Histoire naturelle du genre humain

Tom. II.

Pag. 1-16

CINQUIEME RACE

DES NÈGRES OU NOIRS

   Le nègre se perpétue dans son espèce noire, dans sa figure et caractères, sous tous les climats; il ne change point essentiellement, tant qu’il ne se mélange point aux autres races (*).

(*). Les machoires des nègres étant plus allongées que celles des blancs, il leur fallait des muscles masticateurs plus puissants, comme l’a remarqué Sam. Thom. Soemmering, uber die koperliche, etc, Mayence, 1784, in-8. La nuque du cou est moins creuse que chez le blanc, à cause de l’aplatissement de l’occiput et du reculement en arrière du trou occipital; los os zygomatiques sont très forts. Ils ont des fesses moins volumineuses que les blancs (Pechlin, De habitu et colore Ethiopum, 1677, Kilon, in-12, p.25); une peau soyeuse ou huileuse, molle (ibid. P.54); les cicatrices faites sur cette peau sont blanchâtres (ibid, P.83). Il y a des peuplades nègres dont les dents de devant se trouvent naturellement pointues, comme aux animaux carnassiers. (Paul Erd. Isert, Voyage en Guinée, p209) La barbe ne commence à paraître, chez la plupart des nègres, qu’à l’âge de vingt-quatre ans, ce qui est tard pour une race aussi lubrique. (Desmarchais, Voyages tom.2 p.131) Les nègres ont aussi l’humérus plus long proportionnellement que le blanc.

Volney a, le premier, avancé que les Egyptiens étaient des nègres, opinion qui a été soutenue par Bruce et par Héeren; mais Brown, le voyageur au Darfour, a réfuté l’opinion de Volney, et fait remarquer que les momies ont toutes les caractéristiques de la race blanche, comme l’a montré aussi Blumenbach.

    Les Cophtes actuels paraissent être évidemment les descendants des anciens Egyptiens, et sont regardés comme les plus anciens habitants de l’Egypte; ils ont le teint basané des Arabes, des cheveux frisés, non laineux, noirs, une langue analogue à l’arabe et au syriaque, et non monosyllabique comme la plupart de celles des nègres.

    Brown a remarqué de plus que les hommes de couleur noire s’étendent plus loin dans le nord de la partie occidentale de l’Afrique, que dans le nord de la partie orientale. Les habitants de Fezzan sont noirs, sans être nègres, et les Egyptiens, sous la même latitude, sont de couleur olivâtre; mais les Fezzanais s’allient avec des esclaves négresses, ce qui n’arrive guère aux Egyptiens.

   Il est plus porté aux affections des sens qu’aux pures contemplations de l’esprit; il existe tout entier dans ses appétits corporels; passionné pour les exercices agréables, les jeux, la danse, la pantomime, il sent plus qu’il ne pense. Son intelligence est ordinairement moins grande que celle des blancs, comme nous l’avons dit; sa conformation se rapproche même un peu de celle de l’orang-outang. Tout le monde connaît cette espèce de museau qu’ont les nègres, ces cheveux laineux, ces grosses lèvres si gonflées, ce nez large et épaté, ce menton reculé, ces yeux ronds et à fleur de tête, qui les distinguent et qui les feraient reconnaître au premier coup d’oeil, quand même ils seraient blancs comme les Européens. Leur front est abaissé et arrondi, leur tête comprimée vers les tempes; leurs dents sont placées obliquement en saillie (*).

(*). La forme de l’estomac du nègre est aussi plus arrondie dans la partie appelée le cul-de-sac, comme chez les singes, que dans l’homme blanc, d’après la remarque de Soemmerring (Remarques sur l’estomac humain); ainsi l’estomac du nègre est plus sphérique, et se révèle d’une manière plus marquée au dessus de l’inosculation de l’oesophage que chez l’Européen. Donc, par cet organe essentiel, le nègre est encore plus voisin des singes que le blanc. (Soemmerring, Splanchnol,$51)

    Il n’y a rien de semblable annoncé dans Charles White, Account of regular gradation in man, London 1793, in-4; et nouv. Edit. Avec addit. De Sam Stanhope, président de New-Jersey; ni dans William Laurence, Lectures on physiology, zoology and the natural history of man, London, 1819, in-8.

   Plusieurs ont les jambes cambrées; presque tous ont peu de mollets, des genoux toujours demi-fléchis, une allure éreintée, le corps et le cou tendus en avant, tandis que les fesses ressortent beaucoup en arrière. Tous ces caractères montrent véritablement une nuance vers la forme des singes, et s’il est impossible de la méconnaître au physique, elle est même sensible dans le moral. L’homme noir est né imitateur, comme le singe; il reconnaît la supériorité intellectuelle du blanc, supporte assez aisément son esclavage, est très insouciant et paresseux. Ces habitudes annoncent une mollesse naturelle ou innée de l’âme. Il faut observer encore que l’avancement des dents et leur inclinaison empêche les nègres de prononcer la lettre R; il en est de même des Chinois; et il est remarquable que tous ces peuples sont extrêmement timides: au contraire, tous les habitants du nord de la terre prononcent cette lettre avec beaucoup de facilité, et on la trouve fréquemment dans leur langage; ce sont aussi des peuples remplis de courage et d’une valeur indomptable. La plupart des jurements qui expriment la colère et la fureur ont également cette lettre, dont l’exacte prononciation dépend de la position verticale des dents et du peu d’avancement des mâchoires; car à mesure que les mâchoires se rapetissent, le front s’avance, le cerveau s’étend et s’agrandit, le naturel prend plus d’énergie, et l’âme plus d’activité. Il suit de là que le nègre est en quelque sorte l’inverse de l’Européen, par la forme, la capacité de son crâne, et par la faiblesse et la dégradation de son âme.

   L’infortuné Mungo Park, qui, de tous les voyageurs, paraît avoir le mieux vu l’intérieur de l’Afrique et y a pénétré le plus avant, observe qu’il est habité par trois races d’hommes distinctes; ce sont d’abord les Mandingas, ou nègres proprement dits; les Foulahs ou Ethiopiens blancs de Ptolomée et de Pline, qui n’ont ni les cheveux frisés, ni les lèvres épaisses, ni le noir de jais des Mandingues; enfin il y a les Maures, natifs d’Arabie, qui ressemblent beaucoup pour les traits et la taille aux mulâtres des colonies. Les Nègres ou mandingues sont cultivateurs; plusieurs ont des rois, d’autres se gouvernent en républiques aristocratiques; divisés en petites peuplades, ils n’ont aucune culture des lettres. Les Maures, au contraire, sont errants comme les Arabes bédouins; ils professent le mahométisme, et se montrent très intolérants avec les chrétiens.

   Volney, remarquant que la forte chaleur gonfle les joues et les lèvres, a présumé que cette sorte de moue, continuée pendant des siècles chez les nègres, pouvait être la cause du prolongement de leur museau. Mais il faudrait que cette influence fût bien active pour reculer le trou occipital, et prolonger les os de la face du nègre, rétrécir sa cavité cérébrale, etc. En outre, il faudrait que cette chaleur eût noirci jusqu’à la cervelle et les viscères les plus intérieurs des nègres; on reconnaît en effet cette diathèse noire intérieure en les disséquant, tout comme la chair et le sang du lièvre sont plus noirs radicalement que dans l’espèce du lapin.

                                   Aethiopes maculant orbem, tenebrisque figurant

                                   Per fuscas hominum gentes

                                   Manilius, Astronom, liv. IV, v.723

   1º L’espèce noire se distingue en deux branches: celle des Ethiopiens ou des nègres proprement dits, et celle des Cafres (*).

(*). Bruce a remarqué qu’il n’y a des nègres en Afrique que le long des côtes ou sur les terres basses, mais dans les montagnes, même sous la ligne, on y trouve des peuples de race blanche. Voyage, trad. Fr., tom. V, p.115. Les Mahométans ne sont point devenus nègres en Afrique, dit Adanson, Histoire naturelle du Sénégal, Paris,1757, in-4. Marmol cite aussi plusieurs montagnards de l’intérieur de l’Afrique qui sont blancs et ont des cheveux blonds, Afrique, tom. II, p.125, et tom.III, p.6. Shaw dit, dans ses Voyages, qu’un peuple montagnard de la Barbarie est blanc et blond, tandis que les Cabyles, ses voisins, ont un teint brun et des cheveux noirs. Lord Kaimes, Sketch on man, p.12 et 17, demande pourquoi les nègres de la froide Pensylvanie sont restés immuablement noirs après plus de quatre générations successives. Léon l’Africain cite aussi des peuples blancs dans les montagnes de l’intérieur de l’Afrique, si froides qu’on s’y chauffe pendant toute l’année.

   La première famille renferme les Ioloffes, les Foules, les peuplades du Sénégal, de Serre-Lione, de Maniguettre, de la Côte d’Or, d’Ardra, du Bénin, de Majombo, de la Nigritie, des Mandingues, de Loango, du Congo, Angola, Lubolo et Benguela, enfin de toute la côte occidentale de l’Afrique, depuis le Sénégal jusqu’au cap Négro, en y comprenant les îles du Cap-Vert. Les nègres Foulahs sont très beaux à Tombouctou, les Bambarrahs ont des lèvres épaisses et le nez épaté. Tous se distinguent des Cafres par la mauvaise odeur qu’ils exhalent lorsqu’ils sont échauffés, par une peau très huileuse, satinée, d’un noir foncé. Leur naturel est paisible; ils sont robustes, mais lents et très paresseux. On les préfère, dans les colonies européennes, à tous les autres Africains.

