Voyage à la Guadeloupe, oeuvre posthume, par Félix Longin,…

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                               Déclaration de Delgrès

[Voir Delgrès]

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Encan de Noirs.

Le moyen le plus prompt pour arriver à la fortune, dans les colonies, c’est l’abominable trafic des noirs, et les négociants en état d’armer des négriers (nom qu’on donne aux navires qu’on envoie faire la traite) manquent rarement de gagner cent ou deux cents pour cent; ils ont, il est vrai, quelques mauvaises chances à courir, parce que les Anglais, qui protégent ou semblent protéger la liberté des Africains, leur font la guerre et saisissent également navire et cargaison, quand ils le peuvent; mais ces sortes d’aventures sont très-rares, et sur vingt négriers il n’y en a souvent pas un de pris. Comment en effet ne se sauveraient-ils pas sur la plaine immense de l’Océan? Ce serait sur les côtes d’Afrique et dans l’Archipel qu’il faudrait veiller, si l’on avait l’intention bien prononcée d’empêcher ce brigandage; ce serait dans les colonies elles-mêmes qu’il faudrait porter les premiers coups, en sévissant contre quiconque serait convaincu d’avoir introduit des nègres nouveaux, et c’est ce qu’on ne fait pas; on tolère, au contraire, cet infâme commerce, et les gens en autorité sont souvent les premiers à en aller acheter. Pourvu que les négriers ne viennent point mouiller dans les rades de la Basse-Terre et de la Pointe-à-Pitre, ils peuvent aborder partout où bon leur semble; à la Guadeloupe proprement dite, c’est à la baie de la Grande-Anse, dans le quartier des Trois-Rivières et le Baillif, qu’ils affluent; c’est dans ces deux endroits principalement qu’on vend à l’encan ces êtres intéressants et malheureux. Voici un modèle des circulaires dont on a soin d’inonder la colonie quelques jours avant l’encan:

«A. M. Sor…, habitant propriétaire à Saint-Robert.

«Basse-Terre, le 12 décembre 1821

«Monsieur,

«Nous avons l’honneur de vous prévenir que, samedi prochain, 16 du courant, il sera vendu aux Trois-Rivières deux cent treize mulets de race, tous en bon état; on traitera de gré à gré. Veuillez avoir la bonté de faire circuler cette nouvelle dans votre voisinage.»

 On ne signe pas ordinairement ces sortes de circulaires; ce n’est point qu’on ne pût le faire impunément, mais ce n’est pas l’usage.

Ces mulets de race sont des noirs, ce sont des hommes beaucoup plus humains, sans doute, que ceux qui les vendent, auxquels on ose donner cette dénomination humiliante; au reste, qu’on ne s’en étonne pas, et nous aurons occasion de faire remarquer qu’un mulet, aux yeux des créoles, est un être plus précieux qu’un nègre, et qu’ils sacrifieraient, sans scrupule, celui-ci à celui-là.

 Donnons donc une idée de ce barbare encan. Le jour indiqué, on voit arriver de toutes parts les habitants; ils sont reçus dans une maison où l’on a eu soin de faire préparer un somptueux déjeuner; rien n’est épargné pour les mettre en bonne humeur, mets délicieux, vins et liqueurs de toute espèce, Médoc, Alicante, Madère, etc., etc.; qu’on sait bien les prendre par leur endroit faible! On mange, on boit, on se divertit, tandis que les déplorables victimes, entassées sous un hangar, dévorent un petit morceau de morue salée, autant qu’il leur en faut seulement pour ne pas tomber d’inanition.

 Cet messieurs ont-ils l’estomac bien fourni et la tête, surtout, bien échauffée par la fumée du vin, on procède à la vente, on va faire son choix, on examine depuis les pieds jusqu’à la tête, on essaie, pour ainsi dire, ces infortunés, comme on essaie, dans nos foires, les chevaux et les boeufs. Tous portent un écriteau qui indique ordinairement leur nation et le prix qu’on les veut vendre. Ce prix varie de deux à quatre mille livres coloniales au change de cent quatre-vingt-cinq. Ceux qui ne se vendent pas de gré à gré, sont unis à l’encan. On les fait monter sur une table deux à deux, et on les livre au plus offrant. Quiconque veut acheter des nègres, est obligé de faire apporter de quoi les couvrir, car on les apporte nus d’Afrique et on les livre de même.

J’étais monté aux Trois-Rivières, chez un de mes amis, dans le dessein d’assister à ce triste spectacle; je ne pus jamais prendre sur moi de me transporter sur le lieu, je redoutais l’effet qu’il n’eût pas manqué de produire sur mon coeur; et, d’ailleurs, je craignais de laisser échapper, margé moi, quelque signe d’improbation qui eût pu avoir des suites fâcheuses.

