Physiologie des Nègres dans leurs pays

Pag. 1-2

PRÉFACE.

                                                                                                          Les colonies doivent être conservées parce

                                                                                                          qu’elles sont françaises, et qu’elles viennent

                                                                                                          de nos pères.

                                                                                                          LAMARTINE. – Séance du Conseil général

                                                                                                          d’agriculture, du 21 décembre 1841.

En présentant ce petit ouvrage aux deux chambres, aux colons et à tous les amis de l’humanité, nous n’avons pas eu l’intention de nous poser comme champions devant le système que la philantropie qui surgit de toutes parts vient d’adopter pour les colonies; mais nous avons voulu éclairer la religion de quelques hommes qui, sans avoir les moindres notions du monde colonial relativement aux esclaves, en dénaturent ou en blâment, selon leurs idées ou les inductions puériles où on les a jetés, tous les actes que les localités prescrivent tant sous le rapport de la sûreté individuelle que sous celui de l’agriculture qui fait la seule richesse des colonies.

Que ces ardents négrophiles deviennent colons un jour, ils chanteront alors la palinodie et trouveront beaucoup de vérité à nos paroles.

Quelques considérations sur l’affranchissement des esclaves, qui seront appréciées par la saine raison de nos lecteurs, donneront à notre oeuvre, toute de conscience, un poids dans l’ensemble du drame où les colonies sont appelées à jouer le premier rôle.

Pag. 3-19

CONSIDERATIONS SUR L’AFFRANCHISSEMENT

Au moment où une question de haute importance va être soumise aux deux chambres, question grave puisqu’il s’agit de la fortune de plusieurs milliers de Français, de leur vie peut-être, nous avons cru devoir nous livrer à quelques considérations sur l’avenir des colonies que ce grand acte de philantropie politique va frapper.

Il est d’abord une question préliminaire à poser: c’est de savoir si le sort des noirs s’améliorera de l’émancipation? Nous le disons en toute conscience, nous ne le pensons pas, nous, qui les avons vus pendant de longues années libres dans leur pays, et qui les avons également vu en état d’esclavage dans les colonies; nous n’hésiterons même pas à dire qu’entre ces deux conditions la plus avantageuse pour eux est la servitude.

Pour connaître les bienfaits de la liberté, il faut la comprendre sagement, avec ses institutions, ses lois, sa morale austère et ses principes; ce qu’il est impossible de faire comprendre à un nègre qui ne voit dans cet acte qui l’émancipe qu’une licence sans bornes, ou la tolérance de ses penchants à la rapine ou à la paresse. C’est une anomalie flagrante de vouloir rendre heureux à sa manière des hommes qui le sont à la leur.

Le sort des esclaves dans les colonies n’est pas celui qu’on leur suppose dans la métropole où on les représente chargés de chaînes, couverts de cicatrices et livrés chaque jour aux plus horribles traitements, quand deux causes puissantes concourent à rendre leur position la plus douce possible: l’intérêt si on le veut, en première ligne, l’humanité après. Nous disons l’intérêt, parce qu’un esclave créolisé se vend, terme moyen, quatre cents piastres (2.000 fr.), et l’humanité, parce que nos frères d’outre mer la conçoivent et la pratiquent comme nous.

Voici un tableau exact de l’esclave dans les colonies: nous verrons plus tard le même homme libre dans son pays.

   La condition d’un esclave fidèle, soigneux des intérêts de son maître, est bien au dessus de celle des paysans de nos provinces et de tant de malheureux à Paris. Il ne lui manque rien, il a l’argent, est bien vêtu, cultive pour son compte quelques portions de terre dont le maître lui laisse la jouissance, élève des animaux, les vend, entretient sa famille et jouit de la considération de tout le monde; sa nourriture est assurée comme celle de ceux qui l’entourent. Le dimanche il se livre à la danse, au plaisir; il jouit de la liberté d’un jour, qu’il connaîtrait moins ou qui lui offrirait moins de charmes s’il l’a possédait tout entière. La cherté des grains ou leur rareté lui est indifférente, car le propriétaire d’esclaves est tenu d’avoir toujours en réserve pour six mois de vivres. Cette ordonnance est religieusement observée.

