De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs

CHAPITRE PREMIER.

DE LA TRAITE DES NOIRS.

THÉMISTOCLE annonce aux Athéniens que, pour accroître la puissance de la république et la délivrer d’un ennemi redoutable, il a un moyen infaillible, mais qui ne peut être révélé au public. Aristide est nommé pour être dépositaire de ce secret, et apprécier l’utilité du plan de Thémistocle, qui consiste à brûler la flotte de Xerxés, réunie dans un port. Aristide, persuadé que le salut même de la patrie seroit acheté trop chèrement par un acte contraire à la morale, déclare à l’assemblée que le moyen proposé seroit très-avantageux, mais qu’il est injuste; et il est rejeté (1). Dans un traité avec les Carthaginois, Gelon, roi de Syracuse, stipule expressément qu’ils n’immoleront plus d’enfans à Saturne (2); et vingt-trois siècles après, en 1814, dans un traité avec l’Angleterre, on stipule que, pendant cinq ans encore, les Français pourront faire la traite des Nègres, c’est-à-dire, voler ou acheter des hommes en Afrique, les arracher à leur terre natale, à tous les objets de leurs affections, les porter aux Antilles, où, vendus comme des bêtes de somme, ils arroseront de leurs sueurs des champs dont les fruits appartiendront à d’autres, et traîneront une pénible existence, sans autre consolation, à la fin de chaque jour, que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau. Aristide et Gelon étoient idolâtres, nous sommes chrétiens.

(1). Voyez Plutarque, vie de Thémistocle, nº 39

(2). Idem, des Délais de la justice divine.

A peine ai-je tracé ces mots, qu’on me crie en anglais et en français: The king can do no wrong, le roi ne peut faire mal. Actuellement, en France comme en Angleterre, on accorde fictivement au chef de l’état la faculté d’être infaillible et impeccable. La responsabilité ne pèse que sur les ministres. C’est donc contre des actes ministériels que sont dirigées nos observations: mais, comme dans la stipulation de la traite des Nègres, ils n’étoient que les organes des marchands d’hommes, il n’est pas inutile d’envisager un moment la conduite que, depuis vingt-cinq ans, ont tenue la plupart de ces derniers.

Jadis ils avoient mis sérieusement en problème, si les Noirs pouvoient être comptés dans la classe des êtres raisonnables. Bientôt il fallut céder à la multitude des faits qui, sur cet article, les assimilant aux Blancs, attestent l’identité et l’unité de l’espèce humaine. Les partisans de la traite déclarent présentement qu’il est absurde d’élever des doutes à cet égard; il se réduisent à contester aux Noirs des facultés intellectuelles aussi énergiques, aussi étendues que celles des Blancs.

On pourroit leur répondre que les talens ne sont pas la mesure des droits: aux yeux de la loi, le domestique de Newton étoit l’égal de son maître. Mais, pour établir la supériorité des Blancs, quels sont les moyens de comparaison? Dans une brochure nouvelle, sur l’Esclavage colonial, on lit textuellement que le Noir n’est susceptible d’aucune vertu. (1)Cette assertion n’est-elle pas un blasphême contre la nature et son auteur? Vice et vertu sont des termes corrélatifs: à un être insusceptible de moralité, pourroit-on reprocher une perversité qui seroit le résultat inévitable de sa nature? Des circonstances accidentelles et des causes locales ont empêché ou arrêté en Afrique la marche de la civilisation; mais quand les Africains en ont partagé les avantages, sont-ils restés inférieurs aux Blancs en talens et en vertus? Les preuves du contraire, accumulés dans l’ouvrage sur la Littérature des Nègres, pourroient être fortifiées de nouvelles preuves.

(1). Voyez Mémoires sur l’Esclavage colonial, par M. l’abbé Dillon, 8º., Paris, 1814, pag. 8

Dans les désastres de Saint-Domingue, des forfaits épouvantables ont été commis par des hommes de toutes les couleurs; mais à des Blancs seuls appartient l’invention infernale d’avoir tiré à grands frais, de Cuba, des meutes de chiens dévorateurs, dont l’arrivée fut célébrée comme un triomphe. On irrita, par une diète calculée, la voracité naturelle de ces animaux; et, le jour où l’on fit, sur un Noir attaché à un poteau, l’essai de leur empressement à dévorer, fut un jour de solennité pour les Blancs de la ville du Cap, réunis dans des banquets préparés autour de l’amphithéâtre, où ils jouirent de ce spectacle digne de cannibales. (1) Comparez ici la conduite des Blancs, qui se disent civilisés et chrétiens, avec celle des esclaves qui, la plupart, avoient été privés des ressources de l’éducation et des lumières de l’Evangile, et voyez à qui reste l’avantage du parallèle.

(1). Voyez le Cri de la Nature, par M. Juste Chanlatte. 8º., Cap. Henri, 1810, pag. 48 et suiv. Ce morceau est écrit avec l’énergie de Tacite.

   Depuis vingt-cinq ans, des calomniateurs n’ont cessé d’imputer les troubles de Saint-Domingue aux amis des noirs. Si la justification de ceux-ci n’étoit pas portée à l’évidence, ils la trouveroient dans l’aveu franc et naïf d’un Colon dont l’ouvrage vient de paroître (1).

(1). Voyez Faits historiques sur Saint-Domingue, depuis 1786 à 1805, par M. Grouvel, 8., Paris, 1814; voyez les premières pages jusqu’à la page 10 inclusivement.

En 1791, M. du Chilleau, gouverneur de Saint-Domingue, ayant convoqué les milices de la province de l’Ouest pour célébrer la fête du 14 juillet, on y vit rassemblés les Dragons coloniaux blancs et les Dragons nègres et mulâtres libres. On distribua des rubans tricolores aux premiers, les autres s’attendoient avec raison à recevoir la même faveur; mais sur les réclamations de quelques Blancs, on la refusa aux Dragons noirs et sang mêlé. M. Grouvel avoue «que la guerre civile prit naissance à l’occasion de ce refus aussi injuste que ridicule (1).»

(1). Ibid.

Dans l’immensité d’ouvrages et d’opuscules publiés sur les Colonies par des planteurs, il en est peut-être plus de cent où ils assurent que le travail de la culture, dans ces contrées brûlantes, excède les forces des Européens, et ne peut être exécuté que par des Nègres. Les partisans de l’esclavage éludoient ou nioient les faits qu’on leur opposoit, et ces dénégations étoient communément assaisonnées d’injures aux amis des noirs; mais voici un autre Colon qui les justifie encore sur cet article: le passage mérite d’être cité:

«Les engagés ou trente-six mois, qui étoient des Blancs, faisoient dans l’origine de l’établissement de Saint-Domingue ce que font aujourd’hui les Nègres; même de nos jours presque tous les habitans de la dépendance de la grande Anse, qui sont en général des soldats, des ouvriers ou de pauvres Basques, cultivent de leurs propres mains leurs habitations.

