleur d’un intolérable mépris, le Havanais, nourri dans le respect des classes aristocratiques, traite le mulâtre en frère, pourvu qu’il soit libre et bien élevé. Il n’est pas sans exemple de voir le sang indien ou africain circuler dans des veines bleues (1), sous une peau blanche, à la suite d’unions légitimes et avouées. On est surtout frappé de ces sortes de fusions dans l’intérieur de l’île, où les traits des habitants trahissent souvent leur origine indienne; il n’est pas rare qu’un léger reflet doré sur la peau ou que des cheveux épais et crépus révèlent le sang africain. Cette direction tolérante de l’opinion doit être attribuée aux lois éclairées et humaines jadis accordées en faveur des nègres par le gouvernement de la métropole. Si la nation espagnole a été la première à encourager le commerce des esclaves, elle a été la seule (ne vous en déplaise) qui ait songé à faire participer au bienfait des institutions européennes ces pauvres déshérités. C’est que nos lois relèvent d’une sainte inspiration, celle de la religion catholique. Elle a développé la pieuse humanité de nos colons envers leurs esclaves; là se trouve la force immense qui a seule pu dompter des préjugés de l’orgueil nobiliaire. L’Espagnol, profondément et sincèrement attaché à sa croyance, a subi cette influence dans ses lois comme dans ses moeurs, et c’est à l’application des préceptes d’humanité, de charité et de fraternité, imposés par l’Evangile, que l’esclave doit ici la plupart des bienfaits qu’on lui accorde. Livrée à sa propre force, la philosophie a produit des actions héroïques et fécondé des vertus éclatantes; elle n’est jamais parvenue à abaisser l’orgueil et à faire éclore l’humilité, cet effort sublime était réservé au puissant levier du sentiment religieux.

(1). Sangre azul, le sang bleu est une expression espagnole pour signifier le sang noble.

Le mot esclavage et servitude ne saurait avoir ici le même sens que dans les codes romains, où cette qualification équivalait à l’exclusion de tout droit civil, où l’esclave était un homme sans état, c’est-à-dire sans patrie et sans famille. Cette acception, bien que modifiée plus tard par les coutumes féodales a toujours réduit à un état misérable les esclaves ou serfs soit dans leurs rapports avec leurs maîtres ou seigneurs, soit dans leurs relations avec tout homme libre. A Cuba, grâce à de bonnes lois et à la douceur des moeurs, l’esclave ne porte pas ce stigmate de réprobation, et il serait aussi injuste que faux de le confondre non-seulement avec l’esclave romain, mais même avec le vassal des temps féodaux. Par un rescrit royal (real cedula) du 31 mal 1789, le maître est obligé non-seulement de nourrir et de bien traiter son esclave, mais encore de lui donner une certaine instruction primaire, de le soigner s’il devient vieux ou infirme, et d’entretenir sa femme et ses enfants, quand même ces derniers seraient devenus libres. L’esclave ne doit être soumis qu’à un travail modéré, et seulement de sol à sol, c’est-à-dire pendant le jour, et à condition qu’il aura, dans le courant de la journée, deux heures de repos. Si l’un de ces points cesse d’être observé, l’esclave a le droit de présenter sa plainte devant le syndic procureur ou protecteur des esclaves, désigné par la loi comme son avocat. Si la plainte est fondée, le syndic peut obliger le maître à vendre l’esclave, et l’esclave a le droit de chercher un maître ailleurs; si enfin l’intérêt ou la vengeance porte le maître à demander un trop haut prix, le syndic procureur fait nommer deux experts qui estiment l’esclave à sa juste valeur. Si la plainte n’est pas fondée, il est rendu à son maître. Il est défendu d’infliger des peines corporelles aux esclaves, à moins de fautes graves, et même, dans ce cas, le châtiment est borné par la loi. Cette cruelle condition nous révolte; elle est pourtant d’une impérieuse nécessité, le nègre étant accoutumé à cette rigueur en Afrique dès sa naissance. Soit habitude, soit qu’il ne sente pas le poids moral de cette ignominie, il ne la mesure que par la douleur. Aussi sa répugnance au travail et son indolence ne cèdent-elles qu’à la contrainte, qui, d’ailleurs, semble bien plus révoltante aux hommes nés dans les pays civilisés et pour qui les idées de dignité et de flétrissure ont un sens. Le soldat anglais n’a-t-il pas à supporter the flogging, le soldat allemand la schlag, et le matelot français les coups de corde et la bouline? Revenons à nos pauvres nègres. Si le maître frappe son esclave plus rigoureusement que la loi ne le permet, et qu’il y ait contusion ou blessure, le syndic procureur dénonce le coupable devant les magistrats, et demande, au nom de son client, l’application de la peine; alors le maître devient responsable devant le tribunal, et l’esclave offensé est revêtu par la loi de tous les droits de l’homme libre.

L’esclave romain ne pouvait rien posséder; tout chez lui appartenait à son maître. A Cuba par la real cedula de 1789, et, ce qui est à remarquer, par la coutume antérieure à cette disposition légale, tout ce que l’esclave gagne ou possède lui appartient. Son droit sur sa propriété est aussi sacré devant la loi que celui de l’homme libre; et si son maître, abusant de son autorité, essayait de le dépouiller de son bien, le procureur fiscal exigerait la restitution. Mais un droit encore plus précieux, et qui n’existe dans aucun code connu, est accordé aux esclaves de Cuba, c’est celui decoartacion. Cette loi doit encore son origine aux anciennes moeurs des propriétés et à leur charité naturelle. Non-seulement l’esclave, aussitôt qu’il possède le prix de sa propre valeur, peut obliger son maître à lui donner la liberté; mais, faute de posséder la somme entière, il peut forcer ce dernier à recevoir des acomptes, au moins de cinquante piastres, jusqu’à l’entier affranchissement. Dès la première somme payée par l’esclave, son prix est fixé; on ne peut plus l’augmenter. La loi est toute paternelle; car l’esclave, pouvant se libérer par petites sommes, n’est pas tenté de dépenser son pécule à mesure qu’il le gagne, et, par ce moyen, son maître devient pour ainsi dire le dépositaire de ses épargnes. Et puis, l’esclave ne se décourage pas dans ses modestes chances de gain, devant la perspective d’une trop grande somme à réunir; il croit plus rapproché le but de ses espérances, puisqu’il peut l’atteindre par degrés. Il y a plus (et ceci est un bienfait dû non à la loi, mais au maître, et consacré par la coutume): aussitôt qu’un nègre est coartado, il est libre de demeurer hors de la maison du maître, de vivre à son compte et de gagner sa vie comme il l’entend, pourvu qu’il paie un salaire convenu et proportionné au prix de l’esclave; en sorte que, du moment où celui-ci a payé les premières cinquante piastres, il acquiert autant d’indépendance qu’en aurait un homme libre, tenu, moyennant arrangement, à payer une dette à un créancier.