   Dans l’Afrique, les nègres vivent d’une manière assez précaire sous des huttes, cultivant quelques champs de mil, de couzcouz, et sont soumis à de petits princes héréditaires qui les tyrannisent. Ils ont pour religion un grossier fétichisme; ils adorent des serpents, des animaux, ou quelque idole de pierre ou de bois. Plusieurs deviennent musulmans, et se circoncisent. Ce sont des peuples très pauvres, qui se vendent pour quelques bouteilles de rum, pour de la toile bleue, ou des barres de fer. Les rois de ces pays se font de petites guerres, ou plutôt tachent de se piller mutuellement et d’enlever un grand nombre de prisonniers, pour les vendre ensuite aux Européens, qui attisent entre eux des querelles à cet effet (*).

(*). Il y a, dit-on, des boucheries de chair humaine dans le pays d’Anzico, et d’immenses dévastations produites par les Muzimbes et les Giagas; de même les éternels pillages des Gallas, les coutumes brutales de nègres semblables à des singes dans le pays de Gingiro (selon Battel, le P. Fernandez et Lobo) établissent la plus stupide barbarie dans l’intérieur de l’Afrique; mais cela paraît faux. On assure que chez les Gallas, victores, victis coesis et captis, pudenda excidunt, quae exsiccata regi in reliquorum procerum praesentiâ offerunt, etc. Debry, Collect 1599. De Cafrorum militia. Cette coutume existe encore parmi ces peuplades, selon Salt. Voyage en Abysinie, page 293.

   Il n’est pas surprenant qu’adonnés entre eux à ces guerres, à ces pillages et ces dévastations, la plupart de ces peuples tombent dans la plus extrême barbarie et s’exercent à se surpasser mutuellement dans de cruelles représailles, comme on en voit de semblables exemples parmi les sauvages des forêts de l’Amérique. On en cite des traits effroyables.

   En général, le nègre est presque toujours gai, même dans l’esclavage, et chante sur un air monocorde quelque refrain insignifiant, Le son du tam-tam, espèce de tambourin, le bruit rude et sauvage du balafo, etc., suffisent pour le faire tressaillir de joie et bondir en cadence. Alors tout son corps s’agite, frissonne de plaisir; chacun de ses muscles participe à la danse; le sentiment de l’amour anime tous ses mouvements,; ses gestes deviennent lascifs; ils expriment l’ardeur qui le consume. La négresse partage ces affections; elle orne sa tête d’un mouchoir rouge, graisse sa peau luisante, et entoure son cou d’un collier de graines rouges (*). Toutes les négresses ont des mamelles grosses, longues et pendantes, ce qui est commun à toute la race noire comme à la lignée mongole; car les Lapones, les Groënlandaises, les Kalmoukes, les Mongales, les Hongroises, les Morlques, etc., ont aussi leurs mamelles pendantes, avec un mamelon noirâtre. Ce n’est donc pas la chaleur seule qui fait ainsi tomber le sein, quoiqu’elle y contribue beaucoup, mais bien la constitution naturelle de ces races, sous quelque climat qu’elles habitent.

(*). De l’erythrina corallodendron, Linné.

   Les négresses sont de bonnes nourrices, très fécondes et fort lascives, de même que les nègres. Dès l’âge de dix à douze ans, ils sont en état d’engendrer; ce qui se remarque aussi dans la tige mongole, soit dans le midi, soit dans le nord de l’Asie; mais ils sont vieux de bonne heure, et tous polygames.

   2º La seconde famille est celle des Cafres, qui habitent dans la partie orientale de l’Afrique, depuis la rivière de Magnice ou du Saint-Esprit jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb. Cette vaste étendue comprend le Monomotapa, les Jaggas, la Cafrerie, les Borores, toute la côte de Zanguebar et du Mozambique, Mongale, Monbaze, Melinde, le Monoimugi, les Anzicos, les royaumes d’Alaba, d’Ajan et d’Adel, ainsi que le pays des Gallas. Peut-être l’intérieur de l’Afrique est-il habité par des nations semblables; mais elles sont féroces, et même anthropophages. Les Jaggas suspendent autour de leur cou les dents et les os des hommes qu’ils ont dévorés; les Cafres de la baie de Saldana portent un collier fait des intestins pourris des animaux.

   Suivant les observations de l’Anglais Salt, la côte de Zanguebar offre le mélange singulier de trois races africaines distinctes: les Macacatos, quoique noirs, ont les cheveux lisses et la physionomie européenne (*).

(*). Alonzo de Sandoval, Naturaleza de todas Etiopias, L.I, ch.26, le dit également.

   Les Massegueyos, qui buvaient le lait de leurs vaches mêlé avec du sang, et faisaient porter à leurs jeunes gens un bonnet pesant, en signe d’humiliation, jusqu’à ce qu’ils eussent tué un ennemi, étaient, selon les Portugais, de race cafre. Les Muzimbes ou Zimbes, qui vinrent avec une armée formidable détruire Quiloa, étaient nègres. La famille des Cafres se distingue fort bien de celle des nègres par un caractère plus habile, plus fier, plus indomptable et plus guerrier. Elle a un teint moins foncé et moins luisant, une face moins alongée, des traits plus réguliers et plus beaux, un corps très robuste et bien constitué, grand, quoique moins gros que celui des nègres; enfin, lorsque le Cafre est échauffé, sa sueur n’exhale pas d’odeur désagréable. Naturellement pasteurs et nomades, les Cafres sont des peuples simples, mais plus courageux, plus guerriers que les nègres, et qui forment de grands empires, comme ceux de Tombouctu, de Macoco, du Monomotapa et de Monoëmugi. Les Betjouanes ou Boushouanes, quoique de la même race que les Cafres, à l’est du cap de Bonne-Espérance, ont quelque chose de particulier; les hommes de six pieds (du Rhin) de hauteur sont plus rares chez eux; leur taille, robuste et élancée est plus élégante que celle des Cafres; la teinte brune de leur peau tient le milieu entre le noir brillant des nègres et le jaune terne des Hottentots; la peau des femmes paraît extrêmement douce et satinée; de beaux yeux, des dents d’une blancheur éclatante, une taille svelte, des formes voluptueuses, dédommagent les femmes betjouanasses de la noirceur de leur peau; les hommes y ont d’assez jolies figures, et même le nez et les lèvres à l’européenne y sont plus fréquents que chez les autres Cafres (*).

(*). Les Cafres ont de cinq pieds un pouce à cinq pieds cinq pouces de hauteur; les femmes sont de très petite taille; le teint est couleur gris de fer, la barbe en flocons isolés; les cheveux sont noirs, laineux, durs au toucher, et en touffes. Les femmes ont les nymphes moins prolongées que celles des Hottentotes, selon Alberti.

    La nourriture des Cafres est le laitage avec le millet, le maïs et des melons d’eau; on y ajoute un peu de viande. On fait une boisson ennivrante avec la farine de millet. Les hommes sont robustes, surtout des bras, mais non exercés et ne savent pas nager. Ils dorment profondément, mais peu longtemps. Ils se couvrent légèrement de peaux de boeufs, plutôt pour la parure que pour vêtement. Les femmes se font graver des lignes sur le dos, les bras, la poitrine. Les enfants sont allaités jusqu’à deux ans, et corrigés dans leur désobéissance. La circoncision a lieu vers l’époque de la puberté; les enfants reçoivent alors le manteau, signe de virilité; ils ne mangent à table qu’à l’âge de puberté.. On croit qu’ils ne vivent que 60 ans à peu près. Ces nomades pasteurs et chasseurs, ont l’ouïe et l’odorat fort développés. Leur religion est un fétichisme. Les femmes cultivent la terre et sont souvent consultées de leur maris, quoique exclues des délibérations publiques. Le mari, seul, n’est pas tenu à la fidélité conjugale, et ils disent que l’homme est fait pour toutes les femmes, et la femme n’est faite que pour son mari. Le temps des règles et des lochies passe pour rendre les femmes impures; il en est de même dans l’allaitement. La lettre R est inconnue dans les langues des cafres et des nègres.

   Ces peuples sont moins connus que les nègres, parce qu’on ne fait pas la traite chez eux comme sur la côte occidentale d’Afrique, et que le Cafre est mutin et impatient de l’esclavage. On peut bien le mettre sous l’empire de la domesticité, mais non pas sous le joug de la servitude: aussi les européens amènent rarement des Cafres dans leurs colonies, et n’en font presque jamais la recherche, tandis que les malheureux nègres sont opprimés, parcequ’ils sont plus doux, plus tolérants, et d’un caractère moins turbulent; ce qui nous apprend bien qu’il y a de plus grands avantages à être méchant que bon près des tyrans. La côte occidentale de l’île de Madagascar est aussi peuplée de la lignée cafre: ces diverses nations prennent toujours plusieurs femmes en mariage.

   Cette grande famille de nomades fait le commerce des bestiaux, des pelleteries, du morfil ou ivoire, de la poudre d’or, etc. Les Cafres voyagent en caravanes ou en hordes, conduisant leurs bestiaux dans les gras pâturages de l’Afrique, construisant des huttes dans chaque canton, vivant du lait de leurs troupeaux, de fromage et de chair boucanée, ne cultivant presque aucun terrain, et portant toujours leurs armes, qui sont des espèces de piques appelées Zagaies, qu’ils lancent fort loin, avec beaucoup d’adresse et de vigueur. Les femmes sont en très grande majorité de nombre parmi les Boushouanas, selon Lichtenstein; de là résulte la polygamie. Ces peuples, dans leurs guerres, ont soin d’emmener les femmes prisonnières, et aussi des esclaves, qu’ils nomment moutianka. Chaque femme revient au mari qui l’achète à une douzaine de boeufs; c’est elle qui bâtit la case; chaque femme a la sienne, et le mari, qui va d’une à l’autre, habite ainsi tour à tour ces cabanes. Les femmes sont d’ailleurs très fécondes, et mères dès l’âge de treize ans. Ces peuples ont, en chaque tribu, une sorte de gouvernement aristocratique avec un chef. Leur vieillesse est prématurée; ils ont peu de barbe: On en voit quelques uns anthropophages, et ils mangent le morceau de chair qu’ils peuvent enlever à leurs ennemis. Ils sont beaucoup plus intelligents que la plupart des nègres, moins superstitieux et moins crédules, et cependant fort ignorants et plongés dans l’idolâtrerie, ce qui les fait nommer Kafr par les Arabes et les Maures, mot qui signifie infidèle; mais beaucoup d’entre eux deviennent mahométans, car ils aiment le dogme de la fatalité. Quoiqu’ils aient du goût pour la danse et les amusements, ils en sont moins engoués que les nègres, qui oublient tous leurs malheurs au moindre son de quelque instrument; aussi les esclaves qu’on transporte d’Afrique aux îles d’Amérique mourraient de chagrin si l’on n’avait pas soin de les réjouir par la musique. Cette facilité d’oublier son infortune est un dédommagement que la nature a donné au nègre dans sa misère, et qu’elle accorde à tous les êtres faibles. Voila pourquoi l’on s’habitue au malheur de même qu’au plaisir, et à la longue tout devient indifférent.