Caractère et moeurs des esclaves

Pour bien connaître le caractère des noirs, il faudrait aller l’étudier chez eux. L’esclavage le dénature, le change entièrement; on ne peut donc avoir dans les colonies, que des idées très-fausses à cet égard. On juge du caractère de l’esclave et non de celui de l’homme noir.

 Il n’est aucun habitant qui ne préfère un nègre, arrivant d’Afrique à un nègre créole; pourquoi? Parce que ce nègre nouveau est doux, soumis, complaisant, sans défaut marquant; c’est donc dans la colonie même que le nègre contracte les vices qu’on lui connaît. De son naturel, il n’est donc point méchant, et s’il le devient chez vous, messieurs les colons, ce ne peut dire que l’effet de la tyrannie sous laquelle vous le faites vivre. C’est donc le caractère de l’esclave qu’il faut peindre ici. Eh bien! L’esclave est insouciant, dissimulé, voleur, voluptueux, vindicatif. Insouciant parce qu’il ne retire aucun fruit de ses peines et de ses fatigues; dissimulé parce qu’il craint et hait ses oppresseurs; voleur parce qu’il n’a point le nécessaire; voluptueux parce qu’on lui impose la nécessité de l’être, en spéculant sur le fruit de son libertinage; vindicatif parce que, injustement opprimé, il tend toujours à recouvrer ses droits.

 On croirait peut-être que le créole cherche à adoucir le sort de ses esclaves, on leur donnant ou leur faisant donner quelque instruction religieuse; on se tromperait. On les fait baptiser parce qu’il leur faut donner un nom; on leur fait apprendre une courte prière qu’ils récitent ensemble, soir et matin, devant la porte de leurs maîtres, et voilà tout. On ne veut même pas qu’ils se marient. Le respectable père Benoist, curé du quartier des Trois-Rivières, par les exhortations paternelles qu’il faisait aux esclaves de sa paroisse, était parvenu à inspirer des sentiments de religion à un grand nombre d’entre eux. On les voyait quitter le libertinage, et s’approcher des sacrements. Les maîtres murmuraient contre le curé, apparemment parce que la population se ralentissait, en même temps que le libertinage diminuait. «Mes négresses ne me donnent plus de négrillons,» me disait un jour un habitant de ce quartier. – Monsieur, c’est qu’elles mettent à profit les instructions du pasteur, c’est qu’elles deviennent sages. – Quelle sagesse, s’écria-t-il, qu’une sagesse qui tend à me ruiner!» Si l’esclave est libertin, on peut donc assurer que ce n’est pas tout à fait sa faute.

 L’ignorance profonde dans laquelle on les laisse vivre, l’exemple, très-souvent scandaleux, de leurs maîtres, qui n’ont guère plus de moralité qu’eux, les sottes erreurs dont on les berce, doivent, sans doute, faire excuser leurs défauts. On établit entre eux et les blancs une distance infinie; le blanc, leur dit-on, a été crée pour jouir, et le nègre pour servir; ou, en patois: Bon Dieu té créé blancs, diable-là té caca nègres.

 On les assimile aux bêtes de charge, on les dégrade, on se garde bien de les faire instruire, on craindrait qu’ils ne sentissent les absurdités qu’on veut leur faire passer pour des vérités; précaution inutile, la nature leur répète sans cesse qu’ils furent pétris du même limon que les blancs, et qu’ils reçurent des mains du Créateur les mêmes prérogatives. Mais comment ces innocentes victimes connaîtraient-elles leurs devoirs? Leur parle-t-on jamais de religion? Leur donna-t-on la moindre notion sur la sainte moralité de l’Évangile? et quelle confiance pourraient leur inspirer ces docteurs, dont les premières leçons sont si évidemment contraires aux documents de la pure et simple nature? On n’oppose aucun frein légitime à leurs désordres, et l’on s’étonne que ces gens s’égarent quelquefois! S’ils croient en un Dieu créateur, c’est moins parce qu’ils en ont ouï parler à leurs maîtres, que parce qu’ils lisent son existence dans le grand livre de la nature. Où puiseraient-ils donc des maximes de moralité? dans la conduite de leurs maîtres? Ah! c’est précisément parce qu’ils les imitent qu’ils s’égarent.

