Colonies françaises et étrangères

DÉCLARATION.

Entre les objets que les rédacteurs de cette publication se proposent, comme citoyens et comme chrétiens, le principal, celui qui à leurs yeux doit dominer en droit et en fait tous les autres, c’est l’abolition complète et immédiate de l’esclavage; c’est pourquoi ils ont donné à ce recueil le titre de Revue abolitionniste. Dans l’état des choses, la France ne peut, sans manquer à tous ses devoirs de métropole et de grande nation civilisatrice, maintenir aux colonies une société que tous savent être provisoire, et qu’il est de l’intérêt universel de l’humanité et de l’honneur de la France de ne pas laisser subsister plus longtemps.

Presser l’avénement de l’ère nouvelle aux colonies; rassembler, comme en un faisceau, les documents de toute nature qui tendent à éclairer la question, à en préparer la solution pacifique et légale; porter la lumière sur tout ce qui s’y rattache; tenir la France au courant de l’état social, des moeurs et des progrès comme des besoins matériels et moraux de ses colonies d’outre-mer, et de sa grande colonie africaine; prouver que toutes les colonisations fondées uniquement sur l’égoïsme et les cupides satisfactions du planteur sont imparfaites et antichrétiennes; répondre par les faits aux erreurs accréditées systématiquement sur l’état social des colonies anglaises émancipées complétement depuis huit ans; toucher enfin, s’il est possible, le coeur des propriétaires d’esclaves eux-mêmes, et les ramener à la religion et à la raison; les appeler à nous pour hâter un avenir inévitable et dans lequel ils gagneront d’autant plus, ou, si on l’aime mieux, dans lequel ils perdront d’autant moins que cet avenir sera moins attendu, moins marchandé, et que les maîtres se seront montrés plus justes, plus éclairés et plus généreux; tel sera l’objet constant des fondateurs de ce recueil. Tels sont les sentiments et les intérêts auxquels ils se proposent de satisfaire en écartant d’ailleurs toutes discussions étrangères à cette grande réforme sociale.

Que les bons esprits, que les coeurs généreux nous soient en aide, même, s’il en est, parmi les propriétaires d’esclaves. Nous les adjurons de ne pas fermer leurs coeurs à la charité, leurs yeux à la lumière. Nous les adjurons de voir d’un esprit sage et avec un coeur droit ce qui est inévitable; car l’émancipation se fera, nous le disons, avec eux ou sans eux. Si donc il est quelques-uns de ces colons, jeunes ou vieux, qui sentent en eux battre un coeur d’homme; dont la pensée soit assez haute pour vouloir, et aller au devant du bien quand même ils devraient y perdre quelque chose (nous ne leur demandons ni la sainte ferveur ni l’abnégation de ces premiers chrétiens, fils des prêtres des faux dieux, qui donnaient toute leur fortune aux pauvres et couraient au martyre); s’il est, disons-nous, quelques-uns de ces colons éclairés et intrépides, et nous aimons à croire qu’il en est, qu’ils se joignent à nous pour demander l’abolition immédiate et absolue de l’esclavage et aviser aux moyens de la rendre la plus douce possible pour eux, mais aussi la meilleure, la plus complète, la plus immédiate, la plus morale, la plus religieuse possible pour l’esclave. Le régénération coloniale est à ce prix. [Ch. Bissette]

REVUE ABOLITIONNISTE

LE CHRISTIANISME ET L’ESCLAVAGE

Nous commençons par déclarer qu’à nos yeux nul ne peut se dire chrétien qui possède des esclaves. Au temps de Grégoire le Grand, le spectacle d’une vente d’hommes par les Anglais parut à ce pape une chose si nouvelle et si odieuse, et une marque si certaine que le christianisme était inconnu en Angleterre, qu’il envoya aussitôt quarante missionnaires pour l’y prêcher. Isidore de Peluse (1) écrivait à peu près à la même époque à un chrétien, en intercédant auprès de lui pour son esclave: «Je ne croyais pas que celui qui aime le Christ, et qui connaît la grâce pût avoir encore un esclave».

(1). Isid, l, 1, p.142.

Ceux qui s’obstinaient à garder des esclaves n’obtenaient point les sacrements des mains des prêtres, et l’affranchissement des esclaves s’opérait partout par la volonté seule des maîtres sous l’influence de l’esprit nouveau. Il n’était pas rare de voir des chrétiens faire apprendre un métier à leurs esclaves, pour leur donner ensuite la liberté, et souvent les faire entrer dans la vocation ecclésiastique. Les conciles et les évêques donnaient l’exemple. Grégoire le Grand relâcha tous les siens en disant: «Puisque le Rédempteur a revêtu une chair humaine, pour briser par sa divine puissance les liens où nous étions retenus captifs, il est juste de rendre à la liberté dans laquelle ils sont nés des hommes que les Gentils ont réduits en esclavage».

L’Évangile est la source même de ces principes. Nous croirions faire injure à ceux qui liront ces lignes de le leur prouver. En nous montrant dans le dernier des hommes un être pour lequel le Fils de Dieu a donné sa vie, et qui peut être appelé à un bonheur éternel, il foudroie tous les sophismes par lesquels on justifierait l’usage de réduire des hommes en servitude. Qu’on nous permette seulement une citation qui montre exactement l’esprit du christianisme dans cette question. L’esclave d’un chrétien de Colosse s’était sauvé. Il fut rencontré à Rome par S. Paul, qui le convertit à l’Évangile. L’apôtre lui conseilla de retourner auprès de son maître; mais, en le renvoyant, il le chargea d’une lettre où il intercéda pour Onésime avec la plus tendre charité. «Bien que j’aie en Christ le pouvoir de te commander, étant ce que je suis, Paul avancé en âge et même prisonnier pour Jésus-Christ, cependant j’aime mieux te prier par charité. Je te prie donc pour mon fils Onésime. Reçois-le comme mes propres entrailles. Peut-être s’il a été séparé de toi pour quelque temps, c’était afin que tu le recouvrasses pour toujours, non plus comme un esclave, mais comme étant fort au dessus d’un esclave, savoir comme un frère chéri particulièrement de moi, et combien plus de toi, et selon le monde et selon le Seigneur. Si donc tu me regardes comme uni avec toi, reçois-le comme moi-même.» S. Paul écrivait ces ligues dans la ville dont les législateurs tenaient les esclaves pro mortuis, pro nullis, pro quadrupedibus, pour rien, pour des morts, pour des animaux, et dans le même temps à peu près où l’empereur Claude fut obligé de défendre par une loi aux riches de Rome d’abandonner dans l’île du Tibre leurs esclaves usés par la vieillesse. Ces principes, rappelés aux chrétiens par chaque page de l’Évangile, l’étaient encore par leur culte, et surtout par la célébration de la sainte Cène. Hors de l’Église, le maître est au dessus de l’esclave; mais dans l’Église, où les premiers chrétiens se réunissaient presque tous les jours, il était son égal, et pouvait devenir son supérieur; car un esclave pouvait être élevé au sacerdoce. De telles institutions ont-elles pu être sans influence sur des hommes qui savaient qu’elles étaient divines? Et la suite démentira-t-elle ce que l’Évangile promet? Non sans doute, et tout démontre le contraire.

