Pérégrination d’une paria (1833.1834)

Tom. I.

Pag. 53-63

Il était près de deux heures du matin quand je descendis me coucher. Je dormis jusqu’à dix heures de la matinée. Je fus réveillée par la voix harmonieuse de M. Chabrié, qui chantait une vieille romance sur l’amitié. Je me levai: tout le monde avait déjeuné; le mousse me servit. M. Chabrié vint me tenir compagnie, pela mes oranges et mes bananes, en causant avec un abandon et une franchise qui, à chaque instant, me faisaient l’aimer davantage.

Vers trois heures, M. David et M. Miota reparurent, amenant avec eux le Français de chez lequel ils venaient. M. Miota, excédé de fatigue, se coucha: quant à M. David, il ne se plaignait pas de la lassitude; mais il était très en colère, parce qu’il n’avait pas fait sa barbe depuis trois jours, et que sa toilette était un peu en désordre.

Il fallut lui céder la chambre tout entière, afin qu’il pût y refaire sa toilette en grand; ce qui ne fut, au surplus, une privation pour aucun de nous, parce que le pont était devenu un salon fort agréable, au moyen de la tente qui nous abritait du soleil.

Le peu de mots que M. David m’avait dits sur le compte du Français, propriétaire dans cette île du Cap-Vert, me donnait envie de causer avec lui. C’était un petit homme aux membres trapus, aux traits anguleux, au teint basané, aux cheveux noirs, épais et tombant lisses sur les tempes. Sa mise ressemblait à celle d’un de nos paysans endimanchés. Je l’abordai avec des paroles affables, comme on est porté d’en adresser à un compatriote que l’on rencontre loin de son pays.

M. Tappe (c’était son nom) se montra sensible à ces marques d’intérêt, et, quoiqu’il ne fût pas d’un naturel très causeur, je vis qu’il se laisserait aller volontiers à me raconter son histoire.

Il y avait quatorze ans que M. Tappe était établi aux îles du Cap-Vert.

Je lui demandai comment il avait choisi une terre aussi aride.

– Mademoiselle, me répondit-il, ce n’est pas moi qui l’ai choisie; mais Dieu, dans ses incompréhensibles décrets, a voulu que je demeurasse sur cette terre de misère et d’aridité. Dès mon enfance, mes parents me destinèrent au saint ministère des autels; je fus élevé au séminaire de la Passe, auprès de Bayonne; le zèle religieux dont mon âme était embrasée me fit distinguer de mes chefs. Par la chute de l’usurpateur et le rétablissement de la royauté, notre sainte religion avait repris sa toute-puissance, et, en 1819, il fut décidé qu’on choisirait, dans tous les séminaires en France, les sujets qui montreraient le plus de dévouement pour la propagation de la foi, afin de les envoyer en mission sur différents points du globe y convertir les peuplades sauvages vouées à l’idolâtrie. Je fus un de ceux désignés, et nous partîmes pour nous rendre où notre apostolat nous appelait. Notre bâtiment ayant eu, ainsi que le vôtre, besoin de réparations, nous relâchâmes dans le port de la Praya.

Pendant que nous étions mouillés en rade, j’allai à terre, où je me liai avec un vieux Portugais; celui-ci me mit au courant de toutes les ressources que pouvait offrir le pays. Je vis qu’avec très peu d’argent il était possible d’y faire une fortune rapide. Je pris, d’après cela, le parti de changer ma destination, et me décidai à rester sur cette côte. Mais, hélas! Dieu, dont je respecte les décrets, n’a pas permis que mes espérances se réalisassent, et depuis quatorze ans je végète de la manière la plus pénible.

M. Tappe, en achevant son histoire, se croisa les mains sur sa poitrine, leva ses petits yeux gris vers le ciel, et récita à mi-voix deux ou trois phrases latines que je ne rapporte point, parce que je ne comprends pas le latin.

J’étais curieuse de savoir quel genre d’affaires avait déterminé M. Tappe à abandonner l’apostolat pour les chances de la fortune: je lui demandai quel pouvait donc être le moyen de fortune rapide qui l’avait séduit.

– Mon Dieu, mademoiselle, il n’y a sur cette côte qu’un seul genre de commerce, c’est la traite des nègres. Quand je vins m’établir dans cette île, ho! alors, c’était le bon temps! Il y avait de l’argent à gagner, et sans se donner beaucoup de peine. Pendant deux ans, ce fut un beau commerce; la prohibition même de la traite faisait qu’on vendait les nègres tout ce que l’on voulait; mais, depuis lors, ces maudits Anglais ont tant insisté pour l’exécution rigoureuse des traités, que les dangers et les dépenses qu’occasionne le transport des nègres ont ruiné entièrement le plus avantageux commerce qu’il y eût: ensuite cette industrie est maintenant exploitée par tout le monde, et on n’y gagne pas plus qu’à vendre des ballots de laine ou de coton.

M. Tappe me parlait de tout ce que je viens succinctement de raconter avec une simplicité, une bonhomie qui me laissaient tout ébahie. Je regardais cet homme, cherchant à deviner dans ses traits quelle pouvait être sa pensée; mais, pendant tout le temps qu’il causa avec moi, sa figure n’exprima aucune émotion: il resta calme et impassible.

Je ne trouvai pas un mot à répondre à M. Tappe: j’éprouvais, à sa vue, une de ces répugnances instinctives, et, ne pouvant m’en débarrasser autrement, je descendis dans la chambre: j’y trouvai M. David en grande tenue de négligé, à table avec son consul qui, décidément, ne pouvait plus le quitter. Quant j’entrai, il jeta son cigare et me dit:

– Eh bien! mademoiselle, que dites-vous de l’aimable compatriote que je vous ai amené? J’espère, et vous en conviendrez, qu’il se trouve aux îles du Cap-Vert des Français un peu soignés. Voilà un homme qui parle latin mieux que Cicéron. Ce gaillard vous cite Horace, Juvénal ou Virgile à propos de citrons verts ou de choux mal venus, sans compter les passages des Saintes Ecritures; il connaît aussi l’hébreu. Je suis sûr, mademoiselle, que vous êtes flattée de voir, à la côte d’Afrique, notre belle France aussi bien représentée.

– Monsieur David, je trouve qu’en ce moment vos plaisanteries sont très mal placées. Vous devriez voir, à l’expression de ma figure, que cet homme m’inspire le plus profond dégoût.

– Comment! mademoiselle, vous si grande admiratrice des Français, vous éprouvez du dégoût pour un apôtre français, un saint ministre des autels?

