L’Egypte en 1845

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On a parfois besoin d’un terrible courage pour enregistrer les maux que l’homme fait à son semblable…

Ceux qui admettent la nécessité des châtimens corporels pour quelque race que ce soit, dans quelque condition morale ou intellectuelle qu’elle se trouve, ne songent pas sans doute que ces monstrueuses tortures en sont la conséquence logique, inévitable, forcée, si bien qu’elles accompagnent le fouet partout, dans les colonies à esclaves comme en Egypte, Et, en effet, si une faute mérite cent coup, une autre plus grande doit en mériter deux cents. Pourquoi une mille fois plus grande n’en mériterait-elle dix mille?… De même pour la question. Nous sommes convaincus que cet homme est coupable, mais son aveu nous est utile; si cinq cents coups ne peuvent le décider à le faire, deux mille le lui arracheront sans doute, qu’on le déchire… horrible, horrible! the most horrible!

Sur cette échelle de barbarie. Ils est cependant un point où nos colons se montrent plus cruels encore que les Orientaux. Ceux-ci infligent très peu le fouet ou la bastonnade aux femmes, et ces honteuses exécutions n’ont lieu que dans l’intérieur des geôles, loin des yeux du public et pour des cas extrêmes.

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Il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire de l’islamisme, que les femmes aient été employés à une fonction importante quelconque. Clot-Bey a donc fait une chose considérable et de haute portée en créant des sages-femmes musulmanes, en instruisant quelques-unes de ces malheureuses qui végétaient au fond des harems, insouciantes comme des prisonnières nées dans la prison. il y a d’autant plus de mérite, qu’il y avait à combattre tout à la fois des usages et des préjugés, les plus redoutables de tous les obstacles qu’un réformateur puisse rencontrer sur son chemin. Grâce à l’infatigable ténacité de volonté qui est sa qualité distinctive. il a tout bravé, tout enduré, tout surmonté. Etre parvenu à vaincre une erreur séculaire, enracinée dans les moeurs par la religion, est une victoire assurément plus mémorable que bien des victoires de champ de bataille.

Que des rudes combats de toute sorte pour la remporter!

Comme aucune femme, même parmi les plus misérables, les plus réprouvées, n’aurait consenti à entrer dans l’école d’accouchement, Clot-Bey a d’abord acheté vingt-quatre négresses, et après les avoir libérées, il s’est mis à les instruire. Quelle tâche! Vingt-quatre pauvres filles déjà âgées de quinze à dix-huit ans, à demi-sauvages, auxquelles il fallait tout apprendre, depuis les premières lettres des alphabets arabes et français jusqu’à l’anatomie! Clot-Bey a fait cela, et plus heureux que bien d’autres, lui vivant, il a le glorieux bonheur de jouir de son oeuvre accomplie. Le talent des sages-femmes a été vite et généralement apprécié par tous; elles ont introduit la science et le raisonnement, dans les cas ordinaires, à la place de la routine, et dans les cas difficiles, à la place de pratiques ridicules ou meurtrières; elles ont commencé aussi, grâce à la confiance qu’elles inspirent, à faire pénétrer la vaccine au fond des harems.- Il en est de même de l’hospice de la maternité, où grand nombre de femmes du peuple viennent se faire accoucher, maintenant qu’elles savent y trouver des soins éclairés et gratuits, rendus par des mains féminines.

Les sages-femmes de Clot-Bey sont des agents de civilisation, qui, avec le temps, ne peuvent manquer d’exercer une influence directe, positive, efficace sur l’émancipation de leur sexe en Orient. Leur exemple répandra le goût de l’instruction, et leurs connaissances détruiront dans l’esprit des mahométans cette idée commune à tous les peuples barbares, que les oeuvres d’intelligence, sauf la poésie peut-être, sont inaccessibles aux femmes.