«Oui, je le soutiens et j’en ai l’expérience, les Blancs peuvent sans crainte cultiver la terre de Saint-Domingue, ils peuvent labourer dans les plaintes depuis six heures du matin jusqu’à neuf, et depuis quatre heures de l’après-midi jusqu’au soleil couché. Un Blanc avec sa charrue fera plus d’ouvrage dans sa journée que cinquante Nègres à la houe, et la terre sera mieux labourée; les Blancs, en outre, seront plus propres à cultiver les jardins, à former et à entretenir les prairies dont on manque dans ce pays pour l’amélioration des bestiaux, des chevaux et autres animaux (1).»

(1). Voyez De Saint-Domingue, de ses guerres, etc., par M. Drouin de Bercy. 8º., Paris, 1814, p. 122 et 123.

Un des écrivains qu’on vient de citer trouve bon que les Nègres soient soumis au fouet. «Des soldats, nous dit- il, passent aux verges, aux courroies, sont fusillés; faut-il pour cela supprimer les militaires (1)?» Les notions les plus simples du sens commun repoussent toute parité entre des punitions infligées en vertu d’un jugement fondé sur les lois militaires et les punitions arbitraires infligées aux esclaves.

(1). Voyez Mémoire sur l’Esclavage colonial, etc., pag. 18.

Si l’on en croit beaucoup de planteurs, les esclaves, travaillant sous le fouet d’un commandeur, étoient plus heureux que nos paysans d’Europe, quoique jamais il n’ait pris envie, même à aucun de ces prolétaires des Colonies, nommés Petits Blancs, d’échanger sa situation avec celle d’un Noir; et, en dépit des argumens par lesquels on veut convaincre ces Noirs de leur bonheur, ils s’obstinent à ne pas y croire.

Notre intérêt, disent les Colons, n’est-il pas de ménager nos esclaves? Les charretiers de Paris tiennent précisément le même langage en parlant de leurs chevaux qui, par une mort anticipée, périssent excédés d’inanition, de fatigues et de coups. Si des relations sans nombre n’avoient appris à l’Europe quel est le sort des esclaves dans les Antilles, il suffiroit de jeter les yeux sur le tableau déchirant qu’en a tracé un ecclésiastique qui, pendant son séjour à Saint-Domingue, déployoit à leur égard une charité compatissante. Tel est peut-être le motif pour lequel l’ouvrage anonyme du Père Nicolson (1) est rarement cité dans les écrits des partisans de l’esclavage. Pour émouvoir la pitié, ils parlent de leurs sueurs: ont-ils jamais articulé un mot, un seul mot sur les sueurs de leurs esclaves? Quel moyen de raisonner avec des hommes qui, si l’on invoque la religion, la charité, répondent en parlant de cacao, de balles de coton, de balance du commerce; car, vous disent-ils, que deviendra le commerce si l’on supprime la traite? Trouvez-en un qui dise: En la continuant que deviendront la justice et l’humanité?

(1). Voyez Essai sur l’Histoire naturelle de Saint-Domingue, etc. 8º., Paris, 1776, pag. 51-59.

Rappellerai-je les inculpations banales et les mensonges multipliés dont la répétition tenoit lieu de preuves? Ils assuroient que les amis des Noirs vendus aux Anglais, payés par les Anglais et par les Noirs, étoient ennemis des Blancs et vouloient faire égorger les Blancs; comme si l’on ne pouvoit pas et si l’on ne devoit pas simultanément aimer les uns à l’égal des autres.

Lorsqu’à l’Assemblée Constituante une discussion avoir eu lieu sur le sort des esclaves ou des sang-mêlés, les députés qui avoient demandé qu’on restreignît l’autorité des maîtres pour étendre celle de la loi, devenaient par là même les objets de l’animosité de ceux-ci, qui le lendemain faisoient crier dans les rues: «Voici la liste des députés qui, dans la séance d’hier, ont voté en faveur de l’Angleterre contre la France.» Le sentiment qui rattache les hommes de bien à la défense des Africains, s’est renforcé par l’indignation qu’inspirent les libelles de certains individus qui, d’après leur propre coeur, jugeant tous les hommes, ne croient pas sans doute à la vertu désintéressée, et supposent toujours aux autres des sentimens vils. Non, la postérité ne pourra jamais concevoir la multitude et la noirceur des menaces, des impostures, des outrages dont, jusqu’à l’époque actuelle inclusivement, nous fûmes les objets et dont plusieurs d’entre nous ont été les victimes; on essaya même, et sans succès, de flétrir le nom de Philanthrope, dont s’honore quiconque n’a pas abjuré l’amour du prochain. Puis, d’après le langage usité alors, il fut du bon ton de répéter que les principes d’équité, de liberté étoient des abstractions, de la métaphysique, voir même de l’idéologie, car le despotisme a une longue logique et un argot qui lui sont propres.

Dans l’Exposition des produits de l’industrie en l’an X, un fabricant de Carcassonne présenta des draps pour la traite des Nègres (1). Sans encourir le blâme de juger témérairement, on peut croire que tous les syllogismes sont subordonnés à l’intérêt de sa manufacture. Hors de là, tout être pour lui abstraction et métaphysique. Il en est de même des armateurs qui voudroient partir pour la côte de Guinée, avec l’espérance qu’après les cinq ans révolus, pour continuer la traite, elle seroit prolongée indéfiniment.

(1). V. Exposition des produits de l’industrie, an X, p. 23.

Mais avec des hommes auxquels on ne peut accorder de l’estime, ne confondons pas tous les planteurs, il en est qui avoient adouci les rigueurs de l’esclavage, soit qu’ils fussent dirigés par des sentimens de bonté, soit qu’ils sentissent la nécessité de composer avec les circonstances, car il faut souvent tenir compte aux hommes du bien qu’ils font et du mal qu’ils ne font pas, sans scruter trop sévèrement les motifs qui président à leur conduite. On voit actuellement des Colons disposés à reconnoître dans les ci-devant esclaves, des cultivateurs libres, auxquels on accorderoit un quart du produit. Ce système avoit été établi par Toussaint-Louverture, pour lequel, enfin, est arrivée la postérité qui, en Europe, réhabilitera sa mémoire (1); système suivi par ses successeurs jusqu’à l’époque actuelle, et qui est très-bien développé dans l’ouvrage publié par M. le colonel Malenfant (2). Louer un écrit sur divers articles ce n’est pas approuver tout ce qu’il contient.

(1). Voyez The History of Toussaint-Louverture, (par M. Sthepen.) 2º édit. 8.º London, 1811.

(2). Voyez Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue, par le colonel Malenfant; 8º., Paris, 1814.

Le Danemark a la gloire d’avoir, le premier, aboli la traite; les Etats-Unis et l’Angleterre, voulant mettre un terme aux crimes de l’Europe contre l’Afrique, ont de même proscrit le commerce du sang humain, et cette mesure, adoptée ensuite par les gouvernemens du Chili, de Venezuela, de Buenos-Ayres, fait partie de leurs constitutions. Cette révolution, dans une partie des deux mondes, est due aux travaux perséverans de philantropes respectables, dont les noms sont devenus européens, et parmi lesquels figurent, en première ligne, Wilberforce, Th. Clarkson, Grandville Sharp, etc., etc. Et avant eux un Français né à Saint-Quentin, le célèbre Benezet. La France, où tant de choses se sont opérées par soubresaut, partageroit l’honneur de cette amélioration dans le sort des esclaves si les actes administratifs et législatifs n’étaient pas soumis aux phases de la versatilité nationale. En Angleterre, cette reforme a été préparée, puis commandée par l’opinion. Des villes où jadis un ami des Noirs eût risqué d’être insulté, telles que Bristol et Liverpool, se prononcent, sans réserve, contre l’article stipulé avec la France, à tel point que leurs pétitions sont revêtues, à Bristol, de vingt-sept mille signatures, et de trente-six mille à Liverpool. Elle sera mémorable la séance de la société, pour l’abolition de la traite, au mois de juin dernier, sous la présidence du duc de Glocester. Cependant il faut relever une erreur consignée dans son procès-verbal, article 6.

