Nouvelles réflexions sur la traite des nègres.

UNE édition nouvelle de mon écrit sur l’intérêt de la France à l’égard de la traite des nègres, me donne occasion de répondre à quelques critiques que cette brochure a excitées, et de relever quelques faits ou quelques raisonnemens avancés par les partisans de la traite. Je désire avec trop d’ardeur prévenir les calamités sans nombre que je prévois, sauver à St. Domingue de nouveaux massacres, au continent de l’Afrique de nouvelles scènes de brigandages et de crimes, aux braves armées françaises une campagne nécessairement désastreuse, aux colons mêmes une nouvelle ruine, et à leurs imprudens créanciers la perte du reste de leurs capitaux, pour ne pas m’engager dans la discussion autant de fois qu’elle se renouvelle, lever toutes les objections, répliquer aux réfutations, et consacrer enfin tout ce que je puis trouver en moi de forces à la noble cause dont je me suis chargé. Peut-être un argument qui me paroît sophistique, fait-il sur un autre une impression profonde; peut-être un doute qu’il étoit facile de dissiper, enchaîne-t-il quelques esprits; peut-être un fait mal représenté égare-t-il le jugement; si j’avois le moyen de répondre, si l’opinion qui flotte encore, pouvoit, par une impulsion nouvelle, être entraînée vers le parti de l’humanité, je serois responsable de mon silence; car je n’aurois pas employé tous les moyens qui sont en mon pouvoir, et jusqu’à mes derniers efforts, pour prévenir un grand malheur et l’accomplissement d’un grand crime; je me rendrois ainsi à mon tour coupable du sang qui se verseroit.

Je commencerai d’abord par répondre à une attaque directe, mais aussi à la plus modérée de toutes. Un homme qui apporte autant de politesse que d’impartialité à une discussion où d’autres ne s’engagent jamais de sens froid, a critiqué ma brochure dans le journal des débats du 20 octobre. Il s’attache à prouver que je suis parti d’un principe erroné lorsque j’ai dit: que la traite ne pouvoit être rétablie à St. Domingue, qu’après qu’une guerre d’extermination auroit détruit jusqu’au dernier les habitans de ce vaste pays. Quelqu’importance que j’attache à cette assertion que je crois pouvoir mettre bientôt hors de doute, ce n’est point la seule base de mes calculs, et le seul principe d’après lequel j’attaque le renouvellement de la traite. Quand il seroit démontré que ce raisonnement est aussi faux qu’il est vrai, deux autres principes d’économie politique, sur lesquels j’ai voulu fixer l’attention des Français, n’en seroient pas moins concluans; l’un, que le commerce est limité par le capital national; l’autre que le marché est déjà encombré par la multiplication prodigieuse des produits coloniaux. J’ai demandé, s’il convient d’ôter au commerce, aux manufactures, ou à l’agriculture de France, environ six cent millions de francs, entre les frais de l’expédition et ceux du premier établissement à St. Domingue; s’il convient de réduire d’autant ces branches essentielles de l’industrie nationale, pour créer de nouveau une colonie qui ne vaudra pas plus du dixième de ce que valoit autrefois St. Domingue. J’ai demandé encore, s’il convient de fonder le plus vaste et le plus dispendieux atelier pour produire une denrée qui surabonde déjà, et qui, d’après toutes les données propres à régler les commerçans, surabondera bientôt tellement dans le commerce du monde, qu’on peut craindre qu’elle ne ruine tous ses producteurs? Mr. Raoul-Rochette, ni aucun autre que je sache, n’ont essayé de répondre à ces deux questions.

A l’égard de l’impossibilité d’introduire des nègres esclaves à St. Domingue, pour les faire travailler à côté des nègres libres qui en sont aujourd’hui les maîtres, le critique du journal des débats répond d’après un système qui lui est propre, et pour lequel il ne seroit point avoué par les colons. «De nouveaux esclaves, dit-il, destinés aux mêmes avantages, et attachés aux mêmes travaux que leurs frères libres, ne pourroient avec la perspective d’un affranchissement prochain et assuré, causer ou éprouver des allarmes que repousseroit également leur condition réciproque». Je ne sais sur quoi cet écrivain fonde la perspective d’un affranchissement prochain et assuré; non-seulement les colons ne le promettent pas, mais les plus zélés parmi les amis des noirs, n’osent pas même l’espérer ou le demander. Quand des lois barbares ont dégradé les hommes, et leur ont ôté le caractère humain, la tâche de le leur rendre de nouveau est aussi longue que difficile. Il faut détruire auparavant le préjugé qui sépare d’avec le blanc l’homme libre de couleur; il faut bien persuader à tous les habitans des îles, que l’homme, dans quelque pays qu’il soit né, est toujours un homme, que l’esclavage est une condition que les lois reconnoissent chez eux pour les individus, sans condamner toute la race. Il faut accorder à l’esclave la protection des lois, à peu près au degré où elle est accordée au serf en Pologne et en Russie; il faut lui faire connoître qu’il peut avoir un droit quelconque, avant de les lui octroyer tous; il faut enfin élever le nègre; et avec quelque ardeur que je soupire pour le moment où chaque homme jouira des droits qui doivent appartenir à l’homme, je ne saurois encore le fixer. Rien ne peut me faire préjuger que le terme de cinq ans, que le traité de paix accorde au commerce des esclaves, doive ou puisse être à la Martinique, à la Guadeloupe, ou à l’île Bourbon, l’époque de l’abolition de l’esclavage. Je m’étonne que le critique du journal des débats paroisse avoir confondu ces deux termes, et bien davantage qu’il croie la traite possible, une fois qu’on annonceroit une époque prochaine à laquelle les nègres seroient remis en liberté.

Au reste le raisonnement fondé sur cette supposition, manque également de solidité. «Pourquoi, ajoute-t-il, craindroit-on une révolte de la part de ces hommes régis par des institutions communes, et dont le plus grand nombre, instruit par l’expérience, et content de sa situation présente, seroit intéressé à la maintenir»? En évitant toujours le mot propre, et en laissant dans toutes les expressions quelque chose de vague et d’indéterminé, on fait pour quelques momens illusion à l’esprit, mais cette illusion se dissipe quand on exprime clairement tout ce qu’on veut dire. L’auteur qui désire concilier l’humanité avec ce qu’il regarde comme l’intérêt des propriétaires de St. Domingue, voudroit qu’on dît aux nègres libres: On vous laissera votre liberté, mais vous renoncerez à votre propriété, et vous serez obligés au travail ; il voudroit qu’on dît aux nègres esclaves: Prenez patience, car vous ne serez plus soumis au fouet et à l’oppression que pendant cinq ans, et au bout de ce temps vous serez considérés comme des hommes. Il croit que cet arrangement ne laisseroit pas un germe de mécontentement dans les colonies, ni parmi les hommes libres, ni parmi les esclaves. En vérité, quoique ce plan soit bien plus humain que celui d’aucun des planteurs, il faut supposer une patience d’ange au nègre, pour qu’il puisse le contenter.