Il est à remarquer que plusieurs de ces lois étaient indiquées d’avance par les coutumes libérales des colons de Cuba. Guidés par un sentiment paternel, ils encouragent et facilitent l’affranchissement de leurs esclaves; et ce résultat est plus fréquent qu’on ne le pense. Indépendamment de la loi de coartacion, le nègre a plusieurs moyens d’acquérir de l’argent. Dans les habitations, chaque nègre a la permission d’élever de la volaille et des bestiaux, qu’il vend au marché à son profit, ainsi que les légumes qu’il cultive en abondance dans son conuco, ou son jardin potager. Ce terrain est accordé par le maître et attenant au bohio, ou chaumière. Les dimanches et les soirs, à la brune, l’esclave, après avoir rempli sa tâche, se livre à ce soin, qui se réduit, sur une terre promise, à semer et à recueillir. Souvent, telle est son indolence, qu’il faut les instances du maître pour le décider à profiter de ce bienfait. La loi française, vous ne l’ignorez pas, bien plus sévère que la notre, refusait à l’esclave, avec le droit de propriété, la faculté de vendre; et, ce qui paraît d’une rigueur inouïe, il ne pouvait disposer de rien, même avec la permission de son maître, sous peine du fouet pour l’esclave, d’une forte amende contre le maître et d’une amende égale contre l’acheteur (1).

(1). Voir le Code Noir, chap. XVIII, p. 10.

Les nègres et négresses destinés au service intérieur de la maison peuvent employer leur temps libre à d’autres ouvrages pour leur propre compte; ils profiteraient davantage de cette faveur s’ils étaient moins paresseux et moins vicieux. Leur désoeuvrement habituel, l’ardeur du sang africain, et cette insouciance qui résulte de l’absence de responsabilité de son propre sort, engendre chez eux les moeurs et les habitudes les plus déréglées. Ils se marient rarement: à quoi bon? Le mari et la femme peuvent être vendus, d’un jour à l’autre, à des maîtres différents, et leur séparation devient alors éternelle. Leurs enfants ne leur appartiennent pas. Le bonheur domestique, ainsi que la communauté des intérêts, leur étant interdit, les liens de la nature se bornent chez eux à l’instinct d’une sensualité violente et désordonnée. Une pauvre fille devient-elle grosse, le maître, s’il a des scrupules, en est quitte pour infliger, au nom de la morale, une punition à la délinquante et pour garder la négrillon chez lui. Presque toujours la mère seule est châtiée. La peine, et qui lui est le plus sensible, c’est l’exil à la sucrerie pendant des mois, et, en cas de récidive, pendant des années. On commence par faire avouer à la coupable sa faute à genoux, et, après qu’elle a demandé pardon à Dieu et à son maître, on lui rase la tête, et on la dépouille de ses vêtements de ville, qui sont aussitôt remplacés par une chemise de grosse toile et une jupon de listado (1). Montée sur une mule, elle est expédiée avec la requa (2) qui apporte les provisions de la semaine à la sucrerie. Là, bien que munie d’une recommandation charitable de la señora pour le mayoral (3), elle est soumise aux travaux de l’habitation. Cette punition ne corrige ni la coupable ni ses compagnes, bien moins encore les complices, et la race continue à croître et à multiplier comme il plaît à Dieu (4).

(1). Espèce d’étoffe grossière rayée.

(2). Caravane de mules attachés par la queue et portant les provisions et les paquets de la ville à la campagne.

(3). Chef et directeur des travaux des nègres esclaves; on le choisit toujours parmi les blancs.

(4). Le Code Noir, dont nous avons signalé plus haut la barbarie à plusieurs égards, contient cependant quelques règlements très humains et très moraux: tel est l’article 47, qui prohibe la vente séparée du mari et de la femme esclaves et l’article 9 qui condamne l’homme libre ayant des enfants d’une négresse à l’amende et à la perte de l’esclave et des enfants à moins qu’il n’épouse la femme esclave.

Tandis que cela se passe ainsi dans une partie de l’île, par un contraste des moeurs et de principes digne de remarque, dans un grand nombre d’habitations l’esclave reçoit une récompense pour chaque enfant, légitime ou non, qu’elle met au monde; on lui donne même la liberté si elle parvient à en produire un certain nombre. Cette prime d’encouragement, fort contraire aux bonnes moeurs, est favorable à l’accroissement de la race et améliore le sort des négresses. A peine sont-elles enceintes, qu’on les exempte de tout travail pénible; elles sont nourries plus délicatement. J’ai vu en France, dans les campagnes, de malheureuses jeunes femmes, dans les derniers mois de leur grossesse, passer, sous le poids des chaleurs de la canicule, des journées entières, courbées, moissonnant à la faucille! Pour l’ouvrier libre, le jour sans travail est un jour sans salaire, et l’existence d’une pauvre famille dépend souvent du travail de son chef. Mais si un instant, las de cette peine dure et incessante, accablé sous le poids d’une vie chargée d’amertume et de responsabilité, il s’arrête pour reprendre haleine, la misère fond sur lui et sur les siens, le presse, l’étouffe et l’accable. L’esclave ici, objet de la pitié exaltée des Européens, léger d’avenir et d’ambition, tranquille, insoucieux, vit au jour le jour, se repose sur son maître du soin de sa conservation, et, s’il est affligé d’une infirmité à vingt ans, voit son existence assurée, fût-il destiné à vivre un siècle.

Une des sources de profit du nègre est le vol. Il est rare d’en trouver de fidèles, et, avec des gens dépourvus de principes, la raison en est toute simple, c’est l’impunité. Un maître dépouillé par son esclave se garderait bien de le livrer à la justice, convaincu qu’il est d’en être pour l’argent volé, pour son nègre et pour les frais du procès; aussi se borne-t-il à fustiger le coupable, qu’il garde chez lui; Le voleur recommence le lendemain; mais si, avant qu’on s’aperçoive du larcin, il l’a employé à son affranchissement, il est libre devant la loi, quand même il serait convaincu du vol, quand même il aurait avoué sa faute un instant après l’avoir commise. On le contraint seulement à payer, sur le produit de son travail, la somme volée. Outre ce moyen illicite de racheter leur liberté, les noirs en ont un autre, dans les gratifications d’argent qu’ils reçoivent à tout propos de leur maître, du niño, de la niña (1), des parents, des amis de la maison; et comme les familles sont nombreuses, que, la chaleur étant extrême, tout est ouvert, partout on les rencontre sur ses pas. Mi amo, un rea pa tabacco! Niña, do rea pa vino! (Maître, un réal pour du tabac! Mademoiselle, deux réaux pour du vin!) En disant cela, ils avancent une main, se grattant l’oreille de l’autre, et vous montrent leurs blanches dents avec un regard doux et suppliant qui vous fait venir le sourire sur les lèvres, quelquefois les larmes aux yeux, et toujours porter la main à la bourse.

(1). Fille ou fils de la maison

Le nègre carabali est le plus économe, et s’affranchit en peu de temps. Il n’est pas rare qu’un esclave qui garde ses épargnes se trouve en mesure de se racheter deux ou trois ans après son arrivée d’Afrique. Mais souvent il préfère l’esclavage et dépose son argent entre les mains de son maître. S’il essaie de la liberté, bientôt le repentir le saisit, et il revient près du maître, qu’il supplie de le reprendre. J’ai vu, il y a peu de jours, un ancien esclave de mon oncle qui s’était racheté il y a environ un an. Il était venu voir son maître et se repentait amèrement de l’avoir quitté; des larmes brillaient dans ses yeux. «J’étais bien ici, disait-il, mi amo me donnait tous les ans deux habillements complets, un bonnet, un madras, una fresada (couverture); il me nourrissait bien, et, quand je devenais malade, il me faisait guérir. Maintenant, il me faut de l’argent pour tout cela. Si je le gagne, on ne me paie pas comptant; si je suis souffrant, il faut que je travaille comme si je me portais bien; et, si je suis obligé de m’aliter, le médecin emporte le fruit de ma peine yo fui un caballo de libertar me. (J’ai été un cheval de m’affranchir.)»

