Cri des Colons…

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L’évêque Grégoire ne cite que huit nègres, ou sang mêlé; seroit-il possible, que dans le grand nombre des littérateurs qu’il promet de nous faire connoître, il se soit trouvé si peu de nègres et de mulâtres qui aient employé leurs talens littéraires à plaider la cause de leurs frères et la leur? Peut-on avoir de meilleur avocat que soi-même? d’ailleurs il en coûte moins, car il faut payer les commettans et les avocats. A Dieu ne plaise que nous ayons l’intention de donner à entendre que l’évêque Grégoire ait jamais rien reçu des nègres ou mulâtres; nous avons appris de lui-même qu’il en a été soupçonné, mais nous lui rendons la justice qu’il mérite, et sommes bien persuadés qu’il n’a soutenu la cause des nègres, que par amour pour l’espèce humaine, noire! nous disons noire, parce que, dans des temps qu’il est douloureux de rappeler, quelques classes de la société blanche, ayant été plus qu’opprimées, il ne nous est parvenu, à Saint-Domingue, aucun ouvrage de l’évêque Grégoire, qui eût pour but de prouver que les individus de ces classes étoient des hommes comme les autres, et qu’il falloit les traiter en frères.

Heureux Avendano! votre nom s’inscrit seul dans les fastes de la philantropie africaine, deviendra à jamais célèbre; qu’eût pensé la postérité de la nation espagnole et portugaise, si l’évêque Grégoire ne lui eût appris que si vous vous êtes mis seul en frais de prouver à l’univers que les nègres appartiennent à la grande famille du genre humain, et non à celle des singes, c’est qu’au-delà des Pyrénées les droits des nègres ne furent jamais problématiques: nous vous avouerons franchement que cette assertion est un vrai problême pour nous; car si les Espagnols et les Portugais étoient bien convaincus que les nègres sont en tout leurs égaux et ont les mêmes droits qu’eux, maintiendroient-ils l’esclavage dans leurs colonies? Ils font donc comme beaucoup d’autres, ils pensent et écrivent très-bien, et agissent fort mal. Que l’évêque Grégoire ne croye pas excuser cette inconséquence, en avançant que, dans leurs établissemens, les Portugais et les Espagnols envisagent les nègres comme des frères d’une teinte différente; si, au lieu de borner ses voyages à faire le tour de son cabinet, et avant de vouloir donner l’histoire des nègres, des colonies et des colons qu’il ne connoît pas, il eût eu l’occasion de voir par ses propres yeux, il auroit su que les nègres esclaves, loin d’être traités en frères dans les colonies espagnoles et portugaises, ne parlent jamais, à leurs maîtres, qu’ayant un genou en terre; jamais il n’ont été soumis à ce degré d’humiliation, dans les colonies françoises. Les Espagnols ne se servent pas, à la vérité, de fouet pour les châtier, mais ils employent une manchette, (espèce de sabre) avec laquelle, dans un mouvement de colère, ils peuvent les blesser, et cela n’arrive que trop souvent; et lorsqu’un nègre récidive, ou à voler ou à aller marron, on lui coupe le jarret, avec cet instrument, ou plutôt, cette arme; cela vaut bien les coups de fouet qu’on donne dans les mêmes circonstances, dans les colonies françoises.

Ce que nous ne pouvons contester, c’est que, dans les colonies espagnoles et portugaises, il existe une bien plus grande quantité d’affranchis, que dans les colonies françaises, et que les lois constitutionnelles leur sont beaucoup plus favorables; nous allons en donner la raison, qu’il ne faut chercher, ni dans l’humanité, ni dans la fraternité que l’auteur Grégoire suppose exister entre les maîtres et les esclaves espagnols et portugais. Peu habitués à la médisance, presqu’inconnu dans nos pays, il nous en coûte de révéler que la source de ces affranchissemens n’est pas aussi pure que l’évêque Grégoire a bien voulu le persuader au public. Les besoins physiques, plus pressans sous la zône torride, portent presqu’invinciblement un sexe à rechercher l’autre; l’amour ne connoît point de différence entre les états ni entre les couleurs; lorsque, cédant à ce maître du monde, les colons espagnols ou portugais ont eu quelque liaison intime avec une beauté africaine, et que cette liaison a eu des suites, les lois du pays obligent les deux amans à devenir époux; de ces mariages très-fréquens, résulte la liberté de la mère négresse et de tous les enfans qui en proviennent; de là une grande quantité de négresses affranchies et un nombre encore plus considérable de mulâtres, qui, quoiqu’ils n’aient ni la couleur de leur père blanc, ni celle de leur mère négresse, n’en sont pas moins légitimes et libres; et par une loi dictée, d’une part par la nature, de l’autre par l’orgueil, peut-être par une sage politique, ils jouissent du rang et des prérogatives des citoyens blancs; ils peuvent, comme eux, prétendre à toutes les places, lorsqu’ils ont acquis par l’éducation le degré d’instruction nécessaire pour en remplir les devoirs: on en voit d’avocats, de procureurs, de notaires et, même, de prêtres. Comme il est bon d’égayer, de temps à autre les lecteurs, nous rapporterons que quelques-uns de nous voyageant dans la partie espagnole de S.-Domingue, avant qu’elle eût été cédée à la France, nous assistâmes à une grand’messe célébrée par un prêtre ou noir, ou africain, ou éthiopien, peut-être maure; et malgré que nous fussions entourés d’espagnols, qui ne sont pas très-tolérans dans les églises, il nous fut impossible de nous empêcher de rire, lorsque le célébrant, avec ce ton d’assurance que donne une foi vive, entonna d’une voix de Stentor: Asperges me, domine, hysopo, et mundabor, lavabis me, et super nivem dealbabor.; il faudra bien du savon, nous dîmes-nous à l’oreille les uns aux autres, pour que tu deviennes plus blanc que la neige. Nous ignorions, à cette époque, ce que l’évêque Grégoire nous a appris dans son ouvrage; qu’un nègre pouvoit devenir blanc, et qu’il ne falloit que quatre mille ans pour ce changement.

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Dans le principe de la révolution de S.-Domingue, les Africains ne vouloient plus qu’on les appelât nègres, mais noirs; ensuite ils se donnèrent entr’eux les noms de Monsieur, Madame et Mademoiselle; et ils donnoient aux blancs celui de Citoyen et Citoyenne; ils prétendoient n’être plus ni nègres ni noirs. Ils ne croyoient pas, à cette époque, que la couleur noire étoit la couleur primitive. Cependant, Sonthonax leur avoit déjà dit: «Cette couleur noire étant selon l’auteur, le caractère le plus marqué qui sépare des blancs une partie de l’espèce humaine, on a été moins attentif aux différences de conformation, qui, entre les noirs eux-mêmes, établissent des variétés.»

Il existe donc, d’après M. Grégoire, des variétés parmi les nègres? Mais, n’y auroit-il pas plus loin d’un blanc à un nègre, que d’un nègre à un autre nègre? et s’il existe plusieurs variétés dans l’espèce d’hommes, ne peut-il exister plusieurs espèces dans le genre? Les Asiatiques que l’auteur appelle noirs, n’ont autre chose, qui les distingue des blancs, que la couleur; tandis que les Africains qu’il nomme nègres, ont les os des joues proéminens, l’os nazal si court, qu’il est presque oblitéré, le coccis très-allongé, de la laine sur la tète, au lieu de cheveux: si, comme le pensoit l’illustre Buffon, la couleur noire étoit l’effet du climat, on pourroit croire que les Asiatiques étoient originairement blancs; mais la différence de conformation dans une grande partie des Africains, ne laisse pas, selon nous, de doute, qu’ils ne soient une espèce particulière d’hommes qui diffèrent autant des Asiatiques que des Européens. Au reste, que les nègres soient une espèce, une variété, ou une race identique avec la blanche, nous les avons toujours reconnus, quoi qu’en disent les négrophiles, pour de véritables hommes, et la majeure partie de nous les traitoit en conséquence, soit par humanité, soit par intérêt; car, quand nous les eussions mis au rang des bêtes de somme, peu d’hommes sont assez insensés pour acheter des boeufs ou des chevaux, et ne pas les nourrir, les assommer du matin au soir, et les faire mettre tout vivans dans un four; ces sortes de fantaisies coûtent trop cher. Mais cette digression nous éloigne de notre sujet, et nous attendons avec impatience les chefs-d’oeuvre de littérature que l’évêque Grégoire nous a annoncés, qui doivent prouver, sans réplique que l’on ne doit pas juger des facultés intellectuelles d’un homme par sa couleur, ni par sa conformation. Il y auroit, dit l’auteur, de quoi rire. Cependant, que ferons-nous de la doctrine du docteur Gall, qu’il cite avec vénération? Ce docteur fameux, ne nous a-t-il pas démontré que chaque faculté intellectuelle avoit sa bosse particulière (ch. I, p.6)? «Le caractère spécifique des peuples est permanent, tant que ce peuple est isolé, il s’affoiblit et disparoît par le mélange; cela est incontestable.» Ici, l’auteur paroît avoir oublié qu’il n’admettoit pas d’espèce dans le genre homme: c’est donc le caractère national, et non le spécifique qui change; il dit, un peu plus bas, très-éloquemment, «que les caractères nationaux sont presque méconnoissables au physique et au moral, depuis que les peuples de notre continent sont transvasés les uns dans les autres.» L’expression de transvaser est riche, elle n’est cependant pas neuve. Nous nous rappelons que, dans notre enfance, qui, pour plusieurs de nous, date de très-loin, nos bonnes nous disoient que si l’on pouvoit faire une bouteille assez grande, on pourroit y transvaser paris; si cela arrivoit, et qu’avec les Parisiens on transvasât tous les étrangers que les conquêtes de la France amènent à Paris, des Italiens, des Espagnols, des Portugais, des Allemands, des Russes, des Autrichiens, il n’y a pas de doute que la physionomie nationale ne changeât; les Parisiens moins françois tiendroient un peu de l’Allemand, un peu de l’Espagnol, un peu de l’Italien, un peu du Portugais, un peu de l’Autrichien, un peu du Russe. Oh, pour le coup, il y auroit de quoi rire de la bigarrure des caractères physionomiques! Les cheveux plats des Espagnols, le teint jaune des Portugais, les grands nez à la romaine des Italiens, l’air sérieux des Allemands; quels charmans composés que ces minois gallo, hispanico, lusitanico, italico, germaniques! Que les Chinois sont sages! ils n’ont jamais voulu laisser transvaser aucun peuple étranger dans leur bouteille nationale! aussi ont-ils conservé sans altération leurs grands fronts majestueux, leurs petits yeux ovales, enfin tous leurs traits physionomiques primitifs; et ce qu’il y a de plus précieux, leurs lois et leurs moeurs.

Avant d’aborder la littérature des nègres, monseigneur Grégoire pense qu’il est nécessaire que nous apprenions «que (ch. I, p. 7) les Grecs avoient des esclaves nègres, qu’un de ces nègres étoit employé au service des bains, mais on ne sait pas son nom (ce qui eût été d’un très-grand intérêt), que Visconti et Caylus ont publié plusieurs figures de ces esclaves. Il nous apprend encore que les Hébreux achetoient des esclaves noirs et eunuques, malgré que la loi mosaïque défendit de mutiler les hommes. Ruit in vetitum nefas gens hebraïca.» Tout cela n’est pas encore bien concluant en faveur de la littérature nègre; mais ce qui le devient, c’est que Blumenbach, le plus fameux des crânomanes, et qui possède la plus belle collection de crânes humains, qui soit au monde,, sans en excepter celle du docteur Gall (ch. I, pag. 11), «prétend que la figure du nègre se trouve dans la figure du sphinx; on peut s’en convaincre en examinant les sphinx dessinés dans Caylus, dans Norden, dans Niehbur et Cassas. Volney et Olivier, qui ont aussi examiné le sphinx sur les lieux, trouvent une ressemblance frappante avec le nègre; preuve incontestable que c’est à la race noire, aujourd’hui esclave, que nous devons les arts, les sciences, et jusqu’à l’art de la parole.» Salut aux premiers artistes, aux premiers savans qui montrèrent aux humains à attacher des idées aux différentes modifications de l’air: Ce n’est pas tout: sans doute c’est à eux

                     Que nous devons encor cet art ingénieux

                     De peindre la parole et de parler aux yeux.