«La société a pensé que la disposition manifestée en France, en faveur du commerce des esclaves, au moment où éclate une nouvelle ferveur pour les institutions religieuses, provient, sans doute, de ce qu’on ignore dans ce pays la vraie nature et les effets de ce commerce, etc. (1).»

(1). Voyez l’art. 6 des résolutions de cette société, dans le Morning-Chronicle, du 18 juin 1814.

1º. La tendance manifestée pour le commerce des esclaves n’est pas l’effet de l’ignorance sur la vraie nature et les effets de ce commerce. Cette tendance est suggérée par l’avarice, l’affreuse avarice pour laquelle rien n’est sacré.

2º. Il est douloureux, mais nécessaire, de dire à cette respectable société, que cette ferveur nouvelle pour les institutions religieuses n’existe guère que dans le désir des vrais chrétiens, c’est-à-dire d’un petit nombre d’individus. Quelques cérémonies pompeuses sont un symptôme équivoque de piété; c’est par la correction des moeurs qu’il faut en apprécier le résultat. Il faut juger l’arbre par les fruits; or, la France, envisagée sous cet aspect, offre un tableau déplorable de détérioration morale.

«Ne faites à personne ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse; faites à autrui ce que vous désirez pour vous-même; aimez le prochain comme vous-même (1):» voilà les maximes qui, émanées du ciel, sont le rocher contre lequel viendront à jamais échouer tous les paralogismes de la cupidité.

(1). V. Tobie: 4, v. 16; et Math. 7, 12; et 19, v. 19; Mar. 12, 31, et passim.

L’Exode et le Deutéronome prononcent la peine de mort contre les vendeurs d’hommes (1). Ce crime est compté, par St. Paul, au nombre des plus énormes (2), et néanmoins certains Colons voudroient le travestir en oeuvre méritoire, en alléguant que le transport des Nègres en Amérique est un moyen de les convertir. Mais personne n’a porté plus loin cette hypocrisie du zèle que les armateurs de la Havane. En 1811, les Cortès extraordinaires avoient abrogé la traite, sur la proposition du curé Guridi, député de Thlascala. Le décret fut ensuite rapporté sur la demande des Havanois, les seuls Espagnols qui aient réclamé contre ce décret. L’avarice, couverte d’un voile religieux, prétendit que le christianisme étoit intéressé à ce qu’on perpétuât un commerce qui conduit tant d’individus au désespoir et au suicide. Un écrivain a couvert de honte les tartufes de Cuba. Par des preuves multipliées, il établit que la traite a répandu en Afrique des préventions qui, en fermant dans cette contrée les portes au christianisme, ont accéléré les progrès du mahométisme. D’ailleurs on outrage la religion de l’évangile, en voulant faire croire qu’elle peut approuver ce que la loi naturelle condamne (3).

(1). V. Exode, 21,16 et Deuter. 24, 7.

(2). V. I. Thimoth. I. 10

(3). V. Bosquexo del Commercio en Esclavos, etc., par Blanco; 8º., London, 1814.

Tandis que, par delà le Pas-de-Calais et l’Atlantique, la vertu et l’éloquence déploient tant d’efforts contre le commerce de la liberté humaine, quel scandale présentent chez nous le silence et l’indifférence même des hommes qu’un désigne sous le litre de gens de bien! Peut-on citer une seule pétition d’une ville, ou d’une corporation, contre l’article du traité relatif à la traite, qui, en Angleterre, a soulevé toutes les âmes? Nous avons au contraire à déplorer le scandale d’une pétition arrivée de Nantes; qui sollicite la prolongation des malheurs de l’Afrique afin d’enrichir quelques Européens.

Sous l’Assemble Constituante, beaucoup d’hommes éclairés eussent rougi de se mettre en contradiction avec eux-mêmes et avec cette déclaration des droits, tant calomniée par le despotisme, au moment où ils vouloient fonder sur cette base la liberté publique. La plupart de ces hommes sont morts, plusieurs même sur l’échafaud: entre autres, Brissot; et parmi ses accusateurs au tribunal révolutionnaire, on voit figurer des Colons (1). Dans toutes les sociétés, il est des individus qu’on ne peut jamais considérer comme adoptant telle opinion ou tel parti, par la raison qu’ils sont de tous les partis. Hommes de circonstances, ils épient les événemens, prennent la livrée qui est en faveur, et, comme les apostats de toutes espèces, se montrent ensuite les ennemis les plus acharnés de la cause qu’ils ont désertée. D’autres sont des méticuleux qui, découragés par la persécution, tiennent la vérité captive; doux par tempérament, on ne doit pas les appeler vertueux, car il n’y a pas de vertu sans courage. Que peut une minorité presque imperceptible, au milieu d’une multitude sans caractère et sans opinion fixe? Cette absence d’opinion est le prétexte dont s’armèrent dernièrement les partisans de l’esclavage, pour repousser le moyen qui, seul, pourroit la faire naître et pour faire ajourner la liberté de la presse: avec cette manière de procéder, ont est assuré de tenir toujours la nation dans les lisières.

(1). V. le Rapport sur les troubles de St.-Domingue, par M. Garan-de-Coulon, T. IV, pag. 494 et suiv.

Le préjugé sur la couleur existe encore chez nous, à tel point que la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut, en décernant l’honneur de la correspondance aux savans qui l’avoient avec l’Académie des sciences, à laquelle elle succède, n’y a pas compris M. Lislet-Geoffroy, officier du Génie, directeur du dépôt de la Marine à l’île de France, qui nous a donné la carte la plus exacte de cette île et de celle de Bourbon: il est connu par d’autres travaux scientifiques. Dira-t-on que c’est par oubli, lorsqu’on avoit en main la liste des correspondans de l’Académie? Par quelle fatalité d’ailleurs l’oubli seroit-il tombé précisément sur on homme qui est sinon Noir, du moins sang mêlé au premier degré? S’il est vrai que l’Institut doive subir prochainement une nouvelle métamorphose, sera-ce pour y admettre Lislet-Geoffroy, ou pour en retrancher ses défenseurs?

Les journalistes pourroient exercer sur l’opinion une espèce de magistrature aussi honorable que salutaire; et quelques-uns se sont constitués défenseurs des principes, tandis que d’autres s’efforcent de les décrier: c’est une tâche qu’ils acquittent avec ferveur. Le despotisme des gazettes n’est qu’une dérivation d’un autre despotisme qui peut impunément outrager quiconque lui déplaît, dans tous pays où la censure est établie. Quelques hommes, jaloux de conserver leur indépendance et des titres à l’estime publique, refuseront des articles dégoûtans d’adulation ou de méchanceté; mais pour les punir de ne pas vouloir parler, on les forcera à se taire. Vous avez refusé d’insérer tel article, on vous interdit d’insérer celui-ci. Quant aux autres périodistes, ils attendent le mot d’ordre pour déchirer un ouvrage et l’auteur; la faveur la plus insigne qu’ils lui accordent, est de n’en dire mot; par cette raison, plusieurs ont gardé le silence sur les bons écrits de MM. Clarkson et Wilbeforce, qu’on vient de réimprimer dans notre langue (1). Quelques citations qui se rattachent à mon sujet, trouvent ici leur place.