Déjà quelque chose de cet effet naturel se produit, les pauvres négresses, noyau de l’école d’accouchement, ont subi le sort de leur race en Egypte; elles sont presque toutes mortes phtisiques ou paralysées; il n’en reste que quatre, et encore l’une d’elles présente-t-elle les symptômes de la maladie qui a frappé ses compagnes. Malgré ce malheur, l’école n’a pas périclité; la première épreuve une fois faite, des femmes du pays se sont présentées d’elles-mêmes, ou plutôt ont présenté leurs filles pour suivre ces études effrayantes, où l’on est obligé de toucher le squelette suspendu au milieu de la salle des cours. Remarquons encore que c’est un uléma qui vient donner les leçons d’arabe; un uléma, un docteur musulman qui enseigne quelque chose à des femmes! c’est tout une révolution. Lorsqu’on a vu cela, il paraît insignifiant d’ajouter que les élèves ont déjà enfreint la loi servile que leur impose le prophète, et n’éprouvent aucun embarras à rester le visage découvert, même devant des chrétiens! Leur tête est simplement encadrée dans un voile de gaze blanche, qui après avoir entouré le dessous du menton, retombe avec élégance sur l’épaule.

Nous ne sortirons pas de l’hôpital de l’Esbekin, où se rencontrent tant de choses faites pour frapper d’étonnement, sans noter que la directrice de l’école et de la maternité est une des quatre négresses survivantes. Clot-Bey loue son habilité, et tout le monde lui obéit ici, sans se douter qu’un certain nombre d’individus soutiennent encore en France, dans ce pays des lumières que sa race tient le milieu entre l’homme et le singe, et qu’elle doit être éternellement condamnée à creuser, sous le fouet, des trous de cannes à sucre aux colonies!

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Le dieu de Mahomet ne se doutait pas plus que l’antiquité païenne que la femme est et doit être l’égale de l’homme. Il ne savait pas davantage que la servitude est une offense à la dignité humaine, un attentat à la noblesse de sa créature de prédilection. A l’exemple de Jehova, il réglemente l’esclavage comme une institution naturelle et légitime. La servitude n’est point une chose infâme aux yeux du prophète, c’est un fait normal qu’il regarde sans à peine y toucher. Toutefois, copiant les précepte de Moïse pour les Hébreux, il interdit aux musulmans d’avoir des musulmans pour esclaves. Le prophète lui-même avait des esclaves, et s’il les affranchit à sa mort, il ne faut voir dans cette action qu’un trait de bonté particulière qui n’attaque pas essentiellement le mal au fond, car il ne commande pas aux croyants de l’imiter: il se borne à présenter les actes d’émancipation comme agréables à Dieu.

§ IV.

Mahomet est certainement un beau génie, une intelligence hors ligne, un des plus grands hommes qui aient existé, et cependant il n’a rien créé en morale. Sauf le point de vue de l’idolâtrie qu’il ne cesse de poursuivre, ce n’est point à proprement parler un réformateur. Généreux et bon, il cherche à améliorer ce qu’il trouve, mais il ne semble pas prévoir un ordre de choses meilleur et plus juste sur la terre. Il ne l’annonce pas et ne fait rien pour le préparer. Venu cinq siècles, après le Christ, il ne dit rien de nouveau à l’humanité: c’est bien plutôt un civilisateur politique qu’un moraliste, qu’un véritable philosophe. Il prend la société telle qu’elle est, et ne lui porte aucun principe neuf ou fécondant; comme science sociale, il en est à la vieille autorité absolue du pouvoir paternel, il la consacre dans toute sa rigueur biblique: le chef de famille est un maître souverain. Semblables à des esclaves, « les enfants ne paraîtront devant le père que le matin, à midi, et après la prière du soir pour lui offrir leurs services; hors de là ils ne pourront se présenter devant lui sans sa permission. » (Ch. 24.) C’est encore la terrible féodalité patriarchale. Or, tout le monde sait que les patriarches n’ont rien moins que la bonté calme dont leur nom est devenu le symbole. Il a organisé toutes les tribus arabes, il les a rassemblées sous une formule religieuse unitaire, mais il n’a rien enseigné au monde que ce que mille autres avaient enseigné avant lui. Comme Brahma et Bouddha aux Indiens, comme Moïse aux israélites, comme Jésus aux Juifs, il disait aux musulmans: «Vous êtes tous frères, l’égalité vous unit.» (Ch. 40.) Mais comme ses prédécesseurs à leurs adeptes, il leur permettait, ainsi que nous le disions tout à l’heure, d’avoir des esclaves! L’adorable doctrine de l’immense fraternité humaine est essentiellement moderne.

Cette dernière proposition peut paraître hardie. Epictète s’écriant: «Le stoïcien fait la ronde pour tous les hommes.» Térence lançant au théâtre son magnifique vers: Homo sum, etc. «Je suis homme, et rien de ce qui touche l’humanité ne m’est étranger,» protestent que les anciens eurent conscience de la solidarité de tous les membres de l’espèce, et donnèrent au mot humanité le sens de vertu que nous lui donnons; mais on ne doit pas oublier qu’ils ne disent rien, directement du moins, contre la servitude, et qu’alors on croyait que certains hommes, les esclaves, ne faisaient pas partie de la société.

