Commerce et Traite des Noirs aux côtes occidentales d’Afrique

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NOTICE

PRÉLIMINAIRE ET HISTORIQUE SUR

L’ABOLITION DE LA TRAITE DES NOIRS

Avant de nous étendre sur la situation de la traite des noirs aux côtes d’Afrique, nous croyons indispensable de rappeler sommairement quelle part ont prise l’ancien et le nouveau monde à l’abolition du trafic des esclaves, cet odieux fléau qui a longtemps dégradé l’Europe, qui afflige encore l’humanité et désole la malheureuse Afrique.

Ce fut en Angleterre que les abolitionistes de la traite et de l’émancipation entreprirent d’abord une lutte ardente contre les commerçants, les industriels et les colons, tous gens intéressés au maintien de l’exploitation forcée de la race noire par la race blanche dans les colonies à denrées tropicales.

Après une lutte de quinze années, l’éloquente voix de Wilberforce parvint enfin à l’emporter dans le parlement britannique, et, le 2 mars 1807, la traite des noirs fut entièrement abolie par l’Angleterre.

Presqu’en même temps les États-Unis d’Amérique imitèrent cet exemple.

Dès lors la Grande Bretagne était intéressée à l’adoption universelle de cette mesure, elle venait de briser un des instruments de sa prospérité coloniale, et si son gouvernement s’y était enfin décidé, c’est qu’il avait compris que tôt ou tard les autres gouvernements seraient contraints de l’imiter; c’est qu’il avait compris que, la ruine des colonies à sucre des Antilles devenant la conséquence probable de cette mesure, le commerce anglais, qui possédait l’Inde, finirait toujours par dominer les marchés des autres puissances coloniales. On le voit donc, le parti commerçant et industriel ayant été vaincu par le parti humanitaire, il était du devoir des hommes d’État de la Grande-Bretagne de faire tourner plus tard la solution de ce problème philanthropique au profit des vaincus eux-mêmes et du pays tout entier; il était du devoir de ces hommes d’État de poursuivre une solution analogue près des autres peuples, avec cette opiniâtreté qui est un des caractères particuliers de la race britannique. Les diplomates anglais se mirent donc à l’oeuvre et réussirent, au bout de quelques années, à faire adopter par plusieurs puissances le principe de l’abolition de la traite.

La France elle-même, quoique en guerre avec la Grande-Bretagne ne put résister à l’invasion des idées philanthropiques; toutefois ce n’est à aucune suggestion étrangère que l’on doit attribuer chez elle l’initiative de l’abolition immédiate de la traite des noirs, car cette abolition, consacrée en principe par le traité de 1814, ne fut réellement déclarée que par un décret du 29 mars 1815 par l’empereur Napoléon, qui avait jugé enfin le moment venu de faire droit à bien des exigences de l’opinion publique. L’ordonnance royale du 8 janvier 1817, la loi du 25 avril 1827 et la loi du 4 mars 1831, vinrent successivement déterminer, puis aggraver les peines qu’encourraient à l’avenir les négriers français: la loi de 1831 surtout était des plus sévères, puisqu’elle les condamnait aux travaux forcés, eux et leurs complices.

Toutefois l’Angleterre se plaignait encore que, faute d’un nombre suffisant de croiseurs français sur les côtes d’Afrique, la traite y fût faite, non-seulement par des négriers français, mais encore par des étrangers qui arboraient le pavillon de France et abritaient ainsi cet odieux trafic sous l’impunité de nos couleurs.

Au lieu d’insister sur la nécessité d’un plus grand développement de nos forces navales aux côtes d’Afrique, elle sollicita la concession d’un droit qu’elle poursuivit depuis longtemps déjà, le droit de visiter, et, au besoin, de capturer des navires français ou étrangers couverts des couleurs de la France qui seraient rencontrés dans telles et telles zones de l’Océan, avec les apparences d’un bâtiment négrier: c’est ainsi que fut conclue la convention du 30 novembre 1831, suivie de la convention supplémentaire du 23 mars 1833, contenant les stipulations de détail nécessaires à la mise à exécution de celle qui l’avait précédée: ce droit de visite et de capture était réciproque, à la vérité; mais en fait, cette réciprocité était illusoire, vu la différence du chiffre des croiseurs des deux nations chargés de la police des mers d’Afrique. L’Angleterre en avait déjà conclu d’autres avec la plupart des nations de l’ancien et du nouveau continent, les États-Unis exceptés; ses croiseurs qui sillonnaient de toutes parts les mers africaines furent donc chargés de la police presque universelle de ces mers; quant aux nôtres, réduits à deux ou trois petits navires, c’est à peine s’ils suffisaient à la protection de notre commerce de troque, qui commençait à renaître sur les côtes occidentales de l’Afrique.

Cette police étrangère ne donna lieu à aucune réclamation, pendant les premières années, de la part de nos navires de commerce; mais plus tard, et en 1840 surtout, quand l’horizon politique se rembrunit, des molestations sans nombre furent subies par nos navires troqueurs en butte aux investigations, souvent vexatoires, d’un grand nombre de croiseurs britanniques; nous eûmes personnellement à lutter avec énergie contre les abus de ce droit de visite, et les choses en étaient venus à ce point que nos deux ou trois navires de guerre ne rencontraient plus les nombreux croiseurs anglais qu’en état de branle-bas de combat.

Malgré cette fâcheuse situation des choses dans les mers d’Afrique, le gouvernement français crut devoir étendre encore les zones où les Anglais exerceraient à l’avenir le droit de visite et de capture réciproque, et le traité du 30 décembre 1841 fut, dans ce but, signé par les plénipotentiaires de France, d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, on sait par quel enchaînement de circonstances ce traité, que réprouva vivement l’opinion du pays et des deux Chambres, non-seulement ne fut pas ratifié, mais devint le point de départ d’attaques générales et répétées contre les conventions de 1831 et 1833.

Un fait significatif rendit plus évidente encore la nécessité d’abolir ces dernières.

Les États-Unis d’Amérique s’étaient constamment refusé à conclure avec l’Angleterre des conventions de visite et de capture réciproque; mais si, d’un côté, ils avaient ainsi mieux sauvegardé la dignité de leurs couleurs, d’un autre, ils n’avaient pu empêcher, n’ayant pas d’escadre en croisière à la côte d’Afrique, que ces couleurs ne couvrissent souvent l’odieux trafic des esclaves; ils finirent par le comprendre et conclurent un traité particulier avec l’Angleterre. Dans ce traité, sans conférer aux croiseurs britanniques le droit de visite et de capture à bord de leurs navires de commerce, ils leurs reconnaissaient cependant, mais à leurs risques et périls, le droit de police et d’arrestation à bord de tout navire étranger qui aurait usurpé les couleurs américaines; de plus, ils s’engageaient à entretenir une force navale de 80 bouches à feu aux côtes d’Afrique pour empêcher les navires des États-Unis de coopérer à la traite des noirs aussi activement qu’on le leur reprochait.

La conclusion de ce traité devait naturellement hâter l’abrogation des traités de 1831 à 1833: c’est en effet ce qui eut lieu. La convention du 29 mai 1845, en faisant cesser le droit de visite et de capture que nous avions concédé à l’Angleterre en 1831 et 1833, mit notre marine dans les mers d’Afrique sur le même pied que la marine des États-Unis, quant à la police de nos couleurs.

Toutefois, les éléments de cette police ne furent pas les mêmes; au lieu de concentrer, comme les États-Unis, une centaine de bouches à feu sur 4 ou 5 gros navires de guerre incapables de surveiller l’immense étendue des 1.200 lieues de côtes infestées de traite, ce fut à 25 avisos légers que cette surveillance fut confiée; on admettait que, pour faire trêve aux rigueurs du terrible climat d’Afrique et au pénible métier de croiseur, les deux tiers seulement de cette escadre seraient en service actif devant les foyers de traite, et que l’autre tiers serait, en relâche, à se ravitailler ou à se reposer de ses fatigues de mer: c’était donc 16 croiseurs environ qui devaient rester chargés de la police du pavillon national; police effective, constante, le long des 1.2000 lieues de côte, où se fait encore avec activité le trafic des esclaves.

Ce système de police, mieux entendu, mais plus pénible que celui des États-Unis, a fait que, depuis 1845, aucun fait de traite des noirs n’a souillé les couleurs françaises, soit directement, soit indirectement, tandis que le pavillon américain, malgré la surveillance, peu active il est vrai, de leur marine militaire, n’a cessé et ne cesse encore de couvrir assez fréquemment des faits de traite d’esclaves.

La police du pavillon national par le pavillon national, mais une police régulièrement faite, tel était le premier problème à résoudre; je n’hésite pas à dire qu’il a été résolu par la convention du 29 mai 1845. Quant au but final, la suppression du trafic des esclaves, plusieurs motifs s’opposent à ce qu’on l’atteigne complétement; mais avant de traiter cette question si difficile, à laquelle nous avons personnellement consacré dix années d’études pratiques sur des côtes où les Européens n’en passent pas la moitié impunément, nous devons d’abord familiariser nos lecteurs avec les détails qui concernent l’affreux trafic des noirs et ces lieux qui servent d’entrepôt de traite aux négriers. Le premier chapitre fera donc connaître comment se pratiquent l’achat et l’incarcération des esclaves africains dans les foyers de traite; dans le second chapitre, nous décrirons chacun de ces foyers, en parcourant de nouveau la côte du N. au S.; le troisième chapitre exposera les moyens de répression de traite employés jusqu’à ce jour, et les causes principales qui en neutralisent le bon effet.

CHAPITRE PREMIER

ACHAT ET INCARCÉRATION DES ESCLAVES DANS LES FOYERS DE TRAITE.

Les négriers placés à la tête des marchés d’esclaves à la côte d’Afrique sont généralement Espagnols, Brésiliens et Portugais, leurs factoreries peuvent être divisées en deux catégories principales: les grands foyers de traite, où résident les plus riches parmi ces négriers, les chefs traitants en un mot, établis au milieu des barracons ou grandes cases de paille destinées à loger, soit des esclaves, soit des marchandises, les foyers de traite secondaires; où agissent les traitants en sous-ordre conformément aux instructions qu’ils reçoivent de leurs chefs.

Les foyers de traite principaux, sans être tout à fait sur le littoral, ont été organisés à petite distance du bord de la mer, afin que leurs chefs eussent continuellement la faculté de s’approvisionner des marchandises qui se livrent en échange des esclaves noirs amenés de l’intérieur; puis ce voisinage de la mer leur permet d’entrer en communication rapide avec les bâtiments négriers qui apparaissent sur le littoral, tel sont: Whyda, Lagos, Kabenda, etc., dont il sera parlé plus tard.