– Brisons sur ce chapitre, monsieur; cet homme-là n’est pas un français: c’est un anthropophage sous la forme d’un mouton.

– Oh! que c’est bien! Ah! mademoiselle, voilà qui est charmant de vérité! Il faut que je traduise cela au consul.

Et, de ce moment, M. Tappe fut surnommé le mouton anthropophage,

– En vérité, repris-je, je ne puis deviner, monsieur David, dans quel but vous avez amené cet homme à bord? Quant à moi, je donnerais beaucoup pour ne l’avoir pas vu.

– Regardez, mademoiselle, comme vous êtes ingrate envers les amis sincères qui vous veulent du bien! c’est cependant pour vous, pour vous seule que j’ai amené M. Tappe ici.

– Eh pourquoi, je vous prie, monsieur? Quel droit vous arrogez-vous d’exposer à mes yeux des créatures immondes.

– Afin, mademoiselle, que vous acquériez vous-même la preuve que, parmi les hommes, il y a des créatures immondes.

– Et, en supposant que cela fut vrai, pourriez-vous me dire ce que je gagnerais à le savoir?

– Ce que vous gagneriez, mademoiselle! mais ce que l’on gagne à connaître ses ennemis, vous apprendriez à vous en défier.

– Oh! cette science coûte trop cher! le peu que je viens d’en voir a glacé tout mon sang d’horreur. Serait-il donc vrai qu’il se trouve dans le monde beaucoup d’hommes de l’espèce de celui avec lequel je viens de causer!

– Malheureusement oui, mademoiselle. Et puisque nous sommes dans un moment de franchise, j’oserai même vous affirmer que la majorité de la race humaine est, en tout point, semblable à l’honorable M. Tappe.

– Si cela était vrai, monsieur, j’irais de suite me jeter à la mer; mais heureusement je lis dans les yeux de M. Chabrié un démenti formel à ce que votre misanthropie vous fait avancer plus que légèrement.

– Que vous conte encore ce David, mademoiselle Flora: dit M. Chabrié en entrant: que les hommes sont méchants, je parie? c’est son refrain continuel, il n’en sort pas.

– Cette fois, je fais plus que le dire, je le prouve; et c’est pour convaincre notre aimable passagère que je vous ai amené de Saint-Martin le très saint et très vertueux M. Tappe, qui dînera avec nous, si vous voulez bien le permettre.

– En cela encore, David, vous avez fait une bêtise, comme d’ordinaire vous ne laissez jamais échapper l’occasion d’en faire. Votre M. Tappe me fait l’effet d’un gros crapaud dont le venin jaillit sur ceux qui l’approchent: qu’aviez-vous donc besoin de m’amener un jésuite de cette trempe, quand vous savez que c’est l’engeance que j’ai surtout en horreur et méprise le plus?

– Eh! mon cher, je ne l’ai pas amené pour vous; j’ai voulu le faire voir à mademoiselle. Il m’a paru une pièce assez curieuse pour mériter d’être couchée tout au long sur le calepin d’une voyageuse observatrice.

La conversation commençait à prendre un ton d’aigreur; elle aurait fini comme de coutume, entre M. David et son ami, par quelques vives boutades, si nous n’en avions été distraits; le mousse venant annoncer le dîner.

M. David s’approcha alors de moi et me dit: – Maintenant, mademoiselle, je ne plaisante plus; je vous engage à étudier cet homme. Je vais le placer à côté de vous: surmontez un peu vos répugnances. Je crois que pour un voyageur cette rencontre est une bonne fortune.

Pendant le premier service, l’ancien séminariste mangea et but; son avidité était telle qu’elle ne lui laissa pas le temps de prononcer une parole: toutes les facultés de son être étaient absorbées par son assiette et son verre. Je ne mangeais jamais du premier service, j’avais ainsi tout loisir pour examiner cet homme remarquable, dans son genre, comme le disait M. David. Je pus saisir à l’expression de ses traits la passion dominante chez lui; c’était la gourmandise. Comme ses petits yeux brillaient à la vue de l’énorme gigot et des autres pièces de viande qu’on nous servit! Ses narines s’ouvraient; il passait sa langue sur ses lèvres minces et pâles; la sueur courait sur son front; il paraissait être dans un de ces moments où la jouissance, que nous ne pouvons contenir, sort par tous nos pores. Cet homme me représentait une bête fauve. Quand il se fut bien gorgé, ses traits reprirent peu à peu leur expression ordinaire, qui était de n’en avoir aucune, et il recommença à me parler sur le même ton qu’avant le dîner.

– Votre capitaine, mademoiselle, vient de nous donner un bien bon dîner. Manger, voilà la vie: et moi, dans cette île de misère. je suis privé de cette vie-là.

– Vous n’avez donc rien à manger dans cette île?

– Nous n’avons que du mouton, de la volaille, des légumes, du poisson frais et des fruits.

– Mais il me semble qu’avec toutes ses choses on doit avoir un ordinaire très convenable.

– Oui, si l’on avait un cuisinier et tout ce qu’il faut pour préparer les mets; mais on n’a rien de tout cela.

– Pourquoi ne dressez-vous pas une de vos négresses à faire la cuisine.

– Ah! mademoiselle, on voit bien que vous ne connaissez pas la race noire. Ces misérables créatures sont si méchantes, qu’il m’est impossible de confier à aucune d’elles ce soin sans courir le risque d’être empoisonné.

– Vous les traitez donc bien durement pour qu’elles ressentent autant de haine et nourrissent une pareille animosité contre leur maître.

– Je les traite comme il faut traiter les nègres, si l’on veut s’en faire obéir, à coups de fouet. Je vous assure, mademoiselle. que ces coquins-là vous donnent plus de peine à mener que des animaux.

– Combien en avez-vous actuellement?

– J’ai dix-huit nègres, vingt-huit négresses et trente-sept négrillons. Depuis deux ans, les négrillons se vendent très bien, mais on a beaucoup de peine à se défaire des nègres.

– A quoi occupez-vous tout ce monde?

– A cultiver ma ferme, à soigner ma maison: tout est très bien tenu, demandez à ces messieurs.

– M. David m’a dit que vous étiez marié: êtes-vous heureux en ménage?