Quand le christianisme parut, un long usage avait comme justifié l’esclavage. Les sages de l’antiquité eux-mêmes avaient adopté là dessus les maximes vulgaires. Aristote place l’esclave au nombre des choses. Combien différent est le langage des chrétiens! S. Augustin défend de regarder l’esclave comme une propriété; il veut que les fidèles les traitent comme des pupilles, de l’instruction et du salut desquels ils répondent. S. Chrysotome, dans la chaire d’Antioche, recommandait à ceux des chrétiens dont la foi n’était pas assez forte pour faire à Dieu le sacrifice de cette propriété pensante, de les traiter comme des frères et des égaux. Rien n’est plus touchant que sa sollicitude pour eux. Si vous demandez, disait-il, comment s’est établi l’esclavage, je vous dirai que c’est par l’insatiable cupidité des hommes. Ces principes, qui avaient passé dans les esprits et dans le langage des chrétiens, ne tardèrent pas à influer sur les lois. C’est à cette influence qu’il faut attribuer un édit destiné à adoucir le traitement des esclaves, publié par ce même Antonin qui citait les chrétiens comme des modèles aux païens. Elle fut certainement la cause des lois du premier empereur chrétien en leur faveur. Constantin défendit de les faire travailler le dimanche. Dans le partage des terres qui se vendaient, il ordonna de ne point séparer les esclaves appartenant à une même famille. Par une autre loi, il défendit aux païens, aux Juifs et aux hérétiques d’acheter ou de garder des esclaves chrétiens. Il facilita les affranchissements, auxquels l’ancienne loi romaine avait mis tant d’entraves, en les permettant le dimanche dans les églises, et sans autre intervention que celle des évêques. Quel plus grand témoignage pouvait-il rendre aux sentiments des chrétiens sur l’esclavage, et à leur désir de le faire cesser.

Ce qui avait le plus alimenté l’esclavage parmi les païens était la coutume d’acheter les prisonniers de guerre pour en faire des esclaves. Les évêques et les conciles établirent celle de les acheter pour les mettre en liberté, et permirent de sacrifier pour ce pieux usage le mobilier même des églises, et les accessoires de toute nature du culte extérieur. C’est ainsi que S. Ambroise, évêque de Milan, manquant d’argent pour racheter des prisonniers, fit fondre les vases d’or de son église consacrés par la sainte cène. On lui en fit un reproche. Il se justifia par ces belles paroles: «Que répondrions-nous au Seigneur s’il nous reprochait d’avoir mieux aimé sauver des morceaux de métal que des âmes vivantes? Dirions-nous que nous avons craint de laisser le temple de Dieu sans ornements? Mais le Christ vous dirait: «Mes sacrements n’ont pas été achetés à prix d’or, et ne me plaisent pas davantage pour être portés dans l’or. Leur ornement c’est le rachat des captifs, et les hommes qui rachètent des âmes de la mort me sont des vases précieux!»

Les premiers chrétiens étendaient quelquefois cette générosité jusqu’à leurs ennemis.

Le roi de Perse Sapor, connu par la haine avec laquelle il persécutait les chrétiens, avait, dans un combat contre l’empereur d’Orient, laissé sept mille hommes prisonniers dans ses mains. On les amena à Amidas, en Mésopotamie. Aussitôt l’évêque Acacius rassembla les anciens de son église; il leur représenta que les richesses qu’elle possédait lui étaient inutiles, et seraient mieux employées à payer la rançon de ces malheureux Persans. Sa proposition fut accueillie. On les racheta, on leur donna des vêtements, on les renvoya chez eux avec des vivres pour la route; et ces sept mille prisonniers qui, dans Amidas païenne, auraient été réduits en servitude, allèrent apprendre à Sapor que l’Évangile n’est pas plus ami de l’esclavage que de la vengeance. Cyprien, évêque de Carthage, écrivait à ceux de Numidie, en les remerciant d’avoir invité son église à racheter des familles esclaves: «Si le Seigneur a dit dans l’Évangile: J’étais malade, et vous m’avez visité; avec quelle approbation ne dira-t-il pas: J’étais captif, et vous m’avez racheté? »

Le christianisme, nous dira-t-on, n’a pas un commandement positif qui ordonne la suppression de l’esclavage; il n’annonce même pas que son but soit de l’abolir. Il est vrai. Il n’attaque directement aucune institution, quelque vicieuse qu’elle puisse être; mais c’est le résultat de sa nature même: le christianisme est une doctrine morale destinée à changer le coeur des hommes, en lui révélant sa misère et les ressources que lui offre la miséricorde divine, et non un système de politique. Il n’en exerce pas moins sur les lois une action d’autant plus puissante qu’elle est indirecte, car c’est en réformant les esprits qu’on réforme les lois d’une manière durable. Là où il vit il encourage toutes les institutions justes et utiles, tandis qu’il ébranle celles qui sont fondées sur les passions humaines. L’esclavage cesserait et s’effacerait de lui-même aux colonies, sous l’influence de l’esprit de Jésus-Christ et au pied de sa croix, sans autre intervention, si le coeur et l’esprit des colons étaient véritablement ouverts aux doctrines et aux lumières du christianisme.

PETITION

aux Chambres législatives en faveur de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.

Nous publions ici, dans toute son étendue, le pétition suivante, dont plusieurs copies revêtues des signatures de plus de huit mille citoyens de toutes les professions ont été remises sur le bureau des chambres. Il est difficile d’envisager mieux la question sous toutes ses faces, et de la mieux poser. Question bien posée est presque résolue.

Vienne maintenant la discussion bien préparée par ce beaux travail préliminaire, et les voix éloquentes ne manqueront pas à la juste cause que nous soutenons. M. de Lamartine, à la chambre des députés, M. de Montalembert à la chambre des pairs (pour ne nommer que ces deux éminents abolitionnistes) porteront haut et ferme le drapeau de l’abolition, et réduiront à leur juste valeur tout cet amas de lieux-communs ressassés et d’arguments vermoulus à l’aide desquels les vieux partisans de l’esclavage essaient de soutenir leur insoutenable système, désormais condamné sans appel par la religion comme par la raison. L’affranchissement des noirs, pour triompher, n’a plus besoin que de quelques généreux efforts. Honneur aux dignes citoyens qui les tentent!

         «Messieurs,

«Permettez-nous de revenir sur un sujet qui a souvent occupé l’attention des Chambres, et qui reparaîtra jusqu’à ce qu’il ait obtenu une solution satisfaisante, parce qu’il ne peut pas plus périr que la conscience humaine; c’est l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.

 «Ce que nous prenons la liberté de vous demander, ce n’est pas un nouvel adoucissement dans le régime colonial, mais la fixation d’un jour précis et prochain pour la complète émancipation des esclaves.

 «Nous n’ignorons pas qu’une demande posée en ces termes rencontrera beaucoup de résistances; nous espérons cependant pouvoir l’appuyer sur les raisons les plus solides, et nous osons en appeler, Messieurs, à votre intelligence et à votre sens moral, pour les apprécier.

 «Il y a d’abord un ordre d’idées que nous n’avons besoin que d’indiquer pour faire sentir à toute âme d’homme qu’il faut changer aussitôt que possible notre système colonial.

 «L’esclavage des noirs est un crime, dans toute l’étendue de cette expression. Aucune loi n’a pu le légitimer, ni même l’atténuer. Contre le droit il n’y a pas de droit. Contre la loi divine, qui déclare tous les hommes égaux et libres, aucune loi humaine ne peut prévaloir.

 «Les noirs de nos colonies n’ont commis aucun attentat qui ait permis au législateur de les dépouiller de leur liberté. Ils ne sont pas intervenus dans le marché qui les a faits esclaves; ils n’ont jamais sciemment consenti ni pu consentir à l’être. Leur servitude n’est pas autre chose devant Dieu et devant les hommes, elles n’est pas autre chose devant vous, Messieurs, nous l’affirmons, que la victoire de la force brutale sur le droit.

 «Qu’il y ait des intérêts engagés dans la question, le droit reste le même. Il est immoral de faire fléchir les principes devant les intérêts; c’est la politique des peuples abâtardis et avilis; ce ne sera pas la vôtre, Messieurs.