L’esclave domestique est le chef dans l’administration du ménage de son maître, et on a d’autant plus soin de lui que l’on connaît quelle serait la difficulté de le remplacer dans ses fonctions. Sa liberté est toujours le fruit de ses travaux, et elle est accompagnée d’une dotation de trois à quatre cents piastres, qui, jointe à ses économies, aux cadeaux qu’il a reçus, lui procurent une vieillesse tranquille.

L’esclave attaché aux travaux de l’habitation a aussi des douceurs: les dimanches, la fête des maîtres, les naissances, le jour de l’an, amènent leurs immunités, leurs bienfaits. Le ménage du noir agriculteur est à lui; il vit en famille sans avoir non plus le triste souci que le nécessaire vienne à lui manquer, car le maître est là, toujours là. S’il tombe malade, un vaste hôpital est disposé dans l’établissement et un médecin affecté à l’habitation lui prodigue des soins assidus; en convalescence, il est nourri de la table du maître, est l’objet de toute sa sollicitude; rétabli, il est reconnaissant et reprend ses travaux accoutumés.

Cette condition a été tellement sentie dans l’Inde, à la côte de Coromandel, que des milliers de Talingas, peuples pauvres, mais libres, viennent aujourd’hui dans les colonies françaises, sous le régime de l’esclavage, demander le riz quotidien que la liberté leur refuse dans leur pays.

Certes nous sommes loin de penser que tous les esclaves soient heureux, mais ceux qui ne le sont pas sont les mauvais sujets que l’on punit, comme on sévit en Europe contre les hommes qui troublent, bouleversent et affligent les sociétés. Là, comme ailleurs, c’est la règle qu’il faut voir et non l’exception.

Ce tableau des esclaves dans les colonies est bien au dessus de celui qui représente ces mêmes hommes libres dans leur patrie où ils vivent de vols, de rapines, en nomades, portant la guerre et la destruction partout où quelques uns des leurs ont cultivé la terre, l’ont ensemencée. Malheur aux vaincus! les triomphateurs savent aussi qu’il n’y a que les morts qui ne reviennent point.

Nous avons été bien des fois à même d’interroger des noirs de toutes les castes, de la côte de Guinée, de la Cafrerie, de Madagascar, de Baly, de Timor, et de toutes les contrées où l’on faisait la traite, et nous avons entendu de leur bouche l’aveu que leur sort était bien plus doux dans l’esclavage que dans leur état de liberté chez eux.

Dire pour cela qu’ils n’aiment pas la liberté, qu’ils ne l’appellent pas de tous leurs voeux, de toute leur âme, serait un grossier mensonge; mais ils la comprennent et la veulent, comme quelques colons la possèdent, avec de riches habitations, de la fortune et toutes les sensualités de la vie; voilà ce qu’un noir entend par être libre, en un mot être l’égal d’un blanc dans toutes les positions, soit de fortune, soit de dignité, sans songer à ce qu’il a fallu de temps, de persévérance et de travaux pour arriver à cette position.

Nous pensons qu’ils auront à décompter quand le jour de l’émancipation sera venu.

Qu’arrivera-t-il, si cet acte spontané? les noirs se répandront dans les campagnes et les ravageront; force alors restera à la loi, car la loi sera protégée, et les prisons, les geôles, les bagnes seront peuplés d’affranchis tout étonnés de l’aurore d’une liberté qu’ils n’auront pas comprise, et qui sera pour eux un cachot et des fers.

On nous dira que la civilisation apportera plus tard ses bienfaits sur les populations noires. Certes, on arrivera à un mieux dans cet état, nous le pensons aussi; mais l’on ne pourra pas détruire un effet dont la cause est inhérente à nos petites colonies, qui ne peuvent se soutenir que par le concours des bras employés à l’agriculture; et les deux tiers de la totalité des noirs affranchis, abandonnant, par l’instinct d’une paresse innée, tout travail au moment de la promulgation de la loi, iront ravager les champs que les blancs et les mulâtres laborieux auront semés, car il n’y a plus de terre à concéder, soit à la Martinique, à la Guadeloupe, à Cayenne ou à Bourbon, et pas davantage dans l’ombre de nos possessions du Sénégal et de Sainte-Marie de Madagascar.

Pluchonneau aîné et H. Maillard, Physiologie des nègres…, 1842, p. 20.

Pag. 21-25

DANSE DANS LA SAVANNE.