– J’ai été obligé de me marier avec une de ces négresses, afin d’assurer ma vie: j’avais déjà été empoisonné trois fois; je craignais d’y passer, et j’ai pensé qu’en me mariant avec une de ces femmes, elle prendrait intérêt à moi, surtout en lui faisant croire que tout ce qui était à moi lui appartenait aussi. Ensuite je lui fais faire la cuisine et l’oblige à goûter, devant moi, ce qu’elle me sert avant d’en manger. Je trouve dans cette précaution une très grande sécurité. J’ai trois enfants de cette fille: elle les aime beaucoup.

– Alors vous ne pouvez plus songer à retourner en France, car vous voilà attaché dans ce pays.

– Pourquoi donc? serait-ce à cause de cette femme? Oh! cela ne m’inquiète pas. Dès que j’aurai réalisé ma petite fortune, j’amènerai cette négresse ici un jour que la mer sera très agitée, je lui dirai: Je retourne dans mon pays; veux-tu me suivre?… Comme toutes ces femmes ont grand’peur de la mer, je suis sur qu’elle me refusera; alors je lui dirai: Ma chère amie, tu vois que je fais mon devoir: je te propose de t’emmener: tu refuses d’obéir à ton mari, je suis trop bon pour t’y contraindre par la force, je te souhaite toutes sortes de bonheurs, et je m’en vais.

– Et que deviendra cette pauvre femme?…

– Oh! ne craignez rien; elle ne sera pas à plaindre: elle vendra ses enfants dont elle aura un bon prix; et puis elle pourra trouver un autre mari qu’elle servira pour la nourriture: c’est une superbe fille qui n’a que vingt-six ans,

– Mais, monsieur Tappe, cette fille est votre femme devant Dieu: elle est mère de vos enfants: et vous laisserez tous ces êtres à la merci de qui voudra les acheter sur la place publique?… c’est une action atroce!!!…

– Mademoiselle, c’est une action comme il s’en commet de semblables chaque jour dans notre société.

J’étais devenue pourpre, tant d’indignation me suffoquait. M. Tappe s’en aperçut: il me regarda avec étonnement, marmotta encore quelques phrases latines, et me dit, avec un sourire méchant:

– Mademoiselle, vous êtes encore bien jeune: je crois m’apercevoir que vous avez peu vu le monde, je vous engage à le voir davantage, car il est bon de savoir avec quels gens on vit, autrement on est la dupe de tous.

Après le dîner, M. Tappe retourna à la ville: quand je me retrouvai seule avec M, David, il me dit: – Hé bien! que pensez-vous de l’élève de ces messieurs, du célèbre séminaire de la Passe?

– M. David, je vous le répète, j’aurais préféré ne pas avoir vu cet homme.

– Mademoiselle, je vous prie de m’excuser si, en voulant vous servir, je vous ai occasionné quelques moments désagréables; vous êtes cependant trop raisonnable pour ne pas sentir que, tôt ou tard, il faudra pourtant bien vous résoudre à connaître le monde au milieu duquel vous êtes destinée à vivre. La société, j’en conviens, n’est pas belle à voir de près, mais il est important de la connaître telle qu’elle est.

Il s’était écoulé une semaine sans que je fusse retournée à la ville, mon aversion pour l’odeur des nègres m’en avait empêchée: la politesse néanmoins me fit surmonter ma répugnance, et je me résolus à aller faire des visites d’adieux à madame Watrin et au consul.

Chez le consul m’attendait le spectacle d’une de ces scènes repoussantes d’atrocité, et si fréquentes dans les pays où subsiste encore ce monstrueux outrage à l’humanité, l’esclavage.

Ce jeune consul, représentant d’une république, cet élégant Américain, si gracieux avec moi, si aimable avec M. David, ne paraissait plus qu’un maître barbare. Nous le trouvâmes dans la salle basse, frappant de coups de bâton un grand nègre étendu à ses pieds, et dont le visage était tout en sang. Je fis un mouvement pour aller défendre, contre son oppresseur, ce nègre dont l’esclavage paralysait les forces.

Le consul chargea M. David de nous expliquer pourquoi il battait son esclave: le nègre était voleur, menteur, etc., etc.; comme si le plus énorme des vols n’est pas celui dont l’esclave est victime! comme s’il pouvait exister une vertu pour qui ne peut avoir une volonté! comme si l’esclave devait rien à son maître et n’était pas, au contraire, en droit de tout entreprendre contre lui!

Non, je ne saurais dépeindre quelle douloureuse impression cette vue hideuse produisit sur moi. Je m’imaginais voir ce misérable Tappe au milieu de ses nègres. Mon Dieu! pensai-je, M. David aurait-il besoin! les hommes seraient-ils tous méchants? Ces réflexions bouleversaient mes idées morales, et me plongeaient dans une noire mélancolie. La défiance, cette réaction des maux que nous avons soufferts ou dont nous avons été témoins, ce fruit âcre de la vie, naissait en moi, et je commençais à craindre que la bonté ne fût pas aussi générale que je l’avais pensé jusqu’alors. En allant chez madame Watrin, j’examinai avec beaucoup d’attention toutes les figures noires et basanées qui se présentaient à moi; tous ces êtres, à peine vêtus, offraient un aspect repoussant: les hommes avaient une expression de dureté, souvent même de férocité, et les femmes d’effronterie et de bêtise, Quant aux enfants, ils étaient horribles de laideur, entièrement nus, maigres, chétifs; on les eût pris pour des petits singes. En passant devant la maison de ville, nous vîmes des soldats occupés à battre des nègres par ordre des maîtres auxquels ceux-ci appartenaient. Cette cruauté, dans les usages habituels de cette population, redoubla l’humeur sombre que la scène du consulat m’avait donnée. Arrivée chez madame Watrin, je me plaignis à cette dame, qui paraissait si bonne, de tous les actes de barbarie que j’avais vu commettre dans la ville. Elle se mit à sourire, et me répondit avec sa douce voix:

– Je conçois que pour vous, nourrie dans d’autres moeurs, ces coutumes paraissent étranges; mais vous ne seriez pas ici huit jours, que vous n’y songeriez plus.

Cette sécheresse, cette dureté me révoltaient. Il me tardait d’être loin de tout ce monde.

La veille de notre départ, cédant aux importunités du capitaine Brandisco, j’allai lui faire une visite à bord de sa goélette. J’étais accompagnée par MM. David et Briet, car M. Chabrié ne se sentait aucune sympathie pour ce pauvre capitaine vénitien.