Tom. II.

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SECTION TROISIEME

HISTOIRE NATURELLE DE L’ESPECE NEGRE EN PARTICULIER

   Sous quelque rapport qu’on envisage les nègres, on ne peut nier qu’ils ne présentent les caractères d’une race distincte de la blanche. On convient généralement de cette vérité, appuyée sur des faits incontestables d’anatomie. Or, ce qui distingue une espèce d’une race, en histoire naturelle, c’est la permanence des traits caractéristiques (*), malgré les influences contraires du climat, des nourritures et d’autres agents extérieurs, tandis que les races ne sont que des modifications variables d’une espèce unique, primordiale. Tous les faits que nous rassemblons concourent à démontrer la persévérance indélébile des caractères physiques et moraux du nègre, sous tous les climats, et malgré la diversité des circonstances; il n’y a donc pas lieu, en histoire naturelle, de nier qu’il ne constitue, non pas une race seulement, mais une véritable espèce distincte des autres races d’hommes connues sur la terre.

(*). Il n’est pas inutile de faire voir que les nègres étaient anciennement conformés comme à présent. D’après les sculptures antiques, voyez dans Caylus, Recueil d’antiquités étrusques, égyptiennes, grecques, romaines et gauloises (Supplément, tom.7, Paris, 1767, in-4, planche LI, nº1 et 2, et p.200, et surtout planche LXXXI, nº3 et 4), un nègre très bien fait, Description, p.285. Sa figure est bien caractérisée; et même la forte contraction des hanches, qui fait paraître ces hommes comme éreintés, est représentée très exactement

   L’explication de la couleur des nègres, la plus généralement admise dès les temps les plus reculés, est celle qui l’attribue à la lumière et à la chaleur de la torride. On a dit que les habitants de la terre prenaient une couleur d’autant plus basanée, ou plus brune, qu’ils se rapprochaient davantage de la ligne équatoriale. On nous a montré l’Allemand plus coloré que le Danois et le Suédois, le Français plus hâlé que l’Allemand ou l’Anglais, l’Italien et l’Espagnol encore plus basanés que le Français, le Marocain plus brun que l’Espagnol; enfin le Maure, l’Abyssin, se rapprochant par nuances de la couleur noire des habitants de la Guinée. (*)

(*). Les Espagnols nés au Chili, de père et mère européens, restent blancs, et même plus qu’en Europe, tandis que les Chiliens restent tous cuivrés ou rougeâtres, plutôt qu’olivâtres, comme sont les mulâtres. (Frézier, Voyage, p.65). Les noirs restent aussi nègres s’ils ne se mèlent pas (ibid); mais au Brésil et aux îles ou colonies des Européens, ceux-ci deviennent plombés, jaunâtres, créoles (ibid).

   Quelque concluante que paraisse cette observation, elle n’est certainement pas suffisante, et d’autres viennent la contredire. Cette gradation de couleurs se remarque aussi chez d’autres peuples dans un ordre différent; car suivant l’explication, il faudrait que tous les peuples de la zone torride fussent noirs, tous ceux des zones tempérées de couleur plus ou moins brunie, et tous ceux des zones froides très blancs: c’est ce qui n’existe pas. En effet, les peuples voisins du pôle arctique, tels que les Lapons, les Samoïèdes, les Esquimaux, les Groënlandais, les Tschutchis, etc., sont fort basanés tandis que des peuples plus voisins des tropiques, comme les Anglais, les Français, les Italiens, etc., sont beaucoup plus blancs. En outre, tous les hommes n’ont point la même couleur sous le même parallèle et dans un pareil degré de chaleur: par exemple, le Norvégien, l’Islandais, sont très blancs, tandis que le Labradorien, l’Iroquois en Amérique, les Tartares Kirguis, les Baskirs, les Buraettes, les Kamtschadales, sont bien plus rembrunis. Auprès des blanches circassiennes et des belles Mingreliennes, on rencontre les bruns et hideux Kalmouks, et les tartares Nogaïs au teint basané. Les Japonais sont bien plus colorés que les Espagnols, quoique leurs pays soient situés à peu près sous la même latitude, et jouissent d’une chaleur assez semblable. Quoiqu’il fasse peut-être aussi froid au détroit de Magellan que dans la mer Baltique, les Patagons ne sont pas blancs comme les Danois. On trouve à la terre de Diémen, vers le cap mériodional de la Nouvelle-Hollande, des hommes d’une couleur aussi foncée que les Hottentots; cependant le climat y est aussi froid pour le moins qu’en Angleterre. La Nouvelle-Zélande, placée à peu près sous la même latitude méridionale, est peuplée d’hommes très basanés, et cependant les habitants des îles sont généralement moins colorés que ceux des grands continents (*).

(*). 2º Voyage de Cook et Forster, Observations, tom.V, p.254, trad.fr.

   Les habitants de la Haute-Asie, situés sous le même parallèle que les Européens, et exposés à une égale température, sont beaucoup plus foncés en couleur. Si la chaleur du climat déterminait les nuances de la peau, pourquoi verrions-nous les habitants des îles de la Sonde, les Malais, les peuples des Maldives, ceux des Moluques, enfin les habitants de la Guiane, et tant d’autres de la zone torride, beaucoup moins colorés que les nègres? Et cependant il existe des nègres hors de la zone torride, comme les Hottentots du Cap de Bonne-Espérance. Comment pourrait-il se rencontrer à Madagascar une race d’hommes olivâtres et une race de nègres? Comment se trouverait-il des peuples blancs entourés de peuples noirs, au sein même de l’Afrique, comme le témoignent les voyageurs? (*) Pourquoi les uns demeurent-ils blancs ou seulement olivâtres, sur la même terre que les nègres habitent, et au pareil degré de chaleur? Si le climat noircit le nègre, pourquoi ne noircit-il pas également les animaux, par exemple les singes, les quadrupèdes, les oiseaux, etc.? Pourquoi la semblable température colore-t-elle si différemment les hommes du même parallèle terrestre?

(*). Buffon, Supplément, in12, tom.VIII, p.271, soutient avec Bruce, Voyag., tom.V, p.115, qu’il y a des hommes blancs au coeur de l’Afrique; sous l’équateur, d’après Demanet et Adanson. Les diverses nuances des noirs sont loin d’être proportionnées à leur éloignement de l’équateur (Hallé, Encyclop. Method., tom I, p.312): les Arabes sont bruns olivâtres; les Cabyles des montagnes de l’Atlas sont blancs comme ceux des montagnes de Fez; ceux du mont Auress, au royaume d’Alger, sont blancs et blonds de cheveux, au point que Shaw croit y retrouver d’anciens Vandales, même avec des cheveux roux. (Voyez aussi Bruns, Afrika, tom. II, p.119; et Poiret, Voy. en Barb, tom. I, p.31.).

   Il y a plus: nous voyons naître parmi nous, dans la même famille, des bruns, des blonds, des personnes à peau très blanche, et d’autres plus basanées, quoique vivant ensemble d’une manière uniforme et sous le même toit. Les nègres se reproduisent dans nos climats, et dans les colonies américaines, sans perdre leur couleur noire. Les colons hollandais, établis au Cap de Bonne-Espérance, et vivant presque à la manière des Hottentots, mais sans s’allier à eux, conservent leur teint blanc depuis plus de deux cents ans (*). Ceux qui ont écrit que les Portugais établis depuis le quinzième siècle près de la Gambie et aux îles du Cap-Vert, y étaient devenus noirs, ne peuvent attribuer ce changement qu’aux mariages de ces Européens avec les négresses. On sait, en effet, que les Portugaises, périssent presque toutes en Guinée, à cause de l’extrême chaleur, qui leur cause des pertes de sang très dangereuses; et leur grossesse est souvent terminée pas des avortements funestes, ou leurs accouchements sont suivis d’hémorragies utérines mortelles. Les Portugais n’ont donc pu se propager en ce climat qu’en s’alliant aux femmes du pays; telle est la cause qui les a rendus presque nègres.

(*). Ovington, Voyage, tom. II, p.196; Marsden, Samatra, traduction française tom. I, p.80; Pechlin, Aethiop; Cook, Voy. austr., tom. II, p. 245 et 325, Hugues, Barbad., p.14; Caerdenus, Voy., tom. II, p.262; Hist. Académ., 1724, p.18, soutiennent que jamais les blancs ne noircissent entièrement sous les tropiques.

   Les négrillons naissants sont d’une couleur rougeâtre, ou plutôt jaunâtre. Quelques parties seulement, telles que le tour des ongles aux pieds et aux mains, et les parties génitales, tirent sur le brunâtre. Peu à peu ils noircissent entièrement au bout de huit jours, soit dans les pays froids, soit dans les climats chauds, soit qu’on les expose à la lumière, soit qu’on les renferme dans un lieu sombre. Pourquoi ne restent-ils pas blancs dans les pays froids, et lorsqu’on les soustrait à l’éclat du jour? Si la noirceur de leur peau était l’effet d’une cause purement occasionnelle et extérieure, pourquoi serait-elle héréditaire en tous lieux, et constante dans toutes les générations?