 Les esclaves son superstitieux à l’extrême. L’existence des revenants, qu’ils appellent zombis, n’est rien moins que douteuse à leurs yeux. Ils s’imaginent que, le soir du jour de la Toussaint, les âmes des morts reviennent visiter les lieux qu’elles ont connus sur la terre; ils croient aussi qu’il existe certains nègres sorciers qui ont la faculté de se dépouiller de leur peau, de paraître en feu, de voyager ainsi dans les airs; ils les appellent soucougnans. Ils attachent de funestes idées à certains événements qui leur semblent extraordinaires, ou qu’ils jugent n’être pas dans l’ordre. Qu’une poule, par exemple, chante comme un coq, c’est, selon eux, un présage de malheur; rêver à l’eau est un signe de mort, etc., etc.; beaucoup croient, même qu’en mourant, ils retournent dans leur pays. On en voit qui se donnent la mort dans cette persuasion. M. Ricors avait un nègre de nation bouriquis, qui se pendit dans le dessein d’aller revoir sa famille: il avait fait un paquet de ce qui lui appartenait et l’avait accroché près de lui au même arbre. Au reste, les trois quarts des blancs partagent la plupart des préjugés des esclaves.

 J’avais remarqué que beaucoup de nègres avaient un fer à cheval à la porte de leur case, j’en demandai la raison à l’un d’eux. Après avoir affecté du mystère pendant quelques instants, il m’avoua confidentiellement que c’était pour écarter les sorciers et les empoisonneurs, et afin que le diable n’entrât point chez eux.

Renverser son coui, brûler de la paille de bananier ou des cosses de pois d’angole, rêver des oeufs, des patates, des ignames, sont autant de fâcheux présages.

On voit quelquefois parmi les nègres nouveau, mais très-rarement, des anthropophages; M. Marie Michaux en a eu un qui a failli manger un de ses enfants. Il y a quelques années, il disparut, sur une habitation de la Grande-Terre, quelques négrillons: on supposa qu’ils avaient été mangés par un nègre qu’on soupçonnait d’être anthropophage. On ne cite que quelques exemples de cette nature, épars dans un vaste espace de temps. Au reste, les autres nègres les abhorrent, les craignent et les fuient.

Chaque année, le jour de la Toussaint, ils font à leurs parents et à leurs amis défunts des honneurs qui ont quelque chose de bien attendrissant. Ils élèvent, dans le cimetière, une chapelle de feuillage. Au milieu de cette chapelle est un catafalque entouré de cierges; devant la porte est une croix ornée de petites bougies. Immédiatement après les vêpres, ils se dirigent en silence vers le séjour des morts. Chacun va former un berceau de verdure sur la tombe de celui qu’il aima; il l’arrose de rhum, il y plante un cierge. Ensuite, tous se rassemblent à la chapelle, chantent des prières et des cantiques analogues à cette pieuse et triste cérémonie. Le soir arrive, on allume tous les flambeaux; le chant redouble, l’air en retentit au loin. On les voit aller de la chapelle se prosterner sur la tombe, y prier, y verser des larmes, puis retourner mêler leurs voix au concert général. Vers neuf heures, les feux s’éteignent et chacun se retire tristement.

 Quelque chose de plus que la curiosité m’attirait tous les ans à cette cérémonie. J’aimais à voir les nègres payes ces tributs d’hommages et de respect à la cendre des morts. Je me retirais dans un coin, d’où rien ne pouvait m’échapper, et je me laissais aller doucement aux méditations religieuses et mélancoliques que semblait commander cette scène lugubre.

Les nègres d’Afrique conservent dans les colonies une partie des usages de leur pays. J’ai vu le convoi d’un nègre ibos qui m’a semblé d’une bizarrerie bien étrange.

Ce nègre était cuisinier chez son maître. Tous ses compatriotes suivaient tristement le corps. L’un portait une marmite, l’autre un canari; celui-ci tenait à la main un long couteau, celui-là avait devant lui un tablier tout plein de sang; chacun portait enfin quelque ustensile de cuisine. Au milieu de la foule était un vieux nègre qui menait lentement un jeune cabri, et semblait commander à tous les autres; c’était vraisemblablement le maître de cérémonies.

 Le cortège arrive à la porte de l’église. Le curé, qui était là pour recevoir le corps (car il n’accompagne dans les rues que le corps des blancs), le curé, dis-je, interdit, bien entendu, l’entrée du temple à cette sorte de mascarade. Tous attendent que la cérémonie religieuse soit finie, puis se dirigent, dans le même ordre, vers le cimetière. Ils déposent le corps dans la tombe en récitant quelques prières, l’arrosent du sang du cabri qu’ils égorgent tout auprès, et dont ils mettent la tête sur le cercueil. Après avoir comblé la fosse, ils récitent encore des prières et se retirent en silence.

 Leurs danses, appelées bamboula, sont des pantomimes très-expressives. Les nègres du Congo brillent principalement dans ce genre d’exercice. C’est presque toujours quelque intrigue amoureuse qu’elles semblent représenter, en sorte qu’elles ont je ne sais quoi de naturel qui ne déplaît pas.