Ce Brandisco était encore un original dans son genre: il posait pour moi, et je ne crus pas devoir en dédaigner l’esquisse. C’était un homme de cinquante ans, maigre et chétif, né à Venise. Depuis l’âge de six ans, il parcourait toutes les mers: il avait été mousse, matelot, capitaine et propriétaire de navire. Longtemps serviteur de l’épouse du doge, il s’était lancé ensuite dans le grand Océan, et avait éprouvé des fortunes diverses. Il parlait toutes les langues, mais toutes si mal, qu’à peine s’il pouvait se faire comprendre dans aucune, et néanmoins c’était un bavard intarissable. Il nous avait pris en grande amitié, moi surtout, parce que, disait-il, j’étais la compatriote de sa petite femme, c’est ainsi qu’il la nommait. Ce capitaine Brandisco nous avait raconté son histoire: de simple gondolier, il était parvenu à acquérir de la fortune; devenu riche, il avait voulu l’être plus encore, et avait été ruiné,

– Oui, nous dit-il un jour, j’ai eu à moi un beau trois-mâts de huit cents tonneaux, tellement chargé, que les chaînes de haubans entraient dans l’eau: mais j’ai été volé par ces chiens d’Anglais. Ces pirates m’ont dévalisé.

– Dans quels parages? demanda M. Chabrié; et de quoi donc étiez-vous chargé?

– J’avais toute ma fortune à bord, reprit-il, évitant de répondre à la question; c’était mon dernier voyage. Ah! les chenapans d’Anglais! je les vois encore avec leurs habits rouges. Ces faquins-là sont bien plus impudents coquins que Satan ait mis au monde: non contents de me voler, les scélérats m’ont garrotté et emmené en Angleterre.

– Diable m’emporte si je vous comprends, avec votre parler baroque, reprit M. Chabrié. Ce que je crois deviner, capitaine Brandisco, c’est que votre beau trois-mâts était tout bonnement un négrier, et le pirate qui vous a volé, une frégate anglaise qui vous aura pincé, n’est-ce pas cela?

– Comme vous le dites, capitaine. Cet infernal gouvernement anglais m’a tenu pendant deux ans en prison. Ils m’ont relâché enfin, mais ces voleurs m’ont gardé mon trois-mâts et tous mes nègres; c’est une infamie!

Et Brandisco se mit à pleurer.

– Après être sorti des prisons d’Angleterre, J’ai fait un petit héritage; je suis allé à Parts, où j’ai rencontré ma jolie petite femme de la rue Saint-Denis. Je me suis marié, et mon épouse m’a conseillé de venir faire le commerce à Sierra-Leone. Depuis que je suis dans ce pays, J’ai éprouvé encore beaucoup de malheurs, aussi j’ai presque entièrement abandonné la traite; le bon Dieu ne veut pas que je réussisse à vendre ces chiens de noirs. Maintenant je fais mon petit commerce, un peu de contrebande; ma petite femme a une jolie boutique, beaucoup d’ordre, et je pourrai peut-être, dans quatre ou cinq ans, retourner à ma belle Venise.

La goélette de Brandisco, était du port de trente à quarante tonneaux; J’eus beaucoup de peine à y monter: le grand nègre qui me reçut était effrayant par ses proportions herculéennes jointes à un air de férocité. J’éprouvai aussi des difficultés à descendre dans la chambre: à l’entrée, qui était un trou carré, s’appliquait une petite échelle placée perpendiculairement. M. Briet descendit le premier, et facilita mon introduction dans cette cage: elle ne pouvait contenir que trois personnes, et M. Briet n’y pouvait rester debout.

Le capitaine Brandisco était au comble de la joie: il nous reçut de son mieux, nous offrit du très bon rhum, de l’excellent café, des biscuits; il avait de tout en abondance. Il voulait absolument que j’acceptasse des petits colliers en verroteries, que les négriers ont toujours en quantité à leur bord; car des ornements de cette valeur sont aussi reçus par l’Afrique en échange de ses enfants. Je me contentai de lui prendre un verre de Bohême, afin de ne pas le désobliger. Après nous avoir parlé de sa petite femme, de son ancienne richesse, il en vint à faire l’article.

– Tenez, nous dit-il, j’ai là deux jolis petits nègres qui feraient bien votre affaire: ils sont bons, honnêtes, bien dressés, forts et sains. Cok! cria-t-il: aussitôt un jeune nègre de quinze à seize ans sauta dans la chambre et resta devant nous immobile. Le misérable Brandisco se mit à vanter sa marchandise, retournant de tout côté cet être humain, comme un maquignon eût pu faire d’un jeune poulain. Cet acte de barbarie rendit présents à mon esprit tous les maux de l’esclavage dont la Praya m’avait offert l’odieux tableau. Je priai M. David de me ramener.

Avant de quitter son bord, M. Briet pria le capitaine Brandisco de faire venir tout son monde sur le pont, afin que je visse de quels hommes se composait son équipage. Il avait huit nègres, tous grands, forts, et qui, d’un seul coup de poing, auraient assommé leur maître. En nous éloignant de cette chétive barque, je dis à M. David:

– Ce que je ne peux m’expliquer dans cet homme, c’est ce mélange de hardiesse et de bassesse. Savez-vous qu’il lui faut du courage pour vivre à bord avec huit nègres qu’il maltraite et qui pourraient bien, si la vengeance les y portait, lui tordre le cou et le jeter à la mer.

– Oui, sans doute, il lui faut un certain courage: je conviens qu’à sa place je ne dormirais pas tranquille; mais la cupidité est un moteur si puissant, que les hommes exposent, journellement, leur vie dans l’espoir d’acquérir de l’or.

La Praya contient environ quatre mille habitants dans la saison des pluies; pendant juin, juillet et août, cette population diminue, à cause de l’insalubrité du climat.

Le seul commerce qu’on y fasse est la traite; il n’y existe aucun produit pour l’exportation. Les habitants de la Praya échangent des nègres contre de la farine, du vin, de l’huile, du riz, du sucre et autres denrées, ainsi qu’objets manufacturés dont ils ont besoin. Cette population est pauvre, se nourrit très mal, et la mortalité y est très considérable, par les nombreuses maladies auxquelles les habitants sont exposés.

Enfin, après être restés dix jours à la Praya, pour réparer notre navire, nous reprîmes la mer.

Tom. II.

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Les bains de mer

Une sucrerie

Les Liméniens ont choisi, pour aller prendre des bains de mer, l’endroit, selon moi, le plus aride et le plus désagréable de la côte; ce lieu se nomme Chorrillos. La famille Izcué, qui avait loué, à Chorrillos, une maison pour la saison, m’invita à venir y passer le temps que je désirerais.

