Lettres sur la race noire et blanche, par Gustave d’Eichtal et Ismayl Urbain

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AUX ZOOLOGISTES.

L’association des races noire et blanche n’est pas seulement une question morale et politique; c’est aussi, et avant tout, une question ZOOLOGIQUE; en prenant le mot de zoologie dans son acception véritable, et la plus élevée, de science de la vie. Car les rapports moraux et politiques des deux races ne sont évidemment qu’une conséquence des rapports naturels d’organisation qui les lient l’une à l’autre; une conséquence de la fonction particulière que remplit chacune d’elles dans la VIE D’ENSEMBLE des races humaines.

C’est à ce point de vue qu’appartient la pensée principale des Lettres suivantes SUR la race noire et la race blanche; pensée essentiellement zoologique et dont les observations morales et politiques, contenues dans ces mêmes Lettres, ne sont que le développement et la vérification. Peut-être, cependant, cette pensée fondamentale ne s’y trouve-t-elle pas mise suffisamment en évidence, et je sens le besoin de la présenter ici d’une manière spéciale à l’attention des hommes de science auxquels je m’adresse plus particulièrement.

Il y a environ deux cents ans que, par suite des progrès de l’esprit scientifique, les philosophes et les historiens ont commencé à considérer l’HISTOIRE, ou, pour me servir d’une expression plus positive, LA VIE DE L’ESPÈCE HUMAINE, comme soumise dans son développement à des lois régulières, et comme suivant une marche analogue à celle que présente la vie de l’individu humain, et, en général, la vie des êtres organisés. En France, Pascal et Bossuet d’abord, puis à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, Turgot, Condorcet et Saint-Simon; en Allemagne, l’école philosophique moderne tout entière, ont adopté et développé cette conception. Et tandis que les philosophes tendaient ainsi à transformer l’histoire en zoologie, les zoologistes, de leur côté, absorbant la question des races, cherchaient à expliquer la destinée des peuples par les caractères primitifs de leur organisation, et préparaient, en sens inverse des philosophes, l’alliance de la zoologie avec l’histoire.

Cependant cette élaboration ne pouvait être féconde qu’à la condition qu’on appliquât la conception nouvelle dans toute son étendue et dans toute sa rigueur. Puisqu’on prétendait bannir de l’histoire les idées de hasard, et les interprétations mystiques, il fallait, pour n’être pas inconséquent avec soi-même, y introduire les conditions non point d’une vie imaginaire, mais de la vie réelle des êtres organisés.

C’est ce que l’on n’a pas fait. On a comparé, il est vrai, le développement de l’espèce humaine à celui d’un INDIVIDU, mais d’une sorte d’individu abstrait et fictif, sans analogie avec le type réel des êtres organisés. Chez tous ces êtres, en effet, sans aucune exception, nous voyons chaque individu lié à certains autres par des rapports de sexe et de filiation qui lui donnent un caractère particulier. Tout individu est MALE ou FEMELLE, et successivement FILS et PÈRE. Ce n’est que par l’existence et le développement de ces rapports que l’espèce et l’individu lui-même peuvent subsister.

La vie réelle, la vie suffisante, si je puis me servir de ce mot, ce n’est pas la vie de l’INDIVIDU, c’est la vie de la FAMILLE. Ainsi, pour appliquer utilement à l’histoire les formules zoologiques, il fallait chercher à retrouver dans le développement de l’espèce humaine, non point une vie d’INDIVIDU, mais une vie de FAMILLE; il fallait dire qui, dans cette famille, est le MALE, et qui la FEMELLE, qui la GÉNÉRATION ANCIENNE, et qui la GÉNÉRATION NOUVELLE.

Telle est la pensée qui m’a dirigé dans la détermination des rapports de la race blanche avec la race noire, et de toutes les deux avec la race mulâtre, issue de leur concours. J’ai appliqué respectivement à ces races les caractères zoologiques de SEXE et de FILIATION.

Il est clair d’ailleurs que la considération de ces caractères qui fournit un élément nouveau à l’histoire et à la zoologie, peut aussi devenir une nouvelle base d’appréciation des rapports moraux, politiques et religieux, qui existent ou doivent exister entre les races et même entre les individus.

GUSTAVE D’EICHTHAL.

20 juillet 1839.

INTRODUCTION.

Jusqu’au seizième siècle, la race blanche et la race noire étaient restées sans contact bien important, renfermées chacune dans son hémisphère, et la race blanche avait eu seule une histoire.

Au seizième siècle, les deux races s’unirent pour défricher ensemble et peupler l’Amérique. Mais dans cette union la race noire n’avait figuré que comme un instrument servile; elle n’avait pas compté comme personne indépendante.

Le mouvement d’émancipation imprimé au monde par la révolution française est venu changer cet ordre de choses.