 «Les esclaves des colonies sont dans une position semblable à celle où se trouveraient des citoyens innocents qui auraient été jetés en prison dans un jour de colère nationale. Prolonger leur captivité sous prétexte qu’il en coûterait trop de leur rendre justice, un tel acte serait monstrueux. Il en est de même de la prolongation de l’esclavage des noirs.

 «Un crime qui se perpétue n’en est pas moins un crime, au contraire, il s’aggrave par sa durée même, puisque la conscience publique est mieux avertie.

 «Tout revient à ce dilemme: ou déclarez devant le monde chrétien que l’esclavage des noirs n’est pas un crime, ou hâtez-vous de l’abolir; il n’y a pas ici de moyen terme qui puisse dégager la responsabilité et l’honneur de la nation.

 «Sans doute si l’on pouvait invoquer soit le devoir de protéger la vie et la propriété des colons, soit l’intérêt des noirs pour les maintenir dans l’état de servitude, nous comprendrions que le régime colonial restât longtemps encore tel qu’il est; mais nous sommes en pleine paix; il sera facile à la métropole de prendre toutes les précautions qu’elle jugera convenables, et l’histoire de Saint-Domingue ne recommencera plus.

 «Que les fers des 245.000 esclaves soient brisés demain, les colons ne courront aucun danger sérieux. M. le duc de Broglie l’atteste dans son rapport; le bon sens le proclame avec lui, et les conseils coloniaux même sont contraints de l’avouer.

 «Quant à l’intérêt des esclaves, on ne saurait concevoir qu’il demande la prolongation de leur état d’avilissement et de souffrance; et certes, si cet intérêt seul était en cause, nul ne songerait à l’invoquer contre l’abolition.

 «Les noirs ont des moyens d’industrie et d’existence; ils pourvoiront à leur besoins; ils travailleront quand ils seront libres, et avec plus d’intelligence et d’activité que dans la servitude. C’est là un axiome d’économie politique; c’est aussi un fait d’expérience qui s’est reproduit dans les colonies anglaises, dans l’Amérique du nord, et partout.

 «Il n’y a donc, sur le terrien de l’obligation morale, aucun motif quelconque de prolonger l’esclavage des noirs. Le crime reste crime, et il pèse sur la conscience du pays.

 «Mais il y a un deuxième ordre d’idées qui nous paraît également conclure en faveur du principe que nous avons posé.

 «Vous le savez, Messieurs, toutes les tentatives qui ont été faites pour l’amélioration du sort des esclaves n’ont abouti qu’à des résultats illusoires, et la loi du 18 juillet, avec les ordonnances qui ont été publiées depuis, ne sera certainement pas plus heureuse que les précédentes.

 «C’est que la nature des choses est plus forte que la volonté du législateur. L’esclavage païen a pu être modifié, adouci de siècle en siècle; mais l’esclavage colonial ne le peut pas. Il y a des causes physiques, industrielles, morales, qui font qu’il doit être brisé, sous peine de le laisser essentiellement comme il est aujourd’hui. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces causes: tout homme intelligent les comprendra du premier abord.

 «Peut-être pourra-t-on obtenir quelques améliorations matérielles; encore se sont-elles réduites à peu de chose dans nos colonies, et elles sont dues à la peur et à l’intérêt, depuis l’abolition de la traite, bien plus qu’à la loi. Quant aux améliorations morales, elles sont nulles, comme l’ont avoué tous les orateurs indépendants et sincères des deux Chambres. Il faut dire même que l’oppression des planteurs sur les esclaves est devenue d’autant plus ombrageuse et pesante que leur pouvoir a été contesté.

 «Point d’éducation religieuse. Les prêtres n’ont pas le droit d’enseigner le christianisme aux esclaves. Si quelques-uns, plus fidèles et plus hardis, essaient de le faire, ils sont dénoncés, maltraités, expulsés. Toute la religion des esclaves se borne à quelques cérémonies dont ils ne comprennent pas la signification, et l’argent que la métropole y consacre est misérablement perdu.

 «Point d’instruction élémentaire. Les écoles ouvertes pour les esclaves ne sont fréquentées que par les enfants des maîtres. Encore de l’argent détourné de l’objet auquel il était destiné.

 «Point de justice aux colonies, dans l’acception vraie du mot. Les juges, si intègres et si honorables qu’ils puissent être d’ailleurs, ne sont que les commissaires ou les représentants d’une caste qui opprime l’autre. On ne citerait pas un seul exemple de sentence impartiale dans les conflits entre le maître et l’esclave. (1)

(1). On fait principalement allusion ici aux scandaleux acquittements ou aux condamnations dérisoires qui suivent la plupart des poursuites pour châtiments excessifs.

«Point d’équité possible. L’équité repose sur l’égalité. Quant l’égalité n’existe pas, la loi et l’application de la loi sont nécessairement iniques. L’esclave est réputé mineur dans un sens, et cesse de l’être dans un autre. Quand il se plaint, son témoignage est sans valeur; quand il est accusé d’un délit, il encourt une punition plus sévère que le maître, c’est à dire que tous ce régime né d’un fait criminel n’est qu’un assemblage de monstrueuses contradictions.

«Point de garantie ni de protection efficace pour l’esclave. Le recensement, le patronage, les restrictions imposées au pouvoir dominical ne sont que d’impuissantes barrières dans l’application. A moins d’attentats atroces qui soulèvent la clameur publique, le blanc est le complice du blanc; il ferme les yeux sur la violation de la loi; il excuse, il atténue tous les excès des planteurs. Encore une fois, cela dans la nécessité des choses.

 «Tout revient de nouveau à ce dilemme: ou dites-vous bien que le sort des esclaves ne sera plus amélioré dans ce qu’il a de plus odieux et de plus cruel, ou prenez enfin la résolution de l’abolir entièrement.

 «L’épreuve de la mitigation a été faite en Angleterre. Au bout de dix ans, rien, absolument rien n’avait été obtenu. La population noire avait diminué de 50.000 individus. Non seulement les abolitionnistes, mais les membres du cabinet avouaient, à la face de l’Angleterre, que leurs projets d’amélioration avaient complétement échoué, jusque dans les colonies de la couronne, qui étaient pourtant placées plus directement sous l’action du pouvoir.

 «Il en a été de même jusqu’ici dans les colonies françaises, et il en sera de même jusqu’à la fin. Nul progrès possible tant que l’esclavage subsistera, et peut-être faut-il redouter une aggravation de souffrances pour les victimes.

 «C’est pourquoi nous vous supplions, Messieurs, de déterminer une époque précise et prochaine pour l’abolition absolue de l’esclavage dans nos colonies.

 «M. le duc de Broglie et la commission qu’il présidait ont bien senti qu’il fallait assigner un terme positif au maintien de l’esclavage colonial. Ils ont fixé l’intervalle de dix ans, avec cinq ans d’apprentissage.

 «Nous croyons que ce terme est trop éloigné, et qu’au lieu de faciliter l’abolition de l’esclavage il ne ferait que la rendre plus laborieuse et plus difficile; car les planteurs, voyant encore un long espace de temps devant eux, ne se mettraient pas mesure d’entrer dans le régime de la liberté. Ils se flatteraient d’obtenir de nouveaux délais, et, en attendant, se vengeraient sur les noirs des mesures adoptées par le gouvernement de la métropole.

 «Le terme doit être prochain,comme nous le demandons, aussi prochain que le permettront les précautions à prendre pour sauvegarder les intérêts de tous, et maintenir l’ordre dans nos possessions d’outre-mer. Alors tout sera sérieux dans la loi et dans son exécution. Les planteurs se diront qu’ils doivent, pour leur bien propre et pour leur avenir, s’occuper de l’instruction religieuse et morale des esclaves; et ceux-ci, en voyant s’approcher le jour de leur affranchissement, n’auront dans le coeur que des sentiments de joie et de reconnaissance.