Les esclaves devroient, dit-on, prendre patience pendant cinq ans; mais ces cinq ans seroient pour eux, peut-être, le terme entier de leur vie. Car si la loi renouvelloit la traite, et fixoit en même temps une abolition si prochaine de l’esclavage, un affreux calcul qui n’est pas rare dans les îles, deviendroit plus commun encore. Ce seroit une maxime reçue parmi les planteurs, qu’en bonne économie on ne pourroit employer les esclaves achetés qu’à des défrichemens. En effet les défrichemens, et surtout dans les terrains les plus fertiles, sont un ouvrage tellement mal-sain, à cause des exhalaisons qui émanent de la terre, que si l’on ne traite pas avec beaucoup de ménagemens les nègres que l’on y emploie, ils y succombent dans deux ou trois ans. Mais pour cette raison même, ce travail a une valeur fort supérieure à tout autre, et le nègre qui meurt après avoir travaillé peu d’années à des défrichemens, ou selon l’expression de St. Domingue, à faire bois nouveau, a payé avec usure son prix d’achat à son maître.

Mais de quel oeil encore suppose-t-on que les nègres libres verroient le travail des esclaves, ce travail sous le fouet, dont on évite si soigneusement de parler. La France est inondée de brochures dans lesquelles on ose affirmer, que la condition des nègres de St. Domingue étoit bien supérieure à celle des serfs de Pologne et de Russie; qu’ils vivoient fort heureux, plus heureux que nos paysans, puisqu’ils n’avoient point de responsabilité; que le travail est la condition de l’homme, et qu’esclave ou libre il y est également assujéti, mais que les jouissances du nègre, bien supérieures aux nôtres, ne sont point restreintes par une morale triste et sévère; qu’il est libre dans ses amours, qu’il obéit à ses sens sans connoître les chaînes du mariage et les devoirs de la paternité; que si ses fautes sont sévèrement punies, ses crimes sont traités avec bénignité, et que plus d’un homme libre auroit péri sur l’échafaud pour des forfaits qui dans l’esclave n’attirent qu’une correction paternelle; que libre enfin de soucis sur l’avenir il sait que sa condition ne peut jamais changer.

C’est ainsi que dégradant l’homme au niveau de la brute, on ne veut tenir compte dans l’existence de notre prochain d’aucune des affections morales qui font notre bonheur ou notre misère. On ne compte pour rien la crainte constante et l’humiliation; on ne compte pour rien la privation de toute espérance; car la condition du nègre peut devenir encore plus fâcheuse, par la faillite de son maître, événement si fréquent dans les îles; par une vente qui rompt toutes ses habitudes, qui le soumet peut-être à ce qu’on appelle les petits blancs, les plus cruels de tous les patrons; mais cette condition ne peut pas s’améliorer, car elle ne peut devenir assurée. On ne compte pour rien la privation de toutes les affections de famille, ou, selon les caprices du maître, l’abandon des liens du sang une fois qu’ils ont été consacrés; on ne compte pour rien l’extinction dans le coeur de l’homme du sentiment de la vertu, de celui du juste et de l’honnête; et l’on présente comme compensation l’avarice du maître qui soustrait son esclave à la punition des grands crimes; on ose faire consister le bonheur de l’homme dans la destruction de ces sentimens de retenue, de pudeur, de fidélité conjugale, que tous les voyageurs s’accordent à représenter comme distinguant la race africaine dans sa terre natale; et lorsqu’on y a substitué cette dissolution effrénée, que la dégradation des nègres dans les îles a rendue universelle, on ne rougit pas de dire qu’ils en sont plus heureux (1).

(1). Voyez sur les moeurs des nègres, dans les Etats où ils ne sont point en contact avec les blancs, et où la traite ne les a point dépravés, les voyages récens de Mungo Park. Lui-même étoit intéressé dans le commerce des nègres, et défrayé par un des grands antagonistes de l’abolition.

On veut réduire le bonheur des nègres à ce qui constituerait le bien être d’un cheval. Mais le sort des nègres est autant inférieur à celui des chevaux qu’un homme est plus exposé qu’un animal à la colère d’un autre homme, et que le même châtiment infligé à un cheval et à un homme affecte plus douloureusement celui-ci. C’est sous le fouet que le nègre travaille, comme le cheval du charretier; et je crois essentiel de faire bien connoître cette discipline qui met le comble à sa dégradation comme à sa souffrance.

«Lorsque les nègres sont employés au travail des champs, par exemple à houer une plantation de cannes, c’est-à-dire, à tourner à la houe le terrain, en creusant des tranchées parallèles, pour y recevoir les plants de canne à sucre, les esclaves des deux sexes, chacun avec une houe à la main, sont rangés en lignes, de vingt jusqu’à quatre-vingt de front, comme des troupes en parade. Derrière eux sont placés les commandeurs, ordinairement dans la proportion d’un pour vingt esclaves. On choisit pour ce métier de vieux nègres, encore vigoureux, entendant le travail, et endurcis par leurs propres souffrances. Chacun tient à la main, ou passé à son col, un fouet long, épais, et fortement tressé, comme le fouet des charretiers; son claquement s’entend à une grande distance, et lorsqu’il atteint, il fait presque toujours jaillir le sang. Le commandeur est autorisé à en frapper les esclaves, au moment où il croit avoir quelque raison pour le faire, sans aucun avertissement préalable. La bande étant ainsi placée, l’ouvrage commence, et continue sans interruption pendant un certain nombre d’heures, durant lequel une portion de terre mesurée doit avoir été retournée, aux périls et risques des commandeurs.

«Comme les tranchées sont en général en droite ligne, et comme toute la ligne des travailleurs avance ensemble, il est nécessaire que chaque section de la tranchée soit terminée en même temps que le reste. Si l’on permettoit à quelqu’un des nègres de manier sa houe avec moins de rapidité ou d’énergie que ses compagnons sur la même ligne, il arrêteroit bientôt l’ouvrage de tous les autres, ou bien sa partie de la tranchée ne seroit pas creusée à la même profondeur que le reste. Aussi c’est la fonction du commandeur, non-seulement de presser toute la troupe, mais de veiller soigneusement dans toute l’étendue de sa ligne, pour qu’aucun esclave mâle ou femelle, vieux ou jeune, fort ou foible, ne se laisse devancer par les autres, et ne ralentisse son travail. Le fouet à la main il ranime les plus tardifs, il exige de nouveaux efforts des plus foibles, pour aligner sans cesse sa troupe. Celui qui s’arrête pour considérer son ouvrage, qui se repose un instant sur sa houe, qui veut reprendre haleine afin de redoubler ensuite de vigueur, est aussitôt excité par un coup de fouet; tous doivent travailler et s’arrêter en même temps» (1).

(1). Mr. Wilberforce’s letter to the freeholders and other inhabitants of Yorkshire, on the abolition of the slave trade, 1807, p. 141. Le morceau qu’il rapporte et que j’ai traduit est extrait lui-même d’un ouvrage pratique sur l’administration des plantations.