Les foyers de traite secondaires sont de deux sortes: les uns ne se composent que d’établissements de dépôts de noirs éparpillés sur la côte pour mieux favoriser les embarquements d’esclaves à l’insu des bâtiments de guerre croiseurs, les autres sont des succursales des grands foyers de traite, mais succursales établies parfois à 15 et 20 lieues dans l’intérieur, dans le but d’y opérer des achats d’esclaves.

Les foyers de traite principaux représentent en marchandises et en matériel des valeurs souvent considérables: ainsi l’on estime que ceux établis près de Kabenda, à une demi-heure de marche du rivage, représentent une valeur de plus d’un demi-million de francs; celui du Brésilien, Souza, à Whyda, est estimé à plus de moitié de cette somme; les visites que j’y ai faites m’ont donné a penser, en effet, que la mise dehors des marchandises et du matériel y représentait une valeur considérable.

Les esclaves achetés par les négriers qui résident dans les foyers de traite du littoral ou de l’intérieur proviennent de captures auxquelles donnent lieu les razzias des chefs nègres les plus belliqueux ou les plus puissants: ainsi, dès qu’un chef nègre manque de ces boisons spiritueuses que les Européens leur ont appris à désirer par-dessus tout, dès qu’il manque de tabac, d’étoffes pour ses femmes ou celles de ses guerriers, il tombe à l’improviste sur ses voisins les plus faibles et vend impitoyablement, en échange de ces marchandises, les prisonniers qu’il surprends ainsi sans défense aux traitants européens établis dans les foyers de traite; souvent les traitants eux-mêmes les excitent à alimenter leur odieux trafic, à l’aide de ces moyens homicides, et cela lorsque de grandes commandes d’esclaves leur ont été faites par le traitant en chef de l’établissement principal.

Du reste, ces malheureux chefs noirs, abusés comme ils le sont par des Européens auxquels ils reconnaissent une certaine supériorité d’intelligence, ne se supposent pas criminels en attaquant et vendant ainsi leurs compatriotes africains; l’un d’eux ne me répondait-il pas, il y a peu d’années, dans un des foyers de traite du golfe de Bénin: «Toi qui es marin, tu dois savoir que les plus gros poissons mangent les petits; eh bien! Ce que le grand fétiche a voulu sous l’eau, il l’a voulu sur la terre;» et les négriers de battre des mains à cet argument, que je n’eus pas de peine à rétorquer d’ailleurs par le simple exposé des éternelles notions du droit et de la justice.

Souvent ce sont les familles qui livrent et vendent elles-mêmes les membres les plus faibles dont elles se composent; cela est horrible à avouer, à croire, et cependant j’en ai acquis la triste preuve dans un interrogatoire que je fis subir, il y a plusieurs années, à l’équipage d’un navire négrier que j’avais rencontré en mer, mais qu’à cette époque je n’avais pas le droit de capturer: parmi les jeunes filles ou femmes, il s’en trouvait qui avaient été vendues, celle-ci par son frère, en échange d’un fusil; celle-là par son mari, en échange d’un boeuf; en troisième par un ami de son père; deux autres par leur oncle; une enfin… je n’ose le redire, avait été vendue par sa propre mère!…

En rendant ces faits publics en janvier 1845, je me contentai d’ajouter ces quelques mots comme corollaires de leur langage si éloquent: «J’abandonne le soin des commentaires aux partisans de la traite et de l’esclavage!» et cette simple réflexion, inspirée par le spectacle révoltant de pareilles infamies, fut accueillie cependant par les imprécations des aveugles partisans de la traite et de l’esclavage.

Nous venons de citer des actes de vente isolés, dans lesquels la valeur de l’esclave n’était pas fixée régulièrement; mais il n’en est pas de même lorsque ces malheureuses victimes sont menées par bandes dans l’établissement de traite principal: leur valeur d’achat est alors cotée assez régulièrement en marchandises, suivant leur âge, leur force et leur sexe. Bien que ces prix de vente soient variables et subordonnés eux-mêmes à l’activité et à l’importance des commandes, leur moyenne est à peu près établie comme il suit: un beau noir de 20 à 25 ans est livré à un traitant négrier, par le chef de borde qui s’en est emparé violemment, en échange d’une valeur de 140 à 150 francs en marchandises, savoir: un fusil, un sabre dit manchette, un baril de poudre de 12 livres, 16 bouteilles de rhum ou d’eau-de-vie, 15 ou 16 pièces d’étoffes communes, quelques bagatelles, comme vases, assiettes, bonnets de laine, etc. Tel est le prix, ou, comme le disent les négriers, qui assimilent dans leur affreux langage une créature humaine à un simple produit de troque africain, tel est le paquet d’un jeune et vigoureux Africain, lorsque la toise sous laquelle on le fait passer accuse une taille comprise entre 4 1/2 et 5 pieds; au-dessous de cette taille on diminue le paquet progressivement, mais la diminution porte toujours sur les étoffes et rien que sur elles. Les hommes un peu âgés sont refusés par les traitants, même lorsqu’ils sont fort vigoureux, tant les planteurs des colonies trouvent alors de difficultés à les dresser au pénible travail de la terre!

Les femmes et les jeunes filles parvenues à l’âge adulte sont payées au même prix que les hommes, celles au dessus de cet âge ont une valeur moindre, et leur paquet subit alors, comme celui des jeunes noirs, une diminution plus ou moins grande, qui porte presque toujours sur les étoffes.

Les esclaves, une fois vendus aux traitants négriers, sont renfermés par ces derniers dans de vastes cases de paille et de bambou nommés barracons, où les malheureux sont enchaînés et surveillés avec soin; si ces barracons sont des succursales de traite établies dans l’intérieur, ils n’y séjournent pas longtemps, dès que leur nombre est suffisant pour former une caravane, ils sont dirigés vers le foyer de traite principal, établi non loin du bord de la mer. Ils partent ainsi sous la garde et la conduite de quelques barraconniers ou nègres geôliers à la solde des négriers européens, ces barraconniers sont le plus souvent des Kroumanes ou noirs de la côte de Krou, au N. de l’équateur, et dans le S. des Kabindes ou noirs de Kabinda; ils sont armés jusqu’aux dents et au nombre de 4 par section de 30 esclaves; les hommes sont liés par une corde ou une petite chaîne; souvent encore on les attache par le cou à un bâton au nombre de 3 ou 4; les femmes et les enfants marchent librement. On fait deux haltes par jour pour prendre quelque nourriture; chaque esclave porte sur lui ses vivres de toute la route. La caravane passe d’ordinaire la nuit dans ses lieux sûrs et fixés d’avance; parfois il arrive que des esclaves forts et hardis d’échappent: c’est alors le devoir des barraconniers de leur courir sus et de les rattraper. Lorsque la caravane est parvenu au foyer de traite principal, on la laisse généralement s’y refaire quelque temps des fatigues de sa route avant de l’embarquer. Bien que les chefs traitants aient intérêt à préserver de toute atteinte et la santé et la vie de leurs esclaves, ils ne peuvent pas toujours arriver à ce résultat par suite des difficultés qu’ils éprouvent à assurer la nourriture d’une aussi grande agglomération d’êtres humains: la règle consiste à leur donner deux fois par jour une ration assez congrue d’ignames ou de manioc, remplacés par quelques poissons secs quand ces farineux sont rares; mais il n’arrive que trop souvent que ces mêmes hommes, qui entassent les victimes de leur cupidité par centaines dans les baraquons, n’avisent pas toujours à s’approvisionner des vivres nécessaires pour leur alimentation; et alors ce sont les affreuses tortures de la faim qu’ont à supporter les esclaves. C’est dans ces tortures que se manifeste parmi ces malheureux, débilités par une nourriture insuffisante, la cachexie scorbutique, maladie qui se montre dans nos climats en temps de disette et de calamité publique; j’ai été témoin de ses ravages sur une réunion de près de 400 esclaves, dont le plus grand nombre avait les fonctions digestives profondément altérées; chez la plupart elle avait fait naître une grande dépravation dans le goût, et chez quelques-uns des instants d’une cruauté féroce: ainsi, lorsque nous eûmes délivre ces malheureux des mains de leurs geôliers, les uns préféraient les aliments à demi putréfies au pain et au riz de bonne qualité; d’autres cachaient leur viande et la dévoraient avec avidité quelques jours après, fétide et corrompue; celui-ci, que tourmentait un appétit vorace, insatiable, tentait d’étrangler son voisin pour manger sa ration; je fus même prévenu, par le médecin surveillant de ces malheureux, qu’une jeune fille s’était, nuitamment, précipitée sur le flanc d’une de ses compagnes pour la dévorer! Les calculs de leurs propres intérêts à défaut de la voix de l’humanité prescrivent cependant aux négriers de conjurer de pareils résultats, mais une coupable incurie fait qu’ils y échouent souvent; vainement aussi cherchent-ils à prévenir chez les noirs de leurs barracons les atteintes de marasme et de tristesse qui les leur enlèvent rapidement à la suite d’affections nostalgiques: pour y réussir cependant il les font sortir deux fois par jour des barracons et les contraignent à s’asseoir en rond, mais enchaînés, au milieu de la cour de l’établissement de traite, des barraconniers les accompagnent et les placent en ordre et à rangs serrés côte à côte, l’un de ces satellites noirs, armé d’un fouet, entonne un chant africain et frappe des mains en mesure: malheur à l’esclave qui ne l’imite pas! le fouet plane au-dessus des têtes et imprime par la terreur un mouvement énergique de joie, de rires, de chants et de battements de mains à ce vaste cercle de chair humaine; un autre barraconnier se barbouille de blanc ou de jaune et tâche d’exciter les rires par ses danses et ses contorsions… Tels sont les moyens à l’aide desquels les négriers cherchent à combattre dans l’esprit de leurs victimes les souvenirs du toit paternel, de la famille, de la liberté. Ils prétendent pourtant bien mériter de l’humanité en agissant ainsi; mais n’est-ce donc pas encore pis que d’abandonner ces malheureux aux mélancoliques regrets de la patrie absente!

Au coucher du soleil, tous les esclaves rentrent dans les barracons; les chaînes et les liens sont minutieusement visités, et les cris continuels de alerta, par lesquels se répondent les factionnaires blancs et noirs postés autour de ces barracons, indiquent aux captifs que l’heure du silence a sonné, que leurs gardiens sont vigilants, et que toute tentative d’évasion est inutile.