(1). Résumé du Témoignage touchant la Traite des Nègres, etc, et Essai sur les Désavantages, etc., parTh. Clarkson, 8º., Paris AD. ÉGRON, 1814. Lettre au prince de Talleyrand, par W. Wilberforce, 8º. 1814

La calomnie, qui depuis long-temps imputoit au célèbre Las-Casas d’avoir introduit la traite des Noirs, calomnie tout récemment répétée dans divers écrits, avoit été complétement réfutée par une dissertation insérée dans les Mémoires de l’Institut (1).En 1809, un journaliste rendant compte, à sa manière, de l’ouvrage sur la Littérature des Nègres avouoit franchement qu’il n’avoit pas lu cette apologie, mais qu’il n’y croyoit pas (2). Le trait du cuisinier nègre, jeté dans un four brûlant par ordre de sa maîtresse, pour avoir manqué une pièce de pâtisserie, n’est que trop avéré. Le même périodiste nie le fait; et de quelle preuve s’appuie sa dénégation? Il n’y croit pas! Que pourroit-on opposer à cette puissante dialectique? Un autre affirmoit que l’auteur de la Littérature des Nègres proclame que toute révolte est légitime (3). Une imposture si infâme suffiroit pour flétrir celui qui l’impute sans y croire, car il sait qu’il n’y a pas un mot de cela dans l’ouvrage.

(1). V. Mémoire de l’Institut, classe des scienc. mor. et polit., t. IV, pag. 45 et suiv.

(2). V. Journal de l’Empire, 20 octobre 1808.

(3). V. V. le Publiciste, 9 Septembre 1808.

On répétera (n’en doutez pas) ces clameurs perdues dans le vague: Les amis des Noirs veulent égorger les Blancs; les philantropes sont vendus aux Anglais; la question de la traite est purement anglaise, et n’est qu’une fourberie anglaise: l’accusation fût-elle vraie, il seroit également vrai qu’au moins, sur cet article, l’intérêt de l’humanité coïncide avec celui du gouvernement britannique.

Les marchands d’hommes convoqueront peut-être l’arrière-ban de la littérature pour prouver que des réclamations faites au nom de la religion et de l’humanité portent l’empreinte du jacobinisme et du jansénisme; ils pourront même au besoin faire retentir les chaires chrétiennes devenues en divers lieux des arênes du haut desquelles la haine vers ses poisons avec une hypocrisie ascétique. Il y a sans doute dans le clergé des hommes trompés, comme l’étoit ce bon abbé Pey qui, je ne sais plus dans lequel de ses ouvrages, s’avoue naïvement partisan de l’esclavage d’après ce qui lui a raconté un planteur; la Sorbonne professoit sur cet objet une doctrine bien différente, à une époque où aucune influence étrangère ne modifioit ses décisions. Celle qu’elle rendit en 1697 contra la traite et l’esclavage fut mal accueillie des Colons, à ce que nous apprend le P. Labat (1). Avant la Sorbonne, la congrégation de la Propagande, par l’organe du cardinal Cibo, avoit intimé aux missionnaires d’Afrique l’ordre de s’opposer à ce qu’un vendît des Nègres (2).

(1). V. Voyages aux Isles de l’Amérique, par Labat t. IV pag. 119 et 120.

(2). V. Astley Collection, t. IIpag. 154, et Brenezet pag. 50.

Le pape Alexandre III écrivoit jadis à Lupus, roi de Valence, que la nature n’ayant pas fait d’esclaves, tous les hommes ont un droit égal à la liberté (1). Paul III, par deux brefs du 10 juin 1537, lançoit les foudres de l’Eglise contre les Européens qui spolioient et asservissoient les Indiens ou toute autre classe d’individus (2). Ces déclarations mémorables de deux pontifes leur ont mérité les bénédictions de la postérité. Oh! combien en mériteroient et en obtiendroient des prélats qui, procédant d’après les formes canoniques, frapperoient de censures tout vendeur, acheter et détenteur d’esclaves! Cette juste application des peines spirituelles auroit le triple avantage de réparer en quelque sorte l’abus qui les avoit discréditées, de préparer la voie à la conversion des peuples dont on auroit protégé l’existence, et de contribuer à extirper un des fléaux les plus désastreux pour l’espèce humaine. Cette sentence ébranleroit peut-être la conscience de potentats qui, sans scrupule, disposent de la liberté des hommes; elle consterneroit surtout des ministres des autels qui tant de fois ont préconisé les forfaits du despotisme.

(1). V. Histoire Anglicanae scriptores, in-fol., Londini, 1652, t. I, pag. 580.

(2). V. Les Brefs de Paul III, dans Remesal, Hist de Chiappa, liv. III c. 16 et 17; et Historia de la Revolucion de Nueva España, par Mier y Guerra, 8º., London, t. II, pag. 576 et 577.

Etant à Clapham, en 1802, chez M. Wilberforce, il me demandoit si dans le gouvernement français on trouveroit quelque disposition à se concerter avec celui de l’Angleterre pour l’abolition de la traite: ma réponse fut négative; mais certes j’étois loin de soupçonner que douze ans après ont sanctionneroit formellement la prolongation de commerce.

On alléguera vraisemblablement le prétexte banal connu sous le nom de raison d’état, cette raison, si fameuse chez les publicistes, que le Pape Pie V appeloit la raison du diable (1), est le bouclier derrière lequel se retranchent des hommes qui veulent échapper à l’impunité, derrière lequel s’ourdissent les attentats les plus crians contre les peuples. La politique est communément en pratique l’inverse de la morale; mais en théorie n’est-elle pas la morale elle-même appliquée, ou plutôt applicable aux grandes corporations de l’espèce humaine? Ce qui, dans les transactions entre particuliers, seroit répréhensible, change-t-il de nature quand on veut l’adapter au régime des nations? Dans le traité qui stipule la conservation de la traite, on avoue que ce commerce est repoussé par les principes de la justice naturelle. Ce qu’on peut traduire en ces mots: nous savons que la traite est un crime, mais trouvez bon que nous le commettions encore pendant cinq ans.

(1). Sur la raison d’Etat que Clapmar élevoit au-dessus du droit commun, Voy. Dissertatio de ratione status, etc., auctore (Hyppolito a Lapide). Bogislas Philippe de Chemnitz), Naudé, Considérations sur les coups d’État. Boccalini Pietra, del Parrangone politico, etc., etc.