 Les mouvements sont plus étudiés chez le nègre créole, et ne peignent pas aussi bien le sentiment que chez les premiers. C’est au son de longs tambours que ces danses s’exécutent. Ces tambours se nomment bamboula, et il est à présumer que, originairement, ils étaient faits avec de gros bambous. Tandis que les uns dansent, les autres agitent, en cadence, de petites calebasses à moitié remplies de graines et ornées de rubans de diverses couleurs qu’ils appellent quaqua.

 Ces danses ont lieu tous les dimanches au soir, dans la campagne, sur les habitations; à la Basse-Terre, sur le champ de Mars ou champ d’Arbault. C’est un plaisir qu’ordinairement on ne leur interdit point.

J’ai dit que les esclaves sont vindicatifs; ils est bon de faire remarquer ici qu’ils ne le sont qu’à l’égard des blancs, funeste et terrible effet de l’esclavage. Leur arme ordinaire, c’est le poison. Il est assez rare qu’ils empoisonnent leurs maîtres; mais c’est sur leurs enfants, sur leurs autres esclaves, sur les négrillons, sur les bestiaux qu’ils exercent cette arme redoutable. Voici comme ils raisonnent: Plongeons dans le deuil nos fiers tyrans; ruinons-les, ou plutôt réduisons-les à n’avoir que le nécessaire; leur intérêt, lié à notre conservation, les portera à prendre à notre égard des mesures plus douces et plus humaines; ils perdront de leur férocité, ils ne se feront plus un plaisir barbare ou de nous faire expirer sous leurs coups, ou de nous faire traîner, dans le fond de leurs noirs cachots, une vie mille fois plus affreuse que la mort.

Effectivement, c’est sur les grandes habitations, c’est chez les riches que le poison fait le plus de ravages, et ses effets décroissent avec leurs moyens.

Les empoisonneurs forment une société dont les membres sont répandus sur tous les points de la colonie et se correspondent. J’ai recueilli, à cet égard, des renseignements que je crois d’autant plus certains qu’ils m’ont été donnés par une personne digne de foi.

Ils sont liés par d’horribles serments; ils ont un chef qui est l’âme de tous leurs complots, qui dirige leurs mouvements et qui seul peut recevoir de nouveaux frères.

Les cérémonies de la réception font horreur, elles ne se font que pendant la nuit: On introduit l’adepte dans une salle qui n’est éclairée que par la faible lueur d’une petite lampe; on lui couvre la tête d’un voile noir, on le soumet à des épreuves épouvantables, s’il est ferme, s’il ne donne aucun signe d’émotion ou de crainte, on le trouve bon, il est reçu frère. On lui fait boire alors du bouillon de petit-pied, bouillon qu’ils font avec de la chair, des os et le coeur des blancs, qu’ils vont exhumer pendant la nuit; ensuite, on lui donne une fiole de rhum préparé, avec l’ordre d’empoisonner tel ou tel nègre sous un temps déterminé. S’il exécute fidèlement cet ordre, on lui enseigne l’art perfide de mixtionner lui-même les poisons.

 Ils empoisonnent ordinairement les hommes avec un mélange de vert-de-gris (oxyde de cuivre) ou de suc de mancenillier, ou de racines de pommes de rose, ou encore de racines de citronnier avec du rhum; les bestiaux, avec des frégates réduites en poudre, qu’ils répandent dans les savanes ou mêlent avec les écumes du sucre qu’on leur donne à boire.

 Voilà où l’esclavage conduit ces hommes, à croire que, pour se débarrasser d’un joug odieux et pénible, tout moyen est légitime.

 Très-souvent les esclaves qui craignent quelque châtiment s’enfuient de la maison de leurs maîtres et se retirent dans les bois; ou les appelle alors marrons. Ces nègres fugitifs forment des camps, c’est-à-dire qu’ils s’établissent dans des lieux presque inaccessibles, sur le sommet d’un rocher escarpé, dans des cavernes dont l’entrée se trouve au milieu d’un escarpement, sur un plateau de difficile accès, ils vivent là des rapines qu’ils vont commettre pendant la nuit, ainsi que de la chasse et de la pêche qu’ils vont faire le jour dans les bois et dans les rivières.

 Quand ils savent que leurs camps sont connus des blancs, ils vont se fixer ailleurs. Quoiqu’on ait soin de faire des patrouilles pour les arrêter, on ne peut parvenir à empêcher le marronage, parce qu’infiniment plus lestes que les blancs; ils savent leur donner le change et pénètrent facilement dans des endroits qu’un blanc ne peut voir sans frissonner; franchir un torrent, courir sur les pointes des rochers, gravir des falaises, glisser dans des précipices, sauter d’un arbre à l’autre, ne sont que des jeux pour un nègre marron, et quel blanc pourrait le suivre? On ne peut donc les prendre que par surprise, ou quand ils viennent voler, la nuit, sur les habitations; encore est-il assez difficile de les saisir dans le dernier cas, parce qu’ordinairement ils sont nus et frottés d’huile. Au reste, ils fuient l’esclavage et ne font de mal à personne. Quand il m’est arrivé de voyager pendant la nuit, je craignais beaucoup moins la rencontre des nègres marrons que celle des soldats déserteurs.