L’insurrection de Saint-Domingue, sa reconnaissance comme état libre, le bill d’affranchissement des noirs aux colonies anglaises en 1833, la multiplication rapide de la population noire dans l’Amérique du sud, ont irrévocablement assuré en Amérique l’indépendance de la race noire à l’égard de la race blanche. En même temps, la restauration de la puissance égyptienne par Méhémed, la conquête d’Alger, les explorations des voyageurs anglais et français dans l’intérieur de l’Afrique, ont créé aux peuples européens des contacts tout nouveaux avec les populations noires primitives, et leur ont fait connaître chez ces populations des vertus et des qualités qu’ils ne soupçonnaient pas.

Jusqu’ici donc une seule race avait été active dans le jeu des événements humains; désormais il en faut compter deux; et pour qui a bien examiné la question, il est certain que la fixation des rapports de ces deux races est le plus grand problème religieux, moral et politique de l’avenir et même du présent.

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PREMIÈRE LETTRE.

A ISMAYL URBAIN, A ALGER.

Paris le 19 mars 1838.

Dans ces derniers temps, du milieu de Paris, j’ai beaucoup vécu avec vous et auprès de vous, en Afrique. J’étais déjà vivement préoccupé de la destinée de la race noire, et de ses rapports organiques avec la race blanche, lorsque la question d’émancipation, soulevée par M. Passy, est venue donner une nouvelle activité à mes recherches. Voici à quoi je me suis trouvé conduit.

Le noir me paraît être la race femme dans la famille humaine, comme le blanc est la race mâle. De même que la femme, le noir est privé des facultés politiques et scientifiques; il n’a jamais créé un grand état, il n’est point astronome, mathématicien, naturaliste; il n’a rien fait en mécanique industrielle. Mais, par contre, il possède au plus haut degré les qualités du cœur, les affections et les sentiments domestiques; il est homme d’intérieur. Comme la femme, il aime aussi avec passion la parure, la danse, le chant; et le peu d’exemples que j’ai vus de sa poésie native sont des idylles charmantes. Tandis que le blanc est panthéiste et s’absorbe dans la contemplation de l’infiniment grand, le noir est fétichisteet adore la puissance infinie dans ses manifestations infiniment petites. C’est des noirs qu’est issu le fétichisme partout où il a régné, particulièrement en Égypte; et si l’on songe à l’influence que le fétichisme égyptien a exercée sur la civilisation du monde, et notamment sur la formation du monothéisme mosaïque, par voie de réaction, il faut bien reconnaître que, même dans le passé, l’intervention de la race noire, avec ses facultés particulières, a été un fait nécessaire dans l’histoire du monde.

Jusqu’ici domesticité et servitude ont été des choses à peu près identiques. Aussi le noir, être essentiellement domestique, comme la femme, a été jusqu’ici condamné comme elle à un esclavage plus ou moins rude. L’émancipation de la femme devra donc être accompagnée de celle du noir, ou, pour parler plus nettement, c’est dans la femme noire que l’émancipation de la femme doit complétement se réaliser. On peut dire, encore sous une autre forme, que le couple typique se compose d’un homme blanc et d’une femme noire. J’ai entendu Combes et Tamisier faire la remarque que le plus beau couple que l’on puisse imaginer est celui d’un homme blanc et d’une femme noire. Il est vrai que dans leur pensée la noire est une Abyssinienne; et, comme vous l’avez dit vous-même, les Abyssiniennes sont l’aristocratie de la peau noire. A part leur couleur, non pas noire, mais bronzée, elle se rapprochent beaucoup des blanches, pour la régularité des traits et la beauté des formes.

J’avais commencé à vous écrire au long sur ce sujet, mais j’ai reconnu que sitôt que j’essayais de sortir des aperçus les plus généraux, ce n’était pas une lettre, mais un volume que j’étais conduit à composer. Par exemple, si la vocation du noir est la même que celle de la femme, c’est-à-dire la vie domestique, il est clair, comme le fait l’a d’ailleurs prouvé, que c’est l’islamisme et non le christianisme qui doit surtout agir sur lui. Car le christianisme n’a jamais fait que combattre la domesticité parce qu’elle était entachée de servitude, tandis que l’islamisme l’a sanctifiée. L’islamisme a puisé ses traditions dans l’histoire d’Abraham et des patriarches, chez lesquels la famille comprenait et protégeait l’esclave; le christianisme, au contraire, tout en prétendant établir le règne d’une égalité mystique, mais impraticable, a dû tolérer à l’égard des esclaves les rigueurs du pouvoir temporel, rigueurs d’autant plus excessives qu’elles s’appliquaient à une institution réprouvée par la religion.