   Mais cette couleur noire ne se borne point à la peau du nègre. Les anatomistes ont jadis observé, et nous l’avons vu nous-mêmes, que le sang de cette espèce d’hommes était plus foncé que celui du blanc, que ses muscles ou sa chair était d’un rouge tirant sur le brun. La cervelle, qui est grise ou cendrée à l’extérieur ou par sa portion corticale dans l’homme blanc, est surtout noirâtre dans les nègres (1); leur moelle allongée présente une couleur jaune grisâtre; les corps striés sont bruns (2). Des observateurs ont même assuré dès le temps d’Hérodote (3) que ces nègres avaient le sperme noirâtre; toutefois Aristote a reconnu formellement qu’il était de couleur blanche (4). Leur bile est aussi d’une teinte plus foncée que celle du blanc. Ainsi le nègre n’est donc pas seulement nègre à l’extérieur, mais encore dans toutes ses parties, et jusque dans celles qui sont les plus intérieures.

(1). Meckel, Mem. Acad. De Berlin, tom. XIII, p.69, an 1757

(2). Ibid, p.70-.

(3). Histor. Thal., nº101.

(4). Lib. II, Gener. Animal., c.II-*.

   Ce qui le démontre mieux encore, c’est que sa conformation s’éloigne de la nôtre par des caractères très essentiels. Sans parler des cheveux crépus et comme laineux des nègres, sans détailler tout ce qui distingue leur physionomie de la nôtre, comme leurs yeux ronds, leur front bombé et couché en arrière, leur nez écaché, leurs grosses lèvres, leur espèce de museau, leur allure éreintée, leurs jambes cambrées, ils présentent surtout dans leur intérieur des singularités frappantes. Soemmerring, Ebel, savants anatomistes allemands, ont fait voir que le cerveau du nègre était comparativement plus étroit que celui du blanc, et que les nerfs qui en sortaient étaient plus gros dans le premier que dans le second. Plusieurs autres observations ont remarqué, en outre, que la face du nègre se développait d’autant plus que son crâne se rapetissait, ce qui donne une différence d’un neuvième de plus entre la capacité de la tête d’un blanc et celle d’un nègre, comme nous en avons fait aussi l’expérience. Palisot de Beauvois, qui a voyagé en Afrique, et moi, comparant les quantités de liquides que peuvent contenir les crânes des blancs et ceux des nègres, nous avons observé, que chez ces derniers, il se trouvait jusqu’à neuf onces de moins que dans les crânes des Européens.

   Le crâne de nègres est épais, avec des sutures serrées, et résiste mieux aux coups que celui des Européens; mais leur encéphale a proportionnellement des hémisphères moins volumineux avec des circonvolutions cérébrales moins multipliées et moins profondes que chez l’homme blanc, de grands tubercules quadrijumeaux, une petite protubérance annulaire, un cervelet à proportion très considérable, une large ouverture du trou occipital, une grosse moelle allongée et épinière, une extrême disposition aux sensations et aux excitations nerveuses, tous signes d’une plus grande animalité que chez le blanc.

   Hérodote avait déjà dit que les crânes des Ethiopiens étaient plus durs que ceux des Perses, et l’on attribuait cette différence à ce que ces derniers avaient toujours la tête couverte de leur mitre, cidaris, tandis que le soleil frappant à nu sur la tête de l’Ethiopien en durcissait les os. Il est manifeste que tous les os du nègre sont plus compactes et contiennent plus de phosphate calcaire; ils ont aussi plus blancs que ceux de la race caucasienne. Fernandez Oviédo rapporte qu’il en est de même des crânes des Caraïbes, comparés à ceux des Espagnols. Ces peuples, à crânes durs et presque éburnés, sont en même temps fort peu intelligents, sans doute parceque l’ossification s’opère trop vite et empêche le parfait développement de l’encéphale. La dureté des os, des autres tissus et de l’encéphale accuse généralement une rudesse intellectuelle analogue à celle des brutes, dont la puberté est précoce.

   Ces remarques sur les proportions entre le crâne et la face du nègre, entre la grosseur comparative de son cerveau et de ses nerfs, nous offrent des considérations très importantes. En effet, plus un organe se développe, plus il obtient de puissance et d’activité; de même, à mesure qu’il perd de son étendue, cette puissance est diminuée. On voit donc que si le cerveau se rapetisse, et si les nerfs qui en sortent grossissent, le nègre sera moins porté à faire usage de sa pensée qu’à se livrer à ses appétits physiques, tandis qu’il en sera tout autrement dans le blanc. Le nègre offre ses organes de l’odorat et du goût plus développés que le blanc; ces sens prendront donc un plus grands ascendant sur son moral qu’ils n’en ont sur le nôtre; le nègre sera donc plus adonné aux plaisirs corporels, nous à ceux de l’esprit. Chez nous, le front avance et la bouche semble se rapetisser, se reculer, comme si nous étions destinés à penser plutôt qu’à manger; chez le nègre, le front se recule et la bouche s’avance, comme s’il était plutôt fait pour manger que pour réfléchir. Ceci se remarque à plus forte raison dans les bêtes: leur museau s’avance comme pour aller au-devant de la nourriture; leur bouche s’agrandit comme si elles n’étaient nées que pour la gloutonnerie; leur cervelle diminue de volume, et se retire en arrière; la pensée n’est plus qu’en second ordre. Nous voyons à peu près la même chose ailleurs. Ces personnes si adonnées aux plaisirs de la table, ces énormes mangeurs, ces gourmands crapuleux qui semblent ne vivre que pour la bouche, sont comme hébétés; ils ne connaissent que la bonne chère, et, digérant toujours, ils deviennent presque incapables de réfléchir. Caton l’ancien disait: «A quoi peut être bon un homme qui est tout ventre depuis la bouche jusqu’aux parties naturelles?» Il est certain que les organes de la pensée s’affaiblissent d’autant plus que les organes de la nutrition se fortifient davantage; aussi les hommes d’esprit ont tous un estomac débile.

   De même, les membres et les sens ne se perfectionnent beaucoup à l’extérieur qu’aux dépens des facultés intellectuelles. Il semble que le cerveau du nègre se soit en grande partie écoulé dans ses nerfs, tant il a les sens actifs et les fibres mobiles: il est tout en sensations. Chacun sait que ces hommes ont une vue perçante, un odorat extrêmement subtil (*), une ouïe très sensible à la musique; leur goût est sensuel, et ils sont presque tous gourmands; ils ressentent l’amour avec de violents transports; enfin, par leur agilité, leur dextérité, leur souplesse et leurs facultés imitatives dans tout ce qui dépend du corps, ils surpassent tous les autres hommes de la terre. Ils excellent principalement dans la danse, l’escrime, la natation, l’équitation; ils font des tours d’adresse surprenants; ils grimpent, sautent à la corde, voltigent avec une facilité merveilleuse et qui n’est égalée que par les singes, leurs compatriotes, et peut-être leurs anciens frères selon l’ordre de la nature. Dans leurs danses, on voit les négresses agiter à la fois toutes les parties de leur corps; elle y sont infatigables. Ces nègres distingueraient un homme, un vaisseau en mer, dans un tel éloignement, que les Européens pourraient à peine les apercevoir avec des lunettes à longue vue. Ils flairent de très loin un serpent, et suivent souvent à la piste, comme les chiens, les animaux qu’ils chassent. Le moindre bruit n’échappe point à leur oreille; aussi les nègres marrons ou fugitifs savent très bien odorer de loin et entendre les blancs qui les poursuivent. Leur tact est d’une finesse étonnante; mais parcequ’ils sentent beaucoup, ils réfléchissent peu; ils sont tout entiers dans leurs impressions, et s’y abandonnent avec une espèce de fureur. La crainte des plus cruels châtiments, de la mort même, ne les empêche pas de se livrer à la fougue de leurs passions: On en a vu s’exposer aux plus grands périls, supporter les plus barbares punitions, pour voir un instant leur maîtresse. Sortant d’être déchirés sous les fouets de leur maître, le son du tam-tam, le bruit de quelque mauvaise musique, les fait tressaillir de volupté. Une chanson monotone, fabriquée sur-le-champ de quelques mots pris au hasard, les amuse pendant des journées, sans qu’ils se lassent de la répéter; elle les empêche même de s’apercevoir de la fatigue; le rythme du chant les soulage dans leurs travaux et leur inspire de nouvelles forces. Un moment de plaisir les dédommage d’une année de peines. Tout en proie aux affections actuelles, le passé et l’avenir ne sont rien à leurs yeux; aussi leurs chagrins sont passagers, et ils s’accoutument à leur misère, la trouvant même supportable quand ils jouissent d’un instant d’agrément. Comme ils suivent plutôt leurs sens et leurs impressions que la raison, ils sont extrêmes en toutes choses; agneaux quand on les opprime, tigres quand ils dominent. Leur esprit va sans cesse, selon l’expression de Montaigne, de la cave au grenier. Capables d’immoler leur vie pour ceux qu’ils aiment (et on en a vu plusieurs se sacrifier pour leurs maîtres), ils peuvent, dans leur vengeance, massacrer leur maîtresse, éventrer leurs femmes et écraser leurs enfants sous les pierres. Rien de plus terrible que leur désespoir, rien de plus sublime que leur dévouement. Ces excès sont d’autant plus passagers qu’ils sont portés plus loin: de là vient la facilité qu’ont les nègres de changer rapidement de sensations, leurs violences s’opposant à la durée. Pour ces hommes, il n’y a pas d’autre frein que la nécessité, et d’autre loi que la force; ainsi l’ordonnent leur constitution et la nature de leur climat.

(*). J. Dan Metzger, Die Physiolog. etc.