Une fois le nègre affranchi et hors de la maison, il est rare que le colon consente à le reprendre chez lui, surtout si le liberto a fait partie des esclaves de l’habitation. L’indépendance, jointe à l’ignorance et à la paresse, ne tarde pas à développer chez lui des vices dont l’exemple serait à redouter pour ses compagnons. Il est en général receleur; et, comme un des penchants dominants des nègres est le vol, il s’y abandonne davantage à mesure qu’il rencontre plus de facilité à le cacher. Le liberto a le droit de sortir de l’habitation quand il veut, et il profite pour aller vendre dans les villages voisins le fruits des larcins de ses camarades. Quelquefois il donne asile à l’esclave fugitif. Dans ce cas, on le condamne d’abord à deux, puis à trois mois de prison, et, s’il y a récidive, à six mois, sans que la punition puisse jamais dépasser ce terme. Comparez à ce châtiment la peine infligée jadis, en pareil cas, par la loi française. «Les affranchis ou nègres libres qui auront donné retraite, dans leur maison, aux esclaves fugitifs, seront condamnés par corps, envers le maître, à une amende de 30 livres par chaque jours de rétention, et faute, par lesdits nègres affranchis ou libres, de pouvoir payer l’amende, ils seront réduits à la condition d’esclaves et vendus. Si le prix de la vente dépasse l’amende le surplus sera délivré à l’hôpital!» Et comme la somme exigée était exorbitante et hors de tout rapport avec la pauvreté habituelle de l’affranchi, il payait toujours sa faute de sa liberté. Ainsi un acte charitable était puni, sous la loi française, par la ruine, par la perte de la liberté et par l’exhérédation de la famille entière. Il faut avouer que, dans nos colonies, les lois de l’humanité ont été mieux observées que dans celles de France.

Toutefois, le liberto n’a que rarement l’occasion d’accueillir sous son toit le nègre marron; celui-ci préfère au foyer de l’affranchi la savane solitaire. L’herbe haute et touffue, enlacée aux buissons gigantesques de la cana brava (1), lui offre un agile beaucoup plus sûr; ou bien, réfugié sur les montagnes, il choisit sa demeure au fond des forêts vierges. Là, protégé par les remparts impénétrables des arbres séculaires, abrité par les amples rideaux des lianes sauvages, il défie l’autorité du maître, la rigueur du mayoral et la dent meurtrière du chien. Lorsqu’il se sent harcelé de trop près, il cherche une retraite au fond des cavernes, ossuaires solennels, dépositaire fidèles des tristes reliques d’une race infortunée (2). Mais bientôt la faim et le désespoir l’obligent à se jeter de nouveau dans les campagnes, préférant cette vie vagabonde et périlleuse au joug du travail. Néanmoins, si l’heure du repentir arrive, il implore l’assistance d’un padrino (3) qui le ramène au bercail; moyennant quoi le maître pardonne sans qu’il s’ensuive punition. Le fugitif est-il pris par la force ou se trouve-t-il en récidive, on se borne à lui mettre les fers aux pieds, pour l’empêcher de recommencer; la justice ne s’en mêle pas.

(1). Espèce de jonc gigantesque qui s’élève jusqu’à cinquante pieds de haut, en bouquets de deux ou trois cents tiges.

(2). Les ossements des indigènes qu’on a trouvés épars dans les plaines et les forêts ont été déposés dans ces cavernes profondes, situées dans plusieurs parties de l’île.

(3). Parrain.

Cette indulgence est bien loin de la peine infligée au marronnage dans votre Code Noire: «l’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à dater du jour où son maître l’aura dénoncé à la justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lis sur une épaule; s’il y a récidive pendant un autre mois, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lis sur l’autre épaule; et la troisième fois, il sera puni de mort!» N’est-ce pas, monsieur le baron, que le coeur se révolte, que les entrailles frémissent à l’idée de ces tortures insensées et cruelles? Certes, si la révolte de Saint-Domingue fut le résultat des principes proclamés par les apôtres de la révolution française, le Code Noir en avait préparé les voies par des rigueurs qui, chez une nation aussi éclairée, aussi généreuse que la vôtre, semblent à peine croyables.

Mais si la législation française fut sévère et dure, la loi anglaise est encore plus acerbe et plus inhumaine. Chose remarquable! plus les nations sont gouvernées par des institutions libérales, plus elles resserrent le collier de fer qui opprime leurs esclaves. On dirait que le besoin de domination et l’orgueil humain, comprimés par des lois équitables, cherchent à reprendre leur essor aux dépens de la race asservie. L’Espagne, avec son gouvernement absolu, est la seule nation qui se soit occupée d’adoucir le sort du nègre. L’humanité de nos colons envers les esclaves rend la vie matérielle de ces derniers plus heureuse, sans aucun doute, que celle des journaliers Français, tandis que les Anglais et les Américains du Nord abreuvent les nègres de dégoûts et de douleur par leurs cruels traitements, par leur méprisant orgueil. Ils défendent à leurs esclaves de se chausser; et pendant qu’on voit chez eux, comme dans les colonies françaises, ces malheureux marcher les pieds nus et souvent ensanglantés, pendant que de sveltes petites filles, les charmes de la jeunesse, mais honteuses (tant l’instinct féminin éclaire l’ignorance), osent à peine avancer leurs petits pieds sur le bord de leur courte jupe, on voit nos heureuses et insouciantes chinas (1) étaler coquettement sous les rayons du soleil, au bout de leurs jambes d’ébène, un élégant soulier de satin blanc.

(1). On appelle ainsi les enfants des négresses et des blancs.

La plupart des esclaves réservés au service intérieur des maisons sont nés dans l’île; on les appelle criollos (1). Leur intelligence est plus développée que celle des Africains, et leur aspect franc et familier. Ils mènent une vie douce et sont fort indolents; d’où il résulte qu’il faut soixante ou quatre-vingts nègres pour mal faire le service intérieur d’une maison qui serait bien tenue par six ou huit domestiques d’Europe. Il y a quelques années, par fraude ou par violence, deux fils d’un cacique furent enlevés et amenés ici par un bâtiment négrier portugais. On les vendit. Peu de temps après, une ambassade de couloumies, tatoués et habillés de plumes de couleur, aborda dans l’île. Ils venaient de la part de leur chef réclamer auprès du gouverneur les deux princes enlevés. Le gouverneur consentit sans peine à leur départ; mais les jeunes gens refusèrent de quitter Cuba, où ils jouissaient disaient-ils, d’un bonheur qu’ils n’avaient jamais goûté dans leur pays. Ainsi l’état de prince en Afrique ne vaut pas celui d’esclave dans nos colonies

(1). Les nègres nés dans l’île sont désignés par ce nom et leurs enfants par celui de rellollos ce qui équivaut à un titre de noblesse entre eux. Où la vanité va-t-elle se nicher!