 M. Izcué vint me chercher le matin, à sept heures, et nous montâmes aussitôt en calèche. Nous avions quatre lieues à faire sur du sable; le chemin, toutefois, est assez bon pour les chevaux, le sable est ferme, et ils n’y enfoncent pas comme dans celui des pampas. La campagne est très inégale: à la végétation succède l’aridité d’un terrain noir, sur lequel on voit quelques arbres de loin en loin. A moitié route, on traverse le très joli village de Miraflor; ce village est boisé, a de charmantes maisons, et deux tours d’où l’on découvre toute la campagne, Lima et la mer, qui est à un quart de lieue. C’est certainement le plus joli village que j’aie vu en Amérique; après l’avoir quitté, on continue à rencontrer çà et là des champs de pommes de terre, de luzerne, jamais de blé. Parvenue à deux maisons de belle apparence, appartenant à M. Lavalle, ancien intendant d’Aréquipa, je vis de magnifiques jardins dépendant de ces maisons; des orangers en plein champ, des papayers, des palmiers, des sapotilliers, et toute espèce d’arbres à fruit. A dix minutes de là, on traverse el Baranco, petit hameau situé au milieu d’une belle verdure, de grands arbres et de beaucoup d’eau. En quittant cette oasis jusqu’à Chorrillos, ce ne sont plus que des sables arides. Nous avions eu, pendant toute la route, un brouillard épais et humide; j’avais ressenti un grand froid; aussi j’arrivai malade, et me couchai après avoir bu une tasse de café bien chaud.

Je ne me levai que pour dîner; me voyant mieux. M. Izcué me proposa d’aller dans les campagnes environnantes, dont les terres sont fertiles, visiter les champs de cannes à sucre. On me donna un cheval, et nous partîmes pour notre promenade.

Je n’avais encore vu de cannes qu’à Paris, au Jardin des Plantes; ces vastes forêts de roseaux de huit à neuf pieds de haut, si fourrées qu’à peine un chien eût pu s’y frayer un passage, surmontées de milliers de fléches portant de petites fleurs en épi, annonçaient une puissance de végétation qui est loin de se manifester avec la même énergie dans nos champs de blé ou de pommes de terre; et la nature, dans ces climats favorisés, me semblait convier l’homme au travail par ses plus riches récompenses. Cette culture m’inspira un vif intérêt, et le lendemain, nous allâmes visiter une des grandes exploitations du Pérou.

 La sucrerie de M. Lavalle, la Villa-Lavalle, située à deux lieues de Chorillos, est un magnifique établissement sur lequel se trouvaient quatre cents nègres, trois cents négresses et deux cents négrillons. Le propriétaire se prêta, avec la plus grande politesse, à nous la faire visiter dans tous ses détails, et se complût à nous donner l’explication de chaque chose. Je vis avec beaucoup d’intérêt quatre moulins pour écraser les cannes, mus par une chute d’eau. L’aqueduc qui amène l’eau à l’usine est très beau et a coûté beaucoup d’argent à construire par les obstacles qu’opposait le terrain. Je parcourus le vaste bâtiment où se trouvaient les nombreuses chaudières; on y faisait bouillir le jus de canne nous allâmes ensuite dans la purgerie attenante, où le sucre s’égouttait de sa mélasse. M. Lavalle me fit part de ses projets d’améliorations. «Mais mademoiselle, ajouta-t-il, l’impossibilité de se procurer de nouveaux nègres est désespérante: le manque d’esclaves amènera la ruine de toutes les sucreries; nous en perdons beaucoup et les trois quarts des négrillons meurent avant d’avoir atteint douze ans. Autrefois, j’avais quinze cents nègres; je n’en ai plus que neuf cents, y compris ces chétifs enfants que vous voyez.

– Cette mortalité est effrayante et doit vous faire concevoir, en effet les plus sinistres appréhensions pour votre établissement. D’où vient que l’équilibre ne se maintient pas entre les naissances et les morts? Ce climat est sain, et j’aurais cru que les nègres s’y devaient porter aussi bien qu’en Afrique?

– Le climat est très sain; mais les négresses se font souvent avorter, et les pères et mères ne prennent aucun soin de leurs enfants.

– Oh! ils sont donc bien malheureux! l’espèce humaine s’accroît ou milieu même des calamités; et vos nègres multiplieraient autant que les hommes libres pour peu que leur existence fût tolérable, si chez eux le sentiment de la souffrance ne l’emportait pas sur les plus tendres affections de notre nature.

– Mademoiselle, vous ne connaissez pas les nègres; c’est par paresse qu’ils laissent périr leurs enfants, et on ne peut, sans le fouet, rien obtenir d’eux.

 

– Croyez-vous que, s’ils étaient libres, leurs besoins ne suffiraient pas pour les porter au travail?

– Les besoins, dans ces climats, se réduisent à si peu de chose, qu’il ne leur faudrait pas un grand labeur pour y pourvoir. Ensuite, je ne crois pas que l’homme, quels que soient ses besoins, puisse être amené à un travail habituel sans contrainte. Les peuplades d’Indiens répandues sous toutes les latitudes de l’Amérique du Nord et du Sud offrent la preuve de mon assertion. Au Mexique, au Pérou, on a trouvé, il est vrai, quelques cultures parmi les indigènes: encore voyons-nous la plupart de nos Indiens ne faire presque rien et vivre dans la misère et l’oisiveté; mais, dans tout le vaste continent des deux Amériques, les tribus indépendantes vivent de la chasse, de la pêche et des fruits spontanés de la terre, sans que les fréquentes famines auxquelles elles sont exposées puissent les déterminer à se livrer à la culture. La vue des jouissances que se procurent les blancs par leur travail, jouissances dont elles sont fort avides, est également sans influence pour les porter à travailler; et ce n’est qu’au moyen de châtiments corporels que nos missionnaires sont parvenus à faire cultiver quelques terres aux Indiens qu’ils ont réunis. Il en est de même des nègres, et vous autres Français en avez fait l’expérience à Saint-Domingue. Depuis que vous avez affranchi vos esclaves, ils ne travaillent plus.

– Je crois avec vous que l’homme, blanc, rouge ou noir, se résout difficilement au travail, lorsqu’il n’y a pas été élevé; mais l’esclavage corrompt l’homme, et lui rendant le travail odieux, ne saurait le préparer à la civilisation.