Et c’est là le travail qu’on représente comme le lot commun de l’humanité, le travail qu’on compare à celui de nos paysans! J’ai vu des voyageurs qui déclaroient qu’à l’île de France ils ne passoient pas un instant sans entendre le claquement du fouet, qui partoit alternativement de diverses plantations; ils assuroient que quoiqu’ils n’’eussent point les esclaves sous les yeux, un sentiment d’horreur et d’effroi s’attachoit pour eux, au commencement de leur séjour, à ces coups répétés qui les réveilloient dès l’aube du jour, et qui ne leur laissoient pas perdre un instant le souvenir de la souffrance de créatures humaines. Cette brutale manière de faire travailler les nègres, qui éteint en eux toute idée d’émulation, toute espérance d’obtenir l’approbation ou la confiance de leur maître; ce mépris absolu de toutes les sensations individuelles, de tous les accidens qui peuvent affoiblir momentanément l’ame ou le corps; cette méthode qui ravale l’homme au rang de la brute, mais en le faisant souffrir bien plus qu’elle, est la cause principale de la décadence de la race nègre dans les colonies. Les femmes sont exposées aux coups de fouet sur leur sein ou sur leurs épaules nues, souvent pendant leur grossesse, ou au moment où la nature demande pour elles le plus de ménagemens; elles perdent ainsi la possibilité d’être mères, si l’horreur d’une condition semblable ne leur a pas déjà inspiré l’effroi de le devenir. Je le demande, tant qu’un nègre de St. Domingue aura du sang dans les veines, se soumettra-t-il à être de nouveau traité ainsi? Chaque femme ne sera-t-elle pas prête à combattre comme un soldat, plutôt que de s’exposer de nouveau à tant d’outrages, et de travailler comme une bête de somme? Et quand même le fouet des commandeurs ne seroit plus employé que contre les nègres de la traite, peut-on croire qu’il y eût un nègre libre qui n’entrât en fureur lorsqu’il entendroit son claquement?

On a paru me faire un grand mérite dans les journaux français, de ce que j’avois su comprendre que cette question ne devoit être traitée que sur les seules bases de l’intérêt économique, et de ce que j’avois écarté toutes les considérations de justice, de morale, d’humanité qui ne devoient point influer sur sa décision. De mon côté je ne saurois accepter ces éloges sans y apporter quelque restriction. Il m’a bien fallu reconnoître que ceux à qui j’adressois surtout mes conseils, confondoient, par le plus fatal des préjugés, les désastres qu’ils avoient éprouvés, avec cette cause de l’humanité, de la liberté, dont ils avoient souvent entendu répéter, souvent profaner le nom. Il m’a bien fallu reconnoître qu’on ne les ramèneroit point à se soumettre aux lois de l’équité par les principes seuls, par ces principes cependant qui devroient être pour l’homme d’honneur et pour l’homme religieux une règle immuable de conduite. J’ai parlé le langage que j’ai cru le plus propre à être entendu. Si des passions violentes n’avoient pas été excitées, si l’acharnement de l’esprit de parti n’étouffoit pas les lumières de la raison et celles de l’évangile, j’aurois tenu à des Français un langage plus digne d’eux, et que je les crois encore faits pour entendre; je leur aurois seulement répété la devise d’un de leurs anciens chevaliers: Fais ce que dois, advienne que pourra.

La cause que je soutiens ici est tout aussi mal conçue, tout aussi mal représentée sous le point de vue de la morale que sous celui de la politique. Ce n’est pas de l’esclavage qu’il s’agit mais de la traite, ce n’est pas de l’Amérique, mais de l’Afrique. Sans doute l’esclavage est à mes yeux, aux yeux de tous ceux qui demandent l’abolition de la traite, un indigne outrage fait à la nature humaine; il est une violation de toutes nos lois, comme de la charité qui devroit leur servir de base; il est un opprobre pour notre religion, à laquelle nos théologiens attribuent toujours le mérite d’avoir détruit partout la servitude. Mais ce mal est invétéré dans l’ordre social de nos colonies, il y a jeté de profondes racines, et il ne peut être détruit rapidement. La traite au contraire est un mal toujours nouveau, c’est une reproduction continuelle de crimes qu’il faut se hâter d’arrêter, si l’on veut pouvoir ensuite porter remède aux maux qu’elle enfante.

Si je plaidois pour les malheureux nègres de la Martinique, de la Guadeloupe, de l’île de Bourbon, de Cayenne, je demanderois seulement qu’en conservant l’esclavage on ne les privât pas des droits de l’humanité; je demanderois qu’on étendît sur eux toute la protection, qu’au temps de Justinien, les lois des Romains accordoient aux esclaves; et sans doute ce n’est pas trop demander. Ainsi, sans oser les soustraire au châtiment arbitraire qu’on leur inflige après la faute, je voudrois que ce châtiment ne fût jamais destiné à la prévenir, et que l’odieuse coutume de les pousser au travail le fouet à la main, comme des chevaux, fût proscrite par l’opinion et par les lois (1). Je voudrois que l’espérance et l’émulation fussent rendues à l’esclave, par la perspective d’un affranchissement complet, qui tel que celui des Romains, égalât l’affranchi au citoyen.

(1). L’étendue des châtimens corporels que le maître pourroit infliger de son autorité privée, devroit être fixée par les lois, et le maître devroit être puni s’il la dépassoit sans jugement. Il n’y a pas d’île dont l’on ne puisse raconter plusieurs exemples de supplices effroyables ordonnés par les blancs; et quant au châtiment commun, celui du fouet, il est souvent prolongé avec une horrible barbarie. On étend le patient sur une échelle, on lui attache les pieds et les mains, et on lui fait donner à nud jusqu’à cinq cents coups de ce terrible fouet de charretier que les commandeurs ont toujours à la main. Un de mes amis intercédoit auprès d’un planteur de l’île de France en faveur d’un esclave soupçonné d’avoir volé un dindon. Le planteur qui, dans ses rapports avec les blancs, se conduisoit toujours en homme bon et sensible, avoit condamné son nègre au fouet, autant pour lui arracher l’aveu de sa faute que pour le punir. Mon ami lui représentoit que cette faute n’étoit pas prouvée. «N’importe, répondit le planteur, c’est un coquin, il y a trois mois qu’il m’a déjà volé une poule, et cette fois j’en étois encore plus sûr qu’aujourd’hui.» Cependant le commandeur s’arrêtoit après le cinquième coup d’étrivières pour interroger le patient, qui persistoit toujours à nier le vol. Il s’arrêtoit de même après le dixième, après le quinzième, et il alla ainsi jusqu’à trois cents. A la fin de cette exécution le nègre s’évanouissoit sous les coups; les bourreaux le faisoient revenir avec du vinaigre, et continuoient, parce que le malheureux nioit toujours avec une héroïque constance. Enfin le blanc se lassa de sa férocité avant que l’Africain, pour se dérober au supplice, consentît à s’accuser lui-même de la faute qu’il n’avoit pas commise, et à trahir la vérité.