VOYEZ-VOUS au loin, au milieu d’une vaste savanne dans laquelle vous distinguez quelques cases de nègres éloignées de l’habitation du maître, des groupes se former çà et là, sans que les rayons brûlants du soleil des tropiques en limitent le nombre et la vivacité? Ce sont les noirs qui vont danser; c’est le dimanche, le jour qui leur est accordé, le jour de la liberté, le moment du bonheur. Entendez-vous le bruit des tam-tams, des bobres, des caïambres, des flûtes sauvages! c’est l’orchestre improvisé qui va animer tous ces hommes et leur faire oublier dans le plaisir les travaux de la semaine; c’est la danse avec son naturel primitif, c’est l’élan du bonheur… Ils en profiteront, soyez-en bien persuadés.

Approchez-vous des groupes épars dans cette savanne; observez attentivement la légère créole, dont les grâces font une injure à la négresse de Mozambique ou de la côte de Guinée; voyez la souple Malabare qui se ressouvient encore de la danse voluptueuse des bayadères, pencher, courber, assouplir son corps selon les modulations de la musique; vous la prendriez pour un roseau balancé par le zéphir; ici tout est nature, tout est pur: l’art n’a point indiqué à ces Taglioni de l’Asie les pas réguliers de la Sylphide de l’Opéra; mais elles sont toutes des Terpsychores sans le savoir, sans prétention: la nature seule les a formées avec la danse, innée chez tous les peuples du monde.

Voici un échantillon de poésie créole qui, dans ces jours de fête, donne l’élan à toute cette troupe folâtre.

RONDE CHANTEE DANS LA SAVANNE.

         Air:      J’ons le coeur à la danse (de BÉRANGER).

                     A v’la nous tous fini ranzé

                     Comment dir’ mozambique,

                     A s’ter faut qui nous tous çanté

                     Pour nous fair’ la mizique:

                     Ma foi-dié quand moi dansé,

                     Moi capabl’ passé manzé

                                 Et!

                     Quand tendé contredanse

                     Qui violon commencé

                                 Crié,

                     Moi plis content la danse

                     Qui moi content marié

                                 …Zizé?

                     Marié, pourtant, li devrait goût,

                     Pisqué pour faire mariaze

                     Mam’zell’ touzours fair’ li-zié doux

                     Quand mêm’ zaut-là li saze:

                     Si vous tendé li parlé:

                     Zamais moi té soupiré!…

                                 Et!

                     Quand tendé contredanse

                     Qui violon commencé

                                 Crié,

                     Zaut’ plis content la danse

                     Qui zaut’ content mari!

                                 …Menti!

(A part).        Entre marié et puis dansé

                     Allons-nous fair’ partaze,

                     Faut bien qui lé-quer arrêté,

                     Qui-fair’ touzours volaze?

                     Si vous content rigaudon

                     Fair’ l’amour aussi li bon,

                                 Bon!

                     Quand tendé contredanse

                     Qui violon commencé

                                 Crié,

                     Quand mêm’ vous fair’ la danse

                     N’a pas besoin, blié

                                 ...Marié!..

Plus loin, observez la Madécasse à l’air mélancolique, à la démarche mesurée, au sourire dédaigneux que lui laisse échapper la danse souvent luxurieuse du nègre de Sofala ou de la côte de Natal. Joignez à tout cela l’impassibilité du noir cafre, qui la bouche béante, le feu dans les yeux, regarde comme un enchantement un plaisir que, dans son pays, on ne goûte pas de la même façon. Ailleurs, le nègre de Timor, de Lombock ou de Baly, rêve l’opium et les délices du paradis de Mahomet et ses houris et ses extases.

Que de gaîté, d’abandon, d’entraînement, d’ivresse partagée, et, tout cela, pour un jour de liberté, tant il est vrai que l’on possède, pour ainsi dire, avec bonheur, un bien que l’on souhaite, mais qu’on ne le possède plus également dès qu’il nous appartient: Sic vos, non vobis.

Pag. 39-43

UNE SOIRÉE DE FAMILLE ESCLAVE.

AU milieu camp formé par les nombreuses cases des nègres d’une habitation considérable, voyez-vous une cabane dont les parois en feuilles plus ou moins bien jointes laissent échapper quelques rayons de lumière? c’est l’asile d’une famille esclave qui oublie un instant la servitude pour se livrer au plaisir;… c’est la fête d’un vieux noir que l’on chôme; c’est le chef de la cabane dont on célèbre la naissance ou la fête patronale. Entrez, maître, entrez, vous en avez le droit, car tout ce qui existe dans ce modeste asile vous appartient:… les meubles grossiers sont à vous,… les aliments sont pris chez vous, l’avenir même, peut-être, de cette famille réunie pour le bonheur est votre propriété. Entrez, tout le monde se lèvera alors et restera debout jusqu’à votre départ: le respect remplacera l’abandon, et si vous persistez à être témoin de la fête, les plaisirs se changeront en contrainte, et vous aurez tué par votre seule présence une soirée de bonheur que l’amitié avait préparée.