Volney, qui nous assure que les nègres nous ont appris à parler, auroit bien dû nous dire quelle espèce de langue ils nous ont montrée; car les savans blancs qui ont succédé aux nègres, ne sont point d’accord entr’eux, quand il s’agit de décider quelle a été la langue primitive: mais pourquoi, les nègres qui sont si savans dans l’art de la parole, n’ont-ils pas montré à parler aux singes, qui, selon eux, sont des petits hommes fort adroits, mais fort paresseux, qui ne veulent pas apprendre à parler, pour qu’on ne les fasse pas travailler? Les nègres de Saint-Domingue, qui ont oublié leur langue primitive, disent dans leur idiome d’aujourd’hui, singes, ça ptit monde, qui malouc trop, ïo pas vle palé, pou que ïo pa fair travail.

Mais, si les nègres ont été si savans, si grands littérateurs, comment ne reste-t-il d’eux aucun ouvrage qui puisse nous tirer de l’incertitude où nous sommes sur leur origine, sur la nature des grands événemens, qui, de la première nation du monde, en ont fait la dernière?

                     Déplorable Africain qu’as-tu fait de ta gloire?

                     … de ton antique grandeur,

                     Il ne nous reste, hélas! que la triste mémoire!

mais M. Grégoire vous console, en vous présageant les plus hautes destinées (Chap. IX, pag. 283). «Peut-être, dit un jour, cette vieille et orgueilleuse Europe deviendra une colonie de l’Amérique, et alors, et alors:» Quelle heureuse prédiction pour les Européens!

Ce qui prouve encore, selon M. Grégoire, que les sciences nous ont été transmises par les nègres, c’est que, même dans l’hypothèse où elles nous seroient venues de l’Inde, en Europe, elles auroient traversé l’Égypte; donc que les nègres Éthiopiens qui étoient alors en Égypte les ont prises au passage pour nous les transmettre; donc qu’ils ont été nos pères dans les sciences; cette vérité démontrée, augmente encore le désir que l’auteur a fait naître en nous d’admirer les chefs-d’oeuvre de ces illustres nègres; mais ce n’est pas encore le moment, Monseigneur Grégoire veut essayer de nous apprendre pourquoi ces Africains sont noirs; seroit-ce l’effet du climat? seroit-ce parce qu’ils ont la membrane réticulaire noire? adhuc sub judice lis est. La question n’est pas facile à résoudre. Le climat peut, sans doute, changer la couleur de la peau jusqu’à un certain point; mais les blancs qui sont établis en Afrique, de temps immémorial, y sont devenus bruns, basanés, mais, non pas noirs; leur membrane réticulaire est restée blanche, et les noirs, qui, depuis plusieurs générations, ont habité l’Europe, n’y sont pas devenus blancs, et leur membrane réticulaire est toujours restée la même, c’est-à-dire, très noire. Monseigneur Grégoire ne pourroit-il pas nous dire s’il existe d’autre différence que la couleur entre la peau d’un nègre et celle d’un blanc? lui qui a vu, manié et observé tant de différentes peaux humaines, chez l’amateur Bonn; mais il ne les a observées qu’après avoir été tannées; il eût fallu aller chez l’écorcheur avant d’aller chez l’amateur… Dans une peau tannée le système cutané est dénaturé, la membrane réticulaire, noire chez les nègres, et blanche chez les Européens, n’offre plus, dans l’une et dans l’autre peau, que les mêmes résultats. Il étoit donc indispensable, comme nous avons eu l’honneur de le dire à Monseigneur Grégoire, de se transporter chez l’écorcheur; là, il eût été possible d’observer les différens systèmes organiques qui composent le corps d’un blanc et celui d’un nègre; il eût pu voir si ces systèmes sont égaux en nombre, si l’harmonie, la concordance qui règnent entr’eux est la même; car c’est de cette harmonie, plus ou moins parfaite, que provient la différence qui existe entre les animaux; différence qui, selon le docteur Gall, est toujours annoncée par des disparités dans les organes apparens. Mais si les peaux n’ont pu fournir à l’auteur Grégoire des caractères assez tranchans, que de bosses, ou protubérances, il a dû observer sur les crânes africains, chez Blumenbach, qui a la plus belle collection de crânes qui soit au monde (si, toutefois, on en excepte l’ancien charnier des Innocens)! Si chaque qualité morale que M. Grégoire donne aux nègres, et chaque défaut que leur attribue Valmont de Bomare (Voyez Valmont de Bomare, Dictionnaire d’histoire naturelle, article Nègre, édition in-4º.), ont leurs bosses particulières, quelques-uns de ces crânes ne doivent pas mal ressembler à une pomme de pin, d’autant qu’il y en a quelques-uns d’un peu pointus, à la Caraïbe; d’autres plus arrondis, doivent avoir l’air de melons cantalous qui, comme on le sait, sont tout couverts de protubérances de différentes grosseurs. Les jardiniers nomment ces espèces de melons, melons de race, melons de qualité, sans doute par ce que toutes les bosses dont ils sont couverts sont des indices de qualités: ce n’est pas la seule analogie qui se trouve entre le règne animal et le végétal.

Pour mettre vos lecteurs à même de se faire une idée de la grande quantité de protubérances bonnes ou mauvaises, qui doivent couvrir les crânes des nègres, nous allons exposer, sous leurs yeux, deux tableaux fortement coloriés par deux grands maîtres: l’évèque Grégoire et Valmont de Bomare. Ces deux tableaux, opposés dans leur intention, sont un exemple frappant que, s’il faut de l’élévation pour porter l’imagination d’un peintre à la hauteur de son sujet, l’exaltation le porte toujours au-delà des bornes de la vraisemblance.

L’abbé Grégoire, après avoir accordé aux nègres les qualités morales les plus éminentes, passe à l’énumération de leurs qualités physiques, d’après les voyageurs, impartiaux sans doute, et très dans le cas d’en juger. (Chap. I., p. 29.) Il parle de la beauté sans égale des négresses de Juida, d’après Bauman (surnommé à Nantes, Baumenteur, et qui avoit épousé une princesse noire en Afrique, non pour sa beauté, mais pour favoriser sa traite d’esclaves.) Il cite les négresses Jaloses d’après Leydar et Lucas, comme des modèles de perfection pour les formes. Lobo vante par-dessus tout la beauté des Abyssins: Adamson, celle des négresses du Sénégal: Cossigny n’a rien vu de beau comme les nègres et négresses de Gorée. Ligon s’est extasié devant une négresse de S.-Yago, qui réunissoit la beauté et la majesté, à un point, qu’il n’avoit jamais rien vu de conmparable. Robert Chasle, dans le Voyage du Journal de l’amiral Duquesne, n’a rien vu de beau comme les négresses des îles du cap Vert. Legnat, Ulloa et Izert assurent qu’ils n’ont rien vu de comparable en beauté aux négresses de Batavia, de l’Amérique et de Guinée. osez donc encore, fiers Européens, vous enorgueillir du caractère de beauté et de supériorité que vous supposez imprimé sur vos fronts blancs. Faites un voyage en Afrique et en Amérique, et vous direz, avec tous les voyageurs que nous venons de citer, en voyant une de ces beautés africaines sans pareille, nigra est, sed formosissima; ideo… Voilà donc la couleur noire reconnue pour type de la vraie beauté. Tremblez! tremblez! jeunes européennes, que la prédiction de l’abbé Grégoire ne s’accomplisse, et que l’Europe, devenant une colonie d’Afrique, les négresses fières de leur beauté originale, ne viennent vous ravir vos jeunes époux et vos tendres amans, afin de régénérer la race blanche, et lui rendre sa primitive beauté. Que je vous plains! génération présente! que je vous plains! vous ne verrez pas s’opérer cette heureuse métamorphose! M. Grégoire nous apprend qu’il faut cinq générations de race croisées, et qu’il passera cent vingt-cinq ans avant l’époque heureuse où les enfants des Européens n’auront plus à rougir d’avoir reçu de leurs pères une preuve incontestable de leur dégénération, la couleur blanche; et alors, pour que l’harmonie soit complète, on fera venir de Guinée, des chiens noirs, des chats noirs, des moutons noirs, des boeufs noirs, des chevaux noirs, des cochons noirs, des singes noirs, toute sorte d’oiseaux noirs; surtout des cygnes, des perroquets noirs, auxquels on apprendra à dire aux perroquets verts des autres pays, fi donc! fi donc! vilain verts-verts. Nous oublions des poules noires; c’est, dit-on, un trésor qu’une poule noire? Heureuse Guinée, pays digne d’envie, où tous les animaux raisonnables et autres ont conservé sans tache la couleur primitive qu’ils tiennent immédiatement du Créateur.

Nous venons d’exposer le tableau de la race nègre par l’abbé Grégoire, nous allons exposer, ci-dessous son pendant, par Valmont de Bomare (article nègre, Dict. d’Hist. Nat., par Valmont de Bomare, édit. in-4º. t. V, p. 267).

«La laideur et l’irrégularité de la figure caractérisent l’extérieur du nègre; les négresses ont les reins écrasés et une croupe monstrueuse, ce qui donne à leur dos la forme d’une selle de cheval. Les vices les plus marqués semblent être l’apanage de cette race; la paresse, la perfidie, la vengeance, la cruauté, l’impudence, le vol, le mensonge, l’irréligion, le libertinage, la malpropreté et l’intempérance, semblent avoir étouffé chez eux tous les principes de la loi naturelle, et les remords de la conscience; les sentimens de compassion leur sont presque inconnus; seroient-ils un exemple terrible de la corruption de l’homme abandonné à lui-même? l’on peut, jusqu’à un certain point, regarder les races des nègres comme des nations barbares, dégénérées ou avilies; leurs usages sont quelquefois si bizarres, si extravagans, et si déraisonnables, que leur conduite, jointe à leur couleur, a fait douter, pendant long-temps, s’ils étoient véritablement des hommes issus du premier homme comme nous, tant leur férocité et leur animalité les fait, en certaines circonstances, ressembler aux bêtes les plus sauvages. On a vu de ces peuples se nourrir de leurs frères, et dévorer leurs propres enfans.» Quel contraste avec le tableau de l’abbé Grégoire! lequel des deux peintres a le plus approché de la vérité? ni l’un ni l’autre; chacun d’eux pouvoit s’appliquer le vers d’Horace:

         Cur nescive, pudens prave, quam discere malo?

Le savant professeur de Goettingue, attribuant la couleur des nègres au climat, avance (Chap. I., p. 16) que «dans la Guinée, les hommes, les chiens, les chevaux, les boeufs, les oiseaux, et surtout les gallinacées sont de couleur noire». Cette assertion est absolument fausse, excepté pour les hommes, encore y a-t-il quelques familles d’hommes blancs établies, de temps immémorial en Guinée; quant aux quadrupèdes, il n’y en a pas plus de noirs et moins que dans d’autres climats, car les poils exposés à l’ardeur du soleil, deviennent roux; cela arrive aux chevaux noirs qu’on transporte d’Europe dans les Antilles. Les oiseaux, en Guinée sont parés, comme dans presque tous les pays chauds, des couleurs les plus variées, les plus vives et les plus brillantes: on peut se convaincre de cette vérité, en observant la belle collection de perroquets et autres oiseaux d’Afrique, qui se trouve au muséum d’histoire naturelle à paris. il existe, à la vérité, parmi les gallinacées, une variété de poules dont la peau et les os sont noirs; mais la majeure partie des autres poules est semblable à celles d’Europe; nous pouvons le certifier, ayant observé des volailles que portoient les capitaines négriers qui venoient de Guinée. «La couleur noire étant donc, selon Knight, l’attribut de la race primitive dans tous les animaux, il est évident, selon lui, que le nègre est le type original de l’espèce humaine.» Il y a un instant nous recherchions la cause de la couleur noire des nègres; il nous faut, actuellement chercher à découvrir comment des nègres ont produit des blancs:

         Felix qui potuit rerum cognoscere causas!

quant à nous, nous baissons pavillon; la physiologie n’est pas de notre compétence. Salut à la race privilégiée, dont la couleur noire de la peau est une preuve incontestable de sa céleste origine; nous doutons, cependant que le docteur Knight puisse parvenir à persuader à nos jolies européennes, qu’une peau noire et opaque doive l’emporter sur leur peau blanche et fine dont le tissu, délicat et transparent, laisse apercevoir les roses de la pudeur et ses nuances variées à l’infini, dont chacune, peignant un sentiment de l’ame, fait de leur physionomie un tableau magique et enchanteur.