Tous les armateurs pour la côte de Guinée et leurs partisans invoquent à leur tour la prétendue raison d’état. La grâce la plus signalée qu’ils accordent aux adversaires de la traite est de ne voir en eux que des esprits exaltés des hommes à courte vue, dont la théorie est séduisante, mais détestable en pratique. Plusieurs écrivains avouent que la traite blesse la justice naturelle, et qu’elle est un commerce révoltant (1); mais en même temps ils soutiennent que la raison s’oppose à l’abolition subite; c’est dire en d’autres termes, qu’en certains cas, la justice naturelle peut être en collision avec elle même. Accordez, s’il est possible, ces assertions qui confondent toutes les idées. Permettez-nous de croire que, malgré des antilogies apparentes, la raison, la religion, la philosophie, la liberté, la morale, sont en harmonie parfaite. et qu’en dernière analyse toutes partent des mêmes principes, afin d’arriver au même but.

(1). Réfutation d’un écrit intitulé: Résumé des Témoignages touchant la traite, etc., par M. Palissot de Beauvois, 8º., Paris, 1814, pag. 22.

 Pour étayer le système de la traite, ou nous assure que les peuples de l’Afrique ont conservé l’usage des sacrifices humains; on cite quelques faits qu’on pourroit aussi appeler d’exception, suivant l’expression de M. de Beauvois; mais à qui persuadera-t-on que les cent mille Noirs que l’on traînoit annuellement d’Afrique en Amérique eussent été tous immolés à une hideuse superstition? Il ne resteroit plus qu’à préconiser comme bienfaiteurs du genre humain ces armateurs qui les privent de la liberté, sous prétexte qu’ils seroient privés de la vie, et qui pour s’enrichir les condamnent à un esclavage pire que la mort.

 Nos antagonistes consentent néanmoins à ce que la traite soit abolie, lorsqu’on aura civilisé les peuplades de la Guinée et introduit parmi elles nos arts, nos métiers, nos sciences même (1). Certes la France, depuis long-temps, aurait pu et dû porter la civilisation sur les rives du Sénégal, où, sans remords, sans dangers, elle formeroit des Colonies prospères sur un sol luxuriant, et plus rapproché de la mère-patrie que ces Antilles dont une partie déjà lui est échappée et qui toutes bientôt peut-être échapperont à l’Europe. Mais la liberté civile n’est-elle pas l’élément de la civilisation? Le premier pas dans ce genre n’est-il pas de restituer aux individus les droits imprescriptibles qu’ils tiennent du Créateur? Telle est la base sur laquelle repose l’établissement anglois de Sierra-Léone; vouloir attendre, pour affranchir les hommes, qu’ils soient civilisés, qu’ils cultivent les arts et les sciences, c’est substituer l’effet à la cause et donner pour principe de la liberté ce qui ne peut être que le fruit de la liberté. Le système des apologistes de la traite est habilement calculé pour éterniser l’esclavage.

(1). V. M. Beauvois, ibid, pag. 22.

Malheur à la politique qui veut fonder la prospérité d’un pays sur le désastre des autres, et malheur à l’homme dont la fortune est cimentée par les larmes de ses semblables. Il est dans l’ordre essentiel des choses réglées par la Providence, que ce qui est inique soit en même temps impolitique et que d’épouvantables catastrophes en soient le châtiment. L’homme coupable ne subit pas toujours ici-bas la peine due à ses crimes, parce que, suivant l’expression de saint Augustin, Dieu a l’éternité pour punir. Il n’en est pas de même des nations: car, envisagées sous cette dénomination collective, elles n’appartiennent pas à la vie future. Dès ce monde, suivant le même docteur, elles sont ou récompensées, comme le furent les Romains, pour quelques vertus humaines (1), ou punies comme l’ont été tant de peuples, pour des crimes nationaux, par des calamités nationales. Ces calamités sont des événemens sur lesquels en Angleterre les prédicateurs ont appelé fréquemment l’attention de leurs auditoires. La France qui, depuis un siècle révolu, fait à Dieu et aux vérités saintes une guerre impie, a bu dans le calice des douleurs: qui sait si la lie ne lui est pas encore réservée? Ce langage, il faut bien s’y attendre, sera travesti et traité de fanatisme par certains personnages: c’est un de ces désagrémens pour lesquels on m’a fait contracter l’habitude de la plus entière résignation.

(1). V. Saint-Augustin de Civitate Dei, lib.3 et

Depuis long-temps, nos plaintes accusent les forbans des puissances Barbaresques; il est flétrissant pour l’Europe qu’elle n’ait pas encore employé des mesures vigoureuses à la répression de ce brigandage devenu, depuis vingt ans, plus calamiteux. Autrefois, de respectables Missionnaires alloient consumer leur vie dans les bagnes africains et adoucir les peines des esclaves en les partageant; d’autres ecclésiastiques faisoient dans les pays catholiques des collectes destinées au rachat des captifs. Ces sources de bonnes oeuvres sont presque taries, par la suppression des corporations religieuses et la persécution dirigée contre les ministres des autels. Oseroit-on soutenir que les pirates Algériens, Tunisiens, etc. ont commis des attentats comparables à ceux des Européens contre l’Afrique? Et que diroit l’Europe, si tout-à-coup un nouveau Genseric, descendant peut-être, ou du moins imitateur du roi des Vandales, abordant sur nos côtes, y faisoit une invasion, en disant: «J’arrive comme libérateur.»

«Le prétexte souvent allégué pour faire la traite des Noirs, est la supposition que, dans leur pays natal, ils sont une marchandise; mais en Russie, en Pologne, on vend la terre avec les Serfs qui la cultivent, comme une planteur des Antilles vend son habitation avec tant de têtes de Nègres; comme un propriétaire vend une ferme avec le bétail nécessaire à l’exploitation. Ne fait-on pas à-peu-près l’équivalent lorsqu’on prend, on donne, on cède, on vend les villes, les provinces sans l’aveu des habitans? C’est ainsi que la Louisiane, devenue un effet commercial, a passé de main en main dans celle d’un gouvernement, qui, après avoir tant disserté sur les droits de l’homme, a, sans scrupule, acheté cette contrée. En Italie, on harcèle les Juifs, on rétablit la féodalité. En Espagne, on ressuscite l’Inquisition, dont l’existence calomnie l’Evangile et qui a fait brûler les ancêtres des Maures établis dans mes états. Le despotisme y tourmente des hommes qui s’étoient dévoués au bonheur de leur pays, et ceux même qui, d’après ses décisions, s’étoient soumis à un nouveau Gouvernement. En Helvétie, des patriciens, irrités de voir leurs ci-devant sujets élevés au rang de citoyens, s’efforcent de reconquérir des prérogatives usurpées. En Angleterre, on fait la presse des matelots, et l’on condamne en Irlande une nation entière à la nullité politique.

«Vous prétendez qu’on ne peut féconder le sol des Antilles et avoir des denrées coloniales, si elles ne sont arrosées des sueurs d’hommes arrachés aux régions africaines: n’ai-je pas le même droit d’enlever les artistes et les artisans Européens, plus experts que mes compatriotes, et sans lesquels jamais ne fleuriront dans mes états l’industrie et les arts d’utilité et d’agrément? Un Code Blanc, que prépare ma bonté paternelle, légalisera ces mesures et sera le pendant des Codes Noirs, publiés chez vous pour régir les Antilles.»