   Si les nègres ont entre eux moins de relations morales, telles que celles de l’esprit, des pensées, des connaissances, des opinions religieuses et politiques, en revanche ils ont plus de rapports physiques, ils se communiquent davantage leurs affections, ils se pénètrent mieux d’une même âme: plus facilement émus entre eux, ils partagent en un instant les sentiments de leurs semblables, et épousent leur parti sur-le-champ. Ce qui frappe leurs sens les subjugue, tandis que ce qui frappe leur raison la trouve indifférente; aussi les négresses s’abandonnent à l’amour avec des transports inconnus partout ailleurs: elles ont des organes sexuels larges, et ceux des nègres sont très volumineux proportionnellement; car les parties de la génération acquièrent autant d’activité dans les hommes, pour l’ordinaire, que les facultés intellectuelles perdent de leur énergie (*).

(*). Voyez Jefferson, Notes sur la Virginie, etc.-*

   Comme la faiblesse de l’âme est la suite d’une semblable complexion, le nègre a dû être naturellement timide; et l’étroitesse de l’esprit engendre la fourberie, le mensonge, la trahison, vices ordinaires des esclaves et des caractères pusillanimes. Ne pouvant pas agir par la force, ils se dédommagent par de ténébreuses machinations et par des complots. Ils volent, parcequ’ils n’ont pas le droit de jouir de beaucoup de choses; ils sont envieux, jaloux et orgueilleux, rampants dans l’adversité, insolents dans la prospérité; c’est une suite de l’esprit de servitude. Ils aiment aussi le faste, la dépense, le jeu, la bonne chère; ils recherchent surtout les vêtements les plus brillants, et poussent le luxe jusqu’à l’extravagance quand la fortune les a émancipés. Ces vices sont communs à la plupart des méridionaux et aux esprits faibles. Ce qui le témoigne encore mieux, c’est que les Africains sont très superstitieux; ils n’ont, dans le vrai, aucune religion, si ce n’est une crainte puérile des mauvais esprits, des sorciers, des devins; et un culte ridicule de quelques marmousets, appelés fétiches, gris-gris, ou l’adoration de certains animaux, tels que des serpents, des crocodiles, des lézards, des oiseaux, etc. Quelques peuplades nègres ont reçu la circoncision des Arabes, et se croient de la religion mahométane sans la connaître. Pour une bouteille d’eau de vie, on va faire embrasser toute religion possible à un habitant du Sénégal, sauf à l’en faire dédire le lendemain pour la même rétribution: ils ne connaissent pas de plus sûr argument. On ne prouve rien à un nègre de ce qui ne le frappe pas immédiatement; il répèrera tout ce que vous voudrez. Son esprit a trop peu de portée pour songer à l’avenir, et trop d’indolence pour s’en inquiéter.

   Cette insouciance naturelle est encore une suite de la constitution du nègre; car bien qu’elle se trouve chez tous les hommes peu civilisés, elle est cependant plus frappante dans celui-ci. C’est en effet la civilisation qui, en avivant nos désirs et multipliant nos besoins, nous inspire cette inquiétude éternelle, cette démangeaison de l’ambition laquelle nous pousse à nous surpasser tous les uns les autres, et nous rend toujours mécontents de notre destinée présente. Le sauvage, au contraire, désire très peu, et borne ses besoins au seul nécessaire. L’Africain pousse encore plus loin l’apathie et l’imprévoyance de l’avenir. Les vaisseaux négriers qui font la traite des esclaves ont toujours quelques musiciens à bord, pour faire oublier aux nègres toute la misère de leur état. Certainement, qu’un Européen songe si la musique pourrait lui plaire lorsqu’il se verrait enchaîné à fond de cale, maltraité, mal nourri, et exposé à finir ses jours dans l’esclavage et la misère. Il y a plus, c’est que les nègres qu’on emmène sont souvent persuadés que les blancs les doivent manger, et cependant ils s’y résignent. L’avenir n’est rien pour eux, ils ne voient que le présent, et pourvu qu’ils ne soient pas réduits au désespoir, ils supportent leurs maux: heureuse insouciance, qui dérobe aux misérables les tristes pensées de leur malheur! C’est ainsi que le vin, l’eau-de-vie, et quelques nourritures, font oublier à nos pauvres la plupart de leurs infortunes, tandis qu’il faut de grands efforts de courage aux riches et aux puissants du monde pour soutenir le poids de leurs adversités.

   On a beaucoup agité, dans ces derniers temps, la question du degré d’intelligence des nègres; il nous paraît que quelques auteurs l’ont trop exagérée, et d’autres trop dépréciée, dans le système que chacun d’eux avait embrassé. Pour mieux découvrir, à cet égard, la vérité, détachons cette question de tout rapport avec l’esclavage ou la liberté des noirs; et en effet, fussent-ils nés stupides, il ne s’ensuivrait aucunement qu’on dût les asservir, puisque les rangs des sociétés humaines ne sont nullement relatifs au degré d’intelligence de chaque individu, et puisqu’un prince peut tomber dans l’idiotisme ou la démence sans perdre ses titres et ses droits héréditaires. Combien de grands deviendraient petits si l’on devait classer chacun d’après son esprit ou ses mérites!

   Les amis des noirs, par des sentiments philanthropiques qui honorent leur coeur, ont pris à la tâche de rehausser le génie du nègre; ils soutiennent qu’il est d’une capacité égale à celui des blancs, mais que le défaut d’éducation et l’état d’abrutissement dans lequel croupissent de malheureux esclaves sous le fouet des colons compriment nécessairement le développement de leur intelligence. Placez de jeunes nègres, disent-ils, dans nos collèges avec tous les secours qu’une fortune et une éducation libérale prodiguent à nos enfants, et vous jugerez ensuite.. En attendant, divers auteurs ont recueilli les exemples des nègres qu’un talent naturel avait crée poètes, philosophes, musiciens, artistes plus ou moins distingués. Blumenbach assure avoir lu des poésies latines et anglaises dues à des nègres. Et que des littérateurs européens eussent été jaloux d’avoir produites (*).

(*). Magaz. Für physik und nat. Hist., Gotha, tom IV, Band III, p.5 et 8; et Goetting. Magaz., tom. IV, p.421,-*

   Brissot a vu dans l’Amérique septentrionale des nègres libres exerçant avec succès des professions qui réclament beaucoup d’intelligence et de savoir, telles que la médecine; un noir faisait sur-le-champ, de force de tête seule, des calculs prodigieux. Le célèbre évêque Grégoire a composé un Traité sur la littérature des nègres (*) et parmi les preuves multipliées qu’il offre de leurs travaux dans toutes les carrières du savoir, il cite aussi plusieurs négresses; on remarque surtout dans ce nombre Philis Weathley, qui, transportée dès l’âge de sept ans de l’Afrique en Amérique, y apprit bientôt les langues anglaise et latine. A l’âge de dix-neuf ans, elle publia un recueil de poésies anglaises estimées. Le docteur Beattie (**) ne trouve le nègre inférieur en rien aux blancs, ainsi que Clarkson. Le Suédois Wadstroem, qui les observa sur les côtes d’Afrique, les reconnut susceptibles de diriger des manufactures d’indigo, de sel, de savon, de fer, etc. Leurs vertus sociales, ajoute le docteur Trotter, sont au moins égales aux nôtres; on les voit constamment hospitaliers et sensibles pour ces mêmes blancs qui les tyranisent.

(*). Traité sur la littérature des nègres, Paris, 1808, in8º.

(**). Essay on truth, etc.

   Quoiqu’il paraisse toujours quelque air d’injustice à poser la limite de l’esprit, surtout à l’égard d’infortunés que l’on s’autorise à condamner à l’esclavage sous prétexte de cette infériorité d’intelligence, le devoir du naturaliste lui impose cependant l’obligation de discuter une question aussi importante. Hume (1);Meiners et beaucoup d’autres, ont soutenu que la race nègre était fort inférieure à la race blanche par rapport aux facultés intellectuelles; ils sont en cela d’accord avec les observations des anatomistes déjà cités (2), comme avec les nôtres, puisque la capacité du cerveau chez tous les nègres qu’on a pu examiner se trouve généralement moins considérable que chez les blancs. Blumenbach a reconnu que les crânes de la race kalmouke ou mongole, et ceux des Américains, quoique déjà plus étroits que les crânes des Européens (3), étaient encore plus étendus que ceux des Africains (4).

(1). Essays, XXI, p.222, note.

(2). Soemmerring, et aussi MM. Cubier, Gall et Spurzheim.

(3). Voyez ses Decad. Cranior. Divers. Gentium.

(4). Les nègres sont considérés comme fort inférieurs à notre espèce dans le Voyage aux amériques du chev. De Chastelux; et aussi par Jefferson, Notes on the Virginia state, London, 1787, p.270.

   Mais indépendemment de ce fait constaté, dont l’empreinte est même manifeste sur le front abaissé du nègre, consultons l’histoire de son espèce sur tout le globe.

   Quelles sont les idées religieuses auxquelles il a pu s’élever de lui-même sur la nature des choses? Elles sont l’un des plus sûrs moyens d’évaluer la capacité intellectuelle. Nous le voyons partout prosterné devant de grossiers fétiches, adorant tantôt un serpent, une pierre, un coquillage, une plume, etc., sans s’élever même aux idées théologiques des anciens Egyptiens ou d’autres peuples adorateurs des animaux, comme emblêmes de la Divinité.

   Dans les institutions politiques, les nègres n’ont rien imaginé, en Afrique, au-delà du gouvernement de la famille et de l’autorité absolue, ce qui n’annonce aucune combinaison.