Les deux révélateurs chrétien et arabe ont connu les sublimes principes de la fraternité et de la solidarité humaines; mais ils semblent, comme les sages du paganisme qui les avaient précédés, n’en avoir eu qu’une perception incertaine, ou n’avoir pas voulu s’y attacher, ou n’avoir pas cru le moment opportun pour les développer. Loin d’en faire le pivot de leur réforme, ils sont d’une exclusivité presque sauvage. Chose étrange! Moïse, Jésus, Mahomet, annoncent un Dieu universel, et ils n’annoncent point universellement leur religion; ils s’adressent, par privilége, à un petit nombre, à la nation choisie du Seigneur! «Je n’ai été envoyé qu’aux brebis d’Israël,» répond Jésus aux disciples qui intercèdent pour la Cananéenne. (St. Mathieu, chap. 15, v. 24.) «Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens,» dit-il à cette pauvre femme qui insiste. (V. 27.) «Tu n’es point chargé de diriger les infidèles, dit Allah au prophète, Dieu éclaire ceux qu’il lui plaît.» (Chap. 2.) «N’allez point vers les gentils; n’entrez point dans les villes des Samaritains, dit Jésus.» (St. Mathieu, chap. 10, v. 5.) «Ne formez point de liaisons avec les juifs et les chrétiens, dit Mahomet; celui qui les prendrait pour amis deviendrait semblable à eux.» (Chap.5 et 60.) «O croyants, cessez d’aimer vos pères, vos frères, s’ils préfèrent l’incrédulité à la foi: si vous les aimez, vous deviendrez pervers.» (Chap. 9.)

Le Christ, élargissant sa pensée d’amour à mesure qu’il la pratiquait davantage, s’agrandissant en quelque sorte dans son oeuvre même, finit, nous le savons, par dire aux apôtres: «Allez, et enseignez toutes les nations.» (St. Mathieu, ch. 28, v. 19.) «Allez par tout le monde, et prêchez l’Evangile à toute créature.» (St. Marc, chap. 16, v. 15.) Mais ce fut seulement après sa résurrection qu’il tint ce langage. Personnellement, il avait appelé les juifs, d’une manière exclusive, au royaume de son Père. Cette idée qu’il n’avait parlé que pour eux, qu’il ne s’était adressé qu’au peuple de Dieu, était si généralement ressortie, pour tout le monde, de ses enseignements, que les premiers juifs convertis au christianisme crièrent au sacrilège quand ils virent saint Pierre et saint Paul prêcher hors des synagogues, et appeler les gentils, comme le maître de la vigne, qui remplace par de nouveaux vignerons ceux qui ont tué jusqu’à son fils. (Saint Mathieu, chap. 2, v. 41.)

La loi qu’apporte Mahomet est si bien une loi particulièrement faite pour un peuple privilégié, et non pour l’humanité entière, que le prophète dit aux Arabes: «C’est par faveur spéciale que vous recevez la loi de Dieu. Si vous l’abandonnez, Dieu appellera d’autres peuples.» (Ch. 5.) La parabole du père de famille, qui voyant des conviés refuser de venir au repas préparé, y fait inviter les débiles, les aveugles, les boiteux et les passants, ne signifie point autre chose. En vérité, quand on songe que Moïse, Jésus, Mahomet, ces mortels si éminents par le coeur et l’esprit, si ardemment attachés à la moralisation de ceux qui les entourent, soutiennent de telles théories, éprouvent encore un amour si restreint, on se confirme davantage dans la foi à la doctrine du progrès continu. Nous ne sommes point tentés de blasphémer contre eux; nous comprenons que les préceptes mêmes de leur charité ont éclairé, étendu la nôtre, mais nous sentons ce qu’il y a de funeste à immobiliser la pensée humaine dans la leur, et nous glorifions la science nouvelle qui consacre les droits imprescriptibles de tous les hommes au bonheur. Ne nous lassons donc point, nous qui avons des biens dont ne jouissaient pas nos pères, travaillons avec un ferme courage pour que nos neveux goûtent à leur tour ceux qui nous sont encore refusés. Les temps de la grande délivrance sont proches.

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