Il nous semble qu’après avoir cité l’autorité de Knight, l’auteur tient davantage à l’opinion de Buffon, de Camper, de Bonn, de Zimmermann, de Blumenbach, de Chardel, de Sommering, qui attribuent la couleur des nègres aux effets du climat. D’après cela, nous lui demanderons, si c’est dans le temps que les Africains étoient blancs, qu’ils étoient nos maîtres dans les sciences et les arts, ou si c’est depuis qu’ils sont devenus noirs? D’après demanet et Imlay, les descendans des portugais établis au Congo sont devenus noirs, mais ils ne nous disent pas si c’est l’effet du climat, ou de leurs alliances avec les négresses, (ce qui est plus que vraisemblable). Un portugais aura épousé une Congo, il en sera provenu des mulâtres, qui, en se mariant à une négresse, auront fait des griffes, lesquels griffes, se mariant encore à une négresse, pour lors, les enfans, qu’on nomme marabous, sont si noirs, qu’il faut être très-habitué dans le pays pour les distinguer d’avec les nègres: voilà comme les blancs peuvent devenir noirs, et les noirs, devenir blancs; en épousant des blanches, et en en faisant épouser à leurs enfans et petits-enfans.

Selon un auteur que cite M. Grégoire, il faut quatre mille ans pour qu’un nègre devienne blanc par l’effet du climat, et six cents ans seulement pour un Indien; ceci nous paroît un peu problématique. Quant à ce qu’il avance, que les changemens s’opérent plus vîte chez les nègres, dans l’état de domesticité, pour le moral, cela est vrai; mais pour la couleur, mieux un nègre est nourri et à l’aise, plus il est noir; s’il est maigre, ou qu’il ait du chagrin, ou qu’il ne se porte pas bien, il devient couleur de bistre; nous pensons aussi que c’est à un certain état de maladie qu’il faut attribuer la couleur, non pas noire, mais très-brune, que prend la peau de certaines femmes pendant leur grossesse, ce qu’on appelle le masque. Nous ne conviendrons pas, pour cela avec Hunter, que la race blanche soit une race dégénérée, au moins quant à la couleur (chap. I. p. 20). Il est vrai, comme l’assure le chimiste Beddoés, «qu’on peut blanchir la peau d’un nègre avec de l’acide muriatique oxigéné.» Il n’est pas même besoin de cette dernière condition, tous les acides concentrées ont la propriété, en se combinant avec les corps gras, d’en altérer la nature et la couleur; le feu et les caustiques produisent le même effet sur la peau des nègres; ainsi, la compagnie de blanchisseurs qu’un journaliste, grand ricaneur, (dit l’évêque Grégoire, chap. I. p. 20) veut envoyer en Afrique, pourra employer plus d’un moyen; mais, si la race blanche, comme le pensent quelques-uns des savans que cite M. Grégoire, est une race dégénérée, abâtardie, ne désirera-t-elle pas aussi une compagnie de noircisseurs? Nous pensons que cette dernière compagnie sera beaucoup plus facile à compléter que la première. La chimie, pendant la révolution, a fait des découvertes si importantes pour les teintures en noir, qu’on ne sera embarrassé que du choix des sujets; quant au chef de la compagnie, cette place sera dévolue de droit à ****; personne ne peut ni ne veut la lui contester: nous revenons à Monseigneur Grégoire; nous lui ferons une question à laquelle il ne sera sans doute pas embarrassé de répondre. Adam et Eve étoient-ils noirs, ou blancs? L’opinion de l’auteur semble être prononcée en faveur de la couleur noire, puisqu’il cite l’autorité de Knight (chap. I p. 16), qui pense que le nègre est le type original de l’espèce humaine. N’eût-il pas été plus exact de dire du genre humain, puisque l’auteur Grégoire ne suppose point d’espèce dans le genre homme? Plus loin, (chap. II p. 18) il cite une autre autorité, T. Williams, qui dit que, pour amener les noirs à la couleur blanche, sans croisement de races, et, par la seule action du climat, il faut quatre mille ans. Nous ferons, d’après cela, une petite objection à M. Grégoire. A l’époque où vivoit Moïse, il n’y avoit que deux mille cinq cents ans que le monde étoit créé; Moïse et tous ceux qui existoient alors étoient donc nègres, et il n’a dû paroître d’hommes blancs que quinze cents ans après Credat judoeus Appella! Dans un autre endroit (chap. I. p. 7), l’évêque Grégoire cite l’autorité de Jahn, qui, dans son Archeóogie biblique, assure que les rois des Hébreux achetoient des autres nations, des eunuques, et spécialement des noirs; il y avoit donc, à l’époque de Moïse, des hommes blancs et des hommes noirs; qu’en conclure? Ou qu’il ne faut pas quatre mille ans, pour blanchir un nègre, ou que la race primitive n’étoît pas noire, ou qu’il s’est passé quatre mille ans avant le déluge, ce qui feroit un anachronisme dans notre cosmogonie chrétienne. Fiat lux.

L’évêque Grégoire cite (chap. I, p. 26) Sommering, qui, tout en disant: «qu’il n’ose décider si la race primitive de l’homme, en quelque doin de la terre que l’on place son berceau, s’est perfectionnée en Europe, ou altérée en Nigritie, affirme que pour la force et l’adresse, la conformation des nègres est aussi accomplie et, peut-être plus que les Européens». Voyez le Dictionnaire d’Histoire naturelle de Valmont de Bomare, article Nègre, édition in-quarto, t. V. p. 257, il vous donnera une idée de la belle conformation et des qualités éminentes des nègres d’Afrique. L’évêque Grégoire ne connoît pas sans doute cet ouvrage; il n’eût pas oublié de donner au tableau qu’il a fait des colons, un dernier coup de pinceau d’après le grand maître Valmont de Bomare; «Les colons font (selon lui) deux ou trois fois par an des visites dans les hôpitaux de leurs habitations, (des hôpitaux pour les habitations! les négrophiles pourront-ils le croire?) «N’allez pas vous imaginer, (dit Bomare) que ce soit pour y porter les secours que l’humanité et même leur intérêt exigeroient; ces barbares y vont avec des pistolets, et tuent tous les nègres qui, par vieillesse ou par des infirmités incurables, sont hors d’état de rendre service à l’habitation.» Eh bien, Monseigneur! cela vaut bien les nègres cuisiniers jetés dans des fours, pour avoir manqué des plats de patisserie? Admirez donc notre bonhomie et notre bonne-foi, vous aviez oublié, dans notre examen général, ce gros péché, nous le rappelons nous-mêmes à votre souvenir, mais aussi, nous espérons que d’après cette confession sincère; nous obtiendrons de Votre Excellence, indulgence plénière et absolution finale. Nous venons de faire un grand pas vers le ciel, s’il est vrai, comme on nous l’a appris dans notre jeunesse, qu’il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille. Nous avons le plus grand espoir, il ne reste plus rien à la majeure partie de nous, et les François nos frères, ont trop à coeur notre salut, pour chercher à nous remettre dans la voie de la perdition.

Revenons à votre peuple chéri. «Les nègres, dites-vous, sont plus forts et plus adroits que les Européens;» nous vous l’accorderons, si cela vous fait plaisir; mais le boeuf est aussi plus fort que l’homme, et le singe est plus adroit; qu’en concluerez-vous? «Les nègres, dites-vous, surpassent les blancs par la finesse exquise de leurs sens, surtout de l’odorat (chap. I pag. 26)». Prenez bien garde, Monseigneur, les animaux les plus sauvages, les plus éloignées de l’état de domesticité, sont ceux que la nature favorise le plus du côté de la finesse des sens; il semble que cette bonne mère, aimant également tous ses enfans, a voulu dédommager, sous quelques rapports, ceux auxquels elle a moins accordé sous d’autres. Vous citez les nègres marrons de la Jamaïque, «comme des êtres doués d’un sens exquis, avec une taille droite, une contenance fière, et une vigueur qui indiquent leur supériorité». Nous oserons vous dire, Monseigneur, que vous les avez vus, avec votre lorgnette de cabinet, dont les verres, en grossissant trop les objets, les dénaturent totalement.

Pag. 65-66

En notre qualité de colons, nous avons eu occasion d’observer différentes nations nègres; nous avons trouvé, dans quelques-unes, des degrés d’intelligence, d’aptitude à l’instruction, de beaucoup supérieurs à ceux que nous rencontrions dans d’autres. Les Congos sont, de tous les nègres, les plus spirituels, les plus propres à faire des ouvriers, des domestiques; ils sont en général petits. Pour les travaux de la terre, on choisit de préférence les Sénégalais et les Aradas; ils ont moins d’intelligence que les Congos, mais ils sont plus laborieux. Les Aradas ont une aptitude ou un goût particulier pour la connoissance des plantes usuelles, même des vénéneuses; aussi trouve-t-on parmi eux beaucoup de caprélatas, ce qui signifie en françois des médecins; il y en a aussi de macandals, ce qui signifie empoisonneur, ensorcelleur. Les Congos sont naturellement gais, railleurs improviseurs de chansons qui ont toujours pour sujet de se moquer de quelqu’un, nègre ou blanc; quelquefois même de leurs maîtres. Les Mandingues ou Mondongues ont un caractère de stupidité qui va jusqu’à la férocité, ils sont, pour la plupart, anthropophages; peut être est-ce pour cela que dans leur pays on leur lime les dents en pointes, on est souvent forcé de les détruire sur les habitations, pour avoir dévoré un camarade ou des enfans.

Pag. 70-78

«Homère assure que quand Jupiter condamne un homme à l’esclavage, il lui ôte la moitié de son esprit (Chap. I, pag. 44).»

N’admirez pas en cela, Monseigneur la bonté paternelle de Jupiter pour tous ses enfans. Si les esclaves avoient autant d’esprit et de connoissance que leur maître, ne seroient-ils pas doublement malheureux, de pouvoir faire la comparaison entre leur état et le sien? Donnez à des enfans de paysans et de journaliers la même éducation qu’aux enfans des riches qui sont destinés à remplir les premières places dans le gouvernement; renvoyez-les ensuite à leurs pères, pensez-vous qu’ils veuillent labourer ou bécher la terre? Et dans la supposition qu’ils soient forcés de le faire, ne souffriront-ils pas plus que ceux de leurs frères, qui, sans chercher à s’élever au-dessus de la profession de leurs pères, auront appris dès leur enfance à labourer et à bécher? Mais, nous direz-vous, on peut mettre dans des places les fils de paysans, lorsqu’ils ont reçu de l’éducation; on ne peut en disconvenir; mais, qui labourera? qui béchera la terre? Peuplez la terre de savans, elle sera bien vite stérile. Remercions donc Jupiter de n’avoir pas prodigué cette arme si dangereuse, qui, dans des mains imprudentes, cause la plus grande partie des malheurs de la société, l’esprit…

«Quels sentimens de dignité, de respect pour eux-mêmes, peuvent concevoir des êtres considérés comme le bétail, et que des maîtres jouent quelquefois contre des barils de riz, ou d’autres marchandises? Que peuvent être des individus dégradés au-dessous des brutes, excédés de travail, couverts de haillons, dévorés par la faim, et pour la moindre faute, déchirés par le fouet sanglant d’un commandeur (chap. I, pag. 44).»

Les négrophiles veulent, à toute force, que les colons regardent leurs nègres comme un troupeau de bétail! nous le leur accordons pour un instant. Il paroît qu’ils ne sont pas au courant de ce qui se passe dans les campagnes chez les laboureurs d’Europe; qu’ils n’ont jamais observé les soins particuliers qu’ils prennent de leur bétail, qui fait leur principale fortune. Un boeuf est-il malade? rien n’est épargné pour avoir les médicamens nécessaires; on ne se lève dix fois dans la nuit, ou plutôt on ne se couche pas, pour être à même de lui porter tous les secours que demande son état; nous dirons, même à la honte de l’humanité que le paysan sera parcimonieux lorsqu’il s’agira d’acheter des remèdes pour sa femme ou ses enfans, et qu’il ne regardera point à l’argent pour le soulagement de son boeuf. Nous avons été témoins, en France, qu’un laboureur, venant chez un curé de campagne, lui porter de l’argent pour faire dire une messe pour le rétablissement d’un de ses boeufs, et que, le curé lui ayant remontré qu’il devoit plutôt en faire dire pour sa femme, qui étoit au lit depuis trois mois, il lui répartit que si sa femme venoit à mourir, il ne lui faudroit pas d’argent pour en avoir une autre, mais qu’il n’en étoit pas ainsi de son boeuf. Un nègre, qui coûte mille écus, et souvent beaucoup plus lorsqu’il a des talens, n’excitera chez les colons ni le sentiment de l’humanité ni même celui de l’intérêt! Que doit-on penser de ceux qui ne supposent dans les colons ni l’un ni l’autre de ces mobiles? qu’ils nous prennent tous pour des fous ou des barbares. Mais y auroit-il existé des colons riches, en excédant de travail leurs nègres, et, ce qui est contradictoire, en les faisant mourir de faim (comme si l’homme ou la brute qui ne mangent pas pouvoient travailler fortement) et en les déchirant par le fouet sanglant des commandeurs? Peut-on disconvenir que les deux tiers des colons, non seulement jouissoient de très-grandes fortunes, mais encore faisoient celle de tous les Européens qui étoient en relation avec eux? Il seroit facile de démontrer cette vérité, démentie aujourd’hui par une partie des négocians de France, qui ne pouvant plus sucer un sein tari par les circonstances, le déchirent à belles dents. Il en existe cependant encore un petit nombre d’honnêtes, qui, mêlant leurs larmes avec les nôtres, gémissent sur le malheur de leur patrie, de s’être laissée conduire par des esprits exaltés, de faux philosophes, dont les théories dangereuses ne tendant pas moins qu’à une anarchie universelle, ont détruit le plus beau pays du monde. S. Domingue.