La distinction si impolitique des hommes de couleur d’avec les blancs, cette distinction qui a causé peut-être la ruine de St. Domingue, est accablante pour l’esclave comme pour l’affranchi, parce qu’elle dégrade toujours plus une race qu’on opprime. Je voudrois que toutes les lois des Pandectes et des Novelles qui adoucissoient l’ancienne rigueur du droit Romain, fussent de nouveau mises en vigueur pour protéger la vie de l’esclave, et le mettre à l’abri de punitions trop sévères (1). Je voudrois enfin que l’esclave pût témoigner en justice, privilége sans lequel tous les autres sont illusoires; puisque les plus violens outrages, les meurtres mêmes les plus odieux, commis devant des centaines de témoins nègres, ne peuvent, d’après la législature actuelle, presque jamais devenir l’objet de l’enquête des tribunaux.

(1). Institut. Lib. I. Tit. VIII. § 2. L. 1. § 2. Pandect. ad L : Corneliam de sicar. junct. L. 10 Pand. de his qui sui vel al. jur. sunt.- L. 2. cod. 4. Voyez Heineccius elementa juris civilis. Lib. I. T. VII.

Les lois qui protègent les esclaves dans l’intérieur de l’Afrique, sont bien plus humaines encore, et pourvoient bien mieux à leur sûreté. Les deux tiers, peut-être les trois quarts de la population africaine vivent dans un état d’esclavage domestique; mais le maître ne peut ni punir son esclave, ni encore moins le vendre, sans y être autorisé par le jugement du palaver, ou assemblée des vieillards du canton. Ce tribunal traite les causes des esclaves avec la même équité, et d’après les mêmes formes que celles des hommes libres; aussi leur condition n’est-elle point malheureuse; ils partagent les travaux de leurs maîtres, et participent aux mêmes jouissances; ils sont nourris des mêmes alimens, vêtus des mêmes habits, aussi assurés qu’eux de ne point s’éloigner du sol paternel. Mais la protection des lois africaines ne s’étend point aux captifs faits à la guerre, aux malfaiteurs, et aux étrangers que le commerce transporte d’une contrée à l’autre. Ceux-là sont traités souvent avec une rigueur qui approche de celle des blancs et ce n’est que lorsque leur maître, ne trouvant point à les vendre, les a associés aux travaux des champs, ou à ceux des manufactures, qu’ils sont en quelque sorte adoptés dans sa famille, et que dès lors ils sont régis par les lois du pays. Voyage dans l’intérieur de l’Afrique de Mungo Parke. Tom. II. Chap. XXII. P. 45 et suiv.

Mais les esclaves des colonies ont déjà été dégradés par le joug qu’on leur a fait porter. Quand même la faute en est à nous, avant de leur ôter leurs chaînes, il faut user des mêmes précautions avec lesquelles on retarderoit la rentrée dans la société du malheureux qu’on auroit rendu fou à force de mauvais traitemens. L’Africain au contraire qui n’a point encore été arraché de son pays, est libre, il est heureux, et le renouvellement de la traite est un appel à tous les crimes pour le priver de sa liberté. On ne se demande pas une fois où sont ces quinze, ces trente, ces cent mille nègres, qu’on veut aller prendre en Afrique pour les transporter dans les îles. On diroit qu’ils nous attendent sur le rivage; que c’est une marchandise toute prête, et qu’il ne s’agit que de la charger sur les vaisseaux. Si le planteur le plus déterminé connoissoit la masse de forfaits non encore commis, et qui ne se commettront point sans sa demande, par laquelle il faudra préparer sa cargaison, je doute qu’il osât insister sur le renouvellement de la traite. Les vaisseaux négriers, en arrivant sur le rivage d’Afrique, recherchent quelque pays que leurs prédécesseurs aient formé au brigandage et à tous les crimes; c’est celui-là qui a la réputation de fournir le plus d’esclaves. Ils jettent l’ancre de préférence près de la frontière de deux Etats. Ils envoient aux cours les plus voisines des présens d’eau de vie; les tyrans africains passent les jours et les nuits dans l’ivresse, jusqu’à ce que leur provision de cette funeste liqueur soit épuisée. Cependant ils préparent les moyens d’entrer en commerce avec les blancs, et de se procurer l’objet d’échange qu’on leur demande. Ils rassemblent leurs soldats, et bientôt ils commencent à tenter des incursions sur le territoire les uns des autres. S’il peuvent surprendre une ville, ils y mettent le feu, et leurs satellites placés en embuscade, arrêtent et garottent les malheureux qui s’échappent de l’incendie. Pendant que la mère y voit consumer ses enfans, elle est entraînée vers le vaisseau négrier, qui attend à l’ancre pour profiter de tous les désastres qu’il occasionne. Le capitaine achète des deux mains; il ne met aucune différence entre les combattans; il achète les esclaves du vainqueur, et il achètera le vainqueur lui-même, s’il est fait prisonnier à son tour (1). Les captifs faits de part et d’autre se trouvent confondus dans le même fond de calle. Quelquefois les ennemis se rencontrent, et ils sont enchaînés des mêmes fers; quelquefois le fils est séparé de son père, et la femme de son mari; parce qu’on range par chambrées les sexes et les âges; et une fois séparés, quoique dans le même vaisseau, ils ne doivent plus se revoir, et n’ont aucun moyen de communication entr’eux.

(1). Les princes comme leurs sujets sont exposés à cette effroyable calamité. Au moment où le malheureux nègre est amené sur le vaisseau, toute distinction de rang est effacée; l’aisance passée, l’incapacité pour toute occupation servile, la considération de tout un peuple, ne sont point des titres pour obtenir aucun ménagement. Parmi les malheureux qu’un fouet de poste chasse au travail des champs, plusieurs avoient occupé dans la société un rang plus distingué que leurs maîtres. Aucune trace de leur sort passé ne parvient jusqu’au planteur qui les achète; leurs plaintes ne sont pas même entendues; on reconnoît seulement ces malheureux à ce qu’ils sont les premiers à mourir. A l’île de France où l’on tiroit les nègres de Madagascar, ou de la côte voisine, on étoit en général mieux au fait de leur histoire. Un planteur rempli d’humanité, Mr. André Sappé me racontoit que lorsqu’il étoit il y a vingt ans sur la plantation de son oncle à l’île de France, parmi un certain nombre de noirs qu’ils avoient achetés, on leur en donna un par dessus, dont la santé paroissoit attaquée; le vendeur l’avoit recommandé particulièrement; il étoit jeune encore, et avoit été roi d’un canton de l’île de Madagascar ; une armée qu’il commandoit fut défaite dans une bataille, et lui, tomba entre les mains de ses ennemis qui le vendirent. Mr. Sappé l’oncle, pour le ménager, lui commit la garde de ses troupeaux. Il étoit quelquefois négligent et toujours fier; une nuit il étoit de garde à la basse-cour, et il laissa voler 120 oies; il répondit à peine aux reproches qu’on lui en fit, et dédaigna de s’excuser. Mr. André Sappé qui étoit alors seul dans l’habitation en fut piqué; d’ailleurs il falloit qu’il rendît compte à son oncle, plus rigoureux que lui; enfin il condamna le nègre à vingt-cinq coups de fouet, et resta-là pendant l’exécution, se proposant de l’abréger quand il entendroit ses cris. Le nègre ne cria point, mais au sixième coup il se tourna vers lui, et lui dit: Blanc, grâce pour Simon, (c’étoit son nom) et sache qu’il ne l’a jamais demandée qu’à Dieu. Mr Sappé qui souffroit pour lui le fit bien vite délier, et le renvoya aux champs.