   Par rapport à l’industrie sociale, ils n’y ont jamais fait d’eux seuls les moindres conquêtes; ils n’ont pas bâti de grands édifices, des villes superbes, comme l’ont exécuté les Egyptiens, même pour se soustraire aux ardeurs du soleil; ils ne s’en garantissent nullement par des tissus légers, comme font les Indiens; ils se contentent de cabanes et de l’ombrage des palmiers. Ils n’ont point d’art, point d’inventions qui charment les ennuis de leurs loisirs sur un sol si riche.. Ils n’ont pas même les jeux ingénieux des échecs inventés par les Indiens, ni ces contes amusants des Arabes, produits d’une imagination féconde et spirituelle. Placés à coté des Maures, des Abyssins, peuples de race originairement blanche, les nègres en sont méprisés comme stupides et incapables; aussi les trompe-t-on constamment dans les échanges commerciaux; on les dompte, on les soumet, en présence de leurs compatriotes même, sans qu’ils aient l’esprit de s’organiser en grandes masses pour résister, et de se discipliner en armée; aussi sont-ils toujours vaincus, obligés de céder le terrain aux Maures. Ils ne savent point se fabriquer d’armes autres que la zagaie et la flêche, faibles défenses contre le fer, le bronze, le salpêtre.

   Leurs langages, très bornés, monosyllabiques, manquent de termes pour les abstractions. Ils ne peuvent rien concevoir que des objets matériels et visibles: aussi ne pensent-ils guère loin dans l’avenir, mais comme ils oublient bientôt le passé; sans histoire, ils n’avaient même pas une écriture de signes ou d’hiéroglyphes; les arabes mahométans ont enseigné à plusieurs l’alphabet; cependant leurs langues n’offrent presque point de combinaisons grammaticales.

   Leur musique est sans harmonie, et, quoiqu’ils y soient très sensibles, elle se borne à quelques intonations bruyantes, sans former une série de modulations expressives. Avec des sens très parfaits, ils manquent de cette attention qui les emploie, de cette réflexion qui porte à comparer les objets, pour en tirer des rapports, en observer les proportions.

   Des exemples particuliers d’intelligence remarquable chez des nègres (comme tous ceux cités par les auteurs) ne prouveront que des exceptions, tant que des nations nègres ne se civiliseront pas d’elles seules, comme l’a fait d’elle-même la race blanche. Le temps et l’espace ne manquent point à l’Africain; cependant il est resté brut et sauvage, lorsque les autres peuples de la terre se sont plus ou moins élancés dans la noble carrière de la perfection sociale. Aucune cause politique ou morale ne peut retenir l’essor du nègre en Afrique, comme celles qui enchaînent l’esprit du Chinois; le climat de l’Afrique a permis un assez grand développement intellectuel aux anciens Egyptiens: il faut donc conclure que la médiocrité perpétuelle de l’esprit, chez les nègres, résulte de leur conformation seule; car dans les îles de la mer du Sud, où ils se trouvent avec la race malaise, également sauvage, ils lui restent encore inférieurs sans être asservis (*).

(*). Voyez Forster, Observ. Sur l’espèce humaine, dans les Voyages de Cook.

   Les auteurs qui veulent expliquer cette infériorité par une prétendue dégénération que l’espèce humaine aurait subie en Afrique d’un excès de chaleur, et par des nourritures grossières, peuvent contempler des nègres très robustes, très bien constitués, soit en Afrique, soit dans les colonies ou partout ailleurs, sans que la dimension de leur cerveau et leurs facultés d’intelligence y gagnent davantage.

   Tout annonce donc que les nègres forment non seulement une race, mais sans doute une espèce distincte de tout temps, comme la nature en a crée parmi les autres genres d’êtres vivants. On a élevé avec soin des nègres, on leur a donné la même éducation dans des écoles et des collèges qu’aux blancs, et ils n’ont pas pu cependant pénétrer dans les connaissances humaines au même degré que ceux-ci. D’ailleurs, il faut bien reconnaître, ce n’est point par la force du corps, mais par ses lumières, que l’homme domine sur les animaux (*); et il est manifeste qu’aujourd’hui par l’état de la civilisation que les peuples les plus instruits, les plus habiles, obtiennent, toutes choses égales, la prépondérance sur les autres nations du globe: donc les sciences ou les connaissances ont établi le règne et l’empire dans la race blanche plus que dans toutes les autres, parcequ’elle s’est montrée partout la plus intellectuelle et la plus industrieuse.

(*). On peut en voir une preuve aussi en ce que jamais les nègres n’ont rendu domestiques les éléphants, comme le font les Hindous et autres Asiatiques. L’éléphant d’Afrique, plus petit, moins courageux qu’en Asie, n’est pourtant nulle part dompté par les noirs.

   Les nègres sont de grands enfants: parmi eux il n’y a point de lois, point de gouvernements fixes. Chacun vit è peu près à sa manière; celui qui paraît le plus intelligent ou qui est le plus riche devient juge des différents, et souvent il se fait roi; mais sa royauté n’est rien, car, bien qu’il puisse quelquefois opprimer ses sujets, les faire esclaves, les vendre, les tuer, ils n’ont pour lui aucun attachement, ils ne lui obéissent que par terreur; ils ne forment aucun état, ils ne se doivent rien entre eux. Seulement, comme ils sont glorieux, ils aiment à se distinguer par la parure; ils créent entre eux des rangs, ils recherchent les fêtes, les cérémonies, ils veulent briller, paraître avec éclat; ils sont jaloux de leurs distinctions, et ravis d’attirer sur eux les regards de la multitude. C’est la marque ordinaire des esprits qui n’ont pas d’autre mérite que celui conféré par la richesse ou le pouvoir. Les petites guerres qu’ils se font en Afrique se réduisent à quelques batteries à coups de bâtons, de piques et de flêches; et souvent la campagne commencée le matin est terminée le soir par la paix. Les nègres aiment les appareils guerriers, ils ont fanfarons; mais quand il faut venir à l’effet, ils sont les plus timides des hommes, à moins qu’on ne les réduise au désespoir, ou que la vengeance ne les rende furieux: alors ils se font hacher plutôt que de céder; ils poussent la férocité à une rage effrénée et inconnue dans nos climats tempérés; heureusement c’est un feu de courte durée. Au reste, ils attachent peu de gloire aux conquêtes, parceque le vainqueur est aussi simple, aussi ignorant que le vaincu, et qu’ils croupissent toujours dans la même sottise qu’auparavant.

   Un nègre, courtier d’esclaves pendant sa jeunesse avait fait, dans un âge plus mûr, un voyage au Portugal. «Ce qu’il voyait, dit Raynal, ce qu’il entendait dire, enflamma son imagination, et lui apprit qu’on se faisait souvent un grand nom en occasionnant de grands malheurs. De retour dans sa patrie, il se sentit humilié d’obéir à des gens moins éclairés que lui. Ses intrigues l’élevèrent à la dignité de chef des Akanis, et il vint à bout de les armer contre leurs voisins. Rien ne put résister à sa valeur, et sa domination s’étendit sur plus de cent lieues de côtes dont Anamabou était le centre. Il mourut, personne n’osa lui succéder, et tous les ressorts de son autorité se relachant à la fois, chaque chose reprit sa place (*).»

(*). Hist. Philos. Des deux Indes,l. XI.

   Ces peuples des côtes d’Afrique, chez lesquels se faisait la traite, ont divers gouvernements. On y voit tantôt une monarchie absolue, tantôt une sorte d’aristocracie. C’est ainsi qu’au royaume d’Aschantie, placé au nord de la Côte-d’Or, le gouvernement est une espèce d’aristocratie féroce, avec un roi souvent obligé de céder aux grands. Il règne une magnificence barbare dans la capitale, qui compte plus de cent mille habitants (*). De même parmi les Fantées, autre peuplade aristocratique sur les rives du Zaïre, dans une nation également populeuse, on voit les exemples de la barbarie la plus atroce avec des superstitions affreuses; ainsi l’on empale des victimes humaines, des femmes; on massacre des individus de tout sexe, pour se rendre ses divinités favorables, surtout à la mort des grands (**).

(*). Bowdich, Ambassade au royaume d’Aschantie, Lond., 1819, in-4º.

(**). Cap. John Adam, Remarks from cape Palmas, to the river Congo, Lond., 1823, in-8º

   Ainsi les nègres de l’intérieur de l’Afrique ne se civilisent pas d’eux-mêmes. Le pouvoir illimité des chefs a droit sur la vie; mais dans l’exercice des jugements au criminel, les condamnations allaient plutôt à l’esclavage qu’à la mort, par commutation de peine, à cause du profit qu’ils tiraient des ventes d’esclaves aux Européens (*).Si l’imperfection des nègres empêche l’établissement d’un despotisme durable parmi eux, comme chez les Indiens, c’est encore un bienfait qu’ils tiennent de la nature, puisque la science et la plus grande capacité d’esprit des autres hommes sont employées si souvent à fonder des institutions tyranniques et à ourdir un réseau de lois multipliées pour enlacer plus habilement les peuples.

(*). Edwards, History of the west Indies, t.II.

   On ne peut agir sur les nègres qu’en captivant leurs sens par les plaisirs, ou en les frappant par la crainte: ils ne travaillent que par besoin ou par force. Se contentant de peu de chose, leur industrie est bornée et leur génie reste sans action, parceque rien ne les tente que ce qui peut satisfaire leur sensualité et leurs appétits physiques. Comme leur caractère a plutôt de l’indolence que de l’activité, ils paraissent plus propres à être conduits qu’à conduire les autres, et plutôt nés pour l’obéissance que pour la domination. Il est rare d’ailleurs qu’ils sachent bien commander, car on a remarqué qu’ils se montraient alors despotes capricieux, et d’autant plus jaloux de l’autorité qu’ils étaient plus opprimés. Ce dernier caractère n’est point exclusif aux nègres, puisqu’il est reconnu par expérience que les plus souples esclaves deviennent toujours les plus méchants maîtres en tout pays, parcequ’ils veulent se dédommager en quelque sorte sur les autres de tout le mal qu’ils ont souffert. C’est ainsi qu’on a dit de Caligula, empereur romain, qu’il avait été le meilleur des valets et le pire des maîtres. Ce caractère est donc surtout l’effet de leur oppression, et non pas celui d’un naturel pervers; le propre de la servitude est de dégrader les âmes. Les misérables sont sensibles, généreux, hospitaliers, entre eux, mais durs et impitoyables envers les heureux, qu’ils regardent comme autant d’ennemis. Un pauvre nègre partagera son pain, son lit avec son semblable; il s’exposera aux plus grands périls pour sauver la vie à un esclave fugitif; il défendra jusqu’à la mort l’inconnu dont l’infortune l’aura touché; mais ce nègre si sensible deviendra peut-être atroce, impitoyable envers son maître; c’est l’instinct de tous les malheureux; il leur semble que le bonheur des autres soit fait à leurs dépens. Au reste, le nègre, lorsqu’il n’est point soumis à cet odieux et avilissant esclavage qui le dégrade, montre un coeur excellent, rempli de générosité, d’attachement sincère et de sensibilité. Ses chaînes ne lui ôtent pas toutes ses vertus. Quand il aime, il ne se borne point à des démonstrations extérieures, il le prouve par les effets; il est capable de donner son sang pour ceux qu’il chérit (*).