Napoléon a dit, au sujet des noirs des colonies, que, quand on voudrait les affranchir réellement, il faudrait autoriser la polygamie aux colonies, afin que, les femmes de différentes couleurs se rencontrant dans la même famille, la conciliation des races s’établit par ce moyen. Et il apporte en preuve les effets de la polygamie en Orient, où les différences de couleur ne sont plus une source d’antipathies. Il y a quelque chose de brutal dans la pensée de Napoléon, car la polygamie, telle qu’elle a jusqu’ici existé en Orient, ne me paraît pas devoir subsister. Elle est trop contraire au développement moral des femmes, et elle s’en va tous les jours, chassée par la jalousie des épouses, notamment en Turquie. La polygamie se modifiera donc, même dans les contrées où elle peut exister, et je ne serais pas étonné que cette modification fût basée sur un fait de race, c’est-à-dire qu’un homme pût être uni à la fois à une blanche et à une noire, parce que la loi d’union avec les deux races serait différente, comme elle est différente entre Sara et Agar. Agar et la noire ne doivent-elles pas avoir seules la responsabilité de leur enfant? Quoi qu’il en puisse être de ces modifications, et sous quelque forme que s’établisse la polygamie, elle est un fait d’islamisme et non de christianisme, et sous ce nouveau rapport indiqué par Napoléon, comme sous le rapport de la domesticité, la destinée des noirs se lie à celle de l’islamisme. Vous pouvez vous rappeler d’ailleurs que cette pensée n’est pas nouvelle chez moi, et qu’à Fontainebleau nous avons plus d’une fois parlé des services que l’islamisme, ou, pour me servir d’une expression à peu près équivalente, mais moins sujette à controverse, les doctrines patriarcales de la Bible étaient peut-être appelées à rendre dans les colonies européennes d’Amérique.

Désireux de connaître le développement de l’islamisme en Afrique, je me suis lancé à travers ce continent, à la suite de Denham, de Clapperton, du capitaine Lyon, de Lander, de Mollien, et j’ai assisté à cette grande lutte que, depuis une époque assez récente, l’islamisme, représenté surtout par les maures et les Poules ou Fellans, a engagée dans le nord de l’Afrique avec le fétichisme des noirs. J’ai vu ces malheureuses peuplades noires refoulées dans la chaîne des montagnes de la Lune, qui coupent l’Afrique en deux, de l’Abyssinie à la Guinée, et, jusque dans leur dernière retraite, traqués de rocher en rocher par leurs ennemis, qui vont à cette chasse comme on va, dans l’Amérique du Nord, à la chasse aux fourrures; incapables de se défendre autrement qu’en fuyant ou en se cachant avec une adresse pareille à celle du gibier qui se sent forcé. Mais à côté de ce triste tableau, j’en ai vu un autre plus consolant. Sous l’influence de l’islamisme, qui leur est imposé de force par le vainqueur ou qui leur est enseigné par des missionnaires pacifiques, nous voyons ces peuples étendre le cercle de leurs sympathies, de leurs idées, de leur existence. Par l’intermédiaire du Coran, ils sont initiés aux traditions bibliques, ils se sentent devenir membres de la grande famille abrahamique; en répétant la formule islamique, ils conçoivent l’unité du Dieu infini et celle de la race humaine. Les voyageurs sont surpris quand, au milieu de l’Afrique, des noirs les abordent, et entament avec eux des discussions sur les rapports de Moïse, de Jésus et de Mahomet. Par l’islamisme encore, les mœurs deviennent plus austères, plus régulières; la famille est constituée; et les liens entre l’homme et la femme, entre les parents et les enfants, à peine existants autrefois, sont consacrés et affermis. Les sacrifices humains, et surtout l’immolation des femmes et des esclaves sur le tombeau des maîtres, sont abolis. Enfin le Coran est aussi l’initiation du noir au livre. Car, pour le noir fétichiste, le livre est un être magique, doué d’une puissance surnaturelle pour communiquer ses volontés aux hommes. C’est le Coran qui lui fait connaître la puissance réelle de l’écriture.

Cependant cette initiation si utile est souvent par elle-même, et à part les violences dont elle est accompagnée, très-douloureuse pour les noirs. Le puritanisme musulman contrarie chez eux les penchants les plus vifs, et même ce qu’il y a de vraiment bon et d’aimable dans leur nature. Comment le noir pourrait-il s’accommoder, sans souffrir, d’une croyance qui proscrit les danses, la musique, le jeu, et est si fort rigoriste, quoi qu’on en dise, à l’égard des plaisirs des sens. Clapperton raconte qu’à l’époque de son voyage, la capitale du Bornou se dépeuplait rapidement, parce que les femmes redoutaient l’impitoyable rigueur du vieux cheik arabe, qui avait établi son autorité avec l’islamisme dans le pays. Aussi, au bout d’un certain temps, l’islamisme a-t-il toujours été obligé de faire de nombreuses concessions au génie propre de la race noire.