Souvent le Prince africain, dans sa soif aveugle pour les marchandises d’Europe, ou ne sachant plus comment payer celles qui lui ont déjà été livrées à crédit, après avoir été repoussé du territoire de ses voisins, attaque l’un de ses propres villages, et dans le tumulte d’un incendie nocturne, il saisit et entraîne au vaisseau ses sujets qu’il traite en ennemis. En même temps ses juges se répandent dans toutes les directions, au travers de ses domaines, pour chercher et condamner des coupables; ses ordonnances tendent des pièges à la bonne foi de ses sujets, pour multiplier les crimes; des fétiches sont exposés au milieu des grands chemins, et si quelqu’un a le malheur de les toucher, cet acte prétendu d’irréligion est puni par l’esclavage. Mais l’accusation de sorcellerie est plus productive qu’aucune autre, parce qu’aucun indice n’est nécessaire pour y donner lieu, et qu’aucun homme n’en est à l’abri. La procédure est digne du but qu’on se propose. C’est un jugement de Dieu, une épreuve par l’eau rouge. Si cette eau qu’on fait boire au prévenu lui cause quelque souffrance, quelque maladie, ou la mort; il est regardé comme convaincu, son bien est confisqué, et toute sa famille vendue, avec lui-même s’il a survécu. Le juge, pour être plus sûr de son fait, a soin le plus souvent de mêler un poison violent à l’eau qu’il fait boire. Un voyageur vit le roi de Sherbro, sur la rivière de même nom, présenter l’eau rouge dans une seule matinée à six prévenus de sorcellerie; tous six moururent empoisonnés, et leurs familles furent aussitôt vendues aux européens qui les attendoient à l’ancre (1). D’autre part les voleurs d’hommes se répandent dans les campagnes; ils dressent de tous côtés des embuscades aux malheureux paysans. Aussi long-temps qu’on voit un pavillon européen sur la côte, personne n’ose sortir de son habitation sans être armé de toutes pièces. Chaque chef de famille en rentrant chez lui, tremble de trouver sa maison dévastée, sa femme et ses enfans enlevés par des brigands. Toutes les tromperies, toutes les perfidies sont mises en jeu ; et souvent l’on a vu un ami vendre son ami, qu’il conduisoit au vaisseau, comme pour satisfaire sa curiosité, un père vendre son fils, et être vendu à son tour par son autre fils. Il n’est pas rare que les victimes de ces perfidies réciproques soient enchaînées l’une à côté de l’autre sur le même vaisseau; car le capitaine n’examine jamais le droit du vendeur; il s’interdit de lui faire aucune question, et il profite de tous les crimes indistinctement ; en promettant à tous une récompense, ou même en les payant d’avance par une vente à crédit.

(1). M. Wilbeforce’s letter to his commitants, p. 28

L’effet de cet effroyable commerce a été de répandre la désolation et la barbarie, sur toute la côte d’Afrique, dans une étendue de pays dix ou douze fois plus vaste que la France. Ces peuples remarquables auparavant pour leur douceur, pour leur justice, pour l’extrême indulgence de leurs lois, pour leur attachement à tous leurs liens de famille et à leur sol natal, pour leurs progrès dans l’agriculture et les manufactures. Ces peuples infiniment plus avancés dans la civilisation que les naturels de l’Amérique, et peut-être que les peuples situés au nord et au levant de l’Europe, ont été replongés, depuis que la traite a commencé sur leurs côtes, dans l’état le plus funeste de défiance, de tyrannie, de brigandage, auquel la société humaine puisse être réduite. Mais quoique ce commerce étende son influence jusqu’à plusieurs centaines de lieues dans l’intérieur du continent Africain, comme à cette distance, le contact avec les Européens n’est pas immédiat, comme la récompense du crime n’est pas certaine et rapprochée, comme enfin, dans un long voyage par terre, les ravisseurs peuvent être encore atteints par les amis des captifs, dépouillés, et punis; la civilisation a fait des progrès remarquables dans le centre de l’Afrique, tandis que les côtes retournent à une absolue barbarie. De très-grandes villes commerçantes et manufacturières ont été bâties au milieu du continent Africain; elles sont les capitales de puissans royaumes, où les arts, les manufactures et l’agriculture attestent les progrès de la vie sociale; la propriété y est assurée, la liberté civile y est garantie, la justice y est administrée avec sagesse, et le gouvernement y est respecté. Mais celles villes, telles que celles de Ségo, de Jenné, de Tombuctou et de Houssa (1), sont situées à une immense distance des côtés, sans communication avec les européens, et le fleuve qui les unit ne verse ses eaux dans aucune mer.

(1). Ségo, la moindre de ces quatre villes, contient au moins trente mille habitans; Houssa, s’il faut en croire les marchands maures, a plus d’un demi-million d’habitans. Toutes quatre sont le siège d’un commerce extrêmement florissant; on y voit de nombreuses manufactures, dont quelques-unes indiquent les progrès des sciences, comme la fabrique de la poudre qui n’est point faite par les procédés européens. La police de ces villes, et celle de tout le royaume de Bambara, dont Ségo est la capitale, indiquent une civilisation avancée; l’agriculture y est prospérante, le rapprochement des villes et des villages atteste une nombreuse population. Mais Ségo qui est presque le dernier terme des voyages de Mr. Mungo Parke, est à plus de trois cents lieues des côtes, en ligne droite, et Houssa à plus de cinq cent lieues. (Voyez surtout les Chap. XVI et XVII du voyage de Mungo Parke, traduction de J. Castera, T. I. p. 318). Ce voyageur qui a mis tant de courage à pénétrer dans l’intérieur de ce vaste continent, et qui a dû si souvent la vie à l’humanité et à l’hospitalité des nègres, est profondément pénétré de la supériorité de la race nègre sur la race maure. L’Arabe habitant du désert est un barbare qui, dans les villes de la Nigritie comme dans celles de la Perse, se trouve au milieu de peuples civilisés.

C’est au nom de l’Afrique, c’est pour empêcher cet assemblage effroyable de crimes, que les amis de l’abolition ont sollicité le parlement d’Angleterre avec tant de constance, et ont obtenu l’interdiction de ce commerce odieux. C’est au nom de l’Afrique que le gouvernement anglois sollicite aujourd’hui les puissances européennes, et qu’il presse le congrès de Vienne de rendre hommage au droit des nations. Les écrits les plus violens ont été, à cette occasion, publiés contre l’Angleterre, par les amis de la traite. Un Portugais, oubliant que son gouvernement est lui-même souverain en Afrique, que ce sont ses propres sujets qu’il devroit protéger, et qu’il condamne à l’esclavage, à la déportation, et à des souffrances cent fois pires que la mort, un Portugais prêche en quelque sorte une croisade contre l’Angleterre, parce qu’elle prend la défense des Africains (1). Un colon de St. Domingue en appelle, de cette interposition de l’Angleterre, à toutes les nations maritimes et commerçantes, comme si le droit des gens étoit violé par un effort pour le rattacher aux droits de l’humanité (2). Les soupçons les plus injurieux sont élevés contre le gouvernement et contre la nation; on ne veut voir que calcul et qu’égoïsme mercantile dans le plus noble mouvement qui ait animé jamais tout un peuple; et l’on proteste au nom de l’indépendance nationale, contre toute intervention des étrangers dans une législation qui a des étrangers pour objet.