 Souvent il arrive que les barracons du foyer de traite principal ne reçoivent pas les noirs provenant des succursales de l’intérieur, c’est qu’alors les chefs traitants donnent l’ordre de les diriger de ces succursales vers ceux des foyers de traite secondaires établis près du littoral, là enfin, où la présence d’un navire négrier a été annoncée ou signalée, souvent enfin les chefs noirs vont vendre directement les esclaves, devenus leur butin de guerre ou de pillage, dans les établissements de traite voisins du littoral; tout cela dépend des habitudes locales qui règnent sur les diverses fractions de côte où se montent les opérations de traite de noirs: mais le résultat est toujours le même: ce sont des jeunes gens, des jeunes filles, des enfants, arrachés violemment à leur famille, à leur pays natal, ou livres même par des parents, des amis dépravés, ce qui est plus affreux encore, et qu’on incarcère d’abord dans un hangar de paille, en butte à des tortures de tout genre, pour les jeter ensuite pêle-mêle sur un navire négrier, où nous examinerons plus tard la destinée plus affreuse qui les attend encore.

 Tel est l’odieux spectacle que présentent depuis longtemps les bords de cette malheureuse Afrique, qu’il a plu à l’Europe de désoler, de dépeupler, pour jeter dans ses colonies d’Amérique des travailleurs propres à la culture des denrées tropicales!

CHAPITRE II.

EXPLORATION DES FOYERS DE TRAITE ÉTABLIS SUR LES CÔTES OCCIDENTALES D’AFRIQUE.

Depuis que le trafic des noirs s’est vu l’objet d’attaques de plus en plus sérieuses de la part de la France et de l’Angleterre, les traitants négriers de la côte d’Afrique ont apporté de grandes modifications dans le système de leurs criminelles opérations: c’est ainsi qu’ils ont éparpillé sur beaucoup de points, en les séparant par groupes et les cachant dans des bois touffus, les barracons des foyers de traite où ils enferment leurs esclaves dans l’attente du bâtiment négrier qui doit les emporter au delà des mers; non-seulement ils se sont par là rendus plus insaisissables, en prévision du cas où les croiseurs auraient songé à opérer des débarquements à main armée au sein de leurs établissements, mais, en multipliant ainsi leurs groupes de barracons, ils ont rendu la surveillance des croiseurs et, par suite, les captures des navires négriers, infiniment plus difficiles, puisque cette surveillance devait embrasser une plus grande étendue de côtes. Bon nombre de ces succursales sont donc cachées dans des bois, à peu de distance de la mer, il est vrai; mais, pour aboutir au plus grand nombre, on ne peut cheminer qu’à travers d’épais fourrés d’arbres et par d’étroits sentiers que connaissent seuls les gens familiarisés de longue main avec les localités.

On ne devra donc pas s’étonner de nous voir donner le nom générique de foyers de traite, non-seulement à une localité renfermant un grand nombre de barracons d’esclaves et de marchandises, mais aussi à une fraction de côte où ces barracons se trouvent éparpillés par groupe à des distances souvent peu considérables, mais suffisantes cependant pour compliquer les embarras des croiseurs par la multiplicité des points d’embarquement d’esclaves.

Cela posé, nous allons de nouveau descendre la côte d’Afrique depuis le Cap-Vert, situé près de Gorée, et limite N. des zones où les croiseurs exercent leur surveillance, jusqu’au cap Negro, qui en est la limite S. Ces deux caps comprennent entre eux une étendue de près de 1,200 lieues de côtes, que nous allons explorer en détail, non plus cette fois pour en étudier les ressources commerciales, mais pour en examiner attentivement les foyers de traite, tout en faisant observer, d’ailleurs, que ces établissements, facilement mobilisables, ont pu et pourront encore changer de place si les négriers le jugent nécessaire. A partir du Cap-Vert ou de Gorée, se rencontre d’abord le littoral soumis à l’influence politique et commerciale des colons français du Sénégal et des colons anglais de la Gambie: aussi le commerce d’échanges, dont nous avons fait connaître les rapides progrès dans la première partie du présent volume y a-t-il complétement déraciné les habitudes de traite de noirs; il faut donc dépasser la Cazamance (voir la carte n° 2, à la fin du volume), et se présenter à l’ouvert de l’archipel des Bissagos, pour rencontrer le plus septentrional des foyers de traite qu’aient organisés les négriers sur la côte occidentale d’Afrique. Ce grand foyer, qui s’étend depuis le Rio-Cacheo jusqu’aux îles de Loss, s’alimente de noirs de traite par la voie des nombreux canaux du Rio-Cacheo, du Rio-Geba, du Rio-Grande, et du Rio-Nunez, Rio-Compouny, Rio-Pongo, Rio-Cappatchez, qui découpent en tous sens les terrains alluvionnaires situés en face des îles Bissagos: des achats isolés d’esclaves se font dans la plus grande partie des comptoirs de ces rivières, mais leur agglomération dans des barracons et leur embarquement à bord de bâtiments négriers n’ont plus guère lieu que dans les canaux marécageux du Rio-Pongo, encore ignorés hydrographiquement, tant ils sont multiples et difficilement accessibles à des embarcations. Le temps n’est pas éloigné, d’ailleurs, où des opérations de traite se liaient directement dans les rivières portugaises des Bissagos; mais cet état de choses s’est modifié depuis que le cabinet de Lisbonne a pris au sérieux l’abolition de la traite dans ses possessions africaines. Sans cesser, nous le croyons du moins, de participer à ce trafic en expédiant sur tel ou tel point, par des canaux intérieurs, mais hors du territoire colonial, des noirs achetés aux caravanes de Mandingues, les négriers portugais ne se livrent plus, aussi ouvertement qu’autrefois, à ces opérations criminelles; il est donc encore nécessaire de continuer à surveiller activement les canaux de l’archipel des Bissagos et les établissements européens du Rio-Geba, Rio-Grande, Boulam, etc., d’autant plus qu’on peut suivre alors, pour ainsi dire à la piste, les navires qui arrivent à ces points régulièrement expédiés, afin de s’y vendre à des traitants négriers en correspondance avec les établissements de traite du Rio-Pongo: les conditions de cette vente portent d’ordinaire qu’à une époque fixée, dans un lieu donné, le navire leur sera livré au moment où la cargaison d’esclaves sera prête à être embarquée à bord sous la direction et la conduite de tout un équipage de négriers; c’est ainsi que des bâtiments de commerce sont subitement transformés, de navires irréprochables qu’ils sont, en bâtiments négriers, pourvus alors de papiers faux ou irréguliers, lesquels portent d’ordinaire le cachet de la nationalité brésilienne ou espagnole. Le capitaine du navire ainsi vendu, en échanges de piastres ou de traites certaines, s’embarque alors sur un autre bâtiment pour retourner chez lui; quelquefois son équipage l’accompagne, quelquefois il reste à bord pour partager la fortune de leur ancien navire, devenu négrier.

Ces sortes d’opérations sont fréquemment reprochées aux capitaines des bâtiments de commerce des États-Unis, dont la police, comme nous l’avons déjà remarqué, n’est pas faite avec une activité sérieuse; on finirait peut-être par adresser les mêmes reproches à notre marine, si nos croiseurs cessaient de sillonner en tous sens l’archipel des Bissagos: il importe donc d’y promener continuellement notre pavillon, car les opérations peuvent s’y ramifier à l’infini, grâce aux canaux ou criques qui entrecoupent en tous sens le delta situé en regard de cet archipel.

La subdivision chargée de la surveillance de la côte que nous venons de parcourir prend le nom de subdivision des Bissagos.

Au Rio-Pongo succèdent plusieurs rivières avec lesquelles il communique par la voie de criques admirablement propres à seconder les habitudes de traite qu’on remarque chez les habitants de tout ce delta marécageux; puis l’on passe devant les rivières Mellacorée, Scarcies, etc., où le commerce de troque, comme on l’a vu, a substitué l’échange des produits licites, des arachides principalement, au trafic abandonné des esclaves. Nous sommes devant Sierra-Leone, le berceau de la liberté africaine; nous le dépassons, et, après avoir doublé le banc Sainte-Anne, nous arrivons devant l’entrée de la rivière Shebar.

Shebar est le foyer de traite le plus septentrional de la zone confiée à la surveillance de la seconde subdivision, dite de la côte des Graines; les barracons à esclaves, et le village du roi qui les protége, sont situés à bonne distance dans le haut de la rivière Shebar, dont l’accès est rendu fort difficile par un courant de foudre et des brisants formidables qui en barrent l’entrée; la surveillance constante dont cette embouchure de rivière est l’objet de la part des croiseurs fait que l’embarquement des noirs à bord des bâtiments négriers s’opère assez loin de Shebar même: tantôt c’est devant les bancs de Sherbro, tantôt sur l’un des points de l’immense baie de Yawry, c’est-à-dire 5, 10 et 15 lieues plus N.; que les rendez-vous sont indiqués, à l’aide de rapides pirogues, aux négriers attendus ou en vue; les nombreuses criques ou canaux, dont le littoral d’Afrique est presque partout entrecoupé, facilitent singulièrement ces migrations d’esclaves, que l’on transporte alors dans des pirogues d’un point à un autre; mais souvent aussi elles s’effectuent par terre et à marches forcées: il en coûte alors la vie aux plus faibles, aux femmes et aux enfants, qui succombent souvent aux fatigues de la route.

Après l’embouchure de Shebar se voit celle de la rivière Gallinas, qui communiquait naguère encore avec la rivière Soleyman; bien qu’un violent raz de marée en ait fait deux cours d’eau différents, en les séparant par un amas de sable, les opérations de traite de noirs sont communes à ces deux rivières; du reste, la présence constante de croiseurs sur ces points y a rendu bien difficile l’embarquement des esclaves.

Les barracons de traite de Gallinas sont situés au fond d’une crique dans la branche méridionale de cette rivière; ceux qu’on remarque en face de l’entrée de la rivière ne renferment pas d’esclaves, mais constituent la factorerie à marchandises des Européens négriers établis sur ce point. Quant aux barracons de Traite de Soleyman, ils sont situés sur les bords de cette rivière, à 2 lieues de son embouchure environ; pour y arriver, il faut d’abord en franchir la barre, ce qui n’est pas toujours possible, puis en remonter le cours, qui est étroit, sinueux, encombré de roches et dominé par des bois très-touffus: aussi une descente à main armée jusqu’à ce point aurait-elle à vaincre une grande résistance de la part des naturels, qui s’embusqueraient inévitablement dans les taillis fourrés des deux rives et feraient un feu de mousqueterie terrible sur les embarcations ainsi livrées sans abri à leurs coups; ces gens, qui ont des intérêts communs avec les négriers européens et brésiliens, sont parfaitement approvisionnés par ces derniers de poudre et d’armes à feu; aussi naguère encore le commodore de la station anglaise, qui avait à venger de mauvais traitements faits à des sujets anglais sur ce point, a-t-il reculé devant une expédition à main armée contre les naturels de cette rivière.