Ceci ne veut pas dire que l’esclavage soit un état désirable: Dieu me préserve de le penser! et vous ne me ferez pas, certes, l’injustice de m’en accuser. Je me borne seulement à tirer de ce fait une conséquence incontestable; c’est que les bienfaits de la civilisation et des bonnes institutions corrigent même l’esclavage et le rendent préférable à l’indépendance dépouillée de tout bien-être matériel et toujours exposée au caprice et à la brutalité du plus fort. L’exemple que je viens de citer n’est pas unique. J’ai vu à l’établissement gymnastique de Cuba un jeune nègre, fils d’un chef riche et redoutable, vendu jadis aux marchands européens par les ennemis de son père. Depuis celui-ci a découvert la demeure de son fils, il envoie régulièrement tous les six mois des émissaires pour lui persuader de revenir près de lui; on n’a pas encore réussi à l’y faire consentir. En attendant, et poussé par l’instinct de sa nature primitive, il dompte en amateur les chevaux destinés au manège de la ville.

Les esclaves employés aux labeurs de la campagne sont tous bozales, et peuvent à peine s’exprimer dans notre langue. Leurs traits sont doux mais leur physionomie stupide. La fabrication du sucre, la plus pénible de leurs tâches, est loin de l’être autant que la plupart des travaux mécaniques en Europe. Cette fabrication devient d’ailleurs chaque jour moins laborieuse par l’application de nouvelles machines et de nouveaux instruments qui la simplifient. Quant à la main-d’oeuvre agricole, elle exige peu de soins, sur une terre qui ne demande aucune préparation et où le plant de la canne conserve sa sève jusqu’à trente ans sans qu’on ait besoin de le renouveler. Les paysans de Cuba, ou guajiros, la cultivent comme les fruits et les légumes pour la vendre au marché.

Un fait m’a frappée. Toutes les fois que j’ai vu le nègre chargée du même travail que le journalier européen, et que j’ai comparé les deux labeurs, j’ai trouvé chez le premier, effort, fatigue, accablement et chez l’autre gaieté, vigueur et courageuse intelligence. D’où vient ce désavantage de la race africaine, si elle est, comme on le dit, plus forte que la nôtre? Faut-il l’attribuer au climat? Mais les nègres sont nés sous le soleil brûlant d’Afrique. Est-ce à leur stupide ignorance, qui augmente les difficultés du travail, ou à l’indolence, qui les endort? Toutes ces causes peuvent y contribuer; néanmoins, la première, la plus influente de toutes, c’est le peu d’habitude que le nègre a contracté du travail. Quelque robuste et bien constitué qu’il soit, il ne peut vaincre ce désavantage. Il est apte à courir, à sauter, à dompter les animaux sauvages, mais il répugne au travail régulier, pratique, pacifique, fruit de la civilisation et des bonnes institutions. Ses violents exercices une fois accomplis, la fureur de ses passions une foie calmée, il ne tarde pas à retomber dans la plus stupide indolence. De là ces traitements sévères, ces condamnables rigueurs des mayorales, quand ils veulent contraindre les nègres à un travail régulier.

Néanmoins, à la surveillance près, le travail des nègres est, dans la colonie de Cuba, aussi modéré, aussi réglé, que celui des journaliers de campagne en France. A cinq heures du matin, le mayoral frappe à la porte des bojios, et chacun de se lever et d’accourir au batey (1). Là on distribue le travail de la journée, et les nègres partent, conduits par le contra-mayoral, ou sous-chef. A huit heures, on leur porte un déjeuner composé de viandes et de légumes. A onze heures et demie, au son de la cloche, ils se rendent de nouveau au batey; là, on leur distribue une ration de viande déjà cuite, pour leur épargner de la peine pendant deux heures de leur repos. Ils l’emportent dans leur bojio, où ils préparent un ragoût abondant, mêlée de force bananes et assaisonné d’ajonjoli (2); puis ils ont de la zambumbia (3) à discrétion. A deux heures, la cloche les rappelle au travail jusqu’à six heures. En rentrant, ils apportent de l’herbe pour les bestiaux, et se rendent au batey au soin de l’Angelus. Là, ils font à genoux la prière du soir, toujours sous la surveillance du mayoral. C’est un spectacle grand, touchant et étrange, monsieur le baron, que celui de quatre cents esclaves prosternés priant l’Eternel à haute voix, sous l’ombrage d’arbres séculaires, en face de cette superbe nature dorée par les derniers rayons du soleil des tropiques. A ces éclatants et sauvages accents lancés dans les airs, on sent le coeur se prendre d’une terreur secrète. Une voix profonde semble vous dire: «Toutes les captivités se ressemblent!» et l’on est tenté de joindre sa prière commune, en s’écriant comme les enfants d’Israël: «Seigneur, quand sécheras-tu nos larmes? quand serons-nous délivrés?» Après l’Angélus, les nègres rentrent chez eux, font encore un repas, et se reposent jusqu’au lendemain matin. Comme on le voit, l’ordre du travail diffère peu de celui des laboureurs en France, et si l’esclave est surveillé plus sévèrement, Il est sans contredit mieux nourri.

(1). Grand espace de terrain, formant le centre des bâtiments de la sucrerie.

(2). Sorte de graine piquante et aromatique qu’ils aiment avec passion.

(3). Jus de la canne fermentée.

L’époque de la molienda (1) est la plus laborieuse, mais aussi la plus désirée. C’est le moment de miséricorde: le maître est là, près des esclaves, qui les écoute, leur fait grâce s’ils ont mérité punition, et réprime le mayoral, toujours âpre et inexorable dans ses rigueurs. Mais leur plus redoutable adversaire est le contra-mayoral, esclave comme eux, et par cela même dur et souvent cruel envers ses compagnons, surtout si tel ou tel nègre mis à ses ordres a fait partie jadis de quelque tribu ennemie de la sienne. Alors il devient féroce, implacable, par esprit de vengeance; il harcelle sans cesse sa victime; il ne lui accorde ni repos ni quartier; la communauté de leur destinée, au lieu de calmer sa haine, l’irrite; il profiterait volontiers de sa situation pour exterminer son ennemi vaincu, si ce dernier ne se trouvait placé sous la protection du maître.

(1). On désigne ainsi l’élaboration du sucre.

Malgré la robuste constitution des nègres, ils sont fort sensibles aux impressions atmosphériques: la chaleur et le froid leur causent de subites et graves indispositions. Ce serait une curieuse et triste énumération que celle des nègres qui périssent tous les ans, soit par les souffrances qu’on leur fait subir pour les transporter en fraude d’Afrique, soit par toute autre cause. L’observation a prouvé que, malgré les dangers de la fièvre jaune, la mortalité des blancs est beaucoup plus faible proportionnellement que celle des nègres, M. de Saco (1) évalue celle-ci, année commune, à dix sur cent, ce qui paraît exorbitant de prime abord, et ce qui pourtant est loin d’être exagéré.