Mais, vous le savez comme nous, là où se trouve le respect dû au pouvoir ou à un nom, l’amitié et l’abandon cessent bientôt… N’entrez donc pas, et laissez cette joyeuse famille savourer un plaisir sur lequel vous êtes blasé depuis long-temps.

Sur une natte jetée sur le sol, trois ou quatre petits négrillons tout nus jouent et sourient…, comme si l’avenir leur appartenait. Plus loin, assis sur un modeste cadre en voakoa, le père et la mère de ces enfants les contemplent avec joie et leur donnent des fruits. Au coin opposé, quel est ce vieillard assis sur un escabeau de bois blanc?… ce vieillard à la barbe blanche, Nestor de l’habitation, et qui a passé tant d’année sous le soleil pour contribuer à la fortune de son maître, ce vieillard est le père de la jeune négresse,… c’est l’homme du jour, c’est celui dont on célèbre la fête.

A vous, nobles Crésus de France, dont les miettes des festins somptueux seraient du luxe et de la profusion dans la fête du vieux nègre! à vous, qui ne trouvez de charmes dans vos salons dorés et à vos tables si bien servies que lorsqu’on dit partout en flattant votre orgueil: On ne pouvait pas mieux faire… vraiment, c’était d’un goût exquis… Quel homme charmant (tant stupide qu’il soit)! il a fait les choses admirablement; nous y retournerons.

Chez le vieux nègre, ce n’est plus cela… Une calebasse de vin de cannes, une bouteille de tafia ou d’arack, du ris ou du maïs bouilli à l’eau, simplement à l’eau, quelques fruits,… un bon coeur, le sourire sur les lèvres, et de l’amitié, de l’amitié franche,… car là, l’intérêt a disparu. Voilà un banquet offert au vieux nègre: c’est sa fête qu’on célèbre.

Il ne faut pas croire que la gaîté soit exclue du festin. – On se tromperait fort si l’on pensait ainsi, malgré sa frugalité. – Le vieux noir chante, les enfants récitent en idiome créole quelques fables de notre bon La Fontaine, dont le nom a passé les mers et s’est propagé chez tous les peuples. – Voici un échantillon de ces traductions.

Pluchonneau aîné et H. Maillard, Physiologie des nègres…, 1842, p. 40-41.

LE MARTIN (*) ET LE SINGE.

LE CORBEAU ET LE RENARD (DE LA FONTAINE)

(*). Sansonnet des Tropiques.

FABLE

Moussié Martin, ein’ zour la-haut di bois,

Dans son la-bousse été gard’ ein’ bibasse(*);

Comper’ Zaco par là rodé quéqu’fois,

Ca zour-là été vini à la-sasse,

Li trouv’ Martin: «Salam donc, mon zami,

Comment vous-là zoli zourdi,

Qui c’ella frotté vou-l’habit,

Moi parié vous va faire mariaze,

Ou bien vous va dansé dans pitit badinaze;

Ma foi si vou-la-voix bell’ comment vous-faro,

Zaut’na pas largué vous sitôt!…»

Martin avalé ça comment dir’ confitire,

Li vir son li-zié, li dress’ son figuire,

Ein’ coup là li voulé çanté

La bousse-ouvert, bibass’ timbé.

Comper’ Zaco li ramassé,

Merci, coco, çà-mêm’ moi té voulé:

Tendé pourtant encore ein’ mon parole

Vous vié… Mais vous besoin l’école!

«Ca qui son la-bouss’ li trop doux

Ein’ zour li capable trompé vous

Bonzour, papa, bibass’ li goût!…

(*). Fruit du bibassier, aigrelet, mais d’un goût exquis.

Pluchonneau aîné et H. Maillard, Physiologie des nègres…, 1842, p. 54-55.

Pag. 55-61

LE COMMANDEUR DES NOIRS.