Il se trouve aussi d’autres barracons à esclaves près du village de Manna; mais ils ont plutôt le caractère de barracons d’entrepôt, c’est-à-dire qu’on y renferme momentanément les cargaisons d’esclaves dont l’embarquement est décidé, dans ces parages, entre les traitants et les capitaines négriers; on en trouve de cette espèce au nord et au sud de Gallinas. Les correspondances épistolaires établissent ainsi le jour et le lieu du rendez-vous là où le croiseur n’a point paru, ne semble pas devoir paraître; des feux allumés la nuit sur le rivage servent en outre de signaux, de points de reconnaissance, et c’est ainsi que les négriers ne parviennent que trop souvent à consommer leurs opérations de traite avec impunité. Nous passons devant le cap de Monte, dont les environs renferment, assure-t-on, des barracons d’entrepôt cachés au milieu d’épais fourrés d’arbres et non loin du littoral; ce qui est positif, c’est qu’il existe entre les traitants de ce point et ceux de Gallinas et Soleyman des relations actives et fort équivoques.

Nous passons devant Mesurade et Grand-Bassa appartenant à la colonie fondée par des hommes de couleur américains, et nous arrivons devant le foyer de traite de New-Sestre ou Young-Sestre, le plus S. des foyers de traite établis sur la côte des Graines: jadis situés près du bord de la mer, dans le fond de la petite anse où s’élève le village de New-Sestre, les barracons de cet établissement ont été depuis élevés et cachés dans les bois de l’intérieur à quelques milles de distance du littoral. Ce point produit beaucoup de riz, denrée précieuse pour les traitants négriers qui ont à nourrir de nombreux esclaves, soit à terre, soit à bord.

Sous ce rapport, la fertilité des points que nous venons de parcourir n’a pas peu contribué à donner de l’essor au trafic des esclaves sur la fraction de côte qui s’étend entre Shebar et New-Sestre; du reste, cet essor a été grandement comprimé par les croiseurs depuis quelques années: la traite des noirs y semble aux abois et abandonnée même, assure-t-on, par le riche négrier Pedro-Blanco qui était jadis l’âme de ce trafic criminel dans ces parages.

A partir de New-Sestre, on ne rencontre plus de foyers de traite de noirs sur le reste de la côte des Graines; bien que la subdivision chargée de cette fraction de côte, et désignée sous le nom de subdivision de la côte des Graines, puisse étendre au besoin sa surveillance jusqu’au cap des Palmes, les nécessités de cette surveillance ne rendent pas sa présence nécessaire sur cette seconde partie de la côte.

Nous passons rapidement devant la côte d’Ivoire et la côte d’Or, absorbées tout entières, comme nous l’avons déjà vu, par le développement des produits de leur sol; ce n’est qu’à l’extrémité orientale de cette dernière côte que nous retrouvons de nouveau des établissements de traite d’esclaves: ce sont ceux que les négriers ont de tout temps multipliés dans le golfe de Benin, si favorable à leurs opérations criminelles. Ce golfe, qui est compris entre le cap Saint-Paul et le cap Formose, présente entre ces deux caps plusieurs foyers de traite principaux, qu’alimentent d’esclaves les belliqueuses populations du Dahomey, du Yebou et du Benin adossées à son littoral; comme il est d’ailleurs contourné intérieurement dans presque toute son étendue par des lagunes qui s’étendent à petite distante de la plage, on conçoit les immenses facilités qu’y rencontrent les négriers pour opérer rapidement le transport de leurs cargaisons d’esclaves au point du littoral où a paru le bâtiment négrier.

Le premier de ces foyers de traite est celui d’Awey, situé sur le revers du cap Saint-Paul, entre le fleuve Volta et le fort danois en ruines de Quitta.

Entre Awey et Whyda, grand foyer de traite situé à peu près au milieu du golfe de Benin, s’élèvent plusieurs villages, et entre autres Petit et Grand-Popo, où la surveillance doit être presque aussi continue que devant les foyers de traite eux-mêmes; les traitants peuvent en effet y diriger subitement une cargaison d’esclaves si le bâtiment négrier a paru ou s’est fait annoncer sur ces points.

Quant au foyer de traite de Whyda, il est renommé depuis longtemps; c’est un établissement considérable, bâti dans l’intérieur au delà de plusieurs lagunes qui le séparent du littoral. Il s’élève au milieu des débris de trois forts, français, anglais et portugais, destinés jadis à protéger le criminel trafic dont la honte rejaillit encore sur l’Europe. L’établissement de Whyda est entouré et soutenu par une population nombreuse, qui s’appuie elle-même sur l’armée du Dahomey, évaluée à 20,000 ou 25,000 combattants aguerris et bien pourvus d’armes à feu.

Il se trouve à Whyda plusieurs négriers espagnols et brésiliens, dont le plus riche est le sieur Souza, associé d’intérêts depuis longtemps avec le roi du Dahomey; ce dernier se charge d’approvisionner Whyda d’esclaves qu’il se procure en guerroyant avec les peuplades voisines; le plus souvent, du reste, c’est à l’improviste que ses hommes de guerre, bien pourvus d’armes à feu, tombent sur ces peuplades isolées et sans défense.

Lagos, connu parmi les négriers sous le nom d’Oûny, succède à Whyda et le surpasse encore en importance comme foyer de traite; une partie des établissements des négriers est située sur le lac Cradou, devant l’entrée de ce lac, dite improprement rivière Lagos, laquelle est barrée par un triple rempart de brisants redoutables. Le faible brassiage que l’on trouve dans le fond du golfe de Benin, à l’E. de Lagos, et la force du courant, qui jette constamment les croiseurs dans le fond du golfe, y rendent le métier de ces derniers aussi pénible que difficile; et pendant que les croiseurs rencontrent ces obstacles, les négriers, au contraire, trouvent de grandes facilités dans la vaste étendue du lac Cradou, dont les pirogues peuvent transporter facilement des cargaisons d’esclaves pour les jeter sur un point quelconque de la langue sablonneuse qui sépare ce lac de la mer.

Le golfe de Benin d’ailleurs, est hérissé d’un rempart formidable de brisants dans toute son étendue; pas un seul endroit où l’on puisse communiquer avec le littoral par une autre voie que celles des pirogues bien construites, bien pagayées; et encore m’est-il arrivé de chavirer itérativement avec ces mêmes pirogues au milieu des lames énormes qui forment la barre continue de la plage. Ces obstacles, loin d’entraver les opérations des négriers, semblent au contraire les favoriser: aussi les croiseurs n’ont-ils pas réussi devant ces foyers de traite, aussi bien que sur la côte des Graines à capturer les trafiquants d’esclaves et à faire avorter leurs plans. On assure, toutefois, que récemment on y a mis à mort, près de Lagos, 1,500 esclaves, qu’il devenait en même temps impossible de nourrir à terre ou de faire embarquer; si les infâmes ont eu recours, en effet, à une extrémité aussi barbare, le sang de leurs victimes, en même temps qu’il crie vengeance, a coulé du moins comme preuve terrible que leur odieux trafic commençait à se voir réduit aux abois. On conçoit, en effet, que le massacre de tant d’esclaves représente pour leurs bourreaux une perte matérielle énorme, et à laquelle ils n’ont dû se résoudre qu’en présence de la plus absolue nécessité.

Nous avons vu, dans la première partie de ce volume, que le commerce d’huile de palme commençait à prendre une certaine extension dans les parages de Whyda et de Badagry: cette traite y attire annuellement dix à douze navires troqueurs, lesquels y viennent d’autant plus volontiers que c’est le prétexte honnête dont ils se servent pour approvisionner ces établissements de marchandises propres à la traite des esclaves; d’autres, et ce sont le plus souvent des navires des États-Unis, mouillent devant ces points, même devant Lagos, pour se vendre aux négriers établis à terre, et subir, après cette vente, la transformation immédiate dont nous avons déjà parlé, celle de bâtiment troqueur en bâtiment négrier.

Après la rivière de Benin le littoral se montre jusqu’au cap Formose, et même au delà dans le golfe de Biafra, entrecoupé par de nombreux cours d’eau qui forment le vaste delta du Niger ou Kouara; dans ces rivières la traite des noirs ne se fait guère que par opérations isolées et cela en grande partie à cause du développement qu’y a pris le commerce d’huile de palme, surtout dans le Bony, les Calebar et le Cameroons; quant à la fraction de côte qui s’étend depuis Cameroons jusqu’au Gabon, on y trouve les habitudes du commerce licite, principalement de la troque d’ivoire que cette fraction de côte produit en grande quantité.

Le golfe de Biafra exige cependant une certaine surveillance, et surtout la baie de Corisco, où des Espagnols ont lié naguère encore des opérations de traite, c’est devant Corisco que, sans plus de façon, un bâtiment négrier s’est emparé violemment d’une pirogue armée par des noirs pêcheurs de la côte, dont il s’est fait ainsi un supplément de cargaison humaine; ces cas de piraterie ne se sont malheureusement renouvelés que trop fréquemment dans les mers d’Afrique.

Nous arrivons devant le Gabon, possession française, ou il a suffi d’arborer nos couleurs sur un blockhaus de bois pour faire tomber, sans effusion de sang, le commerce criminel que les croiseurs anglais avaient en vain cherché à y détruire antérieurement à nos traités de souveraineté et d’occupation.

Le Gabon est une possession précieuse, indispensable même pour nos croiseurs, qui sans ce point ne sauraient où se ravitailler, soit en vivres, soit en rechanges, dans le fond du golfe de Guinée.

Quelques magasins en bois y ont été élevés; des constructions en maçonnerie vont les compléter, et d’ailleurs une corvette de charge y sert en même temps de magasin et d’hôpital flottant: elle est chargée de la police des deux rives du fleuve au point de vue de la traite des noirs, qui a complétement disparu devant le pavillon de la France.

Il nous reste maintenant à multiplier nos efforts pour que les naturels, qui souffrent beaucoup, matériellement parlant, de la suppression de la traite des noirs, cette source criminelle de leurs anciennes richesses, trouvent des dédommagements d’un autre genre dans la traite des produits licites et des travaux d’agriculture bien entendus; c’est une oeuvre difficile sans doute à entreprendre, et cependant la fécondité du sol s’y prête merveilleusement.

Au Gabon se termine la zone de surveillance de la troisième subdivision, dite de Benin et Biafra; elle a une étendue de plus de 200 lieues de littoral à surveiller, sur lesquelles les 110 lieues de côte qui s’étendent du cap Saint-Paul au cap Formose, et particulièrement les 80 lieues comprises entre le premier de ces caps et la rivière Benin doivent être surtout l’objet de ses constantes préoccupations.