(1). Patriote éclairé, qui a écrit et publié plusieurs ouvrages remarquables, commerciaux, politiques et scientifiques, notamment: Mi primera pregunta. – Examenes analitico-politicos. Plusieurs des renseignements que je reproduis ici son puisés dans les ouvrages de ce publiciste.

Si les Africains n’avaient à lutter, dans l’île de Cuba, que contre l’excès de la chaleur, ils auraient, vu l’analogie des climats, un avantage incontestable sur les ouvriers blancs; mais diverses circonstances détruisent cet avantage. Peu importe que la chaleur incommode moins les nègres que les blancs, si, en arrivant à la Havane, ils ont à souffrir d’autres privations, d’autres douleurs. Sans parler des maladies qui leur sont propres et qui exigent tous les soins des colons pour les conserver, une multitude presque innombrable de nègres périssent dans les traversées et dans les barracones, notamment depuis la prohibition de la traite. Avant cette époque, les bâtiments négriers étaient soumis à une surveillance sévère de la part de la police militaire; on vaccinait les nègres à leur arrivée; on soignait les malades; et, si la maladie était contagieuse, on les mettait en quarantaine. Ces excellentes mesures engageaient les capitaines à traiter les nègres avec plus de soins pendant la traversée, et la mortalité était moins considérable. Mais, depuis l’abolition de la traite, le contrebandier négrier, ne songeant qu’à se dédommager du danger auquel il s’expose, entasse au fond de ses cachots mobiles autant de malheureux qu’ils peuvent en contenir; et, après de longs jours et de longues nuits, il arrive au port avec une faible partie de sa cargaison, accablée, mourante, et souvent attaquée de la peste. Alors, jetée sur de solitaires rivages, elle reste sans secours, jusqu’à ce que la maladie et la mort s’en emparent. A ces calamités il faut ajouter les superstitions religieuses et l’influence qu’exercent leurs sorciers et leurs devins sur l’esprit de ces infortunés; on les voit souvent ou se suicider, ou succomber à ces pratiques secrètes et infernales, exigées par les affreux mystères de leur obeah.

Le plus redoutable fléau pour les Africains, c’est le choléra. On ne saurait imaginer les ravages que ce fléau a exercés dans nos campagnes. Dans certaines habitations il a enlevé les deux tiers des esclaves en huit jours, tandis que des infirmiers blancs et leurs maîtres, ne quittant pas les hôpitaux, donnaient des soins assidus aux nègres attaqués de la maladie, sans être eux-mêmes atteints.

Ces éléments de destruction concourent à rendre la mortalité des nègres plus considérable que celle des blancs. Le colon jouit pendant la traversée de soins assidus et d’une nourriture saine; une fois débarqué, il prend toute sorte de précautions pour s’accoutumer au climat, il ne travaille que modérément et à ses heures. On a cherché à répandre dans l’esprit des Européens des craintes exagérées sur les dangers de la fièvre jaune; c’est à tort. Cette maladie est maintenant tellement connue que, si on ne la néglige point à son origine, elle n’est pas plus à craindre qu’une courbature ou un refroidissement. Tout créole sait la guérir; d’ailleurs, elle ne règne que pendant les mois de la canicule. La plupart des étrangers qui abordent dans l’île à cette époque, de l’année n’en sont pas atteints, et ceux qui le sont succombent rarement, surtout s’ils veulent se soumettre à un sage régime hygiénique, et s’éloigner des côtes pendant les premiers mois de leur séjour dans l’île; le danger n’est réellement à redouter que dans l’étroit rayon de deux ou trois lieues du bord de la mer. De fréquents exemples viennent à l’appui de cette observation. Un séjour à Guana-bacoa, petite ville située à une demi-lieue du côté opposé à la baie de la Havane, suffit même pour éviter la maladie: circonstance d’autant plus importante que, les sucreries étant pour la plupart éloignées de la mer, les colons qui se destinent aux travaux agricoles se trouvent en toute sûreté. Les preuves de la bonté de notre climat et de son influence salutaire sur les étrangers sont nombreuses. Les îles Canaries ne nous envoient-elles pas des cargaisons d’hommes accablés par la fatigue, après de longues traversées, et souvent à l’époque des plus fortes chaleurs? Eh bien! le croiriez-vous? Le nombre de ceux qui succombent est infiniment plus faible que celui des Africains; pourtant, les uns et les autres sont non-seulement soumis aux rigueurs du climat, mais aussi aux travaux agricoles. Indépendamment de ces exemples, une foule d’Européens et d’Américains du Nord vivent parmi nous, appelés par le commerce et l’appât des richesses, Beaucoup habitent la Havane, même pendant toute l’année. Les étrangers peuvent donc sans crainte venir cultiver nos campagnes vierges, qui leur offrent des trésors inappréciables et non exploités.

La douceur du colon de Cuba pour son esclave inspire à ce dernier un sentiment de respect qui approche du culte. Ce dévouement de l’esclave est sans bornes: il assassinerait l’ennemi de son maître, dans la rue, en plein jour, aux yeux de tous; il périrait pour lui sous la torture sans sourciller. Le maître est pour l’esclave la patrie et la famille. L’esclave porte le nom du maître, reçoit ses enfants quand ils viennent au monde, les nourrit de son lait, les sert avec adoration dès leur plus tendre enfance, et, lorsque la maladie arrive, veille son maître jour et nuit, lui ferme les yeux à sa mort, puis se traîne par terre, pousse d’affreux hurlements, et, dans son désespoir, se déchire la peau de ses ongles. Mais si quelque âpre ressentiment s’éveille dans son âme, la férocité du sauvage reparaît; il est ardent dans sa haine comme dans son amour. Sa fureur vengeresse n’a presque jamais pour objet son maître. Lorsqu’une révolte n’est pas provoquée par les étrangers, ce qui est rare, c’est l’irritation contre le mayoral qui l’excite.

Voici un fait qui prouve la puissance morale du maître sur l’esprit de ces sauvages, Peu de mois avant son arrivée, les nègres de la sucrerie d’un de mes cousins, don Raphaël, se révoltèrent. C’était un nouvel établissement; les esclaves, récemment arrivés d’Afrique, étaient presque tous de nation couloumie (1), c’est-à-dire assez bons travailleurs, mais violents, irascibles et prêts à se pendre à la moindre contrariété. Cinq heures du matin venaient de sonner, le jour commençait à paraître; Raphaël était parti depuis une demi-heure pour une autre de ses propriétés, et laissait, encore livrés au sommeil, ses quatre enfants et sa femme grosse. Tout à coup Peypia (c’est le nom de cette dernière) s’éveilla en sursaut, au bruit d’horribles vociférations accompagnées de pas précipités. Effrayée, elle sort de son lit, et, ouvrant le was-ist-das, aperçoit tous les nègres de la sucrerie qui se dirigeaient en désordre vers son habitation. Bientôt ses enfants arrivent, pleurent, s’attachent à elle et poussent des cris, Elle n’avait que des esclaves à son service, et croit sa perte certaine. Mais à peine avait-elle eu le temps de recueillir ses idées, qu’une de ses négresses entre chez elle: «Niña, n’ayez pas peur, lui dit-elle, nous avons tout fermé, et Miguel est allé chercher le maître.» Ses compagnes, qui l’avaient suivie, entourent leur maîtresse. Les séditieux avançaient toujours, traînant une sorte de lambeau ensanglanté qu’ils se passaient de main en main, en poussant des sifflements aigus comme les serpents du désert. «C’est le corps du mayoral!» s’écrièrent à la fois les négresses, qui, toujours groupées autour de Peypia, tâchaient de calmer ses alarmes, tandis que les nègres, dès le commencement de la révolte couraient la campagne, à la recherche de leur maître. Les révoltés étaient déjà presque aux portes de la maison, lorsque Peypia aperçoit par le wa-ist-das le quitrin (2), ou voiture de son mari, qui jusque-là avait attendu la mort avec courage à côté de ses enfants, faiblit à la vue de son mari, sans armes, et venant droit vers ces furieux; elle s’évanouit… Cependant Raphaël arrivait de front sur les esclaves enivrés de sang et tous armés. Il s’arrête en face d’eux, met le pied à terre, et sans prononcer un mot, le regard sévère, du geste seul il leur indique la casa de purga (3)… Les esclaves cessent aussitôt leurs vociférations, lâchent le corps du mayoral, et traînant le machete (4), la tête basse, se pressent, se poussent et rentrent atterrés! On aurait dit qu’ils voyaient dans cet homme désarmé l’ange exterminateur.