QUEL est ce gros homme noir dont le blanc des yeux contraste si singulièrement avec la peau des joues, qui, une pipe à la bouche, un chabouc de cuir à la main droite, et le bras gauche appuyé sur un long bâton de nathier, regarde avec la tranquillité du vieillard d’Horace soixante ou quatre-vingt individus travailler la terre sous un soleil de plomb?… Ce gros homme noir est le commandeur; c’est lui qui a reçu les ordres du maître; c’est lui qui les fait exécuter par la bande; plus despote que le maître lui-même, plus vaniteux de sont titre qu’un sultan ou qu’un ministre des affaires étrangères, il ne passera rien, ne pardonnera rien, ne fera pas la moindre concession, la plus petite grâce, et la plus légère faute commise par un des esclaves qu’il est chargé de conduire, sera punie à l’instant du fouet ou chabouc dont il est porteur;… c’est lui qui est le juge et le bourreau, et l’exécution de ses jugements suit immédiatement la sentence. Le maître ne lui demande compte d’aucun acte de ce genre, et malheur à l’esclave qui porterait une plainte contre lui, car le maître ne pourrait donner tort au commandeur sans l’exposer à perdre de son autorité ou de sa considération envers ses subordonnés;… le malheureux opprimé serait alors l’objet des plus iniques vengeances de la part du supérieur, et s’il n’était pas coupable, ce serait lui ou bien son frère ou quelqu’un des siens:… le pauvre diable paierait pour tous.

Le commandeur a toujours sous ses ordres particuliers trois ou quatre petits négrillons trop jeunes pour travailler à l’agriculture; ce sont ceux qui vont lui chercher du tabac, du feu pour allumer sa pipe, des fruits sur les arbres pour son dessert, de l’arack pour sa boisson, et quelquefois des poules et des canards chez les voisins pour son dîner ou son repas du soir. Si le négrillon est pris en flagrant délit, il se gardera bien de compromettre le commandeur, car il sait ce qui lui en reviendrait; il subira sa punition sans se plaindre, sans faire le plus petit aveu, mais il conservera les bonnes grâces de son chef, qui, au besoin, ne lui donnera pas le fouet quand il ne l’aura pas mérité.

La case du commandeur est le double en capacité de celle des autres esclaves; sa femme et sa famille y restent habituellement, afin de soigner sur le feu son riz ou son maïs, et de lui faire un peu de cuisine, quand le maître ne lui envoie pas quelques bribes de la desserte de sa table. Il a un jardin où les légumes croissent avec plaisir, car on le cultive pour lui mieux que pour le maître;… on le craint davantage, c’est tout dire. Il élève des animaux; il a un petit enclos où l’on voit des cochons de lait dignes des tables les plus succulentes;… sa basse-cour est garnie de volailles, de canards, et le noir, pêcheur de son maître, ne manque jamais de mettre de côté, pour le commandeur, l’un des plus beaux poissons de sa pêche, qu’il va ensuite manger avec lui, quand le maître est allé se livrer au sommeil. Chez le commandeur, on trouve les plus beaux fruits de l’habitation; on y boit de l’arack à pleins verres… quelquefois du vin, des liqueurs, et le dimanche est une fête dans sa cabane, où les élus seuls sont appelés; c’est, en un mot, un être prédestiné: il fait des économies, vole comme les autres noirs, mais avec impunité, vend le superflu des produits de ses petits revenus, ramasse ainsi quelques centaines de piastres dont le maître est le dépositaire, et, quand il devient vieux, il achète sa liberté et quelques gaulettes de terre (1), se coiffe d’un feutre à larges bords, met des souliers pour la première fois, devient un homme libre, et dit à tous ceux qui veulent l’entendre: Enfin je suis devenu blanc.

(1). Mesure agraire de localité: quinze pieds carrés en superficie.

DES PUNITIONS CORPORELLES.

A une époque où les colonies étaient moins civilisées qu’elles ne le sont aujourd’hui, où le planteur croyait dans son aveuglement avoir le droit de vie et de mort sur ses esclaves, certes nous l’avouons, il s’est commis des actes de brutalité féroce; de lâches vengeances furent assouvies et beaucoup d’esclaves ont été injustement les victimes des passions de leurs indignes maîtres; mais depuis long-temps la civilisation a percé dans les colonies, la justice a remplacé l’arbitraire, le droit de l’esclave a été reconnu, le noir a compris sa position, et le maître a respecté la sienne.