Nous quittons le Gabon pour explorer les côtes de Loango et du Congo: ce sont celles où le trafic des esclaves est le plus vigoureusement organisé. Loango et Kabenda sont les deux centres principaux de ce trafic sur les côtes qui s’étendent depuis le Gabon jusqu’à Saint-Paul de Loanda, côtes où des négriers brésiliens parviennent encore, en grand nombre, à tromper la surveillance dont ils sont l’objet.

La plupart des foyers de traite que nous allons passer en revue en explorant ce littoral, ne sont donc guère que des succursales et dépendances de ces deux grands centres de traite où de riches négriers espagnols, portugais et brésiliens ont fixé leur résidence.

Cette zone de croisière est confiée à la subdivision, dite du Congo; le premier foyer de traite qu’elle y doit surveiller est Sangatang, situé par 0º 27’ S., presque intermédiaire entre le Gabon et le cap Lopez. Il s’y trouve deux factoreries de traite, dont l’une est dirigée par un Brésilien et l’autre par un Portugais.

C’est le roi de Nazareth qui protége et alimente ce pays d’esclaves; certains chefs gabonnais y dirigent bien encore, par la voie de terre, des captifs provenant de l’intérieur; mais, obligés de payer des droits assez forts aux chefs des pays qu’ils traversent avec leurs caravanes d’esclaves, ils finiront tôt ou tard par renoncer définitivement à ce trafic.

Les établissements sont situés sur le bord de la mer, mais la plage y est barrée; le mouillage y est obstrué par des bancs où les négriers s’aventurent sans crainte, guidés comme ils le sont par d’excellents pilotes noirs; les croiseurs, calant beaucoup plus d’eau, s’exposent à des échouages et quelquefois à pis que cela, s’ils veulent serrer ce point de trop près: aussi est-ce un de ceux que l’on doit faire surveiller de préférence par des embarcations bien armées en guerre.

Les barracons de Fernand-Vas, situés à 6 ou 7 milles au-dessous du cap de ce nom, succèdent à ceux de Sangatang et passent pour des factoreries à deux fins, comme il s’en voit beaucoup sur la côte que nous allons parcourir désormais, c’est-à-dire qu’on y trafique sans doute en grande quantité de l’orseille et de l’ivoire, etc…, mais qu’on n’y néglige pas une opération de traite quand l’occasion se montre favorable pour l’entreprendre.

Près du Rio-Cama se trouvent des factoreries qui ont, plus que celles de Fernand-Vas, le caractère de foyers de traite.

Viennent ensuite les barracons de Mayumba, qui sont sous la direction d’un traitant espagnol et renferment, assure-t-on, de 500 à 600 noirs habituellement en permanence.

Après Mayumba se voit la pointe Banda, en dedans de laquelle se creuse une baie où s’élèvent plusieurs villages éparpillés et une douzaine de barracons: ce sont des succursales du foyer de traite central de Loango: on estime qu’il s’y trouve assez ordinairement de 700 à 800 esclaves attendant une destination.

A Banda succède Kilongo, où s’embarquent souvent les cargaisons d’esclaves expédiées de Loango, qui en est à peu près à 10 lieues de distance dans le S.; il s’y trouve deux ou trois barracons pouvant contenir les cargaisons d’esclaves que les traitants de Loango jugent nécessaire d’expédier et de faire embarquer, soit dans le S., soit dans le N. de ce point, suivant que les croiseurs sont eux-mêmes dans le N. ou dans le S. de l’établissement.

On aperçoit ensuite le grand foyer central de Loango, où stationnent en grande partie les traitants espagnols, portugais et brésiliens qui perpétuent le trafic des noirs sur les côtes de la Guinée méridionale: il s’y trouve une douzaine de barracons de traite cachés à une demi-lieue du littoral; mais il y en a un plus grand nombre encore au village du roi, qui est éloigné de 4 à 5 lieues du littoral. On fait assez facilement de l’eau douce à Loango, et c’est une chose rare sur la plus grande partie du littoral de la Guinée sud.

Loango, serré de près par les croiseurs, tend à transporter ses opérations de traite plus au N., sur la fraction de côte que l’on vient de parcourir.

Black-Point, qui ferme au S. la baie de Loango, est un des points où viennent s’embarquer les cargaisons d’esclaves de ce foyer de traite, lorsque les négriers, qui ne perdent pas de vue les croiseurs, ont remarqué qu’ils ont avant la nuit prolongé leur l bordée dans le nord de la baie.

Malemba succède à Loango: c’est l’avant-garde du grand foyer de Kabenda, qui expédie des noirs par terre, en 5 ou 6 heures à cette succursale, lorsqu’il est lui-même serré de près par les croiseurs. Les barracons de Malemba sont situés près du bord de la mer, mais sur un plateau élevé, facile à défendre, où conduit un sentier fort abrupte; puis enfin on aperçoit l’immense village de Kabenda, autre grand centre d’opérations de traite de noirs; Kabenda est dirigé par des négriers espagnols, brésiliens et portugais, qui ont pour la plupart établi leurs barracons d’esclaves dans le village de Cunho ou à 2 ou 3 heures de distance de Kabenda même. On ne trouve donc guère à ce dernier point que les factoreries dites de commerce licite, appartenant à des Américains.

Ce foyer de traite s’approvisionne en grande partie de noirs à Bôma, grand marché d’esclaves situé à 15 ou 20 lieues dans l’intérieur, lequel s’alimente lui-même des caravanes d’esclaves qui lui arrivent des bords du Congo.

Kabenda ne relève d’aucune puissance européenne: la rade est bonne, sa situation fort saine et son territoire fertile en végétaux de tout genre; sa nombreuse population, plus civilisée que les peuplades voisines, fournit d’excellents agents et barraconniers aux négriers européens: ce sont les Kroumanes de la Guinée sud. Toutes les conditions semblent donc réunies sur ce point pour organiser avec succès des opérations de traite de noirs: aussi les populations, généralement bien armées, sont-elles disposées à défendre au prix de leur sang un trafic dont l’odieux ne leur apparaît point encore et qui est la source de la prospérité et de la richesse du plus grand nombre. On rencontre à chaque instant en mer devant Kabenda, Loango, et en général sur toute la côte du Congo, de grandes chaloupes, voilées de deux latines et d’un foc, lesquelles servent activement aux communications et au transport de marchandises entre ces deux centres principaux et leurs succursales de la côte; sans aucun doute ces chaloupes sont des instruments de traite de noirs, mais comme, d’un autre côté, elles servent aussi aux transactions de commerce licite des factoreries européennes établies dans ces parages, les croiseurs ne se croient plus en droit de les capturer.

Nous quittons Kabenda et passons devant le fleuve Congo, où des croiseurs, mouillés constamment près de la pointe Padron, sont un obstacle continu à des opérations directes de traite de noirs sur ses rives; mais les habitudes de vente de noirs n’y restent pas moins pour cela invétérées parmi les naturels; seulement ces derniers conduisent leurs esclaves au marché le plus voisin d’un foyer de traite, quand les navires négriers ne parviennent pas à tromper la surveillance des croiseurs et à pénétrer jusqu’à eux en refoulant le courant de foudre du Congo.

Après avoir dépassé ce fleuve on trouve l’établissement de Mangal-Pequena, non porté sur les cartes marines et situé par 6º 35’ de latitude et 18º 37’ de longitude, puis celui de Mangal-Grande, que les cartes ne signalent pas davantage et qui est situé par 6º 40’ de latitude et 10º 8’ de longitude: ces deux établissements renferment 6 à 8 barracons de traite, au milieu desquels s’élèvent ceux d’une factorerie de commerce d’orseille battant pavillon américain; trois autres barracons à esclaves se voient un peu au S. de Mangal-Grande. Les embarquements d’esclaves s’opèrent plus facilement sur la fraction de côte que nous allons parcourir désormais, vu que les ras de marée, désignés sur ce littoral sous le nom de caléma, sont moins violents au S. qu’au N. du Congo; les navires négriers trouvent aussi plus de facilités à se cacher contre les terres élevées de ce littoral. Le village d’Ambrizette succède ensuite: c’est une succursale de traite d’Ambriz; il s’y trouve des factoreries anglaises et américaines de commerce licite; sa position n’étant pas déterminée sur les cartes marines, nous indiquons sa latitude, qui est de 7º 20’, et sa longitude, qui est de 10º 30’.

Par 7º 31’ de latitude et 10º 38’ de longitude se voient 4 ou 5 barracons élevés au point de Mafouka, où les négriers d’Ambriz expédient souvent et embarquent leurs cargaisons d’esclaves. On ne tarde pas à apercevoir Ambriz, qui est à la fois un centre de commerce licite assez important et un foyer de traite alimenté par des négociants portugais de la ville de Saint-Paul de Loanda, située à 15 lieues dans le sud.

Les factoreries commerciales de ce point sont portugaises, anglaises et américaines; naguère encore il s’y trouvait aussi une factorerie française, mais elle vient d’être évacuée: elles y traitent de l’orseille, de la cire, de l’ivoire, etc. Le village et les établissements sont situés sur un morne élevé qu’on aperçoit tout d’abord de la mer; mais les barracons à esclaves ne s’aperçoivent pas du large.

Ambriz, comme les autres foyers de traite, embarque ses esclaves au N. ou au S. de sa baie, suivant les localités où rodent les croiseurs et où le bâtiment négrier a été signalé. Un des points au N. d’Ambriz, où ces derniers viennent chercher souvent leur cargaison d’esclaves est la pointe de Seid-Rebambo; au S., c’est dans une baie située un peu au N. de la pointe Dandé, laquelle leur offre de grandes facilités de communications: le N. comme le S. de la pointe Dandé doivent donc être surveillés activement comme étant des succursales d’opérations des négriers d’Ambriz ou de ceux de Saint-Paul de Loanda; ces derniers, du reste, sont actuellement surveillés et serrés de près par l’administration portugaise de cet établissement.

Saint-Paul de Loanda, qui s’aperçoit ensuite, est le chef-lieu de la colonie portugaise d’Angola; il a, depuis trois ans, cessé d’être un actif foyer de traite, grâce au caractère, au zèle et à la capacité de son gouverneur actuel, M. d’Acunha, capitaine de vaisseau de la marine portugaise. Sans doute il s’y trouve bien encore des trafiquants de noirs qui regrettent l’ancien état de choses, en rêvent le retour, et cherchent même à lier clandestinement de nouvelles opérations de traite; mais, il faut le reconnaître, leur temps est passé; l’administration, comme la station portugaise, ont lavé leurs couleurs nationales de toute participation directe à cet odieux trafic, qui naguère encore avait choisi ouvertement le chef-lieu d’une province portugaise comme centre de ses opérations criminelles. Les autorités ont donc cessé d’y vendre au plus offrant des papiers de bord pour navires négriers; et désormais les caravanes d’esclaves ne traverseront plus la ville publiquement pour être ensuite entassés sur ces navires, audacieusement pavoisés du pavillon portugais.