 (1). Considérations importantes sur l’abolition générale de la traite des nègres, adressées aux négociateurs des puissances continentales qui doivent assister au congrès de Vienne, par un Portugais. Paris, septembre 1814. Chez Ant. Bailleul.

(2). Appel aux nations commerçantes et maritimes de l’Europe, au réflexions rapides et impartiales sur la questions de la traite. Paris, chez Poulet, quai des Augustins, nº 9.

Mais comment peut-on refuser à une grande nation la faculté de faire entendre sa voix en faveur d’une autre nation indépendante comme elle, et injustement opprimée? On soutient que les Anglois n’ont aucun droit de s’ingérer dans l’administration intérieure des colonies françaises ou portugaises; on prétend que chaque gouvernement a le droit d’être injuste et tyrannique chez soi, sans que ses voisins puissent soutenir la cause des opprimés; je ne contesterai point ici ces assertions, quoique ceux mêmes qui professent une telle doctrine, aient manifesté des opinions bien contraires, lorsqu’il s’agissoit de réprimer les principes de la révolution française. Mais l’administration de l’Afrique est-elle une administration intérieure? Les Foulahs, les Jalloffes, les Mandingues, sont-ils les compatriotes des Français? Et la désolation portée dans leur pays n’est-elle pas un outrage au droit des gens? Qui pourroit empêcher l’Angleterre de contracter l’alliance la plus intime avec un ou plusieurs des peuples indépendans de l’Afrique? Qui pourroit l’empêcher de les admettre même à cette combourgeoisie, dont nous trouvons des exemples dans notre ancienne diplomatie, et d’après laquelle chacun des membres d’un Etat avoit droit à la protection complète de l’autre, et pouvoit réclamer les secours des tribunaux et de la force publique de sa patrie d’adoption, tout comme de sa mère patrie? Qui pourroit empêcher le gouvernement anglois de ressentir la vente des sujets libres d’une puissance alliée, comme la vente d’un Anglois, et d’accueillir les plaintes d’un roi nègre contre tous les actes de violence, tous les actes de piraterie pratiqués envers ses sujets, avec la même faveur avec laquelle les Monarques de l’Europe accueillirent les plaintes des princes et de la noblesse immédiate de la rive gauche du Rhin, dépouillés par la Convention.

Lors même qu’aucune alliance n’a été stipulée entre les Etats, le droit des gens suppose que chacun est intéressé à la défense de tous; et l’Europe n’a cessé de reprocher à ceux qui n’avoient aucune alliance avec les Polonois, tout autant qu’à leurs alliés les plus intimes, d’avoir consenti au démembrement de la Pologne. Dans le temps de la triple et de la quadruple alliance, les puissances de l’Europe les plus éloignées, celles qui n’avoient aucune liaison avec les Etats d’Italie, intervinrent solennellement dans la distribution des héritages des maisons Farnèse et Médicis. Dans toute cette discussion l’on oublie d’une manière étrange que les Africains sont des hommes nos égaux; que les Foulahs, les Jaloffes et les Mandingues ne sont pas moins indépendans que les Anglois et les Français, et qu’ils doivent tous entrer sous la sanction de cette même garantie que le droit des gens donne à tous les peuples. Prétendroit-on leur refuser le droit d’être hommes parce qu’ils ne sont pas chrétiens? Il ne manque plus que de faire encore ce dernier abus au nom du christianisme; et si cette question étoit élevée, je ne sais lesquels des partisans de la traite ou de ceux qui en sont les objets, auroient plus de droit à être considérés comme des hommes et comme des chrétiens.

On en appelle aux nations maritimes et commerçantes de l’Europe, pour maintenir comme un droit, un brigandage que quelques gouvernemens ont mal connu, et qu’ils n’ont point encore réprimé. Mais ceux qui sollicitent l’abolition ont bien plus de droit d’en appeler à tous les peuples, à tous les gouvernemens, soit qu’ils habitent l’intérieur des terres ou les côtes, soit qu’ils couvrent ou non les mers de leurs vaisseaux. Le sort de tous les peuples est lié désormais, et la propriété ou la désolation des Molucques, fait sentir son influence jusqu’au sommet des Alpes Suisses. Les ateliers de la Silésie ne travaillent-ils pas pour les provinces les plus reculées de la Confédération américaine? Le luxe du Pérou et du Mexique n’anime-t-il pas l’industrie de provinces méditerranées qui confient à d’autres peuples leurs exportations? L’Europe n’a-t-elle pas appris à consommer pour ses arts, pour ses jouissances, pour sa médecine, les produits des climats les plus éloignés, des peuples les plus divers? De quel droit prétend-on nous priver de toute possibilité de commerce, de toute possibilité de communication avec un tiers de la terre habitable; avec un continent qui, placé bien plus à notre portée que celui d’Amérique, est riche d’une bien plus grande variété de productions, parce que son climat admet des températures plus extrêmes; avec un continent déjà habité par une race d’hommes nombreuse, active, industrieuse et accoutumée au commerce? Pourquoi n’y a-t-il pas sur toute la côte du Sénégal et de la Guinée, des villes florissantes, où les produits de l’Europe soient échangés contre ceux des Tropiques, où les manufactures de notre continent se donnent en payement contre celles de Tombuctou? Pourquoi ces restes de l’ancienne civilisation carthaginoise et phénicienne, qui paroissent s’être conservés dans des villes, autrefois colonies du peuple le plus entreprenant, sont-ils dérobés à notre connoissance? Pourquoi un mur d’airain écarte-t-il également et nos savans et nos commerçans de ce pays mystérieux, qui promet aux uns sa poudre d’or et son ivoire, aux autres ses antiques secrets? C’est aux seuls marchands négriers que nous le devons; c’est eux qui ôtent à nos manufactures, des nations entières de consommateurs. C’est eux qui portent la désolation dans un pays qui pourroit seul suffire à entretenir l’industrie européenne, et qui nous privent du plus prochain et du plus riche de tous les marchés dont les mers nous séparent. Ils reprochent aujourd’hui aux Africains la barbarie qu’ils ont créée; ils veulent qu’on juge ces peuples sur les crimes qu’ils ont excités et qu’ils ont payés. Et quel pays conserveroit quelque civilisation, quel pays échapperoit à la barbarie avec un semblable régime? N’avons-nous pas vu parmi nous les lois multiplier les délations lorsqu’elles ont accordé des récompenses au délateur?