Je ne vois pas quels argumens on pourroit opposer à ceux du nouveau Genseric: si le succès couronnoit son entreprise, bientôt à ses pieds il verroit en extase et bouche béante, cette multitude d’individus qui dans tous pays n’ont que des idées, des sentimens d’emprunt. En flattant la cupidité par des pensions, la vanité par des décorations, il rendroit tous les arts tributaires. Au Parnasse, où il faut toujours quelqu’idole, on s’empresseroit de briser les statues des hommes qui auroient cessé d’être puissans, pour y substituer celles des hommes qui le seroient devenus. Une foule de livres seroient dédiés à Genseric, le grand, le bien aimé, etc.; les savans attacheroient son nom à des découvertes étrangères à ses connoissances (1); la plupart des hommes de lettres chanteroient ses louanges; le génie même, ébloui par ses conquêtes, s’aviliroit peut-être en lui présentant des complimens adulateurs sous la forme de menace niaise, dans le genre de celle qu’adressoit Boileau à Louis XIV.

(1). Comme ceux qui ont accolé à de nouvelles familles de plantes tous les noms masculins et féminins de la famille qui régnoit dernièrement en France.

«Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire.»

Des libellistes, humblement soumis à la censure de la police africaine, iroient journellement chercher le mot d’ordre dans une antichambre; ils seroient chargés de diffamer les écrivains qui refuseroient de prostituer leurs plumes et tout homme à caractère qui, même sans être frondeur, ne se déclareroit pas admirateur de Genseric; ils répéteroient, jusqu’à la satiété, qu’il est le Père de ses sujets, l’objet de l’amour et de l’admiration générale; dans l’espérance qu’il daigneroit abaisser sur eux un regard protecteur, ils canoniseroient le Salomon, le Titus, le Trajan, le Marc-Aurele qui auroit daigné conquérir l’Europe et qui daignera la régénérer; et comme on apprécie presque toujours la légitimité des entreprises par leur issue et les résultats, on béniroit Genseric, on maudiroit son devancier jusqu’à ce que lui-même fût supplanté par quelque autre dominateur qui seroit béni et maudit à son tour. L’histoire de France depuis vingt-cinq ans dispense de chercher ailleurs des exemples à l’appui de cette assertion.

Un jour aux Tuileries, entre Napoléon et un groupe de sénateurs, s’établit sur les colonies une conversation peu favorable à la liberté africaine. Il aperçoit un homme très connu pour être partisan des Noirs, et l’interpelle en ces termes: Qu’en pensez-vous?… Je pense, lui dit-il, que fût-on aveugle il suffiroit d’entendre de tels discours pour être sûrs qu’ils sont tenus par des Blancs: s’ils étoient Noirs la conversation auroit une teinte bien différente. Cette réponse, qui provoqua le rire, contenoit une grande vérité; car, changeons les rôles et supposons que les partisans de la traite et de l’esclavage ont l’épiderme noir, tenez pour certain que tous changeroient à l’instant d’opinion; tant il est vrai qu’en général les hommes, si fiers de leur raison, si chatouilleux sur leur réputation de probité, sont dirigés souvent par des motifs que la probité et la raison désavouent; leurs déterminations sont plus communément dictées par l’intérêt qu’inspirées par la justice.

Au commencement de ce siècle on envoya à la conquête de Saint-Domingue, ou plutôt à la mort, l’armée qui s’étoit illustrée sous Moreau, et dont on redoutoit l’attachement pour un général dans lequel le despotisme voyoit un rival. Armée et colonie tout fut perdu. Si, pour reconquérir cette île, un calcul machiavélique y envoyoit ces vieilles bandes couvertes de lauriers, dont on craint les réminiscences, le résultat seroit le même.

Dans le nord de l’île qui est la partie la plus importante, les Noirs ont un gouvernement complètement organisé quelqu’opinion que l’on ait sur la forme constitutive de ce gouvernement, il est certain qu’une législation régulière préside à toutes les branches de l’administration. En juin dernier les codes civil, criminel, militaire et de police rurale, étoient sous presse: l’oisiveté y est punie, le travail exercé par des mains libres y est protégé et récompensé, l’éducation et les arts y font des progrès; des journaux et d’autres ouvrages y sont rédigés et publiés par ces enfans de l’Afrique à qui la mauvaise foi conteste des talens, et même l’aptitude pour en acquérir; la répudiation et le divorce sont proscrits; au concubinage introduit et fomenté par la débauche des Européens, succède la sainteté du lien conjugal; les moeurs s’épurent, la religion est respectée (1): certes, voilà une amélioration sensible, un progrès dans l’art social.

(1). Dans l’ouvrage cité précédemment, de Saint-Domingue, de ses guerres, etc., pag. 165, l’auteur veut «que chaque Blanc soit tenu de se marier, ou au moins d’avoir pour compagne une fille de sa couleur.» L’acception que présente ici le mot compagne, ne paroît pas problématique; c’est sans doute par pudeur qu’on a évité l’emploi du mot propre. Mais ce sentiment, ne devoit-il pas repousser une idée, une phrase qui affligera tout ami des bonnes moeurs?

Le chef a juré de ne pas souffrir le retour de l’esclavage, et, le premier janvier, à la fête annuelle de l’indépendance, on renouvelle le serment de la maintenir: c’est déclarer que ce gouvernement ne traitera avec les autres que d’égal à égal. Aux peuples amis les Haïtiens offrent un commerce lucratif, aux ennemis ils montrent leurs armes. Les ci-devant esclaves sont imbus de ce principe que nul ne peut être privé de sa liberté, s’il n’est coupable et jugé légalement. Ils savent que l’oppression d’un individu est une menace contre tous les autres, une hostilité contre le genre humain. Ici s’intercalle naturellement l’apostrophe d’un esclave à un armateur de Liverpool: Que diriez-vous si nous venions vous voler, ou vous acheter pour vous vendre chez nous? Si les Haïtiens arment des bâtimens avec lesquels ils feront la traite de ceux des Blancs qui feroient la traite des Noirs, Européens, que direz-vous?

L’article du traité de paix concernant la prolongation de la traite a causé parmi eux une très-vive sensation. A l’instant s’est manifestée la résolution de prendre l’attitude la plus menaçante; une population nombreuse présente d’une part des cultivateurs libres, de l’autre une armée aguerrie, endurcie aux fatigue, sous la conduite de chefs expérimentés. Si l’on projette d’entretenir des fermens de division entre le Nord et l’Ouest de l’île, le danger commun doit rapprocher les esprits pour faire cause commune; et si en cas d’attaque, des revers inattendus les forçoient àquitter la plaine, le désespoir auroit pour retraite inaccessible les forts qu’ils ont eu la précaution de bâtir sur les mornes; ils sont munis d’artillerie tirée des côtes, et autour de ces forts ils ont planté des vivres. Dans le grand nombre de chances possibles, il en est certainement que la sagacité humaine ne peut ni prévoir, ni maîtriser, et qui amèneroient un résultat différent; mais celui qu’on indique n’est-il pas le plus probable, surtout d’après les nouvelles arrivées récemment et surtout d’après le manifeste Haïtien du 18 septembre dernier?