Dans ces mêmes récits des voyageurs que j’ai nommés, j’ai contemplé avec délices le tableau des mœurs natives des peuples noirs. J’ai admiré leur douceur et leur bonté même à l’égard de l’étranger, des blancs; leur affection pour les lieux qui les ont vu naître, leur bienveillance pour les esclaves, dès qu’ils sont entrés dans la famille. Déjà le Carthaginois Hannon, dans la relation qu’il nous a laissée de sa navigation le long des côtes de l’Afrique, racontait qu’il entendait toutes les nuits des chants, et apercevait des danses sur le rivage: il en est encore de même aujourd’hui. «Sitôt que le soir arrive, me disait hier Reboul, de l’est à l’ouest toute l’Afrique danse.» Dans les colonies, les noirs ont conservé cette passion; dès qu’ils entendent le son du tamtam, rien ne peut les retenir, et, sauf à être le lendemain meurtris de coups de fouet, ils courent danser jusqu’au matin. Saint Jérôme, dans son désert, se trouvait souvent transporté par la pensée au milieu des danses des demoiselles romaines; moi, du fond de mon cabinet, je me transporte avec délices au milieu des peuplades noires, de leurs palmiers, de leurs immenses baobabs, de leurs huttes rondes comme le temple de Vesta; j’entends leurs tamtams et leurs castagnettes, et je les vois se balançant des heures entières sur leurs hanches.

J’étais allé l’autre jour causer des noirs avec Charles, et il me disait qu’il faudrait faire arriver des danseurs noirs sur la scène de l’Opéra. Cette pensée m’a fait plaisir de toutes les manières, parce qu’elle est mon point de rencontre avec Charles, et que c’est chez les noirs, c’est-à-dire près de vous, que nous nous rencontrons. Toutefois, je ne sais si c’est sur un théâtre fermé que les noirs doivent danser, et si un amphithéâtre ouvert, avec la perspective des champs par derrière, ne conviendrait pas beaucoup mieux.

Dans votre dernière lettre vous parlez à Charles du désir de revoir votre famille. Mais le retour vers votre famille ne doit-il pas être accompagné chez vous de celui vers votre race, comme je me suis senti moi-même rappelé à la fois et vers ma famille et vers ma race? Un moment vous vous êtes cru Arabe: cela a été pour vous la transition en sortant de l’européanisme. Il y a beaucoup du noir en Égypte; le Nil vient de la Nigritie. Peut-être est-ce pour cela que vous avez pu tant aimer les Égyptiens et le Caire. Mais je crois que le contact des Arabes d’Alger vous a fait sentir la différence entre cette race et vous. L’Arabe, c’est la race d’Ismaël, dont il a été dit: «Son bras sera levé contre tous, et le bras de tous contre lui.» C’est le seul peuple du monde qui n’ait jamais été subjugué, et qui ait conquis sans jamais l’être. Évidemment vous n’êtes pas de ces cœurs de fer, de ces atroces animae, et vous mettez autre part qu’eux la gloire et la vertu. C’est du noir que vous tenez votre puissance dont M. de Musset a dit si heureusement:

Ce que l’homme ici-bas appelle le génie

C’est le besoin d’aimer.

Vous êtes donc autre chose qu’un Arabe, et sans doute vous êtes aussi autre chose qu’un musulman. Quand nous direz-vous, Ismayl, votre nom de noir et de fétichiste? quand élèverons-nous ensemble une chapelle aux pommes de pin que nous avons cueillies dans la forêt de Fontainebleau?

Vous trouverez peut-être que j’ai fait un peu trop usage de langage abstrait et de formules générales en parlant des noirs. Mais je tenais plus à préciser qu’à développer ma pensée; je renverrais ceux qui seraient avides de détails aux récits dont je me suis moi-même inspiré. Parmi ceux-ci, je dois mettre au premier rang l’article sur les noirs que vous avez inséré dans le Temps, et où vous avez exprimé une opinion si remarquable sur les Abyssiniennes, l’aristocratie de la peau noire. Je songe aussi à tout ce que vous m’avez dit des femmes noires que vous avez aimées, et, à défaut d’un mien amour, je m’identifie au vôtre.

Adieu, Ismayl. Je songe bien souvent à ces mots que j’ai dit autrefois en parlant de nous deux, et par allusion à ce que nous avons gardé de notre origine: «Le noir et le juif: les deux proscrits, les deux prophètes.» Mais ces mots ne seraient pas vrais, si vous n’étiez qu’un Arabe.

GUSTAVE D’EICHTHAL.

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