«Les colons (dit l’auteur) jouoient, aux cartes ou au billard, leurs esclaves contre quelques barils de ris» L’évêque Grégoire prouve bien par-là qu’il est dans l’ignorance du prix des marchandises animales et végétales des colonies. Combien il auroit fallu de barils de riz (qui, dans ce pays-là, est à un très-bas prix), pour équivaloir au prix d’un nègre que les François nous vendoient au poids de l’or. Nous ne dirons pas cependant, qu’on ne jouât pas quelquefois des nègres; mais c’étoit de mauvais sujets que l’on jouoit pour s’en défaire, et plutôt à qui ne les auroit pas, qu’à qui les gagneroit; quoiqu’ils ne fussent pas regardés par nous comme des brutes, cependant, d’après leur qualité d’esclave, ils étoient vénals. Il paroît que, d’après les sentimens de pitié qu’ont excités dans l’âme sensible de l’évêque Grégoire, les chevaux de Paris, il ne vendroit pas même les siens, et qu’à plus forte raison, il ne les joueroit pas. Nous en trouvons cependant un exemple dans le clergé de France. Un très-digne prélat d’ailleurs, mais qui aimait un peu le jeu, (les prélats sont hommes quelquefois) l’évêque de ******, passant près d’une maison qu’il connoissoit sans doute, dit à sa soeur qui étoit avec lui dans sa voiture, qu’il avoit affaire pour un instant dans cette maison, et qu’elle voulût bien l’attendre; Monseigneur perdit non-seulement tout l’argent qu’il avoit sur lui, mais joua sa voiture et ses chevaux et perdit tout; son vainqueur, impatient de jouir de sa nouvelle conquête offrit à Monseigneur de le conduire à son palais épiscopal, et descendit pour prendre possession de la voiture. Quel fut son étonnement, lorsqu’il aperçut, dedans, une dame: Madame en est-elle aussi? dit-il à Monseigneur.

 Revenons à nos nègres; vous voyez que, quand bien même nous les mettrions au rang des brutes; nous en aurions; cependant, le soin que l’on a des brutes, quand on eu veut tirer du travail; et qu’en les excédant, en ne les nourrissant pas, en ne les vêtissant pas, en les faisant déchirer à coups de fouet, nous n’irions pas à la fortune par cette voie impossible. Les Européens sont donc des imposteurs, et non pas les colons, comme le dit votre inestimable curé Sibire, à qui il paroît que les François rendent la justice qui lui est due. L’intérêt, Monseigneur! l’intérêt est le plus puissant de tous les mobiles; il commanderoit aux colons, si leur humanité se taisoit: nous ne pouvons cependant disconvenir qu’il se trouvât parmi eux quelques insensés (ne s’en trouve-t-il pas en Europe?), qui sacrifioient, à leur brutal caractère, tous les sentimens d’humanité, même d’intérêt; mais le nombre en étoit si petit qu’il n’étoit qu’une exception; encore la faute doit-elle en être imputée aux commandans et aux magistrats qui sont chargés par le gouvernement de faire exécuter le code noir (ce code est un édit rendu par Louis XIV, en 1685, touchant la police des îles françoises cultivées par des esclaves), dans lequel sont clairement et sagement énoncés les devoirs des esclaves envers leurs maîtres et les obligations des maîtres envers leurs esclaves; dans ce code est limitée l’étendue de leurs pouvoirs relativement aux châtimens des nègres. Quel homme sera assez injuste et assez impolitique, pour prétendre qu’il faut laisser le crime ou les fautes graves impunis, parmi les nègres, parce qu’ils ont le malheur d’être esclaves? Qu’arriveroit-il, dans les sociétés policées et libres, si la crainte du châtiment n’étoit un frein pour les méchans? Chaque habitation est l’image d’une petite république; supposez-la composée d’hommes sans défauts et sans vices, le fouet sera aussi étranger aux individus, que les punitions le sont aux blancs libres qui se comportent bien; car, encore une fois, on ne bat point son nègre, ni son boeuf, ni son cheval pour le plaisir de le battre, et si les chevaux de Paris, sur lesquels l’extrême sensibilité de l’évêque Grégoire, a laissé tomber des larmes de pitié, appartenoient aux charretiers qui les conduisent, ils ne les traiteroient pas avec barbarie comme il le font. A Dieu ne paise que nous veuillons reprocher, à l’évêque Grégoire, son amour bien prononcé pour les nègres d’Afrique, pour les chevaux de Paris, et pour les oiseaux d’Italie. Nous connoissons des individus apathiques qui n’aiment ni les hommes, ni les bêtes, il y a donc un certain mérite à aimer une partie de l’espèce, qu’on nomme humaine (qui parfois ne l’est pas trop), ne fût-ce que l’espèce noire.

Pag. 109

L’évêque Grégoire prouve bien, qu’il connoît peu le caractère de l’esclave noir; s’il lui arrive de suer, c’est par la chaleur du climat, et jamais par le travail qu’il fait pour le maître; aussi rien de plus faux que le proverbe trivial, travailler comme un négre. Un paysan fait dans un jour plus de travail que n’en feroient quatre nègres; aussi employoit-on dans les colonies deux cents nègres, pour cultiver un terrain, que trente vignerons auroient pu entretenir, si toutefois le climat permetoit aux blancs comme aux nègres d’Afrique, de braver les ardeurs du soleil.

Pag. 119-147

Oh! philanthropes ignorans, s’il vous étoit possible de mettre en parallèle l’esclave africain avec celui de S. Domingue, dont le sort vous est absolument étranger, et, dont vous parlez en aveugles; vous seriez forcés de convenir que, puisqu’il est impossible de civiliser les Africains chez eux, c’est une grande amélioration dans leur sort que de devenir les esclaves d’un peuple civilisé, chez lequel ils sont, à la vérité, asservis à un travail journalier mais qui, plus heureux que les blancs européens sans propriété, ont une subsistance assurée pour toute leur vie; pendant leur enfance, pendant leur vieillesse, pendant leurs maladies: d’un côté, je vois l’esclave de nom, de l’autre, l’esclave de la nécessité; si ce n’est l’humanité, c’est au moins l’intérêt qui adoucit le sort du premier; quelle ressource trouve le second dans votre prétendue philantropie? le payez-vous, l’habillez-vous, le nourrissez-vous, lorsque l’enfance, la vieillesse ou les infirmités, le mettent hors d’état de vous donner en échange un travail beaucoup plus pénible que celui de nos nègres? vous chargez-vous, dans ces circonstances fâcheuses, de pourvoir aux besoins pressans de sa famille infortunée? Non, non! Votre hypocrite philantropie a pour objet un peuple sauvage à deux mille lieues, qui vous a prouvé de plus d’une manière qu’il dédaignoit votre fausse pitié, et qui, lorsque vous lui avez mis les armes à la main et fait connoître sa force, les a tournées contre vous-mêmes, et vous a prouvé sans réplique que celui qui a la témérité de démuseler un ours, avant de l’avoir apprivoisé, en est presque toujours la première victime; vous l’auriez été, oh monstres! que je n’ose nommer, de crainte de souiller ma plume, si vous n’aviez pris le partis de fuir devant Toussaint, qui voyoit en vous des hommes plus ambitieux que lui. Mais qu’eussent été quelques victimes infâmes, pour expier le sang des milliers de victimes innocentes que vous avez fait sacrifier, dirai-je, par votre philantropie? non; ce sentiment étoit trop pur pour entrer dans vos ames; dirai-je par un faux système? non; vous n’en fûtes jamais dupes; mains par la soif inextingible de l’or des malheureux colons:

Auri sacra fames! quid non mortalia pectora cogis?

Vous avez réduit ces infortunés, après les avoir fait languir dans les fers, à venir mendier dans un empire où, jadis, ils portèrent l’abondance et la prospérité (1). Toussaint, l’atroce et hypocrite Toussaint, fut moins coupable que vous: un tigre déchaîné par une main imprudente, obéit au penchant irrésistible de la nature. Que j’ai honte de la couleur de ma peau! disoit un jour un de ces fourbes philantropes dans une orgie patriotique, en s’extasiant sur la couleur noire, de la peau visqueuse d’un gros vilain nègre Congo, qui exhaloit à la ronde une odeur si fétide, que plusieurs des convives, malgré leur civisme. étoient sur le point de faire le sacrifice de leur dîner à cet arôme fraternel. Non! monstre infâme! ta peau ne devoit pas être blanche, elle devoit être teinte du sang des innombrables victimes qu’à fait immoler ta rage révolutionnaire. Vous êtes la race primitive, disoit-il à tous les nègres, vous êtes le type du genre humain, les blancs ne sont qu’une race dégénérée; reconnoissez enfin, reprenez votre dignité, et que la race coupable qui vous a avilis jusqu’à ce jour, vous cède enfin un pays dont vous êtes les indigènes (selon lui, les nègres et les hommes de couleur étoient les indigènes de S. Domingue), ou que, périssant victime de son opiniâtreté, elle serve d’un exemple frappant à la postérité. N’étoit-ce pas mettre le poignard, dans les mains des nègres, contre les blancs? Peu de jours après les massacres commencèrent, et les monstres qui avoient prêché l’insurrection, voyageoient en sûreté parmi les assassins.

(1). Plusieurs de ceux qui ont été incarcérés par eux, sont à Paris,.. plusieurs sont morts dans les prisons

Parmi toutes les causes qui ont produit l’insouciance des François pour les colonies, et qui ont amené leur perte, qu’on ne ressent que depuis qu’elle est consommée; il en est qu’il n’est plus permis de rappeler, depuis que le règne de la raison a succédé à celui de l’exaltation: mais aussi il est des systèmes dangereux, qui s’opposeroient à leur rétablissement indispensable, si l’on ne prémunissoit contre eux les personnes qui n’ont pas les connaissances locales nécessaires pour se défier des innovations. Un auteur, à la pureté des intentions duquel je rends justice, M. de Cossigny, mais qui lui-même est dupe de son zèle patriotique, a proposé de cultiver les cannes à sucre en France; il ne met même pas en question si ces cannes pourront acquérir le degré de maturité nécessaire pour produire le sel essentiel que l’on nome sucre; et malgré les objections sages et bien raisonnées du ministre de la marine (M. Forfait), il a persisté à proposer le moyen de faire réussir ce projet dangereux dans son exécution, supposé qu’il fût possible. il a été démontré par l’expérience, que même dans les contrées méridionales de la France, en Provence, où l’on avoit introduit la canne à sucre, on a été forcé d’en abandonner la culture, parce que les produits n’équivaloient pas aux dépenses de l’exploitation. En Espagne même, plusieurs capitaines ont dérangé leur fortune en établissant des sucreries, le climat est cependant beaucoup plus favorable que celui de la France, mais la main d’oeuvre est trop chère. Il faut partir d’un principe: une culture ne peut être avantageuse, qu’autant qu’elle sera favorisée par le climat et par le sol; et j’oserois prédire la ruine de la France, et en même temps celle de nos colonies, du jour où l’on adopteroit le faux système de planter des cannes à sucre en France, et du blé et des vignes dans les colonies. Consultons la nature; ce guide ne nous égarera jamais. Nunquam aliud sapientia, aliud natura dicit. Elle a désigné le pays où doivent habiter certains animaux, où doivent croître certains végétaux; changez cet ordre, tout sera bouleversé. L’animal languit ou meurt; la plante à peine végète; il faut, aux Antilles, des jardins couverts pour les plantes d’Europe, afin de les soustraire aux rayons trop directs d’un soleil dévorant; il faut en Europe, des serres chaudes pour les végétaux des Antilles, pour les garantir de la rigueur des hivers. L’Européen, en cherchant l’ombre et la fraîcheur, à St. Domingue, a bien de la peine, malgré toutes ces précautions, à se soustraire à l’influence d’un climat, qui n’est dangereux pour lui qu’en sa qualité d’Européen. L’Américain des Antilles, quelques moyens qu’il emploie pour lutter contre les frimas de l’Europe, est exposé à des maladies qu’il n’eût jamais éprouvées dans son pays natal, et périt en sa qualité d’Américain. Il ne faut cependant pas prendre trop strictement la maxime, qu’il n’est pas avantageux de transporter des animaux, ou des végétaux, d’un climat dans un autre, et d’essayer de les naturaliser; il est d’heureuses exceptions. Parmi les animaux, il en est qui peuvent y devenir très-utiles. Il est également des végétaux constitués d’une manière, qu’ils peuvent supporter le soleil brûlant des zones torrides, et qu’ils ne craignent pas les glaces des zones tempérées. Mais souvenons-nous d’être sagement entreprenans, et ne donnons hospice aux étrangers, dans ces deux genres, qu’autant que le nombre en sera peu considérable d’abord, et que nous pouvons sans danger en étudier les bonnes ou mauvaises qualités, avant de leur donner des lettres de naturalisation. Parmi les végétaux exotiques, un de ceux que je crois pouvoir être cultivé en France, dans les parties méridionales, est le coton, mais le coton herbacé seulement, qui peut, en cinq mois, produire son fruit; car, quant à toutes les autres espèces, mème dans la zone torride, il leur faut huit à neuf mois.