Presque tous les nègres mangent leurs pous, et disent dans leur langage: puis pou ca modé moin, fo moin modé yo aussi

Travaux, nourriture et châtiments des esclaves, le soin qu’on en prend

quand ils sont malades; leur coutume.

On distingue les esclaves en nègres domestiques et nègres de jardin. Ceux-là font le service de la maison, ceux-ci cultivent les campagnes qu’on appelle jardin, le service des premiers n’a rien de bien fatigant, mais le travail des derniers m’a toujours semblé très-rude. C’est à la houe qu’ils labourent les terres, et l’on sent que, sous un climat brûlant, rien ne doit être plus pénible. L’homme blanc est à peine susceptible des plus légers mouvements pendant l’ardeur du jour, et si l’homme noir n’en diffère que par la teinte de l’épiderme, combien ne doivent pas peser sur lui les travaux forcés auxquels il est assujetti? L’habitude fait, sans doute, quelque chose; mais encore elle ne balance point l’effet de l’inclémence du ciel. Il n’en est pas de l’habitant de la zone torride comme de celui des zones glaciales; la température favorise les efforts de celui-ci, elle énerve au contraire celui-là, et semble le condamner au repos. Cependant les esclaves labourent, plantent, récoltent, fabriquent, font enfin tout ce qu’exige une culture plus pénible encore que celle de nos champs. Ce sont eux qui, le plus souvent, transportent sur leur tête le fumier dans les pièces. Les boeufs et les mulets, qu’on n’a principalement que pour se procurer des engrais et transporter les provisions et les produits des manufactures, ne servent guère que pendant la récolte.

Le plus ou moins grand nombre de nègres de jardin, sans distinction de sexe et, comme disent les créoles, mâles et femelles, forment l’atelier. Il est ordinairement divisé en deux bandes, la grande et la petite. Celle-ci comprend les enfants qui ne sont encore susceptibles que de légers travaux; celle-là renferme les nègres et négresses capables de manier la houe.

L’atelier est dirigé par un nègre de confiance qui, tous les soirs, va recevoir les ordres du maître et lui rendre compte des travaux de la journée. Ce nègre de confiance a le titre de commandeur, la marque de sa dignité est un long fouet qu’il porte continuellement à la main.

A quatre heures du matin, le commandeur fait claquer son fouet, ou corne, c’est-à-dire souffle dans un gros lambit percé à son sommet, ou sonne, s’il y a une cloche sur l’habitation: c’est le signal du réveil. Quelques instants après, l’atelier se rassemble devant la porte du maître qui dort profondément sur un léger duvet; on fait tout haut une courte prière; ensuite chacun s’arme de sa houe ou de tout autre instrument, et suit le commandeur.

 Arrivé dans la pièce, l’atelier commence ses travaux. S’agit-il de labourer, tous se rangent sur une ligne, le commandeur se tient derrière. Il dit: toutes les houes sont en l’air et retombent ensemble. Malheur à celui dont la fatigue abat les bras; le fouet est là qui ranime son ardeur. Dans quelque espèce de travail que ce soit, hommes, femmes, enfants, ne sauraient échapper à la vigilance du Cerbère qui les garde. Jouirait-il des faveurs et de la confiance du maître, s’il ne partageait pas un peu sa cruauté?

 A neuf heures le travail cesse jusqu’à neuf heures et demie, cet intervalle est le temps qu’on accorde pour déjeuner. A midi, le repos a lieu encore jusqu’à deux heures. Enfin, c’est avec le jour que finit le labeur, mais pas avant, surtout, que ces malheureux esclaves n’aient été couper chacun un paquet d’herbe pour les bestiaux, paquet qui leur vaut quelques coups de fouet, si l’interprète des fureurs du souverain le trouve trop faible. Après la prière, tous se retirent dans leurs cases, épuisés de fatigue.