Quelqu’un prédit, il y a vingt-trois ans (et cette prédiction lui valut bien des injures), «Qu’un jour le soleil des Antilles n’éclaireroit plus que des hommes libres et que les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberoient plus sur des fers et des esclaves (1).» Sa prédiction, déjà partiellement réalisée, aura son entier accomplissement. Les îles et le continent Américain arrivent à l’adolescence politique, et si jamais un peuple énergique établit dans l’isthme de Panama une communication entre les deux mers, ce golfe du Mexique deviendra le centre du monde politique et commercial.

(1). V. Lettre aux citoyens de couleur de Saint-Domingue. 8º Paris, 1791

Si les habitans de Haïti avoient des représentans au congrès de Vienne, ils feroient observer, sans doute, que le droit de la France à les asservir est aussi illusoire que celui qu’ils s’arrogeroient de vouloir asservir la France, et qu’un peuple qu’on veut subjuguer rentre dans l’état de nature contre ses aggresseurs. Il seroit honorable pour le gouvernement français qu’il renonçât spontanément à la clause qui concerne la traite: il est douloureux de penser que cette stipulation, la dernière sans doute de ce genre, souillera nos annales.

Avilir les hommes c’est l’infaillible moyen, de les rendre vils. L’esclavage dégrade à la fois les maîtres et les esclaves, il endurcit les coeurs, éteint la moralité et prépare à tous des catastrophes (1).

(1). Quinte-Curce a très-bien exprimé cette vérité: Inter dominum et servum nulla amicitia est; etiam in pace,belli tamen jura servantur. L. 7, c. 8.

Fasse le ciel qu’on voie les puissances de l’Europe, d’un concert unanime, déclarer que la traite étant une piraterie, ceux qui tenteroient de la faire doivent être saisis, jugés et punis comme forbans, admettre comme principe fondamental l’émancipation progressive des hommes de toute couleur, proscrire à jamais un commerce qui a fait couler tant de larmes, tant de sang et dont le souvenir perpétué dans les fastes de l’histoire est la honte de l’Europe!

CHAPITRE II.

DE LA TRAITE ET DE L’ESCLAVAGE DES BLANCS.

DANS la lutte entre le despotisme et la liberté, deux classes nombreuses s’opposent toujours au triomphe de celle-ci. Les uns, prêchant l’obéissance passive au nom du christianisme qui les désavoue, livrent les nations aux caprices de quelques individus; les autres, dans leurs rêveries sur le mécanisme des sociétés politiques, repoussent la religion, qui seule peut consolider l’ordre social et sans laquelle il s’écrouleroit dans les convulsions de l’anarchie. L’homme sensé, l’homme de bien, marche avec circonspection entre les deux écueils du cagotisme et de l’impiété: mais le despotisme qui souvent a suscité et soudoyé les deux partis, profite habilement de leurs excès; par l’un, il dégoûte le peuple de la liberté, en lui persuadant que, toujours escortée de la licence, toujours subversive des propriétés, elle est incompatible avec la sûreté et le bonheur par l’autre, il fait intervenir le ciel pour sanctionner les mesures oppressives. Personne ne prétendit jamais posséder sa maison, ses champs, ses bestiaux de droit divin; tandis qu’en vertu du droit divin, des gouvernans se  déclaroient propriétaires incommutables des nations. Ils n’ont jamais produit cette charte céleste; mais quelques hommes, comblés par eux de richesses et d’honneurs, assurèrent qu’elle existoit. Toute puissance vient de Dieu, voilà le principe; mais l’application de ce principe aux dynasties, aux familles, aux individus, dépend du choix libre des nations. Cependant, lorsque des penseurs voulurent élever des doutes sur la légitimité des prétentions despotiques, ils furent traités de séditieux et punis comme rebelles, par ceux même qui étoient en révolte contre la volonté générale.

Il n’est tyrannie pire que celle qui s’exerce au nom de la liberté et sous les formes légales. De nos jours s’est grandement perfectionnée cette tactique, au moyen de laquelle on a mystifié la grande nation; l’intérêt de l’État fut toujours le prétexte dont se couvrit l’ambition, pour sanctionner ses attentats, ses déprédations et cette suite, rarement interrompue, de guerres ruineuses dont le but et le résultat ne furent presque jamais le bonheur des nations.

Le poids des impôts s’aggrava par la création de castes parasites, qui s’enorgueillissoient de leurs parchemins et de leur fainéantise. La population fut alors partagée en esclaves titrés, qui vivoient aux dépens des esclaves pauvres, laborieux et affamés. Voilà les Ilotes anciens et modernes.

L’oppression fut à son comble, lorsqu’on voulut forcer l’asile de la conscience et que la disparité de religion fut un titre pour proscrire exiler ou du moins vouer à l’humiliation, des hommes professant un culte différent du culte dominateur. Voilà l’inquisition d’Espagne contre les Juifs et les Maures. Voilà l’inquisition d’Angleterre contre les catholiques des trois royaumes.

Il est très-louable le zèle que déploye le Gouvernement britannique contre la traite des Nègres, mais quand obtiendra-t-elle justice cette Irlande, martyre depuis plusieurs siècles, et dont les annales présentent l’exemple unique dans l’histoire d’une nation entière qu’on a expropriée arbitrairement? Lorsqu’on se montre si fervent en faveur des Africains, pourquoi refuser obstinément l’émancipation politique à cinq millions de catholiques? Que répondrez-vous aux partisans de l’esclavage colonial, s’ils vous objectent que vous aimez les hommes à mille ans ou mille lieues de distance, pour vous dispenser d’aimer vos voisins et d’être équitables envers eux? Quoi, le fils d’un Noir, né en Angleterre, aura, s’il est protestant, tous les droits de cité, qu’on y refuse impitoyablement à un Blanc, parce qu’il est catholique! Faut-il qu’on ait à reprocher une telle inconséquence à un peuple qui, tant de fois, a déployé un caractère magnanime et généreux, et qui, dans ces derniers temps, a couvert de bienfaits les émigrés de France? à un peuple chez lequel des écrivains sensibles et des prédicateurs ont élevé la voix, même contre les traitemens cruels exercés envers les animaux! Les règlemens, affichés au marché de Smith-Field, infligent des peines pécuniaires à quiconque les maltraite sans nécessité. Cet exemple louable est peut-être unique dans son genre.

Les défenseurs des Africains doivent être simultanément les défenseurs des catholiques. Agir autrement seroit une abnégation de droiture, une contradiction, et cependant peut-on dire que, soit dans leurs écrits, soit dans les débats parlementaires, les mêmes personnages aient tous développé la même énergie dans l’une et l’autre cause? Rien de plus noble, de plus édifiant que les efforts de la société fondée pour l’abolition de la traite, mais pourquoi les mêmes individus n’ont-ils pas formé une société pour accélérer l’émancipation de leurs concitoyens catholiques? Les Anglais pensent que leur honneur seroit compromis en souffrant que la France continuât la traite: le sera-t-il moins si l’on continue d’opprimer l’Irlande?

La législation coloniale outrage la nature, mais fut-il jamais un code plus monstrueux que celui des lois pénales concernant les catholiques Irlandais et en général ceux des trois royaumes? Parmi les recueils qu’on en a publiés, et qui peuvent servir de pendant au Directoire des Inquisiteurs, par Eymeric, celui qui est attribué à Scully (1) suffiroit seul pour démontrer qu’en fait de persécution, Julien l’Apostat n’étoit qu’un novice, et que Machiavel seroit tout au plus un élève dans l’école à laquelle il a donné son nom.