(1). Couloumie, tribu d’Afrique.

(2). Voiture du pays fort légère et commode.

(3). Le bâtiment où on épure le sucre.

(4). Arme des nègres, qui a quelque analogie avec le yatagan des Turcs.

Quoique la révolte eût cédé un moment, Raphaël, qui en ignorait la cause, et qui n’était pas rassuré sur les suites, voulut profiter de cet instant de calme pour éloigner sa famille du danger. Le quitrin ne pouvait contenir que deux personnes; Il eût été imprudent d’attendre qu’on préparât d’autres voitures. On y transporta donc Peypia, qui commençait à reprendre ses sens, et on plaça les enfants comme on put. Ils allaient partir, lorsqu’un homme percé de coups, mourant et méconnaissable, se traînant sous une des roues du quitrin, s’efforça d’y monter et se cramponna sur le marchepied. On lisait sur son visage pâle les signes de désespoir et les symptômes avant-coureurs de la mort; la terreur et l’agonie se disputaient ses derniers moments. C’était le majordome blanc assassiné par les nègres, qui, après avoir échappé à leur férocité, faisait ses derniers efforts pour sauver un souffle de vie. Ses plaintes, ses prières étaient déchirantes. C’était pour Raphaël une cruelle alternative que de repousser les supplications d’un mourant, ou de le jeter sur ses enfants dégouttant de sang et de fange! la pitié l’emporta. On l’attacha à la hâte sur le devant de la voiture, et on partit…

Tandis que ceci se passait dans la sucrerie de Raphaël, le marquis de Cardenas, frère de Peypia, et dont l’habitation est à deux lieues de celle de sa soeur, avait été prévenu par un esclave du péril qui la menaçait, et accourait à son secours, En approchant de l’habitation, il aperçut un groupe de rebelles qui, poussés par un reste de fureur et par la crainte du châtiment, couraient vers les savanes y chercher un asile parmi les nègres marrons, Le marquis de Cardenas, alarmé par la nouvelle du danger que courait sa soeur n’avait eu que le temps de monter à cheval et de partir accompagné d’un de ses esclaves, A peine les fuyards aperçurent-ils un homme blanc qu’ils coururent sus, armés jusqu’aux dents, Le marquis s’arrêta pour attendre: c’était témérité. Mais son nègre, saisissant vigoureusement par la bride le cheval du maître et le faisant retourner: «Mi amo, allez-vous-en!…Je m’entendrai avec eux.» Cela dit, il donna un coup de fouet au cheval, qui partit au galop, La horde féroce se trouva face à face avec l’esclave; celui-ci la reçut avec le pied ferme, pour donner à son maître le temps de s’éloigner. Ce brave et fidèle Joseph, car il est bien de conserver son nom, comme le nom d’un héros, ce vaillant et courageux serviteur, après une défense héroïque contre ses forcenés, resta étendu sur le bord du chemin, frappé de trente-six coups de machete, le crâne fendu, une oreille détachée de la tête, les membres brisés… Eh bien! Joseph vit encore, et je le vois tous les jours. Il a plusieurs cicatrices sur le visage; sa physionomie est douce et ouverte; le pauvre nègre paraît heureux. Son maître lui a donné la liberté; d’abord il l’a refusée, et il ne l’a acceptée plus tard qu’à la condition de rester auprès de lui, et de le servir comme par le passé.

La révolte, qui n’était point préméditée, n’eut pas de suite; elle n’avait été motivée que par une trop rude punition infligée à un esclave par le mayoral. En se dirigeant vers la maison du maître, les révoltés voulaient seulement lui exposer leur griefs. Les nègres demandèrent grâce à Raphaël, et, à l’exception de deux ou trois des plus coupables qu’on livra à la justice, les autres furent pardonnés. Un fait à remarquer et qui prouve l’attachement des esclaves pour leur maître, c’est que la première pensée des chefs de la révolte, avant de se soulever, fut d’arrêter le jeu des cylindres et la machine à vapeur. Sans cette précaution, la machine aurait indubitablement fait exploser et détruit la sucrerie.

Non seulement les colons de Cuba favorisent l’affranchissement de leurs esclaves en leur procurant les moyens d’acquérir de l’argent, mais ils leur donnent souvent la liberté. Un bon service, une preuve de dévouement, la femme esclave qui nourrit un enfant de la famille, les soins qu’elle a prodigués à un de ses membres dans sa dernière maladie, l’ancienneté des services, tout reçoit sa récompense, et cette récompense est toujours la liberté. Souvent l’esclave regarde ce bienfait comme une punition et l’accepte en pleurant. Je pourrais citer une foule de traits où l’affection du maître et la reconnaissance de l’esclave honorent l’humanité. Jusqu’à l’époque où la traite fut abolie, toutes les nations qui possédaient des colonies entravaient l’affranchissement. Le maître qui accordait la liberté à son esclave était obligé de débourser en droits de contrôle une somme équivalente au prix de l’esclave. La loi espagnole, plus généreuse, ne soumet ce bienfait à aucune taxe, elle réduit ses prescriptions à une simple carta de libertad, faite et signée par le maître, qui la garde dans ses archives et en remet copie au nègre. Nanti de cette pièce, l’affranchi a le droit d’exercer pour son compte toute espèce d’industrie.

Le liberto peut, à son tour, posséder des esclaves et des propriétés; Il y en a dont la fortune s’élève à 40 et 50000 piastres. Mai la plus dure des conditions est celle de l’esclave d’un nègre: maître impitoyable, la férocité naturelle de ce dernier s’accroît par le souvenir de sa propre servitude, et fait revivre pour son esclave la cruauté du sauvage africain. Lorsqu’il a obtenu sa liberté par coartacion, il tâche de conserver les franchises des esclaves; car, si l’esclave n’a pas de droits, il n’a pas non plus de devoirs; et le nègre, par son affranchissement, jouit des uns, voudrait continuer à s’exempter des autres. Ainsi, tout en possédant des esclaves, des maisons, des terres, il a soin de rester débiteur envers son maître d’un medio (50 centimes) par jour, comme redevance des dernières 50 piastres à rembourser sur le prix de sa liberté. Cette redevance, qui le place encore au nombre des esclaves par rapport au fisc, il ne la paie jamais, et il s’exempte, par ce moyen, du service militaire et de l’impôt, à titre d’esclave non totalement libéré.