Et de quoi sont nourris ces hommes qui bravent ainsi les ardeurs du jour et les intempéries des saisons?… – D’un petit morceau de morue salée et d’un peu de farine de manioc. – Au moins trouvèrent-ils, quand ils reviennent des champs, tout pénétrés de sueur, cette nourriture si simple préparée?… – Point. On leur distribue tous les vendredi, les modiques provisions de la semaine, et à eux le soin de les assaisonner comme ils l’entendent: il est vrai qu’il n’y a rien là de long ni de difficile! Cette provision, qu’on appelle ordinaire, consiste en deux livres de morue et deux pots de farine, pour les hommes; une livre et demie de morue et un pot et demi de farine, pour les femmes. Le pot de farine pèse environ deux livres et demie; c’est donc en tout sept livres de comestibles qu’on donne chaque semaine à un homme qui travaille journellement depuis quatre heures du matin jusqu’à sept heures du soir. Voilà certainement de quoi soutenir ses forces! Si nos paysans, auxquels on les veut comparer, n’avaient par jour qu’une livre de pain à manger, que nos champs seraient bien cultivés! Quelles riches moissons on y verrait éclore!

Comme la terre ne manque pas aux habitants, ils donnent à leurs esclaves le choix de recevoir l’ordinaire ou d’avoir la jouissance d’un petit coin de terre avec un jour de la semaine pour le soigner; la plupart optent pour ce dernier parti. Il n’y a que les esclaves faibles et maladifs qui prennent l’ordinaire. Eh bien, dans ce petit coin de terre, ils font du manioc, des patates, des ignames et d’autres racines qu’ils viennent vendre le dimanche à la ville, se procurant ainsi leur nécessaire. Il y a en même qui parvient, à force de travail et d’économie, à se donner une petite aisance; mais ils sont peu nombreux parce qu’un jour dans la semaine ne suffisant pas pour soigner leurs jardins, ils sont obligés d’y travailler souvent la nuit, et l’on conçoit que tous n’ont pas la force de sacrifier un repos qui leur est indispensable.

Exiger de ses esclaves un travail opiniâtre et ne point leur donner le nécessaire, n’est-ce pas le comble de la cruauté! Vingt fois j’ai vu distribuer l’ordinaire, et vingt fois les cris de ces malheureux, demandant inutilement quelque chose de plus, m’ont arraché des larmes. J’ai vu, et je n’y pense qu’avec horreur, j’ai vu des maîtres leur faire donner de la morue à moitié pourrie et où fourmillaient les vers! Qui donc, excepté le créole, pourrait s’étonner que l’esclave devienne voleur? et voler pour soutenir son existence, quand tout autre moyen manque, est-ce être bien criminel.

Ne voulant rien ignorer de ce qui regarde le sort des esclaves, j’ai visité un grand nombre de leurs cases, chez divers habitants, pour me donner une idée de leur mobilier, que j’ai trouvé partout à peu près le même. Je ne parle pas ici des négresses entretenues, leur avoir est en rapport avec la générosité ou les moyens de leurs galants.

 Ces cases sont ordinairement divisées en deux parties; ils appellent la première la salle,la seconde est la chambre.

Voici l’inventaire de la case d’un vieux nègre qui avait travaillé cinquante-six ans pour son maître, sans en être plus riche. Comme on va le voir. Il avait donc:

Dans la salle:

Une mauvaise petite table;

Un vieux pot de sucrerie pour conserver son eau;

Une grosse calebasse pour aller puiser de l’eau à la rivière;

Un bout de planche appuyé sur deux pierres, servant de siège;

Quelques pierres servant d’âtre (ces cases n’ont point de cheminée);

Un pot, un petite soupière et une cruche en terre;

Quatre petites calebasses servant pour boire et manger;

Un sac de latanier pour presser la farine;

Une hébichette pour passer le manioc;

Un balai.

Dans la chambre:

Deux planches posées sur deux roches, tenant lieu de bois de lit;

Des feuilles de bananier servant de matelas;

Deux moitiés de baril pour laver le manioc;

Un caïambouk, calebasse percée par le haut, dans laquelle ils mettent leur farine;

Enfin, un mauvais coffre en bois blanc, renfermant deux pantalons de grosse toile, trois mauvaises chemises, deux mouchoirs, un vieux chapeau et quelques cigares.

Que ces infortunés doivent être bien dédommagés de leurs peines et de leurs fatigues avec de semblables richesses! Dans toute sa vie, un esclave ne peut quelquefois parvenir à se procurer un rasoir; c’est avec des fragments de bouteille de verre qu’il est obligé de se raser… Et un esclave est moins malheureux qu’un paysan!

Les négresses qui allaitent, et qui ont d’ailleurs d’autres enfants en bas âge à soigner, ne sont pas, pour cela, exemptes du travail; elles portent dans la pièce ceux qui sont au lait; on les dépose tous dans des boites, sous la garde d’un enfant plus grand, et de temps en temps le commandeur permet à leurs mères d’aller leur donner le sein. Quant aux autres, ils restent tous à l’habitation, sous les soins de quelque vieille négresse que l’âge ou les infirmités dispensent d’aucun autre occupation.