On doit encore mettre au rang des causes les plus directes de la perte des colonies, les écrits des prétendus philosophes; entr’autres, de Raynal, de Valmont de Bomare, et des Grégoire. Ah! Raynal! dont l’éloquence captieuse présente trop souvent, pour la vérité, les rêves d’une imagination exaltée, je vais analyser de sang-froid les calomnies atroces que tu-as vomi contre les colons, et les reproches mal fondés que tu leur as faits; reproches dont les conséquences malheureuses ont amené la révolution de ce pays infortuné, révolution aussi funeste aux nègres, qui paroissoient en être l’objet, et dont elle a presque anéanti la race, qu’à la France dont elle a ruiné le commerce.

Qu’êtes-vous, me dira-t-on, pour oser avec une foible plume, lutter contre Raynal? La colombe ne doit-elle pas fuir devant l’aigle? A cela, je répondrai, que la véritable beauté ne tire pas son éclat des riches vêtemens, elle brille par elle-même; telle est la vérité, dont le flambeau me servira toujours de guide. Ah! combien est dangereux un auteur, qui, fascinant nos sens, par les charmes de sa diction, les maîtrise et entraîne notre raison par le torrent de son éloquence. Quel poison subtil se mêle au doux parfum des fleurs qui embellissent le vaste champ de son érudition!

Protée dangereux, est-ce bien le même homme? est-ce bien Raynal qui entre dans le temple de Gnide, pour y dérober la palette de l’Amour, et les pinceaux de la Volupté, avec lesquels il peint le tableau séduisant des Bailladères de Surate, qui delà descend dans l’antre de Vulcain, pour y faire forger des lances, des poignards, pour y allumer des torches qu’il met dans les mains des esclaves, contre des maîtres, dont la majeure partie cherchoit à adoucir leur sort, et qui les ont achetés de ces mêmes négrophiles, qui jouissent sans remords du produit de ce trafic, et qui osent encore réclamer des colons ce qu’ils peuvent leur devoir pour l’acquisition d’une propriété dont leur système les a privés.

Je les ai vus, ces négrophiles de mauvaise foi, savourer avec volupté du café dans lequel ils avoient mis avec profusion, ce sucre qui, selon eux, est teint du sang des malheureux Africains; soyez donc conséquens, si vous voulez me persuader.

Ah! Raynal! si les ames dégagées de leur enveloppe mortelle, peuvent encore être affectées de quelque passion, et qu’elles puissent en donner des signes dans la région que tu habites, ne dois tu pas être obsédé par la foule innombrable des ombres plaintives des malheureuses victimes que ta philosophie exaltée et ton système impolitique ont précipitées dans l’abîme du tombeau. Instruit par l’expérience, et détrompé à un âge pus mur, tu-as reconnu l’erreur de ton système et les malheurs qui pouvoient en dériver; tu-as chanté la palinodie et fait amende honorable aux malheureux colons; mais il n’étoit plus temps, le poison fatal avoit déjà pénétré, le mal étoit sans remède.

Interprète et vengeur, si je le puis, de tous mes frères les colons des Antilles, je vais entreprendre, non de les disculper, car le plus grand nombre ne fut jamais coupable; mais de démontrer aux yeux de l’Europe, combien sont peu fondés les reproches que leur ont faits les philosophes négrophiles. Je commencerai par Raynal. Vérité sainte, je t’invoque et fais le serment, sur tes autels, de ne jamais marcher qu’à la lueur de ton flambeau.

«Il est des colons barbares qui regardent la pitié comme une foiblesse, se plaisent à tenir la verge de la tyrannie, toujours levée sur leurs esclaves (Histoire philosophique, tom. III, pag. 175).»

Quel homme même, d’un sens ordinaire, examinant de sang-froid et sans prévention, cette inculpation ridicule, pourra se persuader qu’il se trouve dans le monde une contrée, où les hommes, ne connoissant ni les sentimens d’humanité, ni cette passion impérieuse, l’intérêt, sacrifient leur bonheur et leur fortune, au plaisir atroce de tourmenter des êtres, sans aucune utilité, que de satisfaire leur caprice.

«Ils ne donnent, continue Raynal, que très-peu de nourriture à ces malheureux esclaves, encore est-elle de mauvaise qualité (tom. III, pag. 177).»

Vous n’avez sans doute jamais connu de laboureur assez fou, assez ennemi de lui-même, pour priver, par spéculation ou par caprice, ses boeufs ou ses chevaux, de la nourriture nécessaire, tant pour leur existence, que pour réparer les pertes qu’ils font en travaillant, et leur donner des forces nouvelles; et après les avoir fait jeûner, se repaître du plaisir extraordinaire de les frapper du matin au soir? pensez-vous qu’avec de pareils moyens les boeufs fussent long-temps capables de labourer? Les nègres sont-ils pour le physique bien différens des boeufs dont je viens de parler? Et si les colons des Antilles ne leur donnoient que très-peu de nourriture, et encore de mauvaise qualité, la nature outragée ne mettroit-elle pas un terme très-court à cette manière bizarre d’agir, et le moral, vivement affecté, se joignant au physique mutilé, les nègres vivroient-ils bien long-temps? Et dans la supposition qu’ils pussent résister, et à une diète austère, comment pourroient-ils suffire à des travaux pénibles que Raynal exagère chaque fois qu’il en trouve l’occasion?

Que tous ceux que Raynal pourroit avoir persuadés sachent que chaque nègre esclave, outre la portion de vivres que lui fournit l’habitation, qui seroit plus que suffisante pour sa subsistance, possède encore un jardin particulier, où il cultive du tabac, du ris, des giraumonts, des pois de toutes espèce, qu’il va vendre au marché des blancs, dans les villes ou dans les bourgs; preuve incontestable qu’il n’en a pas besoin pour vivre. Il possède aussi des cochons qu’il engraisse; il en tue de temps en temps, en fait fondre la graisse qu’il vend aux blancs; il coupe la chair en morceaux et va la vendre dans les habitations voisines, et il en réserve pour lui, dont il faut du petit-salé. J’oserois avancer qu’il n’y a pas de nègre, lorsqu’il est laborieux, qui, de son tabac, de son riz, de ses cochons, de ses poules, ne se fasse un revenu de plus de mille francs, tous les ans.

Si l’on en croyoit Raynal, un atelier d’esclaves nègres n’offriroit aux yeux qu’un troupeau dégoûtant de squelettes mutilés, poignardés, couverts de cicatrices, sans aucune énergie, sans vigueur et sans courage. Eh bien! suivez ces mêmes nègres au jardin, lorsqu’ils sont à planter une pièce de cannes, qui est le travail le plus pénible qu’ils aient jamais à faire, vous verres des hommes vigoureux, à poitrine large, à muscles fortement prononcés, faisant, à chaque tour de houe, trembler au loin la terre autour d’eux. Suivez-les encore, quand ils sortent de ce travail le samedi au soir; ils se rendent à leurs cases, et, après avoir pris un bain de propreté, ils mangent leur calalou, leur morue, ou leur petit-salé, ou du poisson frais qu’ils ont pêché dans les heures d’intervalle de leur travail; ils boivent du taffia, font leur toilette, et vont au calenda (c’est ce que nous appelons un bal), passer la nuit à danser. Observez-les dans leurs danses, examinez la souplesse de tous leurs mouvemens, leurs différentes attitudes, la passion et la gaité qui règnent dans leurs chants; et, si vous êtes de bonne foi, je vous demanderai si des hommes excédés de fatigue par un travail au-dessus de leurs forces, exténués, par le défaut de nourriture, macérés par les coups de fouet d’un commandeur féroce, peuvent se livrer à un exercice qui, outre qu’il exige des forces corporelles, n’annonce certainement pas un moral vivement affecté d’une condition, peut-être malheureuse sous quelques rapports et comparativement, mais, sur laquelle ils ne réfléchissent jamais, parce qu’ils sont nés dans cet ordre de choses…

Le suicide, dit Raynal, est très commun parmi les nègres (T.III. p.44)

S’il eût habité pendant plusieurs années les Antilles, il eût su que si quelques nègres se donnent la mort, ce sont particulièrement ceux de nation mina, et ils ne le font que peu de jours après leur arrivée dans les colonies, et lorsqu’ils sont encore incertains du sort qu’on leur prépare; quelques-uns se persuadent que les blancs les ont achetés pour boire leur sang; d’après cela, comme ils croient à la résurrection, ils pensent, qu’en se donnant la mort, c’est un moyen de retourner dans leur pays. Ce ne sont donc pas, comme le dit Raynal, les mauvais traitemens de leurs maîtres qui les portent à cela; car on a encore un soin bien plus particulier des nègres nouvellement arrivés, que des anciens qui peuvent se pourvoir par eux-mêmes de tout ce qu’ils ont besoin. Le suicide, parmi les nègres créoles, est très-rare, et la seule cause qui les y porte, est la jalousie, passion beaucoup plus commune et plus exaltées dans les zones torrides. Eh, ne voyons-nous pas, parmi les blancs d’Europe, des exemples trop fréquens du dégoût d’un pèlerinage dans ce bas monde, dont les routes ne sont pas toujours semées de fleurs; et que seroit-ce s’ils étoient persuadés, comme les nègres, qu’ils dussent ressusciter dans un nouveau monde, où tous leurs goûts seroient flattés, et leurs passions satisfaites.

«Les nègres, dit encore notre philantrope, se vengent des mauvais traitements de leur maître en empoisonnant leurs camarades, ou lui-même. Ils sont, dit-il dès l’enfance, instruits dans l’art des empoisonneurs.»

Des causes bien différentes entr’elles, portent les nègres à se servir de poison; les mauvais traitements d’un maître barbare, en sont la cause la plus rare; car l’expérience apprend aux Antilles, que plus les esclaves ont à craindre la rigueur d’un maître sévère, et moins ils se décident à lui manquer. Cela me semble dans la nature. Tandis que les colons, qu’on nomme gâte-nègres, parce qu’ils sont foibles à leur égard, sont presque toujours la victime des bontés mal entendues qu’ils ont pour eux; les nègres font une grande différence entre le tyran auquel ils obéissent par crainte; l’homme humain, ferme et juste, auquel ils obéissent sans peine, et l’homme pusillanime et sans caractère, qu’ils méprisent, et dont ils font tourner tous les foibles à leur profit.