C’est à Saint-Paul de Loanda que se termine la zone de croisière confiée à la quatrième subdivision dite du Congo: comme on le voit, sa surveillance doit être active, car sur presque tout le littoral qu’elle embrasse, et qui commence au Gabon, les foyers de traite sont parfaitement organisés et multipliés en grand nombre; les négriers qui y paraissent sont généralement expédiés du Brésil, où ils ne retournent que trop souvent après avoir consommé avec succès leurs opérations criminelles.

La dernière zone du littoral à surveiller commence à Saint-Paul de Loanda et se termine au cap Negro, près du port Alexandre, au delà duquel les opérations de traite de noirs cessent complétement.

Le Rio-Coanza, qui succède à Saint-Paul, est un des points où les traitants de Loanda les plus tenaces dans le trafic des noirs cherchent encore à faire aboutir des cargaisons d’esclaves: aussi est-il surveillé attentivement par les autorités portugaises.

Novo-Redondo, situé par 11º 12’, et deux lieues plus S. Le point de Kicombo, dont le mouillage offre plus de sécurité, servaient tous deux naguère encore de succursales actives de traite de noirs aux commerçants de Saint-Paul de Loanda et de Saint-Philippe de Benguela.

En continuant à descendre la rive, on rencontre le point d’Égyto, que ne mentionnent pas les cartes et où se trouvent plusieurs factoreries portugaises; jadis factoreries de traite, elles sont obligées maintenant de se lancer de plus en plus dans la voie du commerce licite, celui de l’orseille entre autres, que la province de Benguela produit en abondance: les croiseurs portugais surveillent ce point avec activité.

L’excellent abri de Lobito, qui précède de quelques milles seulement la ville portugaise de Saint-Philippe de Benguela, était aussi un point d’embarquement très-commode pour les opérations de traite montées par les commerçants de ce point; mais l’autorité de Benguela relève du gouverneur de Saint-Paul de Loanda, et c’est assez dire que sa surveillance à l’égard des marchands d’esclaves a pris le même caractère de sévérité qu’à Saint-Paul; c’était d’autant plus nécessaire, que Saint-Philippe de Benguela était naguère comme le chef-lieu, plus que le chef-lieu même, l’établissement central où se préparaient les coups de traite exécutés ensuite dans celles des localités voisines où aucun croiseur n’était en vue. Toutefois, l’insalubrité extraordinaire de la ville de Saint-Philippe, flanquée de marais de tous côtés, avait décidé la plupart des traitants négriers à transporter leur résidence dans l’intérieur, qui est beaucoup plus sain à habiter que le littoral; plusieurs avaient pénétré à 80 et 100 lieues et organisé leurs barracons sous la protection des chefs de peuplades. Ce qui prouve à quel degré les Africains poussent leur esprit d’aveuglement et leur ardent désir de nos spiritueux, de nos marchandises, c’est précisément cette protection tutélaire, efficace, dont ils entourent, dans le coeur de leur pays même, les négriers européens qui viennent sans escorte, sans force matérielle, leur apprendre à se battre entre eux pour se vendre ensuite en échange d’un peu d’eau-de-vie, de poudre et d’étoffe! Leur criminel métier semble les couvrir d’une égide inviolable aux yeux de ces avides et barbares peuplades, si peu capables d’apprécier leurs véritables intérêts.

Après Benguela, la côte est dentelée en baies plus ou moins profondes, où l’on aperçoit des établissements portugais à double fin; c’est en effet le nom qu’ils méritent: car bien que la traite de l’orseille, de la cire et de l’ivoire, en un mot le commerce licite, soit le but apparent de leurs transactions, les points de Salinas, Loacho, Cayo, etc., qui renferment des factoreries du même genre, ont été les théâtres, et pourraient l’être encore, de nombreux coups de traite d’esclaves; la baie des Eléphants, le cap Sainte-Marie et les environs de la baie des Tigres doivent être l’objet d’une surveillance semblable.

Le premier établissement que l’on rencontre ensuite, lequel est en même temps le dernier qu’aient fondé les Portugais sur cette côte, est celui de Moss-Amedès, situé au point que les caries désignent généralement sous le nom de Little-Fish-Bay. C’est depuis huit à dix ans seulement que les Portugais ont jeté les bases d’un établissement militaire et commercial dans cette localité, beaucoup plus salubre que Benguela, et bien autrement féconde en ressources précieuses pour la navigation, telles que vivres frais, légumes, aiguades, etc. Les quelques traitants portugais établis à ce point ne laissent pas que de joindre aux bénéfices assez lents du commerce licite ceux des opérations de traite que des circonstances favorables leur permettent d’organiser dans les environs; c’est alors au port voisin d’Alexandre, vrai désert de sable, qu’ils font exécuter les embarquements d’esclaves à bord des bâtiments négriers.

Au port Alexandre se termine la zone confiée à la surveillance de la 5e subdivision et en même temps les douze cents lieues de côte où la traite des noirs a éparpillé ses foyers d’opérations; au sud de ce point le littoral manque complétement de végétation et même d’eau douce: aussi est-il désert pendant un espace de près de cent cinquante lieues, c’est-à-dire jusqu’au pays des Damaras et des Boschmans.

La zone de croisière de cette 5e subdivision est surtout surveillée et sillonnée en tous sens par une division de cinq à six bâtiments de guerre portugais; combinant ses efforts avec ceux du gouverneur de la colonie d’Angola elle a pris à tâche d’anéantir le trafic des esclaves sous le pavillon portugais, et on ne peut méconnaître qu’elle y a sérieusement réussi depuis quelque temps.

CHAPITRE III.

DE LA RÉPRESSION DE LA TRAITE DES NOIRS.

Jusqu’à ce jour les moyens employés pour la répression de la traite des noirs ont consisté à établir des croiseurs devant les foyers de traite pour s’emparer, soit comme négriers, soit comme pirates, des navires négriers qui venaient y chercher des cargaisons d’esclaves pour les transporter dans le nouveau continent à travers l’Atlantique.

Ce système de croisières a pu réussir à comprimer la traite, mais il a été trouvé insuffisant pour la faire cesser complétement, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.

Quelques mois d’abord sur son application; nous suivrons ensuite le navire négrier en haute mer, puis nous calculerons les bénéfices énormes qu’il retire de son opération de traite, quand il est parvenu à débarquer ses esclaves sur le continent américain.

Les croiseurs établis devant les foyers de traite doivent avoir pour règle à peu près constante de se tenir hors de vue de terre, bien qu’à portée d’y arriver à l’improviste en peu d’heures; autrement tous leurs mouvements sont suivis et signalés par les traitants négriers établis sur le littoral: leur direction, leurs mouvements, leur présence sur tel ou tel point, rien n’échappe à ces derniers, qui en déduisent souvent avec une perspicacité remarquable le point où ils se trouveront dans un temps donné. Les croiseurs doivent donc se tenir assez volontiers près de terre pendant la nuit, mais prendre le large vers trois heures du matin, et parcourir ensuite le plus grand espace possible, parallèlement à la côte, pendant le jour. Le seul avantage que retirent les croiseurs de leur présence près de la côte, c’est de surveiller souvent les bâtiments au mouillage; mais hors le cas où ces derniers se préparent à subir une transformation subite de troqueurs en négriers, il est rare que les navires mouillés sur les rades mêmes des foyers de traite n’aient pas leurs papiers de bord parfaitement en règle.

Les Brésiliens seuls font franchement la traite: ils arrivent à la côte sans papiers de bord ou avec de fausses expéditions; il est rare qu’ils mouillent: un coup de traite pour eux est une affaire de trois ou quatre heures; ce peu de temps leur suffit pour paraître devant la localité où ne se trouve pas de croisière et où la cargaison d’esclaves a été dirigée d’avance, comme nous l’avons dit précédemment; puis des pirogues où s’embarquent les esclaves franchissent les brisants sous la conduite des Kroumanes ou des Kabindes, arrivent à bord, en repartent, y reviennent chargées de nouveaux esclaves, et tout cela avec une rapidité incroyable.

Le Brésil et la Havane, mais surtout le Brésil, sont généralement les points où se dirige ensuite le bâtiment négrier. Bahia et Fernambouc expédient de forts bâtiments pour ce criminel trafic; Rio Janeiro et Santos en envoient de plus petits, parmi lesquels des goëlettes ou des bricks, fins marcheurs, se mêlent parfois à des barques à demi pourries et sans qualité nautique.

Souvent des navires des États-Unis se vendent à Bahia à la Havane même, à des armateurs de négriers, mais ne sont livrables que sur un point désigné de la côte d’Afrique; en outre, les conditions de vente sont telles, que le prix du marché est beaucoup plus élevé si la livraison du navire a été faite par le capitaine américain aux négriers d’Afrique avec assez d’adresse pour assurer le succès de l’opération de traite; c’est alors que s’opèrent et la cession du navire et la transformation de ce navire en négrier, ainsi qu’il en a déjà été question précédemment; les équipages de matelots négriers se trouvent toujours en grand nombre dans les foyers de traite, prêts à armer ces navires en vue de leur nouvelle destination. Ces localités, en effet, regorgent de matelots espagnols ou brésiliens que les croiseurs jettent sur la plage, sans plus de façon, quand ils ont capturé un bâtiment négrier dans les environs; on estime que dans les foyers du golfe de Benin il s’en trouve de 100 à 150, mis à terre par les croiseurs anglais. Il faut que ce soit par suite d’une nécessité bien absolue qu’ils agissent de la sorte, car on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’ils fournissent ainsi aux traitants négriers de nouveaux moyens pour perpétuer leurs opérations criminelles.

Les navires des États-Unis commencent à n’être pas les seuls à participer de cette manière au trafic des esclaves; les navires sardes se montrent à la côte dans le même but, et nul doute qu’il en serait de même de ceux de bien d’autres nations si la police n’en était rigoureusement faite par les croiseurs qui en sont chargés.

Supposons maintenant que le bâtiment négrier, trompant les croiseurs, ait atteint la haute mer, et voyons comment y sont logés ou plutôt arrimés les malheureux esclaves qu’il a embarqués précipitamment.