Quoique l’esclave possède le droit de propriété, à sa mort, son bien appartient à son maître; mais s’il laisse des enfants, jamais le colon de Cuba ne profite de cet héritage; il garde soigneusement le pécule de l’esclave défunt, le fait valoir, et, lorsque la somme est suffisante, il affranchit les enfants par rang d’âge. Souvent même le nègre devenu libre laisse de préférence son héritage à son maître. En voici un exemple entre mille: à l’époque où le choléra régnait ici, une vieille infirmière assistait les nègres de mon frère; elle avait été son esclave; mais, bien qu’affranchie depuis longtemps, elle continuait son service comme par le passé. La maladie s’attaqua à elle; aussitôt elle fit prier son maître de venir la voir: «Mi amo, je vais mourir, lui dit-elle, voici dix-huit onces que j’ai encore amassées; c’est pour vous… Cette petite monnaie, su merced la partagera entre mes camarades… Quant à ce bon vieux (son mari), il va mourir aussi (il se portait bien); mais en attendant, si su merced veut, elle peut lui donner une once par-ci par-là pour l’aider à traîner sa vie…» La pauvre vieille ne mourut pas, mais elle guérit d’une manière qui mérite d’être racontée. Mon frère, dont la charité angélique se portait partout où l’on souffrait, ne voulut pas quitter la pauvre patiente, et envoya par écrit au médecin des détails sur l’état de la malade, lui demandant de prompts secours pour elle. Dans la violence du mal, les gens de l’art ne suffisaient pas, et souvent les ordonnances se transmettaient d’un infirmier à l’autre, à quelques modifications près. Mon frère reçut en réponse à sa lettre, trois paquets de poudre, avec injonction verbale de les administrer d’heure en heure. Ce ne fut qu’à grand-peine qu’on parvint à les faire prendre à la malade, qui se mourait… Un instant après arrive le médecin. «Eh bien! dit-il. Elle a tout pris. Comment? Avec peine, mais elle a tout avalé. Avalé! vous l’avez tuée! Cette potion était destinée à tout autre usage…» Et mon frère de se désespérer d’avoir causé la mort de la pauvre vieille femme! Il l’avait sauvée. La nègresse se calma un instant après avoir absorbé la dernière potion, dormit profondément, guérit, et maintenant elle continue de soigner les malades.

Je citerai un autre fait qui prouve à la fois l’élévation et la délicatesse d’âme d’un esclave. Le comte de Gibacoa possédait un nègre qui, voulant s’affranchir, demanda à son maître le prix auquel il l’imposait. «Aucun, lui répondit son maître; tu es libre.» Le nègre ne répondit rien, mais il regarda son maître. Une larme brilla dans ses yeux, puis il partit. Au bout de quelques heures, il rentra accompagné d’un superbe nègre bozale qu’il avait été acheter au barracone avec l’argent qu’il destinait à son propre affranchissement. «Mi amo, dit-il au comte, auparavant vous aviez un esclave, maintenant vous en avez deux!»

Les nègres s’identifient avec les intérêts de leurs maîtres et sont prêts à prendre fait et cause dan leurs querelles. Le général Tacon, ancien gouverneur de la Havane, qui a fait tant de choses essentiellement bonnes dans cette colonie, mais dont le caractère dur et inflexible a excité tant de ressentiments, se plaisait à humilier la noblesse par des actes de despotisme. Il avait persécuté le marquis de Casa-Calvo, qui, à force de souffrir, finit par mourir en exil. Quelques temps après, le général Tacon donnait un grand dîner. Plusieurs cuisiniers furent mis en réquisition; mais le meilleur était le nègre Antonio, appartenant à la marquise d’Arcos, fille du malheureux Casa-Calvo. Le gouverneur, ébloui par le prestige de sa haute position, pensa que rien ne devait lui résister, et demanda le cuisinier à sa maîtresse, qui, comme vous le pensez bien, le refusa. Le capitaine-général, piqué au vif, fit offrir à l’esclave, non-seulement la liberté, mais une forte récompense s’il quittait ses maîtres pour venir chez lui; à quoi l’esclave répondit: «Dites au gouverneur que j’aime mieux l’esclavage et la pauvreté avec mes maîtres que la liberté et la richesse avec lui.»

Les hommes libres de couleur jouissent parmi nous des garanties et des droits accordés aux colons. Ils font partie de la milice et peuvent s’élever jusqu’au grade de capitaine. Les compagnies de gens de couleur sont toujours les plus empressées à défendre l’ordre public. Plus favorisés, plus heureux que les mulâtres de Saint-Domingue, nos hommes de couleur, loin de chercher à les imiter, sont toujours prêts à sévir contre les révoltes des esclaves. Fiers de se sentir rapprochés de la caste blanche par des lois libérales, ils tâchent de se détacher complètement d’une race dégradée.

Il me reste peu de chose à ajouter sur ce grave sujet, monsieur le baron; je me bornerai à une dernière observation.

Supposons que les Anglais parviennent à obtenir sans secousse, sans troubles, l’émancipation des esclaves dans nos colonies: quelle sera chez nous l’existence de plus de sept cent mille nègres en face de trois cent mille blancs? Leur premier sentiment, leur premier besoin, quel sera-t-il? Ne rien faire. Je l’ai dit: un travail régulier leur est insupportable; la force a seule pu les y soumettre. Les colonies anglaises, après avoir répandu plus de 25 millions de francs, n’ont obtenu d’autre résultat que la ruine de l’agriculture et la transformation de l’ancien esclavage dans nos colonies: quelle sera chez nous l’existence de plus de sept cent mille nègres en face de trois cent mille blancs? Leur sentiment, leur premier besoin, quel sera-t-il? Ne rien faire. Je l’ai dit: un travail régulier leur est insupportable; la force a seule pu les y soumettre. Les colonies anglaises, après avoir répandu plus de 25 millions de francs, n’ont obtenu d’autre résultat que la ruine de l’agriculture et la transformation de l’ancien esclavage en état d’oisiveté et de vagabondage plus malheureux et plus immoral que la servitude. N’avons-nous pas encore sous les yeux le triste résultat de la révolution de Saint-Domingue, île jadis riche, florissante, splendide, aujourd’hui pauvre, inculte, délaissée et produisant à peine de quoi nourrir ses oisifs habitants, toujours ivres de vin et de fumée de tabac? La paresse a d’autant plus d’empire sur les nègres qu’elle n’est pas combattue par le besoin. A Cuba, la nature suffit avec luxe à tous leurs désirs; le sol offre, sans culture et en profusion, des racines colossales qu’on assaisonne avec des aromates exquis, sans autre peine que celle de se baisser pour les cueillir. Une maison? Ils n’en ont pas besoin sous une atmosphère toujours brûlante, où les nuits sont encore plus belles que les jours. Quatre pieux, quelques feuilles de palmier, voilà tout ce qu’il faut pour se garantir de la pluie; puis des tapis de mousse et de fleurs pour se reposer, et la voûte du ciel pour s’abriter. Quant aux vêtements, la chaleur les leur rend inutiles, souvent insupportables. Un nègre indolent et sauvage, étranger à tout désir de progrès, d’ambition, de devoir, s’avisera-t-il jamais de remplacer cette vie imprévoyante, vagabonde et sensuelle, par les rigueurs d’un travail volontaire et d’une existence gagnée à la sueur de son front?