Je rapporterai ici une cause d’empoisonnement, que l’on croira sans doute inventée à plaisir; elle n’en est pas moins vraie. Beaucoup de nègres périssoient depuis quelques temps sur une habitation, le chirurgien et médecin (car on est l’un et l’autre dans les Antilles) avertit le propriétaire, que le poison en étoit la seule cause; on fait des perquisitions, enfin, on découvre le coupable, on s’en saisit; c’étoit le commandeur (l’on nomme commandeur, le nègre qui dirige les travaux de l’habitation, d’après les ordres qu’il reçoit du maître). Le commandeur avoue tout; on lui demande la raison d’une conduite aussi atroce; sa réponse extraordinaire fut, qu’aimant beaucoup son maître, et en recevant tous les jours de nouveaux bienfaits, il avoit appris qu’il se préparoit à partir pour la France, et qu’il avoit cherché à le rendre pauvre en empoisonnant ses nègres, pour le mettre dans l’impossibilité d’exécuter son projet. J’ai connoissance qu’un nègre domestique, fort attaché à son maître, crut lui en donner une preuve non équivoque, en empoisonnant son frère, pour lui en procurer l’héritage. En général, les empoisonnemens ne sont point aussi fréquens que veulent le persuader les négrophiles; et les nègres ne sont point, comme le dit Raynal, instruits, dès leur enfance, dans l’art des empoisonnemens. une remarque bien essentielle qui prouve le contraire, c’est que, par l’ouverture de plusieurs individus empoisonnés, nègres ou blancs, on a découvert que le poison étoit de l’arsenic. Si les nègres, comme le prétend Raynal, étoient instruits dans la connoissance des plantes délétères, s’exposeroient-ils, ou à voler de l’arsenic dans une pharmacie qu’on auroit imprudemment laissée ouverte, ou chercheroient-ils à tenter, par de l’argent, la cupidité d’un pharmacien, qui, s’il ne se trouvoit pas malhonnête, pourroit les perdre? Il est bien à désirer que le gouvernement s’oppose à l’avenir à l’introduction dangereuse de ce métal meurtrier dans nos colonies; ne vaut-il pas mieux avoir des rats de plus, que des nègres de moins: d’ailleurs, nous n’avons point dans les Antilles de manufacture qui ait besoin d’employer cette drogue malfaisante.

«Rien de plus affreux, dit notre négrophile Raynal, que la condition du noir en Amérique.»

Si ce n’est celle du blanc Européen, sans propriétés et sana talens, lorsqu’il est vieux, malade ou infirme. Et combien sont dans ce cas là?

«Une cabane étroite, malsaine, sans commodités, lui sert de demeure.»

Dans la majeure partie des habitations, les cases des nègres sont plus grandes, plus propres et plus commodes que celle d’un tiers des habitans de l’Europe; n’est-il pas du plus grand intérêt de mettre à l’abri des intempéries de l’air, des individus que la cupidité des négocians européens nous fait acheter au poids de l’or. La paille qui couvre les cases des nègres, les met à l’abri des fortes chaleurs, bien mieux que ne feroient des tuiles qui, une fois pénétrées par le calorique, le conservent long-temps, même jusque pendant la nuit; elle fait aussi une couverture bien plus impénétrable aux grosses pluies d’orage, dont souvent on n’est pas garanti par les tuiles ou les ardoises; la paille résiste aussi bien mieux à l’impétuosité du vent qui, une fois qu’il a soulevé quelques tuiles, les a bien vite enlevées toutes. Enfin, la paille offre tant d’avantages, que presque tous les anciens colons, préférant la salubrité et la commodité au luxe, avoient encore, à l’époque de la révolution, la case particulière où ils couchoient, couverte en paille. Les feuilles de latanier remplissent parfaitement cet objet, et, on ne manque pas de leur doner la préférence, lorsqu’on est à même de s’en procurer.

«Les lits des nègres, dit Raynal, sont des claies plus propres à briser le corps qu’à le reposer.»

De quoi est donc composé le fond des lits des blancs malheureux en Europe n’est-il pas aussi de bois? combien j’en ai vu qui n’étoient autre chose que des sarmens de vigne. Vous êtes vous occupé, philantrope Raynal, de leur procurer une couche plus molle? Nos nègres se servent de nattes épaisses qui les empêchent de ressentir le bois, et tous ceux qui ne sont pas insoucians pour leurs aises, ont des paillasses de paille de maïs, même des couvertures; et ils ont de moins, que vos blancs malheureux, à se garantir de la rigueur des hivers.

«Quelques plats de bois, quelques pots de terre forment l’ameublement des nègres.»

Quand cela seroit vrai, les paysans, les journaliers de France, enfin, les blancs sans propriétés, mangent-ils dans de la porcelaine? J’ai vu chez eux aussi des écuelles de bois, et leurs pots à soupe, quand ils en ont, sont de terre. Mais je soutiendrai que les plats de bois des nègres sont plus souvent remplis; jamais un nègre ne se contente, même pour déjeûner, des patates délicieuses qui lui servent de pain, que je mets pour la salubrité et le goût, beaucoup au-dessus du mauvais pain noir des paysans et des journaliers; il lui faut en outre, ou du calalou dans son écuelle de bois, ou de la morue, ou autre poisson, soit frais, soit salé, tandis que votre journalier, votre paysan, mange le plus souvent son pain sec à déjeûner. Eh! quel pain? Quand à leurs meubles, tous les nègres aisés (et il ne dépend que d’eux de l’être tous) ont des coffres de bois d’acajou, bien mieux garnis que ceux des pauvres paysans européens sans propriété. Ils ont des chaises, de la faïence, une chaudière de fer, qui est le premier meuble qu’on leur donne.

«La toile grossière qui cache une partie de leur nudité, ne les garantit ni des chaleurs insupportables du jour, ni des fraîcheurs dangereuses de la nuit (tom. III, pag. 177).»

Les lois du Code noir obligent l’habitant d’habiller deux fois par an ses nègres. On donne à tous les nègres nouveaux, arrivant d’Afrique (où ils vont tous nus), un pantalon de grosse toile, une chemise assez longue pour lui couvrir tout le corps, et par dessus une espèce de surtout qu’on nomme vareuse, fait de zinga. Et s’il est destiné à aller dans les montagnes, où il fait froid, à la place de la vareuse de zinga, on lui donne une casaque de laine, et une couverture également de laine; il a donc, quoi qu’en dise Raynal, de quoi couvrir sa nudité toute entière, et de quoi se garantir, ou des ardeurs du soleil, ou des fraîcheurs de la nuit. Mais comme la pudeur, quoi qu’en dise l’évêque Grégoire, est une vertu en général, inconnue parmi les nègres d’Afrique, ceux qui travaillent dans les plaines se débarrassent le plus souvent de vêtements qui les gênent, et auxquels ils ne sont pas habitués. Un Européen qui les verroit dans ce moment, croiroit que c’est faute de vêtemens, qu’ils sont ainsi sus; ce qu’il y a encore de certain, c’est que les nègres que l’on achette d’Afrique, mettent si peu d’importance aux vêtemens qu’on leur donne, que beaucoup d’entr’eux les vendent aussitôt qu’on les leur a donnés. Quant aux nègres créoles, j’oserois avancer que Raynal et la majeure partie des négrophiles, qui s’apitoyent sur le sort des nègres et sur leur nudité, n’ont jamais porté de chemise d’une toile plus belle et d’un prix aussi élevé que celles que ces mêmes nègres, ou négresses portent les jours de fête lorsqu’elles vont au calanda (c’est-à-dire au bal); beaucoup d’entr’elles ont des chemises dont la toile a coûté dix-huit à vingt francs l’aune; des mouchoirs de madras à leur tête, de cinquante à soixante-six livres, des bracelets de grenats, des jupes de toile des Indes, d’un grand prix. Il n’est pas rare de voir ces mêmes négresses venir travailler le lendemain au jardin avec cette toilette, parce qu’étant sorties du calenda, trop tard, elles n’ont pas eu le temps de se déshabiller. Que de choses pourroient envier bon nombre d’Européens, à ce peuple noir, dont on plaint tant le sort, qu’on ne connoît pas!

«L’Europe retentit depuis un siècle, des plus saines, des plus sublimes maximes de la morale: la fraternité de tous les hommes est établie de la manière la plus touchante, dans d’immortels écrits (t. III, p. 177)»

Cela est vrai, mais malheureusement cette morale sublime n’existe que dans vos livres; la preuve en est trop récente pour qu’il soit besoin de la citer.

«Ce ne sont pas les nègres qui refusent de se multiplier dans les chaînes de l’esclavage, c’est la cruauté de leurs maîtres qui a su rendre inutile le voeu de la nature; ils exigent des négresses, des travaux si durs, avant et après leur grossesse, que leur fruit n’arrive pas à terme, ou survit peu à l’accouchement (T. III, p. 183).»

Une calomnie de plus ne coûte rien à cet auteur trop célèbre; si, au lieu de s’en rapporter à des mémoires faux ou exagérés, Raynal eût fait un voyage aux Antilles, il auroit vu que les négresses enceintes étoient ménagées, qu’on ne leur donnoit jamais à faire des travaux qui fussent dans le cas de nuire à leur fruit; elles alloient au jardin une heure plus tard, et en sortoient une heure plutôt, ainsi que celles qui étoient déjà accouchées depuis peu de temps, et qui même, ne revenoient au travail que deux mois après leur accouchement: et pour les encourager à avoir soin de leurs enfans (qui faisoient la richesse du colon par la suite), on donnoit à chaque négresse, soixante-six francs, lorsque son enfant avoit passé dix jours, époque critique pendant laquelle il périt une partie des enfans nègres nouvellement nés, d’une maladie qu’on nomme mal de mâchoire, ou tétanos; c’est une espèce de spasme: outre cela, quand une négresse avoit six enfans vivans, on lui donnoit sa liberté sur l’habitation, (ce qu’on appeloit liberté de savane), et une exemption de tous autres travaux, que le soin et la conduite de ses enfans. Dans beaucoup d’anciens ateliers, les naissances égalant les mortalités, on n’avoit pas besoin d’acheter des nègres d’Afrique.

«L’Amérique est peuplée de colons atroces, qui, usurpant insolemment le droit des souverains, font expirer par le fer ou par la flamme les infortunées victimes de l’avarice (t. III, p. 196).»

Voilà donc un peuple entier transformé en autant de bourreaux! Ne semble-t-il pas qu’il y ait, sur chaque habitation, des échafauds toujours dressés, des bûchers toujours prêts à recevoir des victimes innocentes? Le maître seul est coupable! Calomniateur exalté! Que doit-on penser de celui qui toujours suppose le crime? La loi défend aux colons de faire justice capitale sur leurs habitations; mais cette même loi a cru devoir tolérer dans sa sagesse (ce qui paroît un abus à Raynal) que le châtiment fût infligé quelquefois, sur le lieu même du délit; afin de retenir les autres nègres par un exemple plus frappant. Quel magistrat du pays qui ne sache par expérience qu’il n’existe point de colons assez dénaturé pour faire périr un esclave pour un crime imaginaire.

Quiconque, noir ou blanc, libre ou esclave, a tué ou empoisonné, ne mérite-t-il pas la mort? Que le coupable la subisse sur l’habitation où il a commis le crime, ou sur une place publique dans une ville, qu’importe? Voilà les seuls crimes pour lesquels on fasse subir la peine de mort, et ce crime, quoi qu’en dise Raynal, est très-rare. J’ai habité les colonies pendant 17 ans, je n’ai eu connoissance que de deux exemples de nègres empoisonneurs qui ont été exécutés sur des habitations. Il n’est pas étonnant que celui qui met le poignard dans les mains des esclaves, qui leur prêche la révolte contre leurs maîtres, et qui leur conseille de chercher dans leur sein pour y percer leur coeur; il n’est pas, dis-je, étonnant qu’il présume cet attentat très-fréquent. Comment Raynal ne légitimeroit-il pas la révolte de l’esclave contre son maître, lorsqu’il dit aux colons, «implorez l’assistance de la métropole à laquelle vous êtes soumis, et si vous en éprouvez un refus, rompez avec elle, c’est trop d’avoir à supporter à la fois, et la misère et l’indifférence (tom. III, pag. 438).»

Oh! philosophe dangereux! il y avoit dans le temps que vous avez écrit, une bastille, et vous étiez libre!

«Pourquoi les esclaves, plue heureux (disent les colons) dans les Antilles que dans leur patrie, soupirent-ils pour y retourner (tom. III, pag. 199)?»

Argument spécieux, qui tombe par le fait. Sur cent nègres, arrivant d’Afrique à S. Domingue, il n’est pas douteux, que tant qu’ils seront dans l’incertitude du sort qui les attend, ils désireront tous de retourner dans leur pays; consultez ces mêmes nègres deux ans après, il n’y en aura pas un qui veuille échanger l’esclavage de S. Domingue, pour sa condition passée en Afrique, à moins qu’il n’eût pour maîtres des négrophiles (quand leur intérêt le demande), d’un sentiment qui tient autant de la foiblesse que de la pitié, nous ne disons pas à la sévérité, mais à la cruauté et à l’injustice envers les esclaves. La preuve de ce que j’avance deviendra bien évidente, lorsque l’on saura que les colons, mécontens d’un esclave, le menaçoient de le renvoyer dans son pays.