(*). Quelque différence qu’il y ait entre le nègre et l’Européen dans la conformation du nez et la couleur de la peau, il n’en existe point dans les sentiments et dans les attachements qui sont le caractère de notre naturel sensible. (Mungo Park, Voyage en Afrique, p.82)

    Les nègres lolofs, grands et bien faits, ont la physionomie ouverte, sont honnêtes, hospitaliers, généreux, fidèles et doux. Les Foulahs sont intelligents et industrieux; les Mandingues, instruits, pleins d’activité et de grâce, selon Golberry, doux, gais, curieux, crédules, simples, sensibles à la flatterie. Tous les nègres aiment beaucoup leur mère, et les femmes négresses sont extrêmement bonnes.

   Rarement il est avare; au contraire, il partage le fruit de ses travaux avec ses amis; il a toutes les vertus des âmes simples. Naturellement doux, prévenant, fidèle, quand on ne le révolte point par d’infâmes traitements, il s’attache à ses maîtres, il les soigne, il prend leurs intérêts; rien ne le rebute; il chérit leurs enfants comme les siens propres; il s’exposerait au feu et à l’eau pour les préserver du danger. On a vu des exemples heroïques de leur attachement: plusieurs ont donné leur vie pour sauver celle de leurs maîtres; plusieurs n’ont pas voulu leur survivre. Quiconque est aimé des nègres peut tout attendre d’eux: il en est même qui ont pratiqué le plus difficile précepte de la morale, celui de faire du bien à ses oppresseurs, de confondre l’ingrat par de nouveaux bienfaits. Combien n’en a-t-on pas vu qui, déchirés sous le fouet d’un barbare colon, venaient encore lui offrir le reste de leur sang et de leur vie pour garantir ses jours! Combien d’eux n’ont-ils pas payé les tourments qu’on leur a fait subir par des preuves d’un dévouement intrépide! Ils savaient pardonner l’offense et répondre à la dureté de coeur par la magnanimité. Dans la dernière des conditions, ils donnaient aux puissants l’exemple des plus sublimes vertus; ils montraient que si la fortune les avait privés de ses dons, ils étaient dignes de les obtenir. Contents d’avoir pratiqué le bien sur la terre, ils mourraient pauvres et sans gloire, mais fiers de leur destinée, et ne laissant à leurs enfants que l’exemple de leur vie, au lieu du pain et de la liberté qu’ils ne pouvaient leur donner.

   Tels sont les hommes que les Européens ont toujours opprimés et qu’ils calomnient, aujourd’hui même encore que les progrès universels de la vraie philanthropie ont fait abolir chez plusieurs nations la traite de ces malheureux. Ils sont paresseux, dit-on; et de quel droit les forcez-vous à des travaux dont ils n’obtiennent pour profit que des coups? Ils sont intempérants, débauchés; soit, mais quel mal en résulte pour vous? Ils n’ont point de religion, point de lois chez eux; est-ce un motif pour les asservir, pour les aller dérober au sein de leur patrie, les arracher des bras de leur famille, pour les enchaîner, et, les traînant dans de lointains climats, les forcer à se courber sous le fouet menaçant, à engraisser de leurs sueurs une terre brûlante, et y multiplier, sans récompense, la canne è sucre. Le café, le coton, l’indigo, qui ne sont pas pour eux? Vous abusez de la force pour tyranniser le faible, et l’intérêt invente des sophismes pour justifier cet abus du pouvoir. A peine est-il permis d’élever la voix en faveur du misérable, et c’est devenir presque criminel que de réclamer pour le nègre un peu d’humanité. Sans doute, en demandant l’adoucissement de sa misère, on est loin de vouloir justifier les crimes horribles qu’une licence effrénée lui a fait commettre, quoiqu’ils n’aient été peut-être que les représailles de ce qu’il avait souffert; mais, du moins, pourquoi ne pas rendre supportable la destinée de ces infortunés? Quelle idée nous donnent de leur coeur ces hommes si sensibles en apparence, qui remplissent le monde de leurs cris quand on les égratigne, et qui ferment les yeux quand on massacre indignement des milliers d’Africains?

ARTICLE PREMIER

De l’esclavage de l’espèce humaine en général.

   Puisque, par toute la terre et chez tous les hommes, il existe une telle différence de rang et de pouvoir que les uns sont maîtres et les autres plus ou moins assujettis ou esclaves (*); puisque l’espèce nègre en particulier s’est constamment soumise aux races blanches partout où elle s’est trouvée en relation avec elles, cherchons si la servitude des hommes et celle des animaux peut être conforme à la nature. Une telle question n’appartient pas moins à l’histoire naturelle qu’à la politique si l’on veut l’envisager philosophiquement.

(*). De toute antiquité les Orientaux ont attaché au mot blanc, l’homme blanc, l’idée de liberté et de supériorité, comme au mot noir, nègre, celui de servitude, d’esclavage et d’impôt. Ces termes furent transportés, par métaphore, aux pays; de là vient que la Russie-Blanche, la Valachie-Blanche, ont signifié que ces régions étaient libres et affranchies. Les Huns furent très anciennement distingués en blancs et en noirs, par cette raison; et lorsque les czars de Russie eurent enfin secoué le joug des Tartares, on leur conféra le titre de blancs. Schérer, Annales de la Petite-Russie, p.85, note.

   Les partisans de l’esclavage soutiennent avec Aristote (1), qu’il y a des esclaves par nature, des êtres inférieurs en intelligence ou incapables de se gouverner, comme sont les enfants, et, par cette raison, condamnés naturellement à la subordination envers leurs parents ou leurs tuteurs. Solon, dans Athènes, Romulus, à Rome, avaient même donné aux pères droit de vie et de mort sur leurs enfants; il en fut ainsi chez les Perses, bien qu’Aristote flétrisse cette coutume du nom de tyrannie (2). Il en était encore ainsi chez d’autres peuples dont la législation fut estimée (3).

(1). Politique, liv. I, ch. 1.

(2). Moral. Nicom., lib. VIII, cap. XII.

(3). Dion, Prusaeus, orat. XV.

   A quel titre, ajouteront des publicistes, posséderions-nous l’empire sur des animaux, si ce n’était par cette supériorité d’intelligence et d’adresse que nous accorda la nature manifestement, comme à des maîtres, pour gouverner toutes les créatures? Si notre empire est légitime, si l’ordre éternel a voulu que les faibles, les incapables d’esprit se consacrassent aux plus forts et aux plus intelligents, leurs protecteurs nés; la femme à l’homme, le jeune au plus âgé; de même le nègre, moins intelligent que le blanc, doit se courber sous celui-ci, tout comme le boeuf ou le cheval, malgré leur force, deviennent les sujets naturels de l’homme: ainsi l’a prescrit la destinée (*).

(*). Il est remarquable que les chiens des nègres, aux îles de France et de Bourbon, se conforment au caractère esclave de leurs maîtres, et cèdent aux chiens des blancs Voyage à l’île de France, à l’île de Bourbon, par un officier du roi. (Bernardin de Saint-Pierre.) Amsterdam et Paris, 1773, in-8º, tom. I, p.195.

   N’est-ce donc pas la nature qui, rétrécissant, comme nous l’avons vu, le crâne du nègre et celui de l’Hindou, soumit l’intelligence de ces peuples à la race blanche, dont l’esprit est plus vaste et le cerveau plu largement développé? Croit-on que, sans cette diversité de structure organique, une nation de près de deux cent millions d’hommes, les Chinois se seraient soumis humblement à une poignée de Tartares, et que les Européens domineraient partout en maîtres sur le reste du monde, comme ils l’ont exécuté avec tant de succès, soit aux Indes, soit en Afrique, soit en Amérique?

   Et ne voyez-vous point, parmi plusieurs espèces d’animaux, les mâles se faire obéir des femelles et de leurs petits? Mais de plus, chez diverses petites républiques d’insectes, n’y trouvez-vous pas des guerriers, des défenseurs, et en même temps des maîtres, comme chez les termites (termes fatale) et les fourmis amazones, dont M. Huber nous a décrit les conquêtes, les victoires? Leurs nombreux ilotes ou les prisonnières de guerre ne sont-elles pas condamnées à nourrir leurs dominateurs, à leur élever des édifices, ainsi qu’à prendre soin de leur progéniture? La nature admet donc ou plutôt elle établit l’inégalité des races et des espèces; elle soumet la brebis au loup, comme elle place au-dessus du chien et d’autres animaux l’homme, leur modérateur suprême. Le monde est une vaste république, où les rangs de chacun sont assignés; les êtres finissent nécessairement par s’y caser et s’y coordonner d’après leur valeur relative, leur puissance réciproque; comme dans un mélange d’éléments de pesanteurs hétérogènes, chacun d’eux tombe ou s’élève au degré qui lui appartient.