 Qu’elles goûtent, bien le bonheur d’être mères! qu’il est doux pour elles d’avoir des enfants sans pouvoir leur prodiguer les caresses que le coeur leur inspire, ni exercer sur eux la douce autorité que la nature leur donne, de ne voir au contraire pour eux qu’un cruel avenir! «Je préférerais, disait une de ces femmes infortunées, je préférerais mourir mille fois, que de jamais donner le jour à un être dont le sort serait, comme le mien, de ne travailler et de ne vivre que pour un tyran. Si pareil malheur m’arrivait, ou bien, je me précipiterais dans la rivière en le tenant serré dans mes bras, ou bien la même couteau nous percerait tous les deux.»

Parmi les nègres de l’atelier, il en est à qui on fait apprendre quelque art utile; ainsi, un habitant a toujours à sa disposition maçons, charpentiers, tonneliers, etc.

Négliger ses devoirs, manquer de respect à l’égard des blancs, partir marron, voler pour vivre, voilà des crimes qu’on punit par la fouet, les fers, le cachot.

Qu’un nègre, pressé par la faim, coupe, hors le temps de la récolte, une canne à sucre, qu’il dérobe un fruit ou toute autre chose que le maître avait réservée pour sa table, qu’il ne soit point exact à se rendre précisément à l’heure fixée pour quelque ouvrage, qu’il lui échappe un mot peu mesuré devant un blanc, il reçoit un quatre piquets; c’est-à-dire qu’on le fait étendre à terre, tout nu, qu’on lui attache les pieds et les mains à des piquets fortement enfoncés, et que, dans cette position, on lui fait donner un nombre de coups de fouet qui varie depuis douze jusqu’à cinquante ordinairement, selon la gravité des cas.

Voici un fait qui me semblerait incroyable si je ne l’avais vu de mes propres yeux. Un maître donne l’ordre à un de ses esclaves d’appliquer vingt-cinq coups de fouet à un autre esclave dont il était mécontent; ce nègre, qui n’était pas commandeur, obéit sur-le-champ, saisit le coupable, l’attache aux piquets et court chercher un fouet; l’autre, pendant ce temps, et en notre présence, fait de si grands efforts qu’il arrache les piquets et s’enfuit. Le maître fait donner vingt-cinq coups de fouet au premier, prétendant, faute de bonnes raisons, qu’il le devait faire garder. Je demandai sa grâce avec beaucoup d’instances, je ne pus l’obtenir.

Souvent la chair de ces malheureux tombe en lambeaux, et pour éviter le tétanos, qui toujours est mortel, on fait verser dans leurs plaies toutes saignantes, un mélange de jus de citron, de piment et de sel, remède mille fois plus douloureux que le mal même.

La récidive est punie par les fers et le cachot, aussi bien que le marronage: ce sont ou de pesants anneaux appelés nabots qu’on leur met aux pieds, ou des chaînes qu’il leur faut traîner, ou encore des colliers de fer armés de pointes recourbées qui s’élèvent jusqu’au haut de la tête. Malgré la pesanteur de ces fers, il ne leur faut pas moins remplir leur tâche. Un surveillant particulier va, le matin, ouvrir la porte de leur cachot; le soir, il vient les y replonger. Ces cachots n’ont d’autre ouverture que la porte, et sont tout à fait obscurs; les criminels sont nourris là avec un peu de farine et d’eau, occupant à terre ou sur quelques planches.

Les nègres empoisonneurs doivent être livrés à la justice; mais la justice, pour condamner, veut des preuves, et il est autant difficile à l’habitant d’en recueillir de solides que de découvrir le coupable; ils n’ont donc le plus souvent que des probabilités, en sorte qu’ils se font eux-mêmes justice sans aucun scrupule. On plonge alors les prévenus dans le fond d’un noir cachot, et on les y laisse impitoyablement mourir de faim.