«Il ne seroit pas même peut-être impossible d’obtenir les productions coloniales par des mains libres (Raynal, t. III, p. 201).»

Raynal entend-il parler des blancs européens transportés dans les colonies, ou des nègres affranchis? Une malheureuse expérience nous a appris que les deux tiers au moins des Européens étoient moissonnés par le climat brûlant des Antilles, dans la première année qu’ils y arrivoient, lorsqu’ils étoient forcés de s’adonner à des travaux qui exigeoient qu’ils s’exposassent aux ardeurs du soleil; et plus ils sont robustes, et moins ils résistent. Je demanderois à M. Raynal s’il existoit, ce que sont devenus tous les blancs que l’on a fait passer à Cayenne? que sont devenus tous les Accadiens et tous les Allemands que l’on a fait passer à S. Domingue? Sur plusieurs milliers, il en reste à peine quelques familles à Bombarde, près du Môle, qui fournissent la preuve la plus convaincante que les blancs ne peuvent s’adonner aux grandes cultures dans les Antilles. Les plantations des Acadiens et Allemands se bornent à quelques pieds de café, quelques ceps de vigne, quelques figuiers, quelques légumes qu’ils vont vendre dans les marchés du Môle. Ils peuvent, à la vérité, avoir une existence assez douce par ces petits moyens, mais ils sont condamnés à une éternelle médiocrité; s’ils vouloient augmenter leurs cultures, il leur faudroit louer des blancs, pour lors les frais surpasseroient de beaucoup les revenus; ils donneroient alors la solution du problème (ne pourroit-on pas obtenir les productions coloniales, par des mains libres?).

Pag. 157-159

Je reviens à Raynal. «Il existe donc, (selon lui), sur la terre, une race d’hommes (si l’on peut la qualifier ainsi) qui fait consister son bonheur à tourmenter continuellement, à poignarder, à brûler des êtres déjà malheureux par leur condition, qui sacrifie même son intérêt particulier à ce plaisir barbare, et qui pire que les tigres, qui au moins épargnent leurs victimes, lorsque leur faim est assouvie, ne laisse pas un instant de relâche aux victimes de sa férocité; et cette race est elle des colons des Antilles.

Quel est l’homme sensible qui ne reculera pas d’horreur à l’aspect d’un pareille tableau? Il n’est pourtant pas achevé, Valmont de Bomare va y donner le dernier coup de pinceau.

Quelquefois, dit-il, des maîtres impitoyables et barbares, en visitant leurs hôpitaux, se font un jeu atroce de poignarder, parmi leurs nègres, les malades mutilés ou trop vieux pour éviter les frais de leur traitement, ou de leur nourriture (Dict. d’hist. nat., édit. in-4º., tom. V, page 267).»

La plume tombe de mes mains, et je ne sais si je dois répondre à une pareille calomnie? Valmont de Bomare, dit lui-même, qu’on se refuse à croire à un pareil calcul d’intérêt; mais se croit-il innocent, d’avoir promulgué dans ses écrits, une pareille atrocité, sans pouvoir en donner des preuves; comment n’a-t-il pas prévu les conséquences funestes d’une pareille inculpation?

Quel charmant pays à habiter que celui qui renferme des colons tels que les peignent Raynal, Valmont de Bomare et l’évêque Grégoire. Ah! Messieurs les philosophes, si au lieu d’avoir écrit dans vos cabinets, d’après des mémoires ou faux, ou exagérés, vous eussiez voyagé dans les Antilles, vous sauriez que la majeure partie de ces colons tant décriés, tant calomniés, étoient plutôt les pères de leurs nègres, que leurs maîtres! généreuse hospitalité, dont on ne connoît point d’exemple en Europe. Ce n’étoit qu’aux Antilles, où l’on trouvoit des hommes, qui venoient au devant des Européens sans fortune, leur offrir et leur procurer les moyens d’en commencer une, leur concéder la jouissance d’un morceau de terre, leur avancer de l’argent, ou les cautionner pour l’achat de quelques nègres, pur commencer leurs cultures. Combien citeroit-on d’exemples semblables en Europe?

On reprochoit aux colons, de la hauteur, un ton impérieux qu’on a raison de ne pas aimer dans la société; mais, qui n’a pas ses défauts? Le plus parfait, est celui qui en a le moins; heureux ceux qui les rachètent par quelques bonnes qualités; les anges même ont-ils pu se défendre de ce péché mignon, qu’on nomme orgueil? Si quelque motif peut, sinon le légitimer, du moins l’excuser dans les colons, ne seroit-ce pas la position où ils se trouvoient? Peut-on se défendre d’un peu d’amour-propre, lorsqu’en commandant à plusieurs centaines d’esclaves, on peut se dire à soi-même, j’adoucis, autant qu’il est en moi, le sort des sujets que l’ordre social a mis sous mon pouvoir, et je les traite comme des amis malheureux.

Pag. 172-176

La pudeur des négresses! Risum teneatis amici. Pour le coup il y a de quoi rire. L’évêque Grégoire entend-il parler des négresses d’Afrique, ou de celles des Antilles? Ces dernières, qui ne sont encore qu’au premier échelon de la civilisation, peuvent-elles bien connoître ce sentiment délicat, cette perfection morale qui, selon nous, ne peut exister que chez les peuples dont la civilisation est au moins très-avancée, si elle n’est pas autant achevée que peut l’être; ce sentiment ne tient-il pas tout-à-fait au préjugé de l’éducation? ne seroit-il pas même peut-être un rafinement de coquetterie de la part des femmes? Pardon, Mesdames, nous ne le regardons pas moins comme une vertu recommandable, mais nous maintenons que ce sentiment n’est point dans la nature. Nous naissons nus, et si nous habitions dans un climat dont la température ne nous força pas de nous vêtir, nous resterions nus, si les préjugés ne nous apprenoient pas qu’il y a plus de mal à montrer certaines parties de notre corps que d’autres. A quelle époque notre première mère a-t-elle commencé à se vêtir? C’est lorsqu’elle eût acquis des connoissances nouvelles, en mangeant du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal.

Il n’est pas possible de faire un tableau plus expressif de la pudeur, que celui qu’a fait J. J. Rousseau. La pudeur est aux belles, ce que les feuilles sont aux arbres, leur plus belle parure, et leur plus bel apanage. Il n’entendoit certainement pas parler de la pudeur des négresses des Antilles, elle n’est autre chose qu’une imitation et une affaire de luxe; elles sont naturellement un peu singes (non que nous entendions par là les assimiler à ce genre d’animaux); nous voulons dire qu’elles sont imitatrices, comme le sont les enfans et les peuples qui sortent des mains de la nature. A l’exemple des femmes créoles blanches, elles voilent leurs appas avec de superbes mouchoirs de madras, très-artistiquement arrangés; car, s’il est un art même pour les guimpes des religieuses, comme nous l’apprend Gresset, il en est à plus forte raison, pour arranger ces beaux mouchoirs, qu’on nommoit dans notre vieux temps fichus, et comme ils servoient également à dérober aux yeux indiscrets des appas qui souvent n’en avoient que le nom, t d’autres que la bonne nature avoit modelé sur le type le plus parfait, on avoit donné différens nom à ces prétendus voiles de pudeur; les premiers s’appeloient fichus menteurs; les second, fichus fichus, Nous demandons pardon à l’évêque Grégoire, d’oser lui parler de parures profanes dont il doit même ignorer le nom.

Nous revenons donc à notre sujet; et pour prouver que les négresses des Antilles ne connoissent ni pudeur ni modestie (ce qu’elles prouvent de mille manières, que la bienséance nous empêche de faire connoître; car nous avons aussi un peu de pudeur), nous dirons que presque toutes les jeunes négresses vont nues jusqu’à l’âge de puberté; elles portent, à la vérité, une chemise, mais par maniere d’acquit, et pour peur qu’il fasse chaud, et qu’elles aient quelque travail un peu pénible à faire, elles la quittent, et elles se montrent alors telles qu’elles sont venues au monde; elles n’en sont pas moins innocentes pour cela, parce qu’elles ne pensent pas qu’il y ait plus de mal à faire voire certaines parties de leurs corps que d’autres; elles sont donc sans modestie et sans pudeur. A une certaine époque, elles mettent une jupe par dessus la chemise, mais moins par pudeur que par un autre motif, elles ne quittent jamais la jupe; mais si elles ont à travailler, elles quittent leur chemise, en rabattant la partie supérieure sur leur jupe; elles ont pour lors le haut du corps nu… Nous n’avons pas vu chez elles, les négresses d’Afrique; mais nous savons, par les capitaines négriers, que presque toutes vont nues, à l’exception d’une ceinture à laquelle tient un petit tablier fait d’écorce d’arbre, qui sert à garantir, plutôt à voiler les patries du corps que la modestie et la pudeur défendent de montrer. Chez les peuples civilisés: les petites-maîtresses ou les coquettes (car les négresses ont aussi leur coquetterie) garnissent ce tablier de plumes de perroquets ou d’autres oiseaux. C’est avec cette simple parure qu’on nous les amene dans les Antilles. Et quoi qu’en dise John Newton, nous nous sommes aperçus plus d’une fois que ces pudiques Africaines paroissoient très-flattées d’être ce qu’il appelle outragées par les blancs, ne fût-ce que par les matelots, et qu’elles regardoient cela comme un honneur.

Pag. 219-223

CHAPITRE IV

Qualités morales des Nègres. Amour du travail. Courage. Bravoure.

Tendresse paternelle et filiale. Générosité, etc.

L’Evêque Grégoire auroit pu, nous dit-il, aborder brusquement la Littérature des nègres, qui semble être l’objet de son ouvrage; mais ce prélat a cru nécessaire, pour le complément de la perfection de la race noire, de mettre sous les yeux des lecteurs l’énumération de ses qualités morales et de ses vertus. Il nous semble que ce chapitre auroit dû précéder celui où il nous dit que l’église catholique avoit inséré dans son calendrier plusieurs saints nègres, car l faut être honnête homme et vertueux avant que d’être saint; n’importe, s’ils acquièrent ces vertus après leur canonisation, ils n’en sont pas moins recommandables.

Commençons par la première vertu dont les gratifie l’évêque Grégoire, l’amour du travail. Nous nous permettons de dire, à l’occasion de cette qualité morale, que si toute les autres vertus des nègres, sont chez eux au même degré que celle-ci, nous craignons beaucoup que l’église catholique n’ait introduit, dans son calendrier, des saints un peu suspects, car l’oisiveté qui, comme tout le monde le sait, est la mère de tous les vices, est le bonheur suprême, selon les neuf dixièmes des nègres, et c’est dans la seule faculté de ne rien faire, qu’ils font consister la liberté. L’évêque Grégoire convient cependant que cette accusation peut avoir quelque chose de vrai; mais il en trouve de suite la cause. Les nègres, dit-il, ne sont point stimulés par l’esprit de propriété, par l’utilité ou par le plaisir; c’est toujours de principes faux que les négrophiles tirent des conséquences; ils feignent ignorer, que chaque nègre esclave, possède en jouissance, pour toute sa vie, un morceau de terre, où il sème du tabac, du riz, des légumes de toute espèce, qu’il y plante des arbres fruitiers, et qu’il va tous les dimanches, et même tous les soirs, s’il est près d’une ville, vendre le produit de ce jardin; et que les vivres qu’il peut y recueillir ne lui sont point nécessaires pour la subsistance alimentaire, que doit lui fournir l’habitation. Les nègres ont donc une propriété, ils peuvent donc travailler pour leur utilité particulière, et pour leur plaisir; et ceux qui sont laborieux (car dans le grand nombre il s’en trouve quelques-uns), retirent de leurs jardins des profits considérables pour tous autres que des nègres, qui dépensent ordinairement l’argent avec autant de facilité qu’ils le gagnent; c’est un peu le caractère de tous ceux qui sont nés au-delà des tropiques.