– Cependant, mademoiselle, du temps des Romains l’Europe était couverte d’esclaves, et l’esclavage s’est encore maintenu en Russie et en Hongrie.

– Aussi, monsieur, les guerres serviles mirent souvent en péril l’empire romain, et il n’eût pas succombé sous l’invasion des peuples du nord, si les terres y eussent été cultivées par des mains libres, si les villes n’eussent contenu plus d’esclaves que de citoyens. Les nations germaniques et slaves avaient aussi des esclaves, mais uniquement consacrés à la culture des terres; ces esclaves en étaient les colons partiaires, ainsi qu’il le sont en Russie et en Hongrie, dont vous venez de parler. C’est cet esclavage, beaucoup plus doux que n’était celui des Romains, qui s’établit dans les Gaules après l’invasion des Germains; en Espagne, après celle des Vandale. Les serfs y purent successivement se racheter avec le fruit de leur travail; mais en Amérique, l’esclave n’a pas une pareille perspective; travaillant sous le fouet de l’inspecteur, il n’a aucune part aux fruits de ses travaux. Ce genre d’esclavage excède le fardeau de douleur qu’il a été donné à l’homme de supporter.

– Observez, je vous prie, que l’esclavage, ici, comme chez tous les peuples d’origine espagnole, est plus doux que chez les autres nations de l’Amérique. Notre esclave peut se racheter, et, parmi nous, le nègre n’est esclave que pour son maître. Si un autre le frappe, il se trouve dans le cas de légitime défense et peut rendre le coup; tandis que, dans vos colonies, le nègre est, en quelque sorte, dans la dépendance de tout le monde; il lui est interdit, sous les plus graves peines, de se défendre contre un blanc; s’il est blessé, le maître a bien droit à une indemnité pour le dommage qu’il en éprouve; mais il n’est rien fait à l’auteur de la blessure. Ainsi, par vos usages, vous avez ajouté la perte de la sûreté à celle de la liberté,

– Je me plais à en convenir, les lois espagnoles relatives aux esclaves sont beaucoup plus humaines que celles d’aucune autre nation. Chez vous, le nègre n’est pas simplement une chose, c’est un coreligionnaire, et l’influence des croyances religieuses lui procure quelques adoucissements; mais le vice radical, la perpétuité de cet esclavage, subsiste chez vous comme dans nos colonies; car il est impossible à l’esclave, avec la continuité de travail qu’on exige de lui, de pouvoir jamais user de la faculté de se racheter. Si les produits dus en Amérique au travail des nègres perdaient de leur valeur, je suis sûre que l’esclavage y subirait d’heureuses modifications.

– Comment cela, mademoiselle?

– Si le prix auquel se vend le sucre, comparé à la valeur du travail qu’il exige, était dans le même rapport que les Produits d’Europe comparés à leur frais de production, le maître, n’ayant alors aucune compensation pour la perte de son esclave, ne le forcerait pas de travail et veillerait davantage à sa conservation. Supposez que le blé, en Russie, valut 6 à 8 piastres les 100 livres, comme le sucre vaut ici et dans nos colonies, croyez-vous qu’alors le seigneur russe se contenterait d’entrer en partage avec son esclave?… Non vraiment: Il le tourmenterait de sa surveillance et le harcellerait du fouet pour en obtenir la plus grande quantité possible. Soyez également persuadé qu’alors la population serve, au lieu de s’accroître comme elle fait actuellement, diminuerait dans la même proportion que la population noire en Amérique.

– Mais la traite étant abolie, plus nos produits auront de valeur et plus nous serons intéressés à conserver nos esclaves.

– Il semble que cela devrait être ainsi, et vous voyez, par votre propre expérience, que le contraire arrive. Le présent est tout pour l’homme.

Les propriétaires ne se contentent pas de vivre du revenu de leurs sucreries, ils veulent que ce revenu leur fournisse de quoi en payer l’acquisition s’ils la doivent encore, ou à se créer une fortune indépendante de leur habitation. Pas un d’eux ne consentirait à diminuer sa récolte de moitié, pour faire cultiver à ses nègres une plus grande quantité de plantes alimentaires, leur accorder plus de repos et améliorer leur sort. Ensuite, dans les grands établissements, les esclaves, réunis en nombreux ateliers, constamment sous l’oeil du maître, et harcelés sans cesse, éprouvent une torture qui doit suffire pour leur faire prendre la vie en horreur.

– Mademoiselle, vous parlez des nègres comme une personne qui ne les connaît que d’après les beaux discours de vos philanthropes de tribune; mais il est malheureusement trop vrai qu’on ne peut les faire aller qu’avec le fouet.

– S’il en est ainsi, monsieur, je vous avoue que je pour la ruine des sucreries, et je que mes voeux seront bientôt exaucés. Encore quelques, et la betterave détrônera la canne.

– Oh! mademoiselle, si vous n’avez pas d’ennemi plus dangereux à nous opposer… c’est une plaisanterie que vos betteraves. Cette racine est tout au plus bonne à adoucir le lait des vaches en hiver lorsqu’elles sont nourries au sec.

– Riez, riez, monsieur! mais, avec cette racine dont vous faites fi, nous pourrions déjà, en France, nous passer de votre canne. Le sucre de betteraves est aussi bon que le vôtre, il a de plus le suprême rite, à mes yeux, de faite baisser le sucre des colonies; et j’en suis convaincue, c’est de cette circonstance seule que peut résulter l’amélioration du sort des nègres, et, par suite, l’abolition entière de l’esclavage.

– L’abolition de l’esclavage… Et n’êtes-vous donc pas désabusé par l’essai que vous avez fait à Saint-Domingue?

– Monsieur, une révolution qui avait les sentiments les plus généreux pour mobiles devait s’indigner de l’existence de l’esclavage. La Convention décréta l’affranchissement des nègres, par enthousiasme, sans paraître soupçonner qu’ils eussent besoin d’être préparés à user de la liberté.

– Et puis votre Convention oublia d’indemniser les propriétaires, comme fait actuellement le parlement anglais.