 MM. Rous… éprouvaient beaucoup de pertes en esclaves et en bestiaux par l’effet du poison. Ayant fait ouvrir un mulet qui venait de mourir empoisonné, y reconnaissant les traces du poison, ils rassemblèrent tous leurs nègres autour de l’animal, le leur firent examiner, et cherchèrent dans leur contenance des indices du crime; ils en saisirent sept sur lesquels tombèrent plus particulièrement leurs soupçons. Interrogés de toutes les manières, ces nègres nièrent constamment avoir commis le délit; ils assurèrent seulement qu’il n’y aurait plus d’empoisonnements si on voulait les relâcher. Ces messieurs, jugeant qu’il fallait un exemple, quoique d’ailleurs, ils n’eussent aucune certitude, retinrent dans les chaînes celui qui leur parut le plus coupable et dont ils espéraient le moins de travail: c’était un vieux nègre de quatre-vingt ans. On le laissa mourir de faim dans son cachot; il vécut vingt jours sans boire ni sans manger. Les empoisonnements cessèrent pour, six mois après, recommencer. Ces messieurs firent alors arrêter un jeune nègre qu’ils supposaient en être l’auteur, et le vouèrent au même sort que le premier; il ne vécut que dix jours. Malgré cette extrême sévérité, les empoisonnements n’ont jamais cessé que momentanément. Voilà donc, sur leurs habitations, les créoles aussi puissants que la loi, puisqu’ils exercent sur leurs esclaves, c’est-à-dire sur des hommes comme eux, le droit de vie et de mort. Et combien, pour des fautes beaucoup moins graves, condamnent ces malheureux à expirer sous les coups? combien, même pour des riens, leur font souffrir des supplices inouïs? Nous pourrions citer un habitant de sous le vent de l’île qui, par un raffinement de férocité, fait garrotter, attacher à terre ses nègres tout nus et verse de l’eau bouillante sur les parties les plus délicates et les plus sensibles de leur corps. Au reste, cet habitant, qui n’a d’humain que l’apparence, ne traite guère mieux sa trop malheureuse épouse.

Quand les esclaves sont malades, on les fait entrer à l’hôpital. C’est une case plus ou moins vaste, située ordinairement près de la maison du maître: des lits de camp, une chaudière, quelques pots de terre pour faire des tisanes, des couis, voilà tout l’ameublement que j’ai remarqué dans tous ceux où je suis entré. Là, les pauvres malades, entassés pêle-mêle, sans distinction de sexe ni d’âge, sont soignés par quelques vieilles négresses sans pitié, à qui le despote confie une partie de son autorité.

Une fois entrés à l’hôpital, les malades n’en sortent que quand ils sont guéris. Souvent il n’existe même pas une petite cour où ils puissent respirer un air pur; il en est où il n’y a pas d’autre ouverture que la porte. Un hôpital à nègres est donc un véritable cachot où ne règne qu’un air corrompu et infect, comme il est facile de le concevoir. Un esculape, à qui l’on donne une vingtaine de moëdes d’abonnement, vient avec gravité inspecter, deux fois chaque semaine, ce triste et dégoûtant réduit de la misère humaine. Il formule, et Dieu sait comme on est exact à suivre ce qu’il prescrit! Souvent même, il a l’ordre de ménager la bourse du maître; et puis certains habitants, et c’est le plus grand nombre, qui croient en savoir au moins autant que le docteur, parce qu’ils lisent couramment, changent, sans façon, son ordonnance. Enfin, on leur donne des médicaments; et dans le fond, peu importe, peut-être, que ce soit telle ou telle substance. Mais souvent les médicaments ne suffisent pas pour ramener un malade à la santé; un régime bien suivi, une bonne nourriture, font quelquefois plus de la moitié de la guérison, et pourtant un malade n’est pas mieux traité, sous ce rapport, que le nègre qui travaille. Aussi n’est-ce que quand il ne peut plus se soutenir, que le nègre demande à entrer à l’hôpital; et à peine est-il convalescent qu’il demande à sortir, aimant mieux travailler et recevoir des coups de fouet que d’habiter plus longtemps un séjour si ennuyeux et surtout d’y être si mal soigné; au moins trouve-t-il dans sa case de la paille de bananier pour se reposer.

Un habitant de ma connaissance prodiguait ses soins à un mulet malade. Je lui demandai, d’une manière à ne le pas offenser, pourquoi il n’en donnait pas autant à un malheureux esclave. La raison est simple, me dit-il, c’est qu’un bon mulet me coûte plus cher qu’un nègre. Je m’abstiens ici de toute réflexion; celles que je pourrais faire ne manqueront pas de se présenter en foule à l’esprit du lecteur.

 Les esclaves sont très-mal vêtus, et l’étranger qui aborde pour la première fois dans les colonies, s’il ne considérait que le costume des noirs, serait tenté de se croire dans le séjour de l’extrême indigence. Une culotte de grosse toile jaune, une chemise de guingan, quelquefois un mouchoir ou un vieux chapeaux sur la tête, point de bas, point de souliers, voilà l’habillement des hommes. Un jupon de guingan, une chemise qui leur laisse souvent le sein à découvert, un mouchoir sur la tête voilà celui des femmes. Comme on n’a point l’habitude de rapiécer ses hardes, dans les colonies, ils ne traînent le plus souvent que des baillons. Les enfants des deux sexes vont ordinairement tout nus jusqu’à l’âge de huit ou dix ans. Les esclaves domestiques sont toujours mieux vêtus; il y a même des femmes qui n’ont rien que de beau, de riche et d’élégant, mais elles sont entretenues par des blancs, et doivent faire exception.

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