   Que prétendent donc, poursuivront ces mêmes philosophes, les défenseurs d’une égalité chimérique? Que si elle existait, le monde même ne pourrait plus subsister. Otez-nous tout empire sur les animaux, voilà l’agriculture détruite; voilà l’homme réduit à vivre dans les bois de racines sauvages. Otez toute différence entre les individus, partagez également tous les biens, personne ne voudra plus travailler l’un pour l’autre; tout demeure anéanti faute de mobile, soit de richesse, soit de distinction: car qui vaudrait exceller, s’il n’était pas possible de jouir des avantages que procure la supériorité de l’industrie et du travail? Ainsi une parfaite et constante égalité est impossible, on ne promet que l’inertie du tombeau. La nature, plus sage, a donc voulût qu’il existât des faibles et des forts, afin que ceux-ci protégeassent les premiers, ou s’en servissent pour l’utilité commune. Dites-nous si aucun peuple, si aucun homme pourrait s’élever à un degré de perfection et de civilisation fort avancées, sans le secours de ces instruments animés tels que les bestiaux et la domesticité des hommes ou leur esclavage. Ces merveilleux monuments des Egyptiens, des Romains, et d’autres grands peuples, étaient-ils exécutables sans des milliers de bras esclaves? Et l’Europe ne doit-elle pas la splendeur et l’étendue de sa puissance moderne à ces colonies, à ces travaux de tant de nations exploitées par nous dans les diverses parties du monde, pour que le citadin opulent de Paris ou de Londres jouisse de toutes les délices de la vie civilisée? (*)

(*). Cependant des terres égales en fertilité et en situation se vendent à un tiers meilleur marché en Virginie, où l’on fait cultiver par des esclaves, qu’en Pensylvanie, où l’esclavage n’est pas toléré; de même en Maryland, les basses terres, cultivées par des mains esclaves, ne peuvent soutenir la concurrence à cet égard avec les terres des lieux montueux, bien mieux cultivées par des hommes libres.

    Storch, publiciste russe, dit que tous ceux qui ont voulu faire travailler en Russie des esclaves aux manufactures n’ont pas réussi; ils ont affranchi leurs travailleurs, et ils ont obtenu le succès.

    En Caroline, on a renoncé à cultiver avec des nègres l’indigo et le coton lorsqu’il a fallu soutenir la concurrence, dans les marchés d’Europe, avec les indigos et les cotons de l’Inde. Voyez la Pologne, la Russie, dépeuplées avec leurs servitudes, et tous les pays libres très peuplés, la Suisse, les Etats-Unis, l’Angleterre, qui voient la population s’accroître énormément avec la liberté.

   Sans esclaves, a-t-on dit, point de nobles loisirs, point d’entreprises héroïques et glorieuses; sans l’esclavage, point de possibilité d’une grande liberté physique et de développement intellectuel, avec absence de soucis et de travaux pour les besoins de la vie: la liberté d’esprit et de corps devient nécessaire pour former des philosophes, des héros, des citoyens illustres, comme à Sparte, à Athènes, à Rome, etc.

   Qu’un tel arrangement semble injuste, cela se peut; mais est-il moins injuste au lion de dévorer l’innocente gazelle, et à l’homme d’immoler le boeuf laborieux après tant de fatigues pour cultiver nos campagnes? Cependant la nature n’a-t-elle pas sanctionné, pour ainsi dire, ces atrocités?

   On voit que nous n’affaiblissons pas les objections qu’on peut élever contre la liberté de l’homme.

   Nous devons répliquer que, quoique la nature ait dû établir une hiérarchie d’animaux, l’homme ou la créature supérieure étant la première, la maîtresse d’elle et des autres, se trouve essentiellement libre et souveraine de ses volontés. Elle ne peut relever que de la divinité; elle a tout empire sur les brutes; mais, par cela seul que rien n’est au-dessus de nous que Dieu, l’homme ne doit pas naître absolument subordonné comme l’est l’animal. Il ne peut naître inférieur à tout autre de ses semblables. En vain l’on allègue quelques modifications dans le développement du cerveau; ces différences sont-elles donc si générales que toujours l’on accuse les peuples opprimés d’avoir moins de cervelle que leurs tyrans? Les Romains en asservissant les Grecs, rendaient encore hommage à leur génie; les Tartares ont reconnu la supériorité des lumières des Chinois, et le vainqueur s’est soumis aux lois des vaincus. N’est-ce pas dans l’Inde, si souvent conquise, que sont nées la plupart des connaissances humaines, et non parmi les peuples brutaux des climats glacés, dont on vante tant la capacité cérébrale? Certes le sauvage indocile et indompté du Canada présentait aussi une grosse tête, mais la civilisation commençait dans ses empires du Mexique et du Pérou ravagés par le fer espagnol. Au contraire, les animaux qui ont le plus de cervelle, à proportion de leur stature, sont tous pacifiques, témoin les singes, l’éléphant, le castor, les petits oiseaux granivores, etc.; tandis que les lions, les tigres, les ours, les oiseaux de proie, n’en ont d’autant moins que leurs appétits sont plus féroces.

   Ce n’est en effet que par une fiction, ou par une absurde concession, qu’on a osé dire servi nascuntur, ou que des enfants naissent esclaves, leurs parents fussent-ils esclaves de leur propre gré. Quelle contrée barbare que celle où le sein maternel est frappé de servitude! Rien au monde peut-il justifier l’attentat de donner des fers à cet innocent qui en sort? Grotius dit qu’il doit le salaire de la nourriture à son maître, et qu’il ne peut du moins s’y soustraire à l’avenir sans le rembourser (*); mais quelle transaction cet enfant avait-il faite? Et doit-il aussi le prix du sang et du lait empruntés à sa mère? Car enfin c’est une partie de la possession du maître. Jeune infortuné, avez-vous demandé la vie? Payez, s’il le faut, par le travail, votre nourriture; mais quelles lois divines et humaines peuvent ensuite vous retenir dans les chaînes?

(*). De jure pacis ac belli, li.II, cap. V.

   La guerre, ou la misère, dira-t-on, vont réduire bientôt à la condition servile cet être indépendant, s’il veut conserver sa vie. N’y a-t-il donc pas d’autre loi entre les hommes que la force? Mais alors la force lui répond, et la parité des périls et des chances exclut toute puissance de droits civils. Le Spartiate, prisonnier se guerre, se dit captif et non pas esclave; vaincu aujourd’hui, il peut triompher demain: or l’abus de la force n’imprime aucune validité aux transactions obligées; elles sont cassables par la même violence qui les impose. Ce droit d’esclavage, que tous les anciens faisaient dériver de la guerre, n’a donc aucune autorité légale, comme l’ont remarqué Montesquieu (*) et Blackstone (**).

(*). Esprit des lois, Liv.XV, chII, et suiv.

(**). Comment on laws, book I, c. XIV, etc.

   Mais enfin, vous naissez sans fortune, il n’y a point pour vous d’existence possible sans travail. J’y consens; le sort de l’homme est de s’occuper. L’on peut louer ses bras: cette servitude est du moins volontaire; c’est l’état de domesticité des modernes; toutefois un maître injuste ne peut me retenir: Chez les Juifs, on s’engageait pour sept ans, ou le jubilé délivrait; un oeil crevé, une dent cassée par un maître brutal, valait l’affranchissement à l’esclave.

   Il y a des inégalités naturelles entre les hommes, et il en faut d’artificielles dans la société: qui le nie? mais elles se compensent les unes par les autres: l’homme fort a été un enfant, et la nature lui dicte d’en respecter la faiblesse; il a été ou peut être malheureux, et la fortune est-elle si constante qu’on doive, en toute sûreté, se montrer insolent dans la prospérité? Quelle que soit la haute naissance, n’est-ce pas le hasard qui nous y place et qui doit empêcher de s’y enorgueillir? Que l’esclave Thamas-Kouli-Khan, élevé sur le trône de Perse, nous apprenne s’il fut plus heureux et plus libre au milieu des conspirations et des embûches; que Sixte-Quint nous dise s’il n’a point assez acheté la tiare pontificale par quarante années d’hypocrisie et de contrainte: pour moi, je trouve préférable le sort de l’esclave Epictète à celui de Néron sur un trône, regorgeant d’or et de pouvoir, mais souillé des crimes les plus noirs et les plus infâmes, qui font sa honte éternelle dans la postérité (*).         L’esclave et le maître vivent dans un état d’ailleurs si peu conforme à la nature, qu’ils se corrompent mutuellement, l’un par l’abus capricieux de toutes ses volontés, l’autre par sa bassesse pour captiver les passions de son dominateur.

(*). Peut-être aussi que les biens et les maux ne sont pas si inégalement compensés entre le maître et le serviteur, le pauvre et le riche, que l’annoncent leurs conditions, puisque les soucis environnent les richesses, et celui qui n’est pas libre de son corps devient souvent le plus libre d’esprit. (Théodoret, De Providentia, operum tom. IV, p. 392, Paris, 1642, in-fol.).

   Partout où règne le commerce d’esclaves, il y a corruption extrême; voyez en Afrique le mari vendre sa femme, celle-ci livrer son mari, le père son fils, la mère sa fille, pour le misérable appât du gain, et pour satisfaire la moindre animosité. C’est ainsi qu’en Mingrélie le maître vend son propre enfant, le frère sa soeur; aussi les Turcs, les Orientaux, y achètent de belles femmes, mais dont la ruse et le bas intérêt se cachent sous des dehors séducteurs. Au contraire, une plus grande égalité parmi nous retient les actions ou les prétentions des hommes dans de justes limites.

   Le christianisme, à cet égard, d’accord avec la philosophie (*), présente la divinité comme égale pour tous les hommes; et, comme dit Sénèque (**), ne sommes-nous pas tous plus ou moins co-serviteurs les uns des autres sur la terre?

(*). Paul, Epist. Ad Coloss. IV, I; et Ephes. VI, IX.

(**). Epist XLVII, Servi sunt, imo homines; servi sunt, imo conturbernales; servi sunt, imo amici; servi sunt, imo conservi.

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