Deux ou trois plans de barriques pleines de l’eau destinée aux esclaves font le lest du navire, et remplissent le fond de la cale; sur ces barriques sont placées quelques planches qui forment un pont des plus irréguliers: c’est dans cet entrepont improvisé que sont parqués les esclaves, lesquels ne peuvent s’y tenir souvent que couchés ou à peine accroupis, à cause du peu d’espace qui existe entre ces planches et le pont supérieur; souvent même les négriers, faute de planches, entassent leurs victimes sur les barriques même, entre lesquelles on jette d’ordinaire quelques rondins de bois d’arrimage. Telle est l’affreuse prison dans laquelle les esclaves croupissent des mois entiers, prison telle, que les souvenirs du barracon leur apparaissent riants comparativement; ils y sont entassés en si grand nombre qu’ils peuvent à peine s’y remuer, et l’atmosphère qu’ils y respirent est si fétide que les cas d’asphyxie ne sont pas rares; ils y deviennent la proie d’affreuses maladies sans obtenir aucun secours: aussi la mortalité qui règne dans ces prisons flottantes est-elle vraiment effrayante. La police des cales, la surveillance de l’eau, sont confiées à un ou deux nègres, les plus forts de la cargaison sous la direction d’un matelot blanc; ils jouissent, pour récompense, d’une ration illimitée de vivres et d’eau.

Le capitaine du navire et ses officiers sont couchés sur le pont dans des cabines; la chambre de derrière, qu’ils habitent d’ordinaire, est transformée en cambuse pour les vivres des blancs et des noirs.

Il est rare que les esclaves puissent se révolter à bord, grâce aux précautions que l’on observe de ne leur faire prendre l’air sur le pont que les uns après les autres; cependant il arrive que ces insurrections ont lieu, et naturellement alors le navire, devenu le jouet des éléments, s’égare en pleine mer sous la direction de ses nouveaux maîtres.

Ainsi le New-York Paper racontait dernièrement que le brick le Lafayette avait rencontré en mer un schooner bâti à Baltimore, qui paraissait être en mer depuis trois mois; en approchant du navire, le Lafayette aperçut vingt-cinq à trente nègres sur le pont: quelques-uns étaient dans un état complet de nudité, d’autres avaient des couvertures sur le dos; l’un d’eux était vêtu de blanc. Cet étrange équipage était armé de fusils; celui qu’ils considéraient comme leur chef avait une montre d’or pendue à son cou; ils se parlaient entre eux, mais ne savaient pas un mot d’anglais. Le Lafayette pensa que c’était un navire négrier, dont les esclaves s’étaient emparés; l’herbe croissait sur le navire, qui paraissait abandonné à la merci des éléments; on donna à l’équipage du pain et de l’eau, en attendant qu’on eût pris les mesures nécessaires pour le faire arriver aux États-Unis, dont il n’était éloigné que de 25 milles.

On a souvent reproché aux capitaines des négriers d’avoir jeté un certain nombre de leurs esclaves à la mer lorsque, chassés par des croiseurs, ils croyaient que cette atroce extrémité leur donnerait, en allégeant leur navire, une supériorité de marche susceptible d’assurer leur fuite et leur salut. Si un pareil fait a été constaté jadis, nous ne sachons pas que de nos jours on en ait vu se renouveler l’affreux spectacle.

Bref, le négrier arrive sur les côtes du Brésil ou de Cuba; il y débarque sa cargaison de noirs, et cela d’autant plus aisément que les autorités du point de la côte où il met à terre ses noirs ferment souvent les yeux sur cette opération; le capitaine négrier trouve même à terre des barracons de dépôt tout installés, où les noirs sont logés et nourris jusqu’à ce que les planteurs voisins soient venus les examiner de pied en cap, les marchander, et enfin les acheter comme du vil bétail!

Alors commence pour les malheureux Africains le servage colonial, dans lequel nous ne les suivrons pas; mais, après avoir successivement étudié les différentes phases du criminel trafic des esclaves, nous allons calculer les bénéfices qu’en retirent les trafiquants, bénéfices qui doivent être énormes, comme, on le pense bien, puisqu’ils leur font braver tant de chances périlleuses pour arriver au plus immoral des résultats!

Prenons comme un exemple un brick-goëlette capturé dernièrement, lequel, à son départ du Brésil, avait coûté aux armateurs, tout armé et chargé de vivres en manioc, viandes sèches, légumes, etc., nécessaires à une cargaison de 600 noirs, la somme                      6,000piast.

Son équipage se composait de 15 matelots, à chacun desquels on

donnait 10 piastres par mois pendant tout le temps que devait durer

l’opération de traite, plus 20 piastres d’avance au départ, et enfin 250

piastres plus tard, le navire une fois arrivé à bon port: total des frais

relatifs à l’équipage.                                                                                      4,050

Le capitaine était payé pour le voyage.                                                       2,500

Le pilote ou second                                                                                    1,000

Le maître d’équipage                                                                                    500

Le navire, ainsi expédié du Brésil et arrivé à la côte d’Afrique, y

prenait une cargaison de 600 esclaves, lesquels, d’après l’évaluation en

marchandises que nous avons donnée dans le chapitre précédent,

représentaient, à 25 francs l’un sur les marchés de l’intérieur ou du

littoral la somme de                                                                                       15,000

Mais ces noirs, une fois achetés à leurs premiers propriétaires,

avaient été, comme nous l’avons vu, incarcérés dans des barracons

d’un foyer de traite, dont le facteur-gérant, qui n’est autre que le

correspondant des armateurs du Brésil, reçoit 10 p. % sur la vente de

la cargaison d’esclaves au port d’arrivée, c’est-à-dire une somme

assez forte que nous déterminerons plus bas. Le second facteur,

l’interprète et les agents chargés d’acheminer les noirs de l’intérieur

dans les barracons ont occasionné une dépense qu’on peut, en

moyenne, estimera à                                                                                     450

Supposons que le séjour de ces noirs dans les barracons dure

trois mois:

Le gardien en chef des barracons, qui est d’ordinaire un marin

européen, est payé par mois 20 piastres; soit pour les trois mois.                  60

L’aguador, ou distributeur de vivres et d’eau, reçoit 10 piastres

par mois; soit pour les trois mois.                                                                  30

                                                                                                                   ————-

A REPORTER                                         29.590

REPORT                                               29,590 piast.

La nourriture des 600 esclaves peut être estimée à 120 piastres

par mois; soit pour les trois mois.                                                                  3,000

Les frais d’embarquement peuvent être évalués à                                       105

Le navire ainsi armé et pourvu de ses 600 esclaves qu’il a

rapidement embarqués, se voit obligé d’en arrimer une centaine sur

le pont; il arrive dans les environs d’un port du Brésil et les débarque

sous les yeux de l’autorité, à laquelle il donne une piastre par tête

de noir, afin d’obtenir la permission de les loger et mettre en vente dans

de nouveaux barracons: c’est donc pour les 600 esclaves (1).                                  600

Puis, cette autorité lui fait remarquer que ses papiers de bord ne

sont pas en règle; que 7 hommes seulement figurent sur le rôle d’équi-

page tandis qu’en réalité il se trouve 15 matelots à bord; pour faire taire

ses nouveaux scrupules, on lui compte encore une somme de (1)                100

Et enfin les propriétaires des barracons brésiliens réclament à leur

tour 2 piastres par tête de noir, soit                                                                1,200

                                                                                                                   ————-

Total des frais du navire et des 600 noirs, rendus sains et saufs au

Brésil.                                                                                                            35,195

                                                                                                                   ————–

Or, au Brésil, les jeunes esclaves arrivant d’Afrique se vendent, en

moyenne, 250 piastres l’un: la vente des 600 noirs aura donc rapporté

la somme de                                                                                                  150,000

Déduisant de cette somme les 10 p. % du directeur du foyer de

traite africain c’est-à-dire                                                                               15,000

Il restera comme valeur représentative de la cargaison d’esclaves              135,000

Etablissant enfin la différence entre cette dernière somme et celle

mentionnée plus haut, qui établit le total des frais de l’expédition et de

la cargaison il restera de bénéfice net.                                                                       99,805

c’est-à-dire plus de 500,000 francs.

(1). Ces renseignements ont été obtenus à l’aide des négriers capturés par nos croiseurs, et que je ne me lassai pas d’interroger contradictoirement pour arriver à la connaissance de la vérité touchant les détails de leur criminel trafic. (Note de l’Auteur.)

A ce compte, deux opérations sur trois peuvent échouer, et il y a encore du bénéfice. Maintenant, si l’on considère que ce n’est pas une, mais trois ou quatre cargaisons d’esclaves que les armateurs négriers achètent à la fois, ce qui diminue beaucoup leur prix d’achat; que ce n’est pas un seul navire neuf, mais quatre ou cinq navires de peu de valeur, et bons tout au plus à naviguer entre les tropiques, que les armateurs de négriers arment et expédient à la côte pour tenter la fortune, on comprendra que les bénéfices doivent être encore plus élevés, puisque les frais, portés au maximum dans les calculs précédents, sont alors notablement diminués.

Les négriers considèrent donc que si une opération de traite sur quatre réussit, ils restent couverts de tous leurs frais. En cas pareil, il y a bénéfice pour eux, et même un bénéfice fort remarquable, si trois de ces navires négriers ayant été capturés avant d’avoir leurs esclaves à bord, le quatrième est parvenu à échapper aux croisières et à débarquer sa cargaison de noirs au Brésil.

Dans les calculs qui précèdent nous n’avons pas tenu compte des mortalités survenues parmi les esclaves pendant le trajet; le chiffre de ces mortalités est pourtant considérable, puisqu’en moyenne il atteint d’ordinaire le sixième de la cargaison: c’est donc le sixième des bénéfices qu’il faut retrancher du chiffre-balance que nous avons établi précédemment; ce chiffre est d’ailleurs tellement élevé lui-même, que l’ardeur du lucre n’en pousse pas moins activement les négriers à perpétuer leurs opérations criminelles.

Quelquefois ces opérations se montent d’une autre manière: deux ou trois capitaines négriers, je suppose, se réunissent, achètent un navire et viennent tenter un coup de traite à la côte d’Afrique, sans y avoir d’ailleurs des relations de correspondance et d’intérêts réciproques établis avec les traitants des barracons; ils achètent alors les esclaves de ces derniers, tous frais antérieurs couverts, ce qui élève le prix de ces esclaves à la somme de 70 piastres l’un environ, et vont ensuite les revendre au Brésil ou à Cuba. Ces opérations, dites par les négriers opérations à fret, leur rapportent moins de bénéfices, mais leur occasionnent aussi beaucoup moins de risques et de tracas.