– Le parlement, ayant notre exemple sous les yeux, a procédé à cette grande mesure d’une manière plus rationnelle, sans doute, que la Convention; mais il a également été trop pressé d’atteindre le but, et les dispositions qu’il a prises sont tellement générales et brusques, que de longtemps elles ne pourront produire de bons résultats. Les obstacles qui s’opposent à un affranchissement simultané sont tels, qu’on a lieu de s’étonner qu’une nation aussi éclairée que la nation anglaise ait cru devoir n’y porter qu’une légère attention, et qu’elle se soit hasardée à affranchir l’esclave avant de s’être assurée de ses habitudes laborieuses, et de l’avoir complètement dressé par une éducation convenable à userde la liberté de notre organisation sociale. Je suis bien persuadée que l’affranchissement graduel offre seul un moyen prompt de transformer les nègres en membres utiles de la société. On aurait pu faire de la liberté la récompense du travail. Le parlement anglais serait allé plus vite au bien, s’il se fût borné à affranchir annuellement des esclaves au-dessous de vingt ans, et qu’ils les eût fait placer dans des écoles rurales et d’arts et métiers, avant de les laisser jouir de la liberté. Il n’existe pas de colonies européennes où il ne se trouve encore de vastes étendues de terres à défricher, sur lesquelles on aurait placé les affranchis, et le travail n’eût pas manqué non plus aux nègres qui auraient appris des métiers. En procédant de cette manière, il eût fallu une trentaine d’années pour arriver à l’émancipation générale; les nègres affranchis seraient venus annuellement accroître la population laborieuse et, conséquemment, la richesse des colonies tandis que, par le système suivi, ces pays n’ont qu’un long avenir de misères et de calamités en perspective.

– Mademoiselle, votre manière d’envisager la question de l’esclavage ne prouve autre chose, sinon que vous avez un bon coeur et beaucoup trop d’imagination. Tous ces beaux rêves sont superbes en poésie… Mais, pour un vieux planteur comme moi, je suis fâché de vous le dire, pas une de vos belles idées n’est réalisable.»

Supposez que le blé, en Russie, valût 6 à 8 piastres les 100 livres, comme le sucre vaut ici et dans noscolonies, croyez-vous qu’alors le seigneur russe se contenterait d’entrer en partage avec son esclave?… Non vraiment. Il le tourmenterait de sa surveillance et le harcellerait du fouet pour en obtenir la plus grande quantité possible, Soyez également persuadé qu’alors la population serve, au lieu de s’accroître comme elle fait actuellement, diminuerait dans la même proportion que la population noire en Amérique.

– Mais la traite étant abolie, plus nos produits auront de valeur et plus nous serons intéressés à conserver nos esclaves

– Il semble que cela devrait être ainsi, et vous voyez, par votre propre expérience, que le contraire arrive. Le présent est tout pour l’homme.

L’esclavage a toujours soulevé mon indignation, et je ressentis une joie ineffable en apprenant l’existence de cette sainte ligue des dames anglaises, qui s’interdisaient la consommation du sucre des colonies occidentales: elles prirent l’engagement de ne consommer que du sucre de l’Inde, quoiqu’il fût plus cher par les droits dont il était surchargé, jusqu’à ce que le bill d’émancipation eût été adopté par le Parlement. L’accord et la constance apportés dans l’accomplissement de cette charitable résolution firent tomber les sucres d’Amérique sur les marchés anglais, et triomphèrent des résistances opposées à l’adoption du bill. Puisse une si noble manifestation des sentiments religieux de l’Angleterre être imitée par l’Europe continentale! L’esclavage est une impiété aux yeux de toutes les religions; y participer, c’est renier sa croyance; la conscience du genre humain est unanime en ce point.

La sucrerie de M. Lavalle est une des plus belles du Pérou: son étendue est immense, sa situation des plus heureuses; elle longe la mer; les vagues viennent se briser sur les rochers de la plage.

Cette dernière réplique de M. Lavalle me fit sentir qu’en parlant à un vieux planteur je parlais à un sourd. Je cessai la conversation qui, du reste, avait été fort longue. Cependant je me plais à dire que M. Lavalle, d’un caractère doux et extrêmement affable, traita cette question, si irritante pour tous les propriétaires d’esclaves, avec beaucoup plus de raison qu’aucun autre n’eût pu le faire: Nous continuâmes toujours, avec la même aménité de sa part, à parcourir son superbe établissement.

M. Lavalle a fait construire, pour son habitation, une maison des plus élégantes; rien n’a été épargné pour sa solidité ou son embellissement. Ce petit palais manufacturier est meublé avec une grande richesse et dans le dernier goût. Des tapis anglais, des meubles, pendules et candélabres de France; des gravures et des curiosités de Chine; enfin, tout ce qui peut contribuer au confort de l’existence y est réuni. M. Lavalle a fait construire aussi une chapelle; elle est simple, de bon goût, assez grande pour contenir mille personnes, et tous les nègres de l’établissement y viennent assister à la messe. Les nègres espagnols sont superstitieux; la messe est, pour eux, un besoin indispensable; leurs croyances allègent leurs maux, et sont, pour le maître, une garantie. M. Lavalle eut la complaisance de faire habiller un nègre et une négresse dans leur costume de fête, afin que je pusse juger du coup d’oeil qu’offre son église le dimanche. Les vêtements de l’homme consistaient en un pantalon et une veste de coton à raies bleues et blanches, puis un mouchoir rouge autour du cou. La femme avait une jupe de même étoffe rayée, une longue écharpe en toile de coton rouge, dans laquelle elle s’entortillait le derrière de la tête, les épaules, la gorge et les bras; elle portait des souliers en cuir noir, attachés autour de ses jambes avec des rubans blancs; sur sa peau noire, e contraste faisait un singulier effet. Les négrillons n’avaient qu’un petit tablier d’un pied carré. Le costume des jours ordinaires est beaucoup plus simple encore. Les négrillons sont entièrement nus; les femmes n’ont que la petite jupe, les hommes que leur pantalon ou un petit tablier. M. Lavalle a la réputation d’être très luxueux pour ses nègres.

Les pays chauds sont riches en fruits; le verger de M. Lavalle les réunit tous. Le sol leur est favorable, et ils y deviennent très beaux; le sapotiller, par son élévation, semble vouloir mettre hors de l’atteinte de l’homme sa grosse pomme d’un vert foncé, dont la pulpe juteuse réunit les plus délicieuses saveurs; aussi haut que le chêne, le manguier porte ses fruits à la forme ovale, à la chair filandreuse, à l’odeur de térébenthine. Je ne cessais d’admirer les touffes de ces grands et beaux orangers aux rameaux d’un beau vert, pleuvant sous le poids de milliers de boules dont la couleur égayait la vue et le parfum embaumait l’atmosphère. Je me croyais transportée dans un nouvel Eden! Des berceaux de grenadilles, de barbadines offraient à la main les sorbets de leurs fruits; tandis que, çà et là, des bananiers, succombant sous le poids de leurs régimes, étalaient leurs longues feuilles brisées. Une collection très variée de fleurs d’Europe embellissait ce verger des tropiques des souvenirs de la patrie. Dans un lieu ravissant par la fraîcheur et les parfums qu’on y respire, se trouve un belvédère d’où la vue est magnifique. D’un côté, on voit la mer roulant, sur la plage, ses vagues écumeuses, ou allant les briser avec fracas sur les rochers; de l’autre, on découvre les vastes champs de cannes à sucre, si beaux à voir quand ils sont en fleurs: des bouquets d’arbres çà et là reposent la vue et varient le tableau.