 «En résumé, c’est l’émancipation immédiate que nous sollicitons, en prenant ce dernier mot dans son sens raisonnable. S’il faut un certain intervalle pour les mesures préparatoires, il importe aux intérêts bien entendus de tous que cet intervalle soit le plus court possible.

 «Nous pourrions, Messieurs, présenter encore d’autres motifs qui viendraient à l’appui de notre requête. L’honneur de la France, le nom et l’influence de notre patrie dans le monde, exigent que l’esclavage soit promptement aboli. Le territoire français, au-delà comme en deçà de l’Océan, ne doit porter que des hommes libres; sinon on nous accuserait d’une inconséquence et d’une hypocrisie qui affaibliraient nécessairement notre ascendant moral. La conservation de nos colonies exige aussi l’émancipation des esclaves; car, dans le cas d’une guerre avec l’Angleterre, nos soldats seraient incapables de combattre à la fois les nègres libres du dehors et les nègres asservis du dedans. Il faudrait prononcer à la hâte un affranchissement tumultueux, ou nos colonies seraient perdues.

 «Quant à l’indemnité que réclameraient les colons, en supposant qu’elle fût reconnue obligatoire pour la métropole, il est évident que ce que l’on dépenserait d’un côté, on le regagnerait bientôt de l’autre par la diminution des garnisons, des croisières et des autres dépenses coloniales.

 «Mais nous supprimerons ici ce genre de considérations. Notre seul but a été d’en appeler à vos sentiments de justice, d’honneur et de religion et d’humanité, et nous espérons, Messieurs, que notre attente ne sera pas trompée.                                   (Suivent les signatures)

«Paris, le 17 août 1846.»

 Cette pétition, outre plus de huit mille signatures de laïques, a été revêtue de l’adhésion de huit cents ecclésiastiques. Elle attend encore toutes celles qui pourront être recueillies pour lui donner le caractère d’une grande manifestation publique et nationale.

————-

Nous publierons séparément de ce recueil et à la suite du texte de la pétition, les noms de tous les signataires.

Voeux des Conseils généraux pour l’abolition de l’esclavage.

Les conseils généraux de la Seine, de la Drôme et de l’Allier ont provoqué de même l’abolition immédiate de l’esclavage, retardée jusqu’ici, au grand préjudice des intérêts les plus chers de l’humanité et de la civilisation, au grand détriment peut-être des colons eux-mêmes.

 Le conseil général de la Seine, présidé par M. Arago, a présenté à cet égard un des incidents les plus consolants qui puissent réjouir le coeur des hommes de bien: C’est un des citoyens les plus considérables, les plus éclairés de Paris, M. Dupérier, ancien colon de Saint-Domingue lui-même, et qui dut à quelques noirs généreux de son habitation la conservation d’une partie de sa fortune, c’est M. Duperrier qui a porté le premier au conseil la parole sur cette question, qui s’est emparé de la pétition qui avait été adressée à cet effet au conseil général de la Seine, déclarant en faire l’objet d’une proposition spéciale. M. Dupérier a traité, on le pense bien, cette question en pleine connaissance de cause.

 Un autre membre, M. Horace Say, s’est noblement joint à cette manifestation, en appuyant de tout son talent et de ses connaissances sur la matière les conclusions de son honorable collègue.

 Du reste, bien que quelques observations d’un membre du conseil aient pu faire craindre que ce voeu ne fût pas voté à l’humanité, il n’y a pas eu de dissidence au moment du vote, et tous se sont trouvés d’accord sur l’immédiate urgence d’abolir l’esclavage aux colonies dans un délai prochain.

 Voici le compte rendu de la discussion et de la délibération, extrait des procès-verbaux du conseil général de la Seine, que nous faisons précéder ici de la pétition qui, a provoqué la voeu du conseil.

         «A MESSIEURS LES PRÉSIDENT ET MEMBRES DU CONSEIL GÉNÉRAL DE LA SEINE

«Paris, le 10 novembre 1846

         «Messieurs,

«On est sûr de vos suffrages quand on parle des malheureux, quand on parle le langage de la justice et de l’humanité. Faire du bien, c’est votre tâche: vous en offrir l’occasion c’est la nôtre. Tel est le but vers lequel dirigeant nos instances, nous vous prions de vouloir bien les prendre en considération.

 «Il existe aux colonies françaises, vous le savez, Messieurs, deux cent quarante-cinq mille individus qui gémissent dans les fers et sous le fouet des colons. Cette condition misérable dans laquelle sont tenus des hommes, des chrétiens, est tolérée par la France. Et, tandis que sous son drapeau de liberté et d’égalité les travailleurs noirs sont esclaves, un prince musulman, le bey de Tunis, abolit l’esclavage dans ses états, au nom de Dieu, père commun de tous les hommes.

«De toutes parts des voix généreuses se sont fait entendre pour plaider la cause de ces malheureuses victimes de l’oppression et de la cupidité.

 «On a réclamé en leur faveur le premier de tous les biens, la liberté; mais les ennemis de la justice, les contempteurs de l’humanité, les froids égoïstes qui possèdent en os et en chair ces hommes noirs, créatures de Dieu, affectent de ne pas comprendre que l’esclavage doit avoir aussi un terme dans nos colonies comme partout, et de ne pas voir les heureux résultats de l’expérience anglaise qui a reconstitué par l’affranchissement ces possessions de la Grande-Bretagne, en face ou autour des nôtres. Ils sont réduits enfin à dissimuler de grands maux, de grands crimes pour maintenir une grande iniquité.

 «Personne n’ignore les tentatives et les efforts que les noirs esclaves mettent en usage depuis douze ans pour s’affranchir du joug de la servitude. Ils s’échappent des habitations, désertent par troupes dans les colonies anglaises où leurs frères sont libres. C’est là la situation de nos colonies qui s’appauvrissent en perdant leurs travailleurs.

 «Moins aveugle que les possesseurs d’esclaves, le gouvernement a compris que l’affranchissement des noirs anglais a créé pour nos établissements d’outre-mer une situation fausse, un danger imminent, permanent; et timidement il a mis la main à l’oeuvre de l’abolition progressive. Mais disons-le, toutes les expérimentations faites jusqu’ici n’ont été et ne seront que temps perdu et argent gaspillé, car il faudra après des épreuves sans succès, arriver à l’abolition immédiate et absolue de l’esclavage. Il n’y a pas d’autres voies, d’autres issues pour sortir de cette fausse position et pour réparer en même temps le crime de l’esclavage qui pèse de tout son poids sur l’honneur national.

 «Le gouvernement le sait, et cependant il élude la solution de cette question d’humanité et de christianisme, par pur ménagement pour les intérêts matériels mal compris des maîtres possesseurs d’esclaves. Dédaignant les sages conseils de la science et de l’expérience longuement élaborés dans un rapport remarquable, oeuvre de M. le duc de Broglie, président de la commission qui fut chargée pendant deux ans d’examiner dans toutes ses faces la question de l’affranchissement des esclaves, le gouvernement est venu proposer et faire adopter aux chambres des mesures insuffisantes, insignifiantes et pleines d’inconvénients dans l’exécution. Car la loi du 18 juillet 1845 n’ayant pas reconnu le principe de la liberté des noirs, ni déterminé un jour fixe et prochain pour la cessation de l’esclavage, ne peut pas tenir lieu d’une loi d’émancipation. J’appuie cette assertion de l’opinion et de l’autorité du nom de M. le duc de Broglie.