Revenons à la paresse du plus grand nombre des nègres; elle est telle, que si les maîtres, ou les régisseurs ne les forçoient pas à travailler dans leurs jardins particuliers, et à nourrir le cochon qu’on leur a donné, ils le laisseroient mourir de faim, et leur jardin seroit en friche; ceux qui ne veulent pas laisser mourir leurs cochons, les laissent sortir pendant la nuit pour aller à la picorée, au risque qu’ils attrapent un coup de fusil, ou du gérant, ou du gérant, ou des voisins; car ils font beaucoup de tort dans les patates, ou même dans les pièces de canne, qu’ils mangent avec avidité. Que les lecteurs impartiaux et sans exaltation jugent, d’après ce que nous venons de dire, de l’effet qu’a dû produire sur ces êtres indolens, un affranchissement subit et général. Ils ont cessé tout-à-coup et généralement de travailler; qu’en est-il résulté? Cela n’est pas difficile à deviner: peu s’en est fallu qu’ils ne soient tous morts de faim; et cela seroit arrivé s’il n’y eu des cannes à sucre qui ayant résisté à l’abandon des cultures, leur ont servi de nourriture, jusqu’à ce que Toussaint les eût forcé de rentrer sur les habitations, pour y planter des vivres. Voilà la mesure de l’amour du travail chez les nègres. La preuve irréfragable que l’esprit de propriété n’est pas un stimulant suffisant pour eux et leur conduite actuelle. Depuis qu’ils ont S. Domingue en propriété, que font-ils? Ils ramassent quelques milliers de café, sur des arbres qu’ils n’ont pu détruire, et dont ils n’entretiennent qu’une très-petite quantité. S’ils ne les avoient pas trouvés tous plantés, ils ne feroient rien… Quant au sucre et à l’indigo! oh! il n’en faut pas parler, cela coûte trop de peine, il faudroit planter les cannes à sucre, semer et sarcler l’indigo. Ce n’est donc plus l’esprit de propriété qui leur manque; mais les besoins naturels pour l’homme incivilisé, se réduisent à peu de chose dans les zones torrides, et les besoins factices sont nuls, inde mali labes.

Toussaint qui savoit bien que les nègres, une fois libres, ne travailleroient plus, rendit une ordonnance par laquelle il étoit enjoint à tous les nègres de rentrer dans les habitations dont ils avoient été esclaves; c’étoit le seul moyen de les contenir, et de les forcer au travail; quelques-uns obéirent, mais beaucoup continuèrent à vagabonder.

Pag. 232- 234

Revenons à l’évêque Grégoire.       

«De l’amour du travail (vertu que ce prélat accorde bien gratuitement aux nègres), il passe à leur bravoure, à leur courage, à leur intrépidité, au milieu des supplices.»

Comme les nègres ne calculent point le danger, on prendroit aisément pour bravoure, ce qui n’est chez eux que témérité; cependant on ne peut disconvenir qu’ils ne puissent faire d’excellens soldats, s’ils ont des chefs qui sachent diriger ce genre de bravoure. Souvent la témérité eut des succès, lorsque la prudence auroit échoué. Quant au sang-froid que quelques-uns paroissent avor au milieu des supplices, nous croyons qu’il tient plus à la stupidité qu’à tout autre sentiment; le physique souffre beaucoup moins quand le moral est moins affecté; c’est ce qui fait que les brutes mangent jusqu’au moment de mourir. A moins que l’évêque Grégoire ne prétende que les nègres ajoutent encore à toutes leurs qualités éminentes, la philosophie de Zénon, et qu’ils comptent la douleur pour rien.

Comme nous n’avons jamais contesté à M. Grégoire, que les nègres fussent susceptibles par la civilisation et par l’éducation, de devenir des hommes comme les autres, nous lui accorderons avec plaisir, que plusieurs nègres ou mulâtres, qu’il nomme dans son chapitre troisième, et que nous ne connoissons pas, se soient distingués, soit à la guerre, soit dans quelqu’autre carrière; ce n’est pas là la question qu’il s’agit de traiter. Quant aux nègres et aux mulâtres, que nous avons mieux connus que l’évêque Grégoire, parce que nous avons été à même de les observer pendant la révolution de S. Domingue, nous nous permettrons de n’être pas du même avis, surtout quant à la haute opinion que ce prélat veut donner du plus fameux, qui est Toussaint Louverture, qui fut en même temps auteur et acteur, de la sanglante tragédie dont S. Domingue a été le théâtre. Ce nègre, extraordinaire dans sa caste, avoit, comme le dit très-bien l’évêque Grégoire, porté les chaînes de l’esclavage; et ce qui prouve réellement la supériorité de son génie sur les autres nègres, c’est qu’il ne crut pas impossible de franchir l’espace immense qui se trouve entre l’esclavage et le pouvoir suprême, il y étoit en quelque sorte parvenu; mais,

                     Celui qui met un frein à la fureur des flots,

                     Sait aussi des méchans arrêter les complots.

Pag. 257-258

Que le Code noir, perfectionné s’il en est besoin, soit mis rigoureusement à exécution; que le nègre soit maintenu dans le devoir et le respect qu’il doit au blanc; que le blanc n’oublie jamais ce que doit l’homme à l’homme malheureux, que sa condition a mis sous son autorité; qu’il se garde d’en abuser, son coeur y gagnera, et ses intérêts n’en souffriront pas. Et s’il se trouve un colon, qui, étouffant les cris de la nature, et sourd à la voix de sa conscience, outre-passe par caprice le droit de châtiment que lui donne les lois du Code noir, sur ses esclaves, qu’il soit déclaré incapable de régir son habitation; qu’on lui nomme un substitut dont la moralité sera bien connue, et qu’il soit embarqué pour la France. Qu’il disparoisse d’un pays, où lui et quelques-uns de ses semblables, heureusement en plus petit nombre que l’on ne pense, ont attiré, par leur conduite infâme, les calomnies qui ont rejailli sur la généralité des colons, et qui ont contribué à la perte de ce beau pays. Qu’il y ait dans chaque paroisse un inspecteur des cultures, qui tous les trois mois fera sa visite sur les habitations, et s’assurera par lui-même s’il y a la quantité nécessaire de vivres plantés, relativement au nombre de nègres qui la cultivent. Qu’en outre de ces inspecteurs particuliers, il y ait un inspecteur général dans chaque arrondissement, qui fera sa visite tous les ans. Qu’il y ait dans chaque quartier un médecin chargé de visiter les hôpitaux des habitations, pour voir si les pharmacies sont pourvues des remèdes nécessaires, et si les drogues sont de bonne qualité. Ce sera par tous les moyens que nous venons d’indiquer, et beaucoup d’autres, qui doivent émaner de la sagesse du gouvernement,, que nous pouvons espérer de voir cicatriser les plaies meurtrières que les François ingrats ont faites au sein de leur mère nourricière, l’Amérique.

Pag. 292-293

Quant aux guitares, que les nègres nomment Banza, voici en quoi elles consistent: Ils coupent dans sa longueur, et par le milieu, une callebasse franche (C’est le fruit d’un arbre que l’on nomme callebassier) Ce fruit a quelquefois huit pouces et plus de diamètre. Ils étendent dessus une peau de cabrit, qu’ils assujetissent autour des bords avec des petits cloux; ils font deux petits trous sur cette surface, ensuite une espèce de latte ou morceau de bois grossièrement aplati, constitue le manche de la guitarre; ils tendent dessus trois cordes de pitre (espèce de filasse tirée de l’agave, vulgairement pitre); l’instrument construit. Ils jouent sur cette instrument des airs composés de trois ou quatre notes, qu’ils répètent sans cesse; voici ce que l’évêque Grégoire appelle une musique sentimentale, mélancolique; et ce que nous appelons une musique de sauvages.

L’autre instrument, qui leur est le plus familier, parce que c’est celui au son duquel ils dansent, est le tambour, il est aussi simple que la guitare. Ils coupent un arbre creux, ils prennent une certaine longueur du tronc, ils étendent sur chaque bout une peau de mouton, en mettant le poil en dedans; cette peau est serrée autour du bois par un cercle de lianne, voici le tambour fait. Ils ne se servent point de baguettes pour le battre, mais de leurs mains. On ne peut aisément juger, que cet instrument est peu sonore, il est d’une monotonie insupportable pour les blancs.

Pag. 301-303

Quelles preuves à donner de la littérature des nègres, que leur intelligence pour les affaires, dont on ne peut citer que quelques exemples très-rares, et leur mémoire prodigieuse dont on ne peut en citer qu’un. Leur talent pour servir d’interprètes, pour lequel ils n’ont besoin que de savoir un peu de françois, et l’idiome très-borné de quelques peuplades africaines, qui leur vendent des esclaves.

Nous demanderons à M. Grégoire, pourquoi, s’il y avoit en Afrique une Littérature, des Universités, le fils du roi de Nimbana, est-il venu en Angleterre pour y apprendre l’hébreu? Pourquoi Stedman, qui accorde aux Africains le génie poétique et musical, ne nous a-t-il pas apporté quelques-uns de leurs chefs d’oeuvres en ces genres? Un opera de leur façon nous eût fait connoître leur poésie et leur musique, bien mieux que des relations de voyageurs dont on doit toujours se défier.

Enfin, des preuves irréfragables de la Littérature des nègres, selon l’évêque Grégoire, ce sont les Chevilles du Père Adam, menuisier de Nevers; les ouvrages de Louise, l’abbé de Lion, surnommée la Belle Cordière; les oeuvres d’Hubert Pott, simple journalier en Hollande, proclamé par le voyageur Pratt, le père de la poésie élégiaque; les Poésies de Béronicius, ramoneur de cheminées; les Romans d’un domestique de Glatz en Silésie; les Poésies de Bloomfield, valet de charrue; les Poésies de Greested, servante, et d’Anne Gearley, laitière à Bristol. Or, il est évident, d’après ces exemples, que si les blancs, dans les dernières classes de la société, sont parvenus à un degré de mérite aussi éminent, à fortiori, les nègres peuvent en faire autant et plus; donc ils ont une Littérature. D’ailleurs, comme l’observe fort bien l’évêque Grégoire, le génie est l’étincelle recelée dans le sein du caillou; dès qu’elle est frappée par l’acier, elle s’empresse de jaillir. Nous pensons sans doute sur ce point comme M. Grégoire; mais nous avons observé que dans les cailloux noirs, l’éticelle étoit si bien encroûtée, que l’acier le mieux trempé pouvoit à peine l’en faire jaillir.

Pag. 309-311

Pour prouver à l’évêque Grégoire notre reconnoissance, en suivant la maxime sublime de l’Evangile, qui est de se venger de ceux qui nous font du mal, en leur faisant du bien, nous donnerons à ce prélat un avis, qui ne peut qu’être très-profitable à ses intérêts; c’est celui de ne pas envoyer une pacotille trop considérable de ses ouvrages (surtout du dernier), à la Guadeloupe, à la Martinique, aux îles Espagnoles, enfin, dans toutes les Antilles, où la peste négrophilique n’a pas exercé ses ravages; ce seroit une très-mauvaise spéculation, et nous craindrions beaucoup que le colporteur ne fût très-mal accueilli.

Qu’il nous soit permis, avant de terminer cet ouvrage, de jeter quelques fleurs sur la tombe du général Ferrand, ce brave militaire, vraiment ami de son pays, connut le prix des colonies, et fut l’ami des colons; l’expérience l’avoit fait revenir de la malheureuse prévention que les négrophiles ont donnée contr’eux à la majeure partie des François. La perte de ce général est donc une nouvelle calamité qui atténue encore le peu d’espoir qui leur restoit. Dans le nombre des militaires qui ont partagé avec e général les mêmes sentimens, nous nous plaisons à citer ici un de ses aides-de-camp, M. Castel Laboulbene, chef d’escadron, et commandant à Samana, qui réunit aux talens militaires les plus distingués, les qualités sociales les plus aimables.

Nous croirions encore manquer à la reconnoissance, si nous ne citions pas ici le général Morgan, qui, dans le peu de temps qu’il a resté dans la colonie, a témoigné aux colons l’affection la plus marquée, et leur a rendu, dans les circonstances critiques où ils se sont trouvés, tous les services qui ont dépendu de lui. Ce brave général, à ses talens militaires, réunissoit la connoissance des colonies, et il ne faut que les connoître pour en sentir l’importance.

L’évêque Grégoire termine son ouvrage de la Littérature des nègres, par une péroraison que nous allons copier.

«Puissent les nations européennes expier enfin leurs crimes envers les Africains! Puissent les Africains, relevant leurs fronts humiliés, donner l’essor à toutes leurs facultés, ne rivaliser avec les blancs qu’en talens et en vertus, oublier les forfaits de leurs persécuteurs, ne s’en venger que par des bienfaits (ils les ont égorgés). Dût-on ici bas n’avoir rêvé que ces avantages, il est du moins consolant d’emporter au tombeau la certitude, qu’on a travaillé de toutes ses forces à la procurer aux autres.»

N’eût-il pas été beau à l’évêque Grégoire d’emporter aussi dans le tombeau le repentir des maux réels que son rêve a occasionnés, aux blancs, aux nègres mêmes, et à la France.

FIN

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