N’avons-nous pas vu l’affreux système de la conscription armer les pères contre les fils, les frères contre les frères, et étouffer tous les sentimens de parenté, d’amitié, de bon voisinage, en excitant contre tous l’intérêt le plus immédiat de chacun?

Tandis que quelques colons ne rougissent pas d’imprimer encore, que les nègres sont une espèce particulière, et inférieure à celle des blancs; que la servitude établie chez eux de toute éternité, est un principe de leur constitution, et inhérent à leur organisation; que la suppression de la traite leur seroit nuisible, funeste, et augmenteroit les calamités auxquelles il sont assujettis dans leur pays natal (1);l’Europe contemple avec étonnement, dans Haïti, ce que peut faire cette race d’hommes si méprisée. Elle voit deux législateurs, l’un au Cap Français, l’autre au Port au Prince, organiser deux nations de citoyens qui nagueres étoient esclaves; elle voit une dépêche d’un homme d’état Nègre, celle du comte de Limonade, secrétaire d’état et ministre des affaires étrangères de Henri I, indiquer une connoissance non moins exacte des affaires de l’Europe, des intérêts de ses princes, de leur politique, que celle qu’on trouveroit dans les cabinets de nos souverains; elle voit ce nègre écrire dans une langue qui n’est pas la sienne, avec une noblesse, une élégance et une précision, qu’on est loin de trouver dans les écrits de ceux qui refusent aux noirs le nom d’hommes (2). Elle voit cette population nègre d’Haïti, faire plus pour l’instruction, qu’aucune de nos vieilles monarchies. «Une royale école militaire est établie au Cap Henri; ses professeurs sont payés par le Gouvernement; ils enseignent la lecture, la grammaire, la géographie, l’histoire, la tactique militaire, les mathématiques, l’art de lever des cartes, les fortifications, etc. et les élèves sont accoutumés à tous les genres d’exercices. Dans chaque ville, dans chaque village du royaume on a établi une école, où l’on enseigne les langues française et latine, la géographie, l’histoire, les mathématiques, le dessein, et les arts d’agrément. Le roi donne à chacun un emplacement pour l’école, il récompense les maîtres les plus zélés, et il distribue des prix annuels aux élèves les plus distingués.»

(1). Appel aux nations commerçantes et maritimes de l’Europe, p. 36.

(2). Cette dépêche datée de Sans-Souci 10 Juin 1814, et adressée à Mr. Peltier, résidant de Henri I à Londres, a été publiée dans plusieurs journaux. Elle est réimprimée dans the Christian observer for september 1814.

Il ne seroit pas impossible que ce paragraphe, qui est extrait du treizième chapitre intitulé instruction publique, de l’almanach royal d’Haïti pour l’année 1814, donne comme existant déjà, ce qui n’est encore qu’en projet. Du moins sur le continent français avons-nous vu quelquefois des rapports statistiques et officiels comme celui-ci, ne décrire que l’avenir. Mais même dans ce cas un tel projet d’un roi et d’un ministre nègres nous font prévoir de quoi ils seront capables.

L’organisation entière du royaume d’Haïti, telle qu’elle est contenue dans cet almanach royal, donne à connoître un peuple qui sait profiter de l’expérience des autres, et qui ne veut demeurer en arrière d’aucun des progrès de la civilisation Européenne. A la suite du calendrier, l’on trouve l’esquisse suivante, de la situation du royaume.

«Les principes du Gouvernement féodal sont inconnus dans Haïti; mais des titres héréditaires de noblesse, et l’ordre royal et militaire de St. Henri sont des récompenses destinées à ceux qui consacrent leur vie au service publique, ou qui versent leur sang pour leur roi et pour leur patrie. Un Grand-Conseil d’Etat, et un Conseil privé, composés des grands dignitaires et des autres officiers du royaume, délibèrent sur les sujets que le roi leur soumet. Les affaires d’Etat sont conduites par quatre ministres; savoir celui de la guerre et de la marine, celui des finances, celui des affaires étrangères et celui de la justice. Il y a de plus un secrétaire d’Etat. L’élite de l’armée, équipée avec le plus grand soin, forme la garde royale: l’armée elle-même est accoutumée à la guerre et bien disciplinée; ses bataillons sont toujours complets, ses officiers sont d’une valeur et d’une habileté éprouvées; et l’état militaire est le plus honoré de tous à Haïti. L’ambition des parens est d’y faire entrer leurs enfans. La législation consiste en un code de lois simple, clair, précis et adapté aux moeurs, aux usages, et au caractère du peuple. Un code d’agriculture, ouvrage de la sollicitude du roi, et dont aucune autre nation n’a donné l’exemple, règle les devoirs réciproques des propriétaires, des fermiers et des cultivateurs, la police des plantations, la nature et la préparation des différens produits du sol, enfin toute l’économie rurale d’Haïti. Les principes de ce code sont fondés sur la justice, l’équité et l’humanité; les cultivateurs ont été rendus au rang d’hommes libres; l’industrie est encouragée comme mère de la vertu, et l’oisiveté est réprimée par les lois, comme source des vices; enfin les traces odieuses de l’ancien système sont pour jamais effacées du sol d’Haïti. Le Gouvernement fait tout ce qui est en son pouvoir pour encourager l’agriculture, comme grande base de la prospérité; mais plusieurs manufactures ont été aussi établies, et elle donnent de grandes espérances de succès. Le Gouvernement est fort attentif aux moeurs; le mariage est honoré, protégé et encouragé; aucun Haïtien, s’il n’est marié, ne peut occuper une place distinguée. Le divorce n’est plus permis; la religion catholique a repris sa splendeur; sa hiérarchie consiste en un archevêque, trois évêques, et un curé dans chacune des cinquante-quatre paroisses. De grands encouragemens sont offerts aux marchands étrangers qui s’établissent à Haïti; le roi est toujours prêt à les assister de ses capitaux, et plusieurs d’entr’eux ont déjà obtenu de lui des secours importans. Enfin ce Gouvernement est peut-être le seul aujourd’hui, qui en conséquence de l’ordre exact introduit dans ses finances, non-seulement n’est point endetté, mais est au contraire créancier pour des sommes immenses (1)».

(1). Quelques exemplaires de l’almanach royal d’Haïti sont arrivés à Londres et à Paris, mais il ne sont pas dans le commerce, et je n’ai pu m’en procurer un. Plusieurs ouvrages anglois en donnent cependant de longs fragmens, les uns dans l’original français, d’autres traduits. J’ai été obligé de retraduire de l’anglois le morceau ci-dessus, ce qui peut causer quelques légères variations. Voyez: Remarks on the ordonnance issued at Paris the 29th August 1814, for the reestablishment of the Franch Slave trade, printed for. J. Hatchard 190. Piccadilly. p. 9. – Voyez aussi the Christian observer for september 1814.