Le bloc, les jarrets coupés aux esclaves marronneurs, la barre, le collier de fer, les entraves, le chabouc meurtrier, toute l’inquisition coloniale a disparu depuis longues années, et si de nos jours on cite une de ces tortures atroces exercées, c’est à une exception qu’on la doit, c’est à un naturel odieux, à une brutalité exceptionnelle, comme l’on voit en Europe des mères marâtres cruelles, infanticides, et des fils ingrats, irrespectueux et parricides. On ne peut malheureusement changer le coeur humain.

Aujourd’hui, si un noir esclave commet un vol, un assassinat, enfin un délit quelconque, il n’est justiciable que des tribunaux; son maître ne peut même pas témoigner contre lui, et ne fût-il condamné qu’au fouet, c’est le bourreau, le bras qui frappe pour la justice, qui le lui donnera. En cela, messieurs les négrophiles, vous voyez que le chabouc n’a fait que changer de main.

Si les sévices du maître sont connus, si la clameur publique le signale comme usant d’un droit qu’il n’a pas, le propriétaire d’esclaves en est immédiatement dépossédé; il ne lui est plus permis d’en avoir, mais ne croyez pas pour cela que l’esclave maltraité en devienne plus libre; non, il est confisqué purement et simplement, et d’esclave d’un planteur qu’il était il devient celui du gouvernement… Qu’a-t-il gagné à cela? Mon Dieu! il n’a fait que changer de propriétaire.

Pluchonneau aîné et H. Maillard, Physiologie des nègres…, 1842,  p. 66-67.

Pag. 67-69

MASSACRE DE CINQ CENTS NOIRS PRISONNIERS.

UNE des terribles conséquences de la prohibition de la traite des noirs fut, à Madagascar, quelques temps avant la mort de Radama, le massacre horrible de cinq cents prisonniers de guerre; le roi des Ovas, ainsi que nous l’avons déjà écrit, avait expédié de Tannanarivou, aujourd’hui Emyrne, sa capitale, une forte armée pour soumettre les Bétanimènes, peuplades qui s’étaient refusées à plier sous son joug. L’action avait été vive, et de part et d’autre le nombre des morts considérable. Les Bétanimènes furent cependant vaincus et amenés à la côte devant Tamatave pour y être vendus, car les Malgaches de l’intérieur ignoraient la promulgation de la loi qui défendait la traite.

Les ordres de Radama étaient précis, il fallait vendre les prisonniers à tout prix, et la joie des chefs fut grande, quand du haut de la chaîne des Ancaves (1), ils aperçurent sur la rade trois bâtiments, qui, selon les Madécasses, venaient prendre un chargement d’esclaves.

(1) Montagnes immenses.

Bientôt les bandes arrivèrent à la côte, mais la déception fut grande pour les vainqueurs, car au nombre des navires se trouvait une corvette française chargée de faire respecter la loi sur le littoral de l’île et sur les côtes de Bourbon.

Quoi qu’il en soit, les chefs de bandes proposèrent aux capitaines des bâtiments de leur acheter les prisonniers qu’ils conduisaient, et cela au modeste prix de vingt piastres (100 fr.); ce qui fut refusé, comme on le pense. Les offres de prix diminuèrent alors; les vendeurs parlèrent de quinze piastres, puis de dix, puis de cinq, tout cela sans plus de succès, car la loi eût été violée de fait, le prix ne faisant rien à la contravention. Enfin les vainqueurs offrirent les vaincus à une piastre par tête ou 5 fr. ce qui resta encore sans résultat. Le délire de la colère succéda alors à la cupidité déçue, et les cinq cents prisonniers furent inhumainement massacrés sur la plage sans que les capitaines pussent apporter leur médiation dans cet acte d’une férocité sans exemple.

Il nous semble qu’on eût pu acheter et débarquer ces malheureux esclaves, sauf à les déposer ensuite dans une autre partie de l’île, à quelques cents lieues de leurs ennemis. L’humanité seule, en cette terrible circonstance, pouvait transiger avec la rigueur de la loi: ces hommes eussent été achetés, il est vrai; mais rendus à la liberté, la contravention cessait, car la loi, en ne permettant pas l’achat, n’a voulu que supprimer l’esclavage; c’est là seulement que se trouve le délit.

Plaise à Dieu que ces actes d’une sauvagerie atroce ne se renouvellent plus à l’avenir.

Pluchonneau aîné et H. Maillard, Physiologie des nègres…, 1842, p. 68-69.