«C’est un effet moral que l’on a produit» a dit M. le duc de Broglie dans la séance de la chambre des pairs du 7 juillet 1845, à propos du rachat forcé qu’autorise cette loi. – «Mais quant à la pensée que l’on arrivera à la destruction de l’esclavage par cette mesure, ne l’ayez pas, car si cette loi était destinée à rester jamais le seul moyen d’abolir l’esclavage, ce ne serait que la proclamation de la perpétuité de l’esclavage.»

 «Conformément à cette opinion, le conseil général de la Drôme dans sa dernière session, et plusieurs autres conseils généraux les années précédentes ont exprimé la voeu de voir abolir l’esclavage dans nos colonies.

 «Permettez, Messieurs, à un descendant de la race esclave aux colonies françaises, de s’adresser à vous, à vous organes de la première cité du royaume, pour vous prier d’exprimer les mêmes voeux au gouvernement en faveur de ces malheureux frères. A vous, Messieurs, organes de la première cité du royaume, justement appelée reine de la civilisation, à vous appartient cette généreuse et noble initiative qui sera suivie, nous n’en doutons pas, des voeux et des manifestations de tous vos commettants.

«Veuillez donc, je vous en supplie, demander dans vos délibérations que le gouvernement fasse cesser une injustice qui, en blessant tous les droits de l’homme dans notre France d’outre-mer, insulte à l’humanité, à la raison, à la religion et fait honte à la nation française.

«Je suis, etc.,

«Signé BISSETTE.»

————

Conseil général de la Seine.

Séance du 15 novembre 1846.

PRÉSIDENCE DE M. ARAGO.

(Extrait des procès-verbaux du Conseil général du département de la Seine, session de 1846, page 450 et suivantes.)

Un rapporteur de la cinquième commission présente un rapport sur une lettre cotée BB (celle qu’on vient de lire), dans laquelle le sieur Bissette appelle l’attention et l’intérêt du conseil sur la position des esclaves dans les colonies françaises, et demande qu’il émette un voeu pour l’abolition complète et immédiate de l’esclavage: deux cent quarante-cinq mille individus gémissent encore, dit-il, sous le fouet des colons; et tandis que sous le drapeau de la France les travailleurs noirs sont esclaves, un prince musulman, le bey de Tunis, abolit l’esclavage dans ses états, au nom de Dieu, père commun de tous les hommes.

M. le rapporteur déclare s’emparer de cette pétition et en faire l’objet d’une proposition spéciale. Comme le pétitionnaire, il demande l’abolition immédiate et complète de l’esclavage par une loi prochaine, loi qui n’admettrait aucun délai entre sa promulgation et l’entrée en liberté des esclaves. Il développe sa proposition; il rappelle brièvement l’origine de l’odieux trafic de la traite; il rappelle que la question de l’esclavage dans les colonies européennes n’est pas nouvelle; que des philantropes anglais, notamment Wilberforce, avaient continuellement et annuellement saisi le parlement anglais de cette question, dont l’opportunité devenait de jour en jour plus grande. – Depuis la révolution sanglante de Saint-Domingue, arrivée au milieu de l’anarchie dans laquelle cette belle colonie avait été forcément laissée, au moment où la convention semblait sanctionner cette révolution par l’envoi malheureux de commissaires révolutionnaires, l’état des colonies anglaises était devenu très critique. Malgré les efforts des philantropes, la question était sans cesse ajournée; l’exemple mal étudié, mal apprécié de Saint-Domingue effrayait les esprits timides; mais en 1825 le gouvernement de la Restauration ayant traité avec notre ancienne colonie et l’ayant reconnue comme puissance indépendante, le danger devint dès-lors imminent, et l’Angleterre, pressée par les hommes religieux et par de hautes considérations d’état, se résigna à la liberté des noirs et à leur rachat par une somme de 500 millions. La loi formulée avait adopté un système d’apprentissage, à l’aide duquel les affranchissements auraient été successifs et par catégories. Elle fut mise à exécution, mais bientôt les inconvénients nombreux et dangereux nés de cet état de choses nouveau frappèrent et le gouvernement et les colons anglais; on revint sans hésiter sur la loi: on décida par un nouveau bill qu’il n’y aurait plus d’apprentissage, plus de catégories, et que la liberté serait universelle et immédiate. Le 1er août 1838, dans toutes les colonies anglaises la liberté fut donc simultanément rendue aux populations esclaves. Quel a été le résultat de cette généreuse mesure? – Une tranquillité relativement profonde, des excès isolés, mais peu nombreux, un travail différemment réparti sur quelques points, sur d’autres une première apathie née de l’étonnement d’un peuple enfant, subitement illuminé par les rayons ardents de la liberté. Sous le rapport commercial, l’affranchissement amena d’abord une augmentation considérable dans les objets manufacturés, consommés ou achetés.

L’inquiétude que l’émancipation des neuf cent mille noirs de Saint-Domingue avait donnée à l’Angleterre passa dès-lors du côté de la France: on y reconnut l’impossibilité prochaine de maintenir l’esclavage à côté 1º des affranchis de Saint-Domingue; 2º des affranchis des îles ou colonies anglaises. La Providence, en effet, a permis qu’à côté de chacune de nos colonies fut placée une colonie anglaise; auprès de Bourbon, l’île de France; à côté de la Guadeloupe et de la Martinique, Antigoa, la Dominique, Saint-Vincent, la Grenade, la Trinité; tout près de Cayenne, Démérary et Essequibo.

Une commission fut formée: cette commission, présidée par M. le duc de Broglie, a longuement débattu cette question, et après avoir consigné ses débats dans de nombreux procès-verbaux, a demandé au gouvernement de présenter une loi portant que l’esclavage cesserait entièrement en 1853, et contenant des dispositions qui ameneraient successivement les noirs à la liberté; elle avait voulu ménager ainsi des phases transitoires. Ce mezzo-termine surprit bien des esprits après l’expérience de ce qui s’était passé dans les colonies anglaises.

Ce n’est qu’en 1845 qu’une loi bâtarde est venue réglementer en partie cette question; mais on n’y voit pas le terme de l’esclavage, et le désespoir des noirs d’une part et les craintes des créoles de l’autre, en font déjà justice.

Il est urgent de sortir de cet état de choses; il est indispensable d’entrer hardiment dans la voie large de l’affranchissement général. Cet affranchissement est-il possible sans grands dangers? Est-il aussi satisfaisant qu’il est possible pour l’état et les colons eux-mêmes? – Pour la possibilité, on fait remarquer l’exiguïté heureuse des îles Bourbon, de la Guadeloupe, de la Martinique, de l’établissement de Cayenne, qui permet à peu de troupes, à un très petit nombre de gendarmes d’y comprimer tout mauvais mouvement, tout excès fâcheux, et d’y faire respecter par tous les lois protectrices de tous. On rappelle qu’au moment où abandonnée, Saint-Domingue s’émancipât violemment, des essais de révolution avaient été tentés à la Martinique et à Cayenne, et que partout force était restée au pouvoir aidé des habitants de couleur blanche.

A la Guadeloupe, le commissaire de la convention, Victor Hugues, homme énergique, administrateur intelligent, avait dès 1794 donné la liberté absolue, réglementée par de sages dispositions. En 1802 l’arrivée des troupes envoyées par Napoléon vint, à la Guadeloupe comme à Saint-Domingue, mettre le désordre là où un certain ordre accepté existait déjà.

La possibilité démontrée, restent l’avantage et l’opportunité. L’opportunité d’abord ne peut être contestée, car les nègres sont dans une effervescence perpétuelle, et les colons sous le coup des menaces les plus cruelles et des craintes les plus fondées.

C’est au gouvernement, c’est aux chambres à décider les conditions de l’affranchissement immédiat et complet.