Supposons encore que, par un miracle, l’éducation morale des esclaves affranchis, se développant tout à coup, les amenât à l’amour du travail: devenus laborieux, les nègres ne tarderaient pas à être tourmentés du désir de devenir propriétaires; de là, rivalité, ambition, envie contre les blancs et leurs prérogatives. Sous un régime politique constitutionnel, dans un pays gouverné par des lois équitables, ne pourraient-ils pas réclamer le partage des mêmes institutions? Leur accorderiez-vous tous vos droits, tous vos privilèges? En feriez-vous vos juges, vos généraux et vos ministres? Leur donneriez-vous vos filles en mariage? «Ce n’est pas cela que nous voulons! s’écrieront les amis des noirs; qu’ils soient libres, sans doute, mais qu’ils se bornent à travailler la terre, à charrier de la canne comme des bêtes de somme!» Ils n’y consentiront pas, eux; s’ils font ce métier aujourd’hui, s’ils se trouvent, en s’y soumettant, aussi heureux qu’ils peuvent l’être, dans leur imparfait d’hommes sauvages, le jour où la lumière de l’intelligence luira pour eux, ils se sentiront homme comme vous, et vous demanderont compte de leur abaissement; puis, si vous les repoussez, ils vous écraseront, et le champ de bataille restera au plus fort. Faites-y attention: point de quartier entre deux races incompatibles dès qu’elles auront donné le signal du combat.

Nous trouvons un exemple de cette vérité sans les désastres arrivés en juillet 1834. A peine les nègres se sentirent-ils libres qu’ils aspirèrent à l’égalité. Comment l’orgueil des blancs répondit-il à l’appel? par le feu et par le fer. Heureusement le nombre des émancipés étant très faible (1), la terreur les saisit et ils s’enfuirent. Mais où allèrent-ils se réfugier? dans les Etats à esclaves, pour y demander asile, protection et travail. Ainsi, les nègres que la démocratie affranchit dans le nord sont refoulés par sa tyrannie et son orgueil dans les Etats du sud, et ne trouvent d’asile qu’au sein de l’esclavage. Ce précédent a singulièrement calmé l’exaltation des abolitionistes de l’antislavery society (société contre l’esclavage). Les philanthropes honnêtes et religieux dont cette société se compose avaient jusqu’alors attaqué avec un zèle infatigable les préjugés qui séparent les nègres des blancs, et avaient même essayé de mélanger les races par des mariages (2); mais, arrêtés par les conséquences graves de leurs prédications, ils se bornent aujourd’hui à encourager l’exportation des nègres en Afrique. Cette mesure serait la plus sage, si elle était praticable, et surtout si elle était compatible avec la conservation de nos colonies. Ainsi, partout où on a essayé de l’émancipation, le résultat a été: cessation de travail et ruine des colons, ou perturbation et désordre social.

(1). Il n’existe, dans l’Etat de New-York, que 44870 personnes de couleur sur 1113000 blancs. et dans la ville de ce nom, 13000 personnes de couleur sur 200000 blancs.

(2). De tous les essais des abolitionnistes pour rapprocher les deux races, celui des mariages a le plus irrité l’orgueil des Américains, comme tenant davantage à l’égalité. Un révérend docteur ayant le premier célébré à Utica, le mariage d’un nègre avec une jeune fille de couleur blanche, il y eut dans la vine un soulèvement.

J’en étais là, lorsqu’un journal, où se trouve le récit d’un procès qui vient d’être jugé à la Martinique, me tombe sous la main. Cette relation est accompagnée d’accusations amères contre les colons et de conclusions en faveur de l’émancipation. Il s’agit d’une négresse qui, après avoir été la concubine de son maître, empoissonne par jalousie le bétail de celui-ci. Le maître impitoyable la jette dans un cachot et la condamne au supplice de la faim; puis, accusé devant le tribunal, il est absous. Rien de plus révoltant! Mais qu’y a-t-il ici de plus odieux, du crime ou du jugement? Sans contredit le jugement. L’action d’une maîtresse qui empoisonne son amant par jalousie et celle d’un homme qui fait périr sa maîtresse par vengeance sont des crimes horribles, mais des crimes commis sous l’influence des passions; on en voit de semblables parmi les blancs. Ce n’est ni un argument de plus ni une preuve de moins pour ou contre l’esclavage. Quant au jugement, il est inique, car il est le résultat de mauvaises lois; et si la législation de la colonie est vicieuse, il n’en résulte pas que l’émancipation soit un bien. Corrigez vos codes; rendez-les plus sages, plus justes, plus humains, si vous pourrez, en accordant aux nègres un sort meilleur qu’il ne le serait par l’émancipation, vous abstenir de dépouiller vos colons et de troubler le monde. D’ailleurs vous avez encore un moyen d’améliorer le sort des esclaves; maintenez rigoureusement l’abolition de la traite. Les maîtres veilleront avec plus de soin sur l’esclave, propriété dont la valeur augmentera, et ce qui n’aura pas été obtenu par l’humanité sera dû à l’intérêt.

L’expérience prouve qu’il meurt à Cuba près de moitié de plus d’affranchis que d’esclaves. Pendant les années 1832, 1833 et 1834, il est mort dans l’île un nègre libre sur trente, et un nègre esclave sur cinquante-trois esclaves.

Maintenant je vous demanderai:

Les nègres esclaves sont-ils plus heureux en Afrique que dans nos colonies?

Une fois arrivés en Amérique, trouvent-ils un avantage réel à être émancipés plutôt qu’esclaves?

La justice et l’humanité s’accorderont-elles avec l’attentat à la propriété et avec la lutte sanglante qui résulterait de l’émancipation?

Est-ce par un sentiment de philanthropie réel que les Anglais agissent contre l’esclavage dans les colonies espagnoles? Et les moyens qu’ils emploient pour arriver à leur but sont-ils compatibles avec les sentiments de philanthropie qu’ils réclament?

Le bien-être matériel dont les esclaves jouissent à Cuba, la protection que les lois leur accordent, ne sont-ils pas préférables, pour eux, aux chances d’une vie vagabonde et misérable, pour les colons, aux perturbations horribles que l’existence de ces hordes sauvages, étrangères aux moeurs, aux usages et aux préjugés de la colonie, pourrait y causer?

Eclairez-moi sur ces diverses questions, monsieur le baron; je vous mande ce que l’expérience m’a suggérée; je vous expose mes convictions et mes doutes; l’amour de la vérité a été mon seul guide. La justice abstraite est chose grande et sublime sans doute, mais rarement compatible avec notre faiblesse. Dieu même, pour nous l’accorder ou nous l’imposer, est obligé d’y joindre l’équité, qui la tempère.

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