Pag. 77-81

LA NÉGRESSE CAFRE A L’HABITATION.

LA cloche du matin vient de se faire entendre à l’établissement… c’est le signal des travaux rustiques: les noirs sortent de leurs cases et se rassemblent sur la plate-forme comme une compagnie sous les ordres d’un sergent ou d’un caporal; nous ne savons trop lequel, car nous connaissons peu la hiérarchie militaire. La bande se place sur une seule ligne et le commandeur fait l’appel nominal. Chacun reçoit alors sa destination selon les ordres donnés la veille par le maître; tel ou tel noir doit partir pour la pêche, tel autre pour la chasse, un troisième doit faire dans la forêt du bois à feu pour la cuisine, un quatrième couper des palmistes; trente, quarante ou cinquante autres devront récolter un champ de maïs ou défoncer la terre pour en retirer du manioc; quelques uns seront employés à piler le café en coques, à le vanner, le nettoyer et l’emballer; d’autres seront nommés pour la première ou la seconde cueillette du girofle ou du cacao; on en désignera tel ou tel nombre pour un semis à faire; tant pour le gardiennage, la surveillance de la plate-forme, la récolte des bananes, des letchis et de tous les fruits délicieux qui abondent sur le sol que la ligne équinoxiale et les tropiques protègent de leur chaleur vivifiante. D’autres noirs seront bazardiers ou vendeurs de l’exubérance des produits du jardinage; tout cela en fort peu de temps, en quelques minutes, et le reste de la bande prendra tranquillement le chemin du défrichement où le maître veut faire une nouvelle plantation de cannes à sucre ou de cafier.

Pour en revenir à notre titre, duquel nous nous sommes un peu écartés, contemplez au milieu du champ que l’on commence à mettre en valeur, une négresse de la côte de Natal ou de la Cafrerie, courbée pour donner avec ensemble son coup de pioche sur la ligne tracée? Cette femme toute nue est mère… Ce que vous apercevez et qui semble la faire paraître bossue est un sac de voakoa qu’elle porte sur le dos; ce sac contient un enfant dont on ne voit que la tête toute rouge, mais que les rayons d’un soleil dévorant ne tarderont pas à rendre entièrement noire comme celle de sa mère, dont les mamelles prolongées, jetées par dessus l’épaule, soit à droite ou à gauche, donnent à la petite créature le lait qui est nécessaire à son existence.

Au milieu de ce rude travail, entendez-vous des chansons du pays, des mots facétieux qui se comprennent, des éclats de rire et parfois le séga africain dont le diapason aigu va frapper les échos de la montagne? Certes à voir cette hilarité vous ne diriez pas que ces gens-là sont esclaves, qu’ils ont quelque souci de leur condition, mais bien qu’ils chantent le bonheur et la liberté.

A midi, la même cloche annonce le dîner; le commandeur prend la tête de la colonne, la petite armée part avec ensemble et arrive bientôt à l’établissement, où le maïs cuit à l’eau est distribué; les rougeailles (1) se font, se partagent; la nature est belle, on mage sous le ciel, on dirait une fête de famille, et tous les jours, ces hommes qui se sont dispersés le matin, se réunissent ainsi à chaque repas; une heure d’union et de plaisir fait oublier bien des peines.

(1). Préparation culinaire fort appétissante, où le piment et le sel dominent à un haut degré.

Chez un planteur il y a de l’ordre et de l’ensemble; s’il est propriétaire de quatre à cinq cents esclaves, il n’a pas peu de mérite à bien conduire sa propriété: c’est un ministère complet, en miniature, il est vrai, mais dont il faut qu’il surveille jusqu’aux moindres détails, car il a sa marine dans ses noirs pêcheurs et dans ses pirogues; son intérieur dans la maison et les détails de l’établissement; ses relations étrangères dans les bazardiers qui sont comptables des produits vendus au dehors; son instruction dans les bonnes moeurs que l’on cherche à inculquer aux esclaves; sa guerre dans les luttes entre les noirs; son commerce dans la vente des produits agricoles, et sa justice dans les actes qui émanent de son autorité.

A l’oeuvre donc, messieurs les mangeurs de colonies, à l’oeuvre! allez-y passer quelques années, soyez planteurs s’il est possible, nous verrons, pendant votre administration, comment vous vous acquitterez de votre besogne, et le compte que vous nous en rendrez après.

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