Les avantages seront d’une part la paix, la tranquillité dans nos colonies, comme dans les colonies anglaises; les voeux de l’humanité, de la justice, de la religion seront satisfait, l’industrie augmentée comme elle l’a été dans les pays voisins émancipés. D’autre part notre commerce sera plus étendu, l’écoulement de nos produits plus considérable qu’aujourd’hui. Ce dernier avantage, général pour la France, serait plus particuliérement recueilli par le département de la Seine, dont les produits exportés sont précisément ceux qui aux colonies sont les plus recherchés.

Un dernier, un immense avantage possible, serait de rallier sans réserve, sans hésitation à la France la magnifique colonie de Saint-Domingue, devenue un état indépendant; Haïti, parlant la même langue que nous, professant la religion catholique, ayant nos habitudes, donnerait incontestablement la main à la mère-patrie. Les deux cent quarante-cinq mille nègres de nos colonies, ceux de Saint-Domingue, au nombre de neuf cent mille deviendraient des consommateurs de nos produits; nos flottes trouveraient dans ces parages un appui véritable, et même, à l’occasion, des auxiliaires dévoués et puissants.

La commission propose d’émettre un voeu pour l’abolition.

Un membre, sans défendre ni combattre les conclusions de la commission, dit que quant à lui il ne se trouve pas suffisamment éclairé sur la question de l’affranchissement immédiat qui fait trembler nos colonies.

Un autre membre se demande si les circonstances peuvent permettre d’aller aussi vite qu’on le propose; il ne croit pas qu’on puisse sans danger abolir complétement l’esclavage; un rachat successif lui paraîtrait infiniment préférable. On cite il est vrai l’exemple des Anglais; mais il faut douter de la sincérité de leur philantropie dans cette question. En affranchissant leurs esclaves ils ont obéi à d’autres sentiments, ils ont cédé à la nécessité, au désir secret de ruiner les colonies des autres peuples et de garder sans conteste la domination des mers. La France surtout doit se défier de leurs exemples.

A supposer que les dangers qu’on redoute soient imaginaires, que feront les esclaves d’une liberté à laquelle ils ne sont pas préparés? Elle amenera infailliblement la paresse, la licence et le désordre. Mieux vaudrait, au lieu de les affranchir, améliorer leur sort au point de vue moral, et préparer ainsi leurs enfants à recevoir le bienfait de la liberté. C’est, il est vrai, laisser la question pendante durant de longues années; mais le mal dont on se plaint ne l’aggravera pas, le nombre des esclaves n’augmentera pas, puisqu’on a condamné la traite et qu’on la poursuivra sans relâche. En résumé ce qu’il convient de faire c’est de préparer sûrement l’avenir et non de se jeter dans des embarras dont les résultats peuvent être funestes, cal on est en présence de l’inconnu.

Un membre répond que la question n’est pas neuve, partout elle est à l’ordre du jour, et s’il y a un danger, c’est celui de l’ajournement. Quoi qu’on puisse dire, les îles anglaises ont donné d’utiles exemples, et c’est se tromper que de croire que l’affranchissement n’est que le résultat d’une tactique politique plus ou moins perfide; le sentiment religieux et philantropique a tout fait. L’Angleterre s’est bien gardée de dire aux esclaves qu’ils n’étaient que des apprentis en fait de liberté, et elle n’a qu’à s’applaudir aujourd’hui des résultats généraux. En les affranchissant, dit-on, dans les conditions morales où ils sont placés, on ne les excitera qu’à la paresse; oui, mais au moins ils seront libres: esclaves aujourd’hui, ils ont déjà tous les vices, tous les maux qu’enfante la paresse, et n’ont aucun des avantages de la liberté. En recevant ce bienfait, ils seront dominés d’abord par les mêmes penchants, mais l’amour du bien-être et le sentiment de la propriété et de la famille ameneront bien vite le travail. La France trouverait même, comme l’a dit l’un des préopinants, des avantages positifs en les affranchissant: les exportations s’accroîtraient; l’affranchissement a produit ce résultat en Angleterre: il serait évidemment le même pour notre pays. Ces motifs doivent engager à accueillir le voeu: on peut le présenter d’ailleurs sous une forme qui ne compromette aucun intérêt.

Un membre déclare qu’il est d’accord sur ce but avec le préopinant; qu’il ne diffère que sur les moyens. on a fait déjà de malheureuses expériences à propos de l’esclavage, et on ne saurait toucher cette question avec trop de prudence; tout le monde y a réfléchi longtemps, et tout le monde cependant sent le besoin de s’éclairer encore.

Un autre membre dit qu’une loi récente permet le rachat des esclaves dans de certaines conditions, et qu’avant d’émettre un voeu il serait convenable d’attendre qu’on fût fixé sur les effets de cette législation nouvelle. Le moment lui paraît inopportun, le conseil n’est pas suffisamment éclairé, et il est peut-être à regretter que le voeu ait été proposé; on ne saurait, si on se décide à le formuler, y mettre trop de réserve et de prudence.

M. le rapporteur soutient les conclusions de la commission. Il est urgent d’affranchir immédiatement les esclaves des colonies; attendre pour accomplir cet acte d’humanité qu’ils soient preéarés à la vie civile, c’est l’ajourner indéfiniment, car les prêtres et les créoles eux-mêmes refusent de les éclairer.

Le conseil, consulté, adopte le voeu dans les termes suivants:

DELIBERATION.

«LE CONSEIL GÉNÉRAL.

«Vu la lettre de M. Bissette, en date du 10 novembre courant;

«Considérant que l’état d’esclavage prolongé dans les colonies françaises est plein de troubles et de dangers;

«Considérant que cet état est contraire à l’humanité, à la religion, à la justice, à l’intérêt des colons et à celui du pays en général;

«Considérant; dans un autre ordre d’idées, que l’émancipation et la liberté crééront de nouveaux besoins auxquels il devra être satisfait au moyen des produits de nos manufactures, ainsi qu’il est arrivé dans les colonies anglaises, à l’époque et depuis l’époque de leur émancipation;

«Emet le voeu que le gouvernement propose une loi pour l’abolition prochaine et complète de l’esclavage dans les colonies françaises, mesure que réclament tout à la fois la religion, l’humanité, la justice et les intérêts véritables de l’état.»

Les membres du conseil présents à la séance sont:

MM. Arago, Aubé, Beau, Bayvet, Besson, Boutron, Considérant, Dupérier, Ferron, Ganneron, Gillet, Grillet, Husson, Jouet, Journet, Lafaulotte, Lahure, Lanquetin, Lejemptel, Libert, Méder, Michau, Moreau, Panis, Pellassy-de-l’Ousle, Périer, Perret, Possoz, Riant, Robinet, Samson-Davilliers, Say, Séguier, Sommier, Ternaux, Thayer et Thierry.

M. le préfet de la Seine assistait à cette séance.

————

Voeu du Conseil général du département de la Drôme.

Dans sa séance du 19 septembre 1846 le conseil général de la Drôme, présidé par M. Monier de La Sizeranne, a émis le voeu suivant en faveur de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises:

«Le conseil général émet le voeu que le gouvernement propose une loi pour l’abolition immédiate et complète de l’esclavage dans les colonies françaises, avec indemnité pour les colons, mesure que réclament tout à la fois la religion, l’humanité, la justice et le véritable intérêt de l’état.»

Un honorable pair de France, M. le marquis de Cordoue, en nous adressant cet extrait des procès-verbaux du conseil dont il fait partie, s’exprime en ces termes:

«Je puis ajouter que c’est à l’unanimité que ce voeu a été émis, et je me sens heureux d’être membre d’un conseil général qui a pris une honorable initiative, et qui pourra avoir des imitateurs… L’homme, créature de Dieu, ne peut appartenir en toute propriété qu’à son créateur.»

————

Voeu du conseil général du département de l’Allier.