Jusqu’à ce jour on n’avait fait connaître que d’une manière assez vague le chiffre des dépenses et des bénéfices dont le trafic des esclaves était la source impure; nous n’avons rien épargné pour arriver, sous ce rapport, à la connaissance des données les plus positives, les plus détaillées; nous sommes descendu personnellement au sein des établissements de traite, nous avons même passé plusieurs jours au milieu des négriers sous des prétextes de commerce licite à organiser dans les localités voisines, et c’est ainsi que nous avons pu réunir les matériaux dont nous donnons l’exposé ci-dessus.

Nos lecteurs s’expliquent actuellement comment il se fait que, malgré les efforts des croiseurs européens, près de 50,000 esclaves sont encore importés du littoral africain sur le continent ou les îles de l’Amérique. Deux motifs principaux concourent à ce résultat: c’est, d’un côté, l’appât des bénéfices; de l’autre, l’extrême difficulté que l’on rencontre et que l’on rencontrera toujours à bloquer des foyers de traite clairsemés sur une immense étendue de côte.

On comprend, d’ailleurs, que le chiffre de ces importations d’esclaves soit fort difficile à établir exactement; la traite des noirs étant un trafic défendu, même à Cuba et au Brésil, où elle se fait cependant avec activité, les opérations en sont souvent assez dissimulées pour échapper aux investigations des personnes qui ont mission d’en constater le nombre et l’étendue, Toutefois, il est possible d’obtenir sur les lieux mêmes où arrivent et débarquent les cargaisons d’esclaves des appréciations pouvant servir de base à un calcul: telles sont les informations qu’obtiennent les consuls britanniques dans les ports du Brésil et ceux de la Havane; la notoriété publique et les agents de ces consuls eux-mêmes les mettent souvent sur la trace des circonstances qui ont accompagné ou suivi l’arrivée d’un bâtiment négrier dans le rayon des localités où s’exerce leur surveillance. Toutefois, ces indications sont fort imparfaites, et l’on n’y à recours que parce qu’il n’y a pas d’autres éléments de calculs probables à cet égard; nous admettons tellement le vague de ces renseignements, d’accord en cela avec les agents britanniques eux-mêmes, que nous doublons tout d’abord leurs chiffres officiels d’importations d’esclaves à Cuba et au Brésil; voici les élevés que nous empruntons à ces documents pour les années 1841, 1842, 1843, 1844 et 1845, lesquels documents ne s’étendent pas encore au delà:

ANNÉES                                                            IMPORTATIONS DE NOIRS

AU BRÉSIL                          A CUBA.

1841.                                                8,370                          9,000

1842.                                               8,804                          934

1843.                                               14,891                         8,000

1844.                                               16,218                        10,000

1845                                                16,000                            900

c’est donc, en moyenne, 12,875 esclaves qui ont été débarqués annuellement au Brésil, d’après les documents imparfaits, mais officiels, des agents britanniques, et 5,767 à Cuba, soit 18,642 dans ces deux contrées. En doublant ces chiffres, nous arrivons à une moyenne approximative de 37,000 noirs débarqués annuellement sur le littoral du nouveau monde. Ajoutant maintenant à ce nombre le chiffre des mortalités survenues pendant les traversées, c’est-à-dire le sixième environ de la totalité des cargaisons, nous arrivons au chiffre de 43,000 esclaves exportés d’Afrique annuellement. Mais, s’il est vrai que le Brésil et Cuba soient les seuls pays que l’on doive considérer en réalité comme les grands marchés actuels d’esclaves, il n’est pas moins réel que les îles du Cap-Vert, du Prince et de Saint-Thomé en reçoivent encore annuellement une certaine quantité, soit par la voie du cabotage, soit par celle des négriers. En portant ce nombre à 2,000, nous serons peut-être plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité, et nous arriverons au chiffre de 45,000 esclaves transportés annuellement sur un continent lointain pour être employés aux rudes labeurs de l’agriculture coloniale. Si l’on ajoute maintenant à ce chiffre celui des mortalités qui résultent des guerres ou razzias entreprises en Afrique pour se procurer des esclaves, puis le chiffre des pertes dont les fatigues, les tortures endurées avant ou pendant le séjour au lieu du foyer de traite sont souvent la cause, c’est-à-dire le quart du chiffre de 45,000 environ, il reste à peu près constant que, chaque année, le trafic des esclaves arrache violemment 60,000 noirs à leur famille, à leur pays natal, pour enrichir quelques coupables spéculateurs du Brésil ou de Cuba.

En présence de ce douloureux spectacle, on s’écriera, sans doute: A quoi bon ces nombreuses escadres de croiseurs français, anglais, américains et portugais, et cette surveillance si coûteuse en hommes et en argent, qui n’aboutit qu’à diminuer de quelques milliers à peine le chiffre toujours énorme des victimes de cet abominable trafic?

Il est, en effet, réel que si ces escadres, qui tiennent lieu du droit de visite réciproque sont nécessaires pour que chaque marine fasse elle-même la police de son pavillon et empêche les négriers d’usurper l’impunité de ce pavillon, d’un autre côté, les résultats obtenus sont minimes comparés aux sacrifices de toutes sortes que le système des croisières entraîne après lui.

Ce résultat, je l’avais prévu, développé personnellement aux conférences de Londres en 1845, alors qu’interrogé sur la situation de la traite des noirs et l’abandon du droit de visite, je tins le langage suivant devant M. de Broglie et le docteur Lushington:

«Mes dix années de navigation ou de séjour sur les côtes occidentales d’Afrique m’ont amené à penser que l’abolition complète de la traite des noirs sur cet immense littoral, à l’aide de croisières seulement, était chose impossible à réaliser, quelque nombreuses que fussent d’ailleurs les escadres en croisière.

«Mais qu’une escadre française en croisière, composée de 20 croiseurs dont le quart serait occupé à se ravitailler ou à rafraîchir ses équipages, suffirait pour faire avec succès la police du pavillon de France, et rendrait alors inutile le droit de visite concédé depuis 1833 à la Grande-Bretagne.

«Que l’interdiction de tout débarquement de marchandises européennes dans les foyers de traite serait un système bien plus efficace pour hâter la suppression du trafic des esclaves.

«Qu’en cas d’insuccès de ce système, il faudrait se mettre en mesure d’attaquer les factoreries à esclaves, en débarquant, à main armée et à l’improviste, à travers les remparts de brisants qui bordent les territoires de traite; que cette extrémité dernière, toute rigoureuse qu’elle parût, était peu de chose si on la rapprochait des actes de cruauté et d’immoralité profonde que la traite des noirs entraînait après elle.»

Après avoir développé ce système, je fis mieux: je m’offris pour l’exécuter.

L’effet de circonstances dont le récit ne trouve pas ici sa place, s’opposa à la mise à exécution de ce projet, lequel, divulgué par la publicité donnée d’habitude aux documents britanniques, fit prendre des mesures de précaution toutes particulières aux traitants négriers du littoral africain; ainsi, les barracons furent éparpillés sur la côte, éloignés de la plage et cachés dans les bois, comme nous l’avons déjà fait connaître dans le chapitre qui précède. Il en résulte que ce système présente actuellement des difficultés d’exécution beaucoup plus sérieuses qu’à cette époque. Faut-il cependant en rester là? Nous ne le pensons pas: l’honneur de l’Europe est intéressé à en finir avec la traite des noirs, et voici ce que nous écrivions à ce sujet dans le volume descriptif des côtes africaines, dont la publication a précédé de deux ans le présent ouvrage: «Les traitants espagnols et brésiliens font les commandes et les envois en marchandises dans l’intérieur de l’Afrique; les rois africains les payent en esclaves, qu’ils recrutent autour d’eux avec leurs troupes ou leurs agents: c’est ainsi que se perpétue ce commerce criminel, longtemps encouragé par l’Europe, et dont la honte rejaillira sur cette Europe chrétienne et civilisée jusqu’à ce que ses efforts aient pu tarir la source du mal qu’elle a fait naître.» (Page 133.)

C’est qu’en effet c’est à l’Europe qu’il appartient de se liguer, de se coaliser pour frapper rigoureusement et sérieusement la traite des noirs. Ainsi donc qu’elle obtienne du Brésil, devenu le dernier refuge des négriers, l’assimilation de la traite à la piraterie et que l’on punisse dorénavant ces négriers comme pirates, soit qu’on les surprenne sur le littoral africain, ou en pleine mer, ou à leur débarquement sur les côtes du Brésil ou de Cuba; que les autorités de cette contrée soient traitées de même lorsqu’elles favoriseront les opérations des négriers; et alors on aura travaillé bien plus efficacement à déraciner ce commerce criminel; enfin le dernier, le plus rude coup lui sera porté lorsque le travail libre existera seul sur les îles et le continent d’Amérique. Ici se termine notre excursion dans le domaine de la traite des noirs; est-il besoin d’ajouter qu’indépendamment des mesures de rigueur qui doivent frapper les négriers de toute nation, en mer, comme sur l’un et l’autre continent, il importe de se préoccuper beaucoup du développement à donner au commerce licite sur toute l’étendue du littoral africain? L’expérience, en effet, nous a prouvé que, dans les pays africains soumis à la domination de la France et de l’Angleterre, non-seulement les transactions commerciales ayant pour objet les produits du sol avaient augmenté notablement la prospérité de ces pays, tout en y déracinant les habitudes de traite d’esclaves, mais que les moeurs et le caractère des naturels avaient énormément gagné à ce contact avec la civilisation européenne.

Une autre mesure, dont nous avons pris l’initiative pendant que nous gouvernions le Sénégal. pourra contribuer beaucoup à éclairer et civiliser le continent africain: elle consiste dans la création d’un collége fondé au Sénégal même, vers lequel de tous les points du littoral d’Afrique. 5 ou 600 jeunes noirs seraient dirigés pour y recevoir une éducation pratique, morale et toute française. Ce collége qui renferme déjà une cinquantaine de jeunes noirs et mulâtres du Sénégal, ne s’est, jusqu’à ce jour, soutenu que grâce aux souscriptions volontaires de leurs parents. C’est une idée dont le germe demande à être développé, une création qui demande à être encouragée dans l’intérêt de la civilisation africaine. Que si la France répugne aux frais qu’entraîne une création de ce genre, l’Afrique n’est-elle pas en droit de lui répondre: «Vous qui êtes riche, qui êtes éclairée, ne soyez pas avare de vos richesses matérielles et morales envers mes enfants, que vous avez fait jadis massacrer incarcérer et réduire en esclavage, non par milliers, mais par millions, pour satisfaire quelques-unes de vos luxueuses jouissances!»

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