Il était tard lorsque nous nous retirâmes; comme nous passions par une espèce de grange où travaillaient des nègres. l’angélus vint à sonner: tous quittèrent leur travail et tombèrent à genoux, se prosternant la face contre terre. La physionomie de ces esclaves est repoussante de bassesse et de perfidie; l’expression en est sombre, cruelle et malheureuse; même dans les enfants. J’essayai de lier conversation avec plusieurs; mais je ne pus en tirer que oui ou non,prononcés avec sécheresse ou indifférence.

J’entrai dans un cachot où deux négresses étaient renfermées. Elles avaient fait mourir leurs enfants en les privant de l’allaitement; toutes deux, entièrement nues, se tenaient blotties dans un coin. L’une mangeait du maïs cru, l’autre jeune et très belle, dirigea sur moi ses grands yeux; son regard semblait me dire: «J’ai laissé mourir mon enfant, parce que je savais qu’il ne serait pas libre comme toi; je l’ai préféré mort qu’esclave.» La vue de cette femme me fît mal. Sous cette peau noire, il se rencontre des âmes grandes et fières; les nègres passant brusquement de l’indépendance de nature à l’esclavage, il s’en trouve d’indomptables qui souffrent les tourments et meurent sans s’être pliés au joug.

Le lendemain, nous allâmes voir jeter le filet; la manière de pêcher est effrayante et me parut aussi pénible que périlleuse; les pêcheurs entrent très avant dans la mer, ils présentent à la vague la gueule ouverte d’un immense filet fixé autour d’un grand cercle. La mer arrive avec furie, les recouvre entièrement, et, lorsque la vague se retire, ils ramènent le filet sur la plage: ils étaient douze occupés à cette pêche, et ce ne fut qu’à la quatrième tentative qu’ils prirent neuf poissons. En voyant des hommes libres supporter des fatigues aussi pénibles, d’aussi imminents dangers pour gagner leur pain, je me demandais s’il existait un genre de travail pour lequel l’esclavage pût être nécessaire, et si un pays où il se trouvait des hommes forcés pour vivre d’exercer un pareil métier avait besoin d’esclaves.

J’ai déjà dit que je ne concevais pas le motif de la prédilection des Liméniens pour Chorillos; ce mot veut dire égouts; on a ainsi nommé ce village à cause des filets d’eau qui tombent du haut des rochers dont la plage est bordée, et qui forment, au bas, une mare d’eau douce. C’est auprès de ce petit lac qu’on va se baigner; en cet endroit la mer est assez calme, et jamais les vagues n’atteignent le lac. Ce voisinage de l’eau douce offre un grand avantage aux baigneurs, dont la plupart vont s’y rincer, au sortir de la mer, pour enlever les particules salines, adhérentes à la peau. La place est, du reste, fort incommode pour se baigner; on y pourrait faire à peu de frais des bains aussi agréables que ceux de Dieppe. Si Chorillos conserve sa vogue, peut-être les Liméniens y songeront-ils un jour.

El Baranco, oasis charmante dont j’ai déjà parlé, eût été le lieu convenable pour établir le rendez-vous des baigneurs: il est à une courte distance de la mer, a de beaux arbres, de la verdure et de l’eau (c’est cette même eau qui vient former les égouts de Chorillos); mais ce dernier village, perché sur le haut d’un rocher noir et aride, est privé de tous les avantages que présente El Baranco. Rien de plus triste et de plus sale que cet amas de huttes; pas un arbre, pas un brin d’herbe ne viennent récréer la vue, et l’eau est au bas du rocher. Les maisons sont construites en bois, plusieurs ne sont pas carrelées; il y en a en bambou, qui n’ont d’autres ouvertures que les portes: toutes sont fort incommodes et meublées de vieilleries. Chorillos manque de tout pour la nourriture, et son marché n’est pas suffisamment approvisionné; aussi tout est cher et mauvais. On ne peut sortir sans enfoncer jusqu’à mi-jambes dans un sable noir, les souliers, les bas, le tour de la robe sont abîmés après une pareille promenade. Le vent, la mer soufflent ce sable noir dans les yeux, tandis qu’on est aveuglé par la réverbération du soleil; en un mot, c’est le lieu le plus détestable que j’aie encore rencontré, et cependant ce village est tellement accru depuis cinq ans, qu’il y aurait alors huit cents maisons.

La vie que les baigneurs mènent dans ce lieu de réunion reflète d’une manière exacte les moeurs liméniennes: le farniente, le plaisir et l’intrigue y composent leur existence; les femmes y vivent de même que les hommes, leurs habitudes, leurs goûts sont semblables et s’y montrent avec autant d’indépendance. Elles montent à cheval pour aller se promener dans les alentours; se baignent avec les hommes; fument du matin au soir; jouent un jeu d’enragé (ma tante Manuella y perdit dix mille piastres dans une nuit); conduisent de front quatre ou cinq intrigues amoureuses, politiques et autres; vont aux festins, aux bals rustiques qui se donnent chez tout le monde; et cependant elles passent une grande partie du jour étendues dans un hamac, entourées de cinq ou six adorateurs. Les parties de Chorillos ruinent les plus riches familles de Lima; les sacrifices qu’elles font pour y aller séjourner un mois ou deux sont incalculables. Ces extravagances sont plus communes à Lima que nulle autre part; le climat y contribue sans doute, mais l’absence des beaux arts, de toute instruction pour occuper la belle imagination dont ce peuple est doué, fait qu’il se lance dans toutes les folies, entraîné par cette surabondance de vie qui le déborde.

Après être restée une semaine à Chorillos, je revins avec grand plaisir à Lima: mon petit appartement meublé à la française, mon ordinaire français étaient pour moi plus confortables que jamais; et l’amusante conversation de madame Denuelle me paraissait mille fois plus agréable.

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