Sur la proposition de l’honorable M. de Tracy, le conseil général de l’Allier, présidé par M. Meilheurat, a émis le voeu suivant dans sa séance du 20 septembre 1846:

«Fidèle à ses sentiments ainsi qu’à des convictions qu’il a déjà exprimées plusieurs fois, le conseil général émet de nouveau le voeu que le gouvernement s’occupe au plus tôt de mesures législatives tendant à abolir prochainement l’esclavage dans les colonies françaises; une émancipation générale et sagement combinée étant le seul moyen de sortir heureusement d’une situation essentiellement précaire, pleine de dangers, et qui impose à la métropole des sacrifices d’hommes, d’argent, dont le fardeau s’accroît chaque jour.»

[Suit La Pétition des Dames de Paris.]

————

COLONIES ÉTRANGÈRES.

Sainte-Lucie et la Grenade.

Dans un livre publié naguère sur les colonies françaises et étrangères, par un écrivain dont le but nous échappe, se lisent les lignes suivantes, à propos d’un village non pas fondé (près du Port-Royal, à la Martinique), comme cela est dit dans cet ouvrage, mais habité par des noirs affranchis de l’esclavage.

«Ils ont fondé, dit-il, un petit village appelé le Misérable. Il n’est point d’établissement, de cases sur les habitations qui ne soient au dessus de ce qu’on voit là. Ces malheureux, sous le plus beau ciel du monde végètent au milieu de flaques d’eau croupissante, de boue et de fétides émanations qui s’élèvent des parcs à cochons attachés à chaque cabane. Presque séparés du reste de la population, ils parlent les idiomes de leurs divers pays, et l’on prétend qu’ils veulent refaire l’Afrique

Ailleurs le même écrivain a dit: «Que faire de nègres affranchis? Pour quiconque les a vus de près, la question de l’abolition de l’esclavage est impossible à résoudre. Les nègres sortis des mains de leurs maîtres ne seraient bons à rien, ni pour la société ni pour eux-mêmes, parceque telle est la paresse et l’imprévoyance qu’ils ont contractées dans leur bagne, où ils n’ont jamais à penser à l’avenir, qu’ils mourraient de faim plutôt que de louer la force de leur corps ou leur industrie. Je ne vois pas plus avec personne la nécessité d’infecter la société actuelle, déjà assez mauvaise, de plusieurs millions de brutes décorés du titre de citoyens, qui ne seraient en définitive qu’une vaste pépinière de mendiants et de prolétaires.»

A ce hideux tableau, tracé on dirait exprès pour fortifier les assertions des possesseurs d’esclaves et leurs partisans, qui répandent partout en France que l’émancipation des noirs a complétement échoué aux colonies anglaises; que les noirs une fois affranchis se retirent dans les bois comme des marrons; qu’ils se refusent à tout travail, vivent de vagabondage et de maraude, etc. Nous opposerons le témoignage d’un homme de bien, qui par sa haute position est à l’abri des suggestions et des séductions des maîtres, Voici ce qu’écrit des Antilles Mgr Richard Smith, évêque d’Olympe, vicaire apostolique de la Trinidad:

«En 1843, je visitai l’île de Sainte-Lucie. Puissamment secondé par mes zélés collaborateurs, je donnai une mission dans les différentes paroisses de cette colonie; j’y administrai le sacrement de confirmation, et partout nous recueillîmes des fruits abondants, qui nous dédommagèrent amplement de nos peines et de nos fatigues.

«Le fait suivant mérite ici une place toute particulière. Les laboureurs de chaque paroisse vinrent auprès de leurs curés, pour leur demander la faveur de faire tous les frais de la réception qu’on préparait à leur évêque. Aussitôt ils mettent la main à l’oeuvre, ils fouillent avec un courage inébranlable les ruines des anciens forts, et après des travaux inouis, ils en retirent en chantant les canons qui s’y trouvaient enfouis depuis les anciennes guerres de l’Angleterre avec la France. Tressaillant de joie, ils transportent dans leurs paroisses, à force de bras et toujours en chantant, ces pièces d’artillerie, gravissant les montagnes et bravant mille dangers.

«Bientôt de nombreux pavillons flottent sur l’église, sur les mornes, sur les montagnes, et ornent les maisons. Des arcs de triomphe s’élèvent sur le chemin où l’évêque doit passer. Pour les former, chacun a voulu y contribuer en apportant l’un des palmes, l’autre sa guirlande, celui-ci les fleurs les plus belles, celui-là les fruits les plus précieux du pays pour y être suspendus. Une nombreuse cavalcade, composée des habitants les plus notables, vient à notre rencontre. Les cloches des hameaux sont agitées comme aux jours les plus solennels, et annoncent au loin l’approche du cortége, Le canon de la montagne donne le signal: l’évêque, accompagné du clergé et de la cavalcade, est arrivé sur les limites de la paroisse. A la vue du premier pasteur, tous, comme un seul homme, tombent à genoux et reçoivent la bénédiction. Un instant après, une belle et longue procession est formée comme par enchantement, elle nous précède et s’avance dans l’ordre le plus parfait, chantant de saints cantiques. On arrive à l’église: c’est là que tous les coeurs unis par la charité déposent au pied des autels le tribut de leur amour et de leur gratitude.

«C’est avec le même enthousiasme et le même cérémonial que j’ai été reçu dans toutes les paroisses de l’île de Sainte-Lucie. Jugez maintenant ce que je goûtais de consolation et de bonheur.

«Je me plais à le constater ici, les progrès que les noirs ont fait dans l’accomplissement des devoirs religieux sont aussi réels qu’importants. Il y a peu de temps encore, les habitants de Sainte-Lucie n’avaient que trois prêtres et quelques églises presque en ruine. Aujourd’hui, onze missionnaires y travaillent avec fruit au salut de leurs frères; neuf églises en bon état, dont plusieurs sont neuves, vastes, solides et très propres, s’élèvent sur différents points. Tous les jours notre sainte religion s’étend et s’affermit dans ce beau pays.

«Il en est de même à la Grenade. En 1841, lors de ma visite pastorale dans cette île, les habitants de Saint-Georges n’avaient encore qu’une chapelle délabrée; mais leur foi et leur piété étaient telles que rien ne pouvait les empêcher d’assister aux saints mystères. Ainsi, tous les dimanches et les jours de fête, on voyait deux ou trois mille fidèles demeurer dans un profond recueillement jusqu’à la fin des offices, quoiqu’ils fussent exposés aux ardeurs du soleil brûlant des tropiques, ou aux torrents de pluie qui y tombent fréquemment. Cependant, désirant voir s’élever au milieu de leur ville une grande et belle église, plus digne de la majesté de Dieu, ils firent de nombreux sacrifices et de prodigieux efforts pour construire le beau monument qu’on y admire aujourd’hui.

«Tous, sans distinction, ont voulu y travailler de leurs mains. Ce n’est pas sans admiration que l’on voyait les riches et les pauvres, les maîtres et les domestiques, transporter à l’emplacement du nouveau sanctuaire les pierres, le sable et la chaux. Des noirs de bonne volonté, éloignés de trois lieues, arrivaient avant l’aube, apportant leur nourriture pour toute la journée; ils travaillaient dans la carrière avec un courage et une force que la religion seule peut donner. «Tout pour le bon Dieu, disaient-ils; tout pour le bon Dieu, qui nous a accordé la liberté! »

«L’endroit où il fallait aller chercher la pierre et la chaux était une montagne si escarpée que ceux-mêmes qui n’avaient qu’un fardeau n’y montaient et n’en descendaient qu’avec de très grandes difficultés; cependant on vit de jeunes personnes, vêtues de soie, y porter des matériaux comme leurs servantes. Une chose m’a singulièrement frappé, c’était une pauvre femme, aveugle et âgée de plus de soixante-dix ans, qui, conduite par la main d’une de ses petites filles, travaillait, comme les autres et portait aussi sa pierre sur la tête; le sourire était sur ses lèvres et la joie éclatait sur son visage.