Je le répète, les rapports officiels peuvent être, et sont souvent mensongers; il n’est point invraisemblable que le roi d’Haïti ait voulu donner aux étrangers une idée de sa puissance et de la bonne administration de son royaume, fort supérieure à la réalité; qu’il ait représenté comme existant déjà ce qui n’est encore qu’en projet; ou comme terminé ce qu’il commence à peine. Mais en attendant les rapports plus détaillés des voyageurs, ou des commissaires de la France, l’existence de ce livre lui-même, de cet almanach royal d’Haïti n’est-elle pas un phénomène assez étrange? Y a-t-il un souverain de Turquie, de Perse ou de l’Indostan, un souverain d’aucun pays civilisé par d’autres que par les Européens, de qui nous puissions attendre une production semblable? Y a-t-il même beaucoup de Gouvernemens d’Europe qui, en prétendant rendre compte de ce qui est, pussent faire un tableau si plein et si concis de ce qui doit être? Et les progrès de l’esprit et des lumières qu’un livre semblable suppose dans un troupeau d’esclaves à peine affranchis, ne déposent-ils pas d’une manière éclatante de la grande facilité avec laquelle les nègres pourroient être civilisés?

Quelques journaux français se sont égayés sur les titres des nouveaux seigneurs d’Haïti, comme sur quelques phrases un peu prétentieuses de cet almanach. Je suis confondu de voir juger d’une manière si superficielle un phénomène aussi nouveau dans l’histoire de l’homme. Ces braves paysans de la Vendée dont la France s’honore, sont sans doute égaux pour le moins à toute autre race française; eh bien qu’on les suppose séparés pendant vingt ans de toute communication avec les classes supérieures de la société; avec leurs prêtres, leurs maîtres d’école, les bourgeois des villes et les propriétaires des châteaux; isolés enfin comme l’ont été les nègres de St. Domingue; peut-on croire qu’ils auroient profité de cette réclusion pour étudier et faire des livres? Peut-on croire qu’ils auroient établi une imprimerie et essayé de faire, même des almanachs? Que les colons eux-mêmes de St. Domingue produisent les ouvrages qui ont été imprimés dans cette île pendant leur domination; lorsque leur naissance, leur richesse, leur éducation devoient leur donner tous les avantages de la métropole; ils ne soutiendroient pas la comparaison avec les livres de cette race d’esclaves qu’ils croyoient inférieure à celle de leurs chevaux.

Le royaume de Henri Ier, ci-devant Christophe, comprend la partie septentrionale de St. Domingue. La partie méridionale, sous les ordres de Pétion, est organisée d’une manière différente et plus modeste, mais non moins complète. Pétion porte le titre de président; et il partage son pouvoir avec une assemblée populaire. Aucun titre de noblesse n’a été adopté dans son district; mais il y a établi les mêmes gradations de rang militaire, la même distribution d’officiers administratifs, le même ordre pour rassembler et pour discipliner une force armée, la même sollicitude pour l’instruction publique. Une guerre longue et sanglante entre ces deux chefs a éprouvé leur courage et leur habileté, mais ils ont senti enfin que leurs dissensions préparoient le triomphe des blancs. Ils ont cessé leurs hostilités sans conclure d’armistice, et au commencement d’août 1814, il y avoit trois ans qu’une seule escarmouche n’avoit pas troublé la tranquillité de St. Domingue (1).

(1). Dans un autre ouvrage du comte de Limonade, imprimé également à Haïti et intitulé: Relation des événemens qui ont porté Leurs Majestés sur le trône de Haïti, on trouve le passage suivant, où l’on relèvera peut-être aussi quelque chose d’étranger dans le style, mais où l’on voit avec d’autant plus de surprise un écrivain nègre citer un poëte français et emprunter en même-temps une pensée de Virgile. Après avoir conté la guerre entre Pétion et Christophe, l’auteur dit: «Ici naît la réflexion la plus triste pour l’humanité. Nous savons que nos dissensions font la joie des amis de l’esclavage; que nos tyrans communs en veulent à nos jours, qu’ils ne calculent pas moins qu’une annihilation totale de la population d’Haïti, qu’ils voudroient pouvoir remplacer par de nouveaux malheureux transportés des contrées Africaines. Nous connoissons toute la profondeur de leur scélératesse; et nous nous empressons à l’envi de les servir efficacement, en nous entredétruisant nous-mêmes. O délire des passions! ô inconcevable fatalité! Où n’emportez-vous pas les hommes qui écoutent les factices illusions de l’ambition? Ne craignons-nous pas que nos ennemis nous appliquent justement ces vers:

Et prodigues d’un sang qu’ils devroient ménager,

Prennent, en s’immolant, le soin de nous venger.»

Remarks on the ordonnance issued at Paris, p. 8.

Une lettre de cette époque, d’un marchand Anglois établi au Port-au-Prince, en date du premier août 1814, fait connoître les préparatifs du Gouvernement et du peuple, pour brûler la ville et tous les établissemens des côtes, à l’approche d’une flotte ennemie. «J’ai été pendant des années, dit l’écrivain, lié d’une manière intime avec le président Pétion, et je puis vous assurer que je n’ai jamais connu un homme plus vertueux et plus aimable. Il est l’idole du peuple, qui place en lui une confiance sans bornes; et cependant lui-même il seroit bientôt écarté du pouvoir, si l’on soupçonnoit en lui le moindre désir de soumettre cette colonie à la France». (1)

(1). Remarks on the ordonnance issued at Paris. pag. 13.

C’est ainsi que, quelqu’objet qui fixe successivement nos regards, il ne sert qu’à confirmer notre jugement sur le danger et la honte du renouvellement de la traite, de cette traite que S. M. Très-Chrétienne a déclaré repoussée par les principes de la justice naturelle et les lumières du temps où nous vivons, et à l’égard de laquelle elle s’est engagée à unir tous ses efforts à ceux de Sa Majesté Britannique pour la faire abolir au prochain congrès (1).Il ne faut donc point confondre le voeu du Gouvernement français, avec celui de quelques colons ruinés et aigris par leurs malheurs. Le premier a déclaré par l’acte le plus authentique, qu’il partageoit sans réserve tous les sentimens de S. M. Britannique relativement à ce commerce. Toutes les lumières qu’il n’a cessé dès lors de recueillir sur l’état de St. Domingue, sur celui de l’Afrique, sur le sort de cette race malheureuse d’hommes, et sur l’intérêt de la France, confirmeront la résolution généreuse qu’il a annoncée à la face de l’Europe. Sans doute aussi les Souverains assemblés au congrès de Vienne, sentiront qu’il n’y a pas un d’entr’eux qui ne se trouve intéressé d’une manière directe ou indirecte à la civilisation et à la prospérité d’une aussi grande partie du globe. Mais lors même qu’aucun intérêt pécuniaire ne seroit compromis, leur honneur ne peut leur permettre de sanctionner que le tiers de la terre habitable sera soumis à une constante désolation, et exposé à toutes les horreurs de la piraterie et du brigandage, sans autre motif que celui d’enrichir un petit nombre de marchands, dans quelques ports de mer des côtes de France.

(1). Articles additionnels au traité du 30 mai avec la Grande-Bretagne. Art I.er journaux de Paris du 3 juin.

FIN.

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