«Cette île a fourni plus d’un fait semblable. Mais c’est surtout à Sauterre et à La Baye que nos fidèles ont fait des prodiges. Longtemps ils prièrent leurs bien-aimés pasteurs, M. Samuel Bower et M. Léoni, d’élever une nouvelle église dans chacun de ces districts, En vain ces missionnaires leur répondaient qu’il n’y avait point de pierres dans le voisinage pour bâtir en maçonnerie, et que l’argent manquait pour la construction en bois. «C’est égal, répétaient-ils avec instance, commencez une fois, bon père, et si nous ne pouvons finir l’église avant notre mort, nous prierons nos enfants de l’achever eux-mêmes. – Mais, mes amis, leur dit M. Power, il n’y a point de pierres à Sauterre ni aux environs. – Cher père, répondirent-ils, il y a dans la mer des rochers; nous irons les chercher, et nous les porterons pour bâtir notre église.»

«Les respectables curés ne croyaient pas qu’ils pussent réaliser leur projet, cependant ils ne voulurent pas s’opposer davantage à ces pieux désirs. Aussitôt ces braves gens, sans s’effrayer des dangers et des obstacles mettent la main à l’oeuvre. Attirés par la nouveauté du spectacle, les habitants de l’île se pressent sur les bords de la mer, pour être témoins du courage de ces hommes intrépides qui, chantant les louanges de Dieu, bravaient les vents et les flots; mais l’étonnement et l’admiration furent au comble, lorsqu’après des efforts inouïs on vit sortir du sein de la mer une quantité de pierres suffisante pour bâtir l’église. Quoique l’emplacement du nouvel édifice fut à une distance considérable du rivage, nos infatigables noirs y portèrent eux-mêmes tous les matériaux, à l’exception des plus gros blocs qu’on fut obligé de rouler.

«La longueur de cette église est de cent vingt pieds, sa largeur de soixante. Ce sont encore nos laboureurs qui ont transporté gratuitement tous les autres matériaux, et de plus, tous les trois mois, chacun d’eux a donné le salaire d’une semaine pour payer les ouvriers maçons.

«Dans les environs de la Baye, il n’y a point de pierres ni dans la mer ni sur la terre; il faut faire près de deux lieues pour en trouver. Eh bien! les laboureurs n’ayant point de chevaux, et les chemins étant d’ailleurs peu praticables, ont porté sur leur tête, à cette grande distance, toutes les pierres qui ont servi à la construction de leur église. Les murs étaient achevés l’année dernière à l’époque où je visitai cette paroisse.»

Nous n’ajouterons aucune réflexion à ces satisfaisants témoignages de Mgr l’évêque Smith en faveur du progrès obtenu pour la civilisation depuis l’affranchissement des noirs aux colonies anglaises. Les faits sont ici plus éloquents que tous les discours, et nous nous en rapportons au jugement de nos lecteurs qui ont sous les yeux la version contraire à ce progrès et à la nécessité de l’abolition. Disons seulement que parmi tant de documents publiés en faveur du maintien de l’esclavage, nous n’avons rien dissimulé; nous avons au contraire reproduit avec loyauté les passages les plus violemment libellés qui aient été écrits jusqu’ici contre la liberté des noirs.

Maintenant voici une lettre écrite à un honorable Pair de France par un ecclésiastique employé dans les Antilles anglaises. Cette pièce est la confirmation en tous points des témoignages rendus à la vérité par Mgr Richard Smith.

«4 novembre 1846.

«Monsieur,

«… Nous nous sommes aussi occupés de la classe si intéressante des nègres émancipés. Pour eux principalement j’ai fondé une association composée exclusivement de créoles sans distinction de couleur, dont le but est l’instruction des classes inférieures, le soin des malades et des pauvres. J’ai réuni un certain nombre de dames du pays, admirables par leur amour du bien et sous le nom de Filles de Marie, je les forme à la vie religieuse et à l’amour de leurs semblables. En trois mois de temps nous avons installé une première maison à Castries, île Sainte-Lucie, d’où la bonne oeuvre a l’espoir de s’étendre, J’ai même deux religieuses toutes noires; et pourquoi pas? Leur âme est belle devant Dieu. Elles feront et font déjà un grand bien; car c’est dans le pays même qu’il faut créer les ressources pour perpétuer le bien commencé.

«Les colonies en offrent tous les éléments. L’expérience nous a appris qu’on fait tout ce qu’on veut des nègres quand on sait les prendre, et surtout employer dans les rapports avec eux des personnes qui se rapprochent de leur classe et qui comprennent bien leur langage et leurs habitudes. Par ce moyen et par les corporations établies parmi les nègres émancipés, on a déjà obtenu un grand et durable succès. C’est à la Grenade, à la Dominique, à Sainte-Lucie surtout que la moralisation des anciens esclaves est plus marquée. J’aurais des faits admirables à vous citer si l’espace le permettait.

«A Sainte-Lucie les nègres sont restés sur les habitations qu’ils cultivent, au tiers ou à demi avec les propriétaires. Nos prêtres français qui sont là en ont fait de bons chrétiens, et partant de bons citoyens, sans appui du gouvernement. Sur chaque habitation ils ont placé une personne chargée de l’instruction, qui fait la prière matin et soir, et fait apprendre la doctrine chrétienne. Les laboureurs eux-mêmes paient cette personne, qui se contente d’une modique somme mensuelle. Le dimanche, le curé fait l’examen dans l’église paroissiale; aussi ces bonnes gens sont heureux et tranquilles. J’ai vu une paroisse composée de nègres; ils ont bâti à eux seuls une jolie église en pierres. Une des corporations a donné un autel en marbre du prix de 4,400 francs; une autre une somme égale pour les vases sacrés et les vêtements sacerdotaux, et tout cela pris sur leurs journées. A la Grenade on vient de terminer deux églises de cent quarante pieds; pour l’une, toutes les pierres ont été tirées du fond de la mer, et portées sur la tête par ces bons nègres; pour l’autre, elles ont été apportées aussi sur la tête de la distance d’un mille. Les laboureurs se livraient à ce travail souvent au clair de la lune, en chantant des cantiques. Mon frère rassemble de la même manière les matériaux d’une église, qui manque dans sa paroisse.

«Ainsi le gouvernement britannique s’est contenté de donner une indemnité et la liberté, et il a laissé le clergé agir par sa propre et seule influence. Tant que les nègres ne sont pas libres, ils reçoivent l’instruction comme une nouvelle charge. Puisse-t-on le bien comprendre dans nos colonies françaises, où l’on dépense tant d’argent pour amener l’émancipation! Ce qui manque là surtout au clergé, c’est une tête, un évêque qui puisse donner l’unité de vues et d’action, et maintenir le clergé dans la ligne de ses devoirs.»

Nous sommes heureux de constater par ces diverses correspondances, émanées d’hommes dont la véracité ne peut être mise en doute, que l’affranchissement des noirs aux colonies anglaises a parfaitement réussi. C’est ce qui ressort non seulement de ces documents, au point de vue moral et religieux, mais encore d’autres pièces officielles, que nous publierons plus tard, et qui témoignent des bons effets de l’abolition de l’esclavage au point de vue des intérêts matériels. – Nous ajournons donc la question commerciale et industrielle, qui ne peut être mise au premier rang par nous lorsqu’il s’agit d’un intérêt aussi cher que celui de la liberté et de la moralisation d’hommes abrutis dans les fers, et envers lesquels on avait tout essayé pour briser les ressorts de leur âme. Le directeur, Ch. BISSETTE.

Related Posts