(1). V. Statement of the Penal laws which aggrieve the Catholics of Ireland. 8°., Dublin, 1802.

Mais, dira-t-on, ces lois sont révoquées ou tombées en désuétude. En supposant que le sentiment de la justice ait eu à cet adoucissement autant de part que la politique, toujours il est vrai de dire que des Orange-men sont les persécuteurs infatigables des catholiques; qu’une partie de ce code est en vigueur, et que l’opinion en aggrave encore le joug par des distinctions humiliantes: un lord protestant, un gentleman, un paysan de cette communion se croyent supérieurs aux individus catholiques de ces états respectifs (1). Cette nuance d’opinion se maintient sur les bords de la Tamise: car, en Angleterre, une sorte de défaveur attachée à la qualité d’Irlandais, s’accroît par la disparité de culte. Ce préjugé contre une nation estimable la poursuit jusque sur les rives américaines, où se sont réfugiés tant d’Irlandais, parmi lesquels il en est beaucoup dont le mérite doit exciter le regret de les avoir perdus.

(1). Ibid, pag. 137.

Pour justifier l’aversion nationale, on assure qu’en compulsant les écrous des prisons, les greffes des tribunaux, les procès-verbaux d’assises du jury, le nombre comparé de convicts irlandais et anglais présente, sur la moralité respective des deux peuples, des données qui sont toutes à l’avantage de l’Angleterre. Le fait énoncé par les accusateurs est contesté par les accusés, mais admettons qu’il soit vrai, nous aurons le droit d’en scruter les causes.

Il est des vertus qui ne fleurissent guère qu’à l’ombre de la liberté et de l’aisance; il est des vices inhérens, pour ainsi dire, à l’esclavage et à la misère des hommes qu’on a expropriés et asservis: a-t-on droit d’exiger d’eux ces vertus et de leur reprocher ces vices? A leur place que serions-nous? car elle est vraie en partie cette maxime d’un philosophe qui d’ailleurs a débité beaucoup d’erreurs: L’homme est le produit de son éducation et des circonstances. Si l’éducation est nulle, ou vicieuse; si la patrie, mère des uns, est marâtre des autres; si des constitutions protectrices et en même temps oppressives, répartissent les avantages avec une partialité qui fomente, d’une part l’orgueil, de l’autre l’envie et la haine, cet état de choses et accuse le Gouvernement: à ces causes si fécondes de dépravation dans diverses contrées de l’Europe, si l’on ajoute les jeux publics, les loteries et tant d’institutions immorales qu’on entoure de prétextes spécieux, mais dont l’unique but est d’arracher de l’argent, on sentira toute la justesse de cette observation: Que les Gouvernemens punissent souvent des crimes qu’ils ont fait naître.

Ainsi, quand une législation tortionnaire, au lieu d’ouvrir à tous les membres du corps social les routes de l’instruction, de la considération, de la fortune, en rend l’accès plus difficile à une classe de citoyens, et lorsque, repoussés des fonctions publiques, ils ne s’élèvent pas au même degré de culture que la caste privilégiée, qui faut-il inculper? Mais si leurs efforts triomphent des obstacles qu’on oppose au développement de leurs facultés intellectuelles et morales, qui faut-il préconiser? Alors n’est-on pas autorisé à croire qu’on les hait, parce qu’on leur a fait du mal, et qu’on persiste à leur faire du mal, parce qu’on les hait, c’est dans un cercle vicieux que s’agite une passion qu’on a très-bien caractérisée en disant que l’offenseur ne pardonne pas.

Toutes les raisons d’état qu’on allègue pour refuser l’émancipation politique de l’Irlande, viennent se briser contre les lois rigoureuses de la justice, qui frappent de nullité radicale la partie du serment du couronnement relative à cet objet. Une promesse contraire au droit naturel, ne peut être ni licite, ni valide; le gouvernement anglais paroît l’avoir reconnu lui-même, lorsqu’il a révoqué plusieurs de ces lois. Et dès-lors à quoi bon cette discussion prolongée sur les engagemens qu’impose le coronationoath? On sait d’ailleurs quel abus criminel on fait depuis long-temps en Europe des promesses les plus sacrées, qui semblent n’être que des mensonges légalement convenus. La plupart des traités de l’Europe moderne contiennent, pour première clause, qu’entre les parties contractantes il y aura paix et alliance perpétuelle, quoiqu’on ne puisse jusqu’ici un seul exemple de cette perpétuité; et, quant aux sermens, jugez-en par celui des trente-neuf articles de l’Eglise anglicane, sur le sens desquels on a tant disputé depuis un demi-siècle. Est-il un seul clergyman qui attache à tous ces articles l’acception et l’intention de eux qui, dans l’origine, les firent décréter?

La révocation de l’Edit de Nantes fut un acte également inique et impolitique. Les Protestans avoient autant de droit d’habiter paisiblement le sol qui les avait vu naître, que le despote qui les chassoit. Des cris d’indignation se firent entendre chez vous, contre Louis XIV; mais rappelez-vous que les articles de Limerik, en 1691, consacroient les droits des Catholiques d’Irlande, en prêtant le serment d’allégeance. La violation de ces articles est-elle moins odieuse que celle de l’Edit de Nantes?

Lorsqu’à Toulouse Calas eut été traîné à l’échafaud, dans toutes les contrées protestantes, on répandit avec profusion la gravure qui représentoit son supplice: pourquoi n’a-t-on pas fait des gravures représentant le supplice de tant de prêtres catholiques pendus jadis en Angleterre, uniquement pour avoir célébré la messe, et dont l’évêque Chaloner a publié l’histoire?

Quand, au sein de la Convention nationale, des prêtres catholiques des ministres protestans, abdiquèrent leurs fonctions et blasphémèrent contre la révélation, chez vous on en parla avec horreur; on imprima des sermons, et d’autres ouvrages, contre l’athéisme français: car sans doute pour alimenter des haines, si abusivement nommées religieuses, On supposoit que cette doctrine désolante étoit généralement professée en France. Mais ignore-t-on que vos lois invitent les prêtres catholiques à l’apostasie, en les alléchant par des pensions?

Lorsque la violence eut arraché de Rome le chef vénérable de l’Eglise Catholique, les chaires de l’Eglise Anglicane et celles des Dissenters retentirent d’applaudissemens. On fit une dépense d’érudition, pour prouver que le moment de la chute du papisme étoit arrivé et qu’enfin alloient s’accomplir les folles prédictions de Jurieu, qu’on s’empressa de réimprimer. Le dénouement les a-t-il vérifiées? Pie VII long-temps captif, précisément pour avoir refusé d’accéder à une coalition formée contre l’Angleterre, est sur le siége que lui et ses successeurs occuperont jusqu’à la consommation des siècles.

Cesseront-elles enfin ces déclamations dans lesquelles on suppose que nous attribuons au Pape l’infaillibilité personnelle, le pouvoir de déposer les chefs des états, de délier du serment de fidélité et de l’obligation de garder la foi aux hérétiques? Cent fois on a réfuté ces calomnies auxquelles ne croient pas sans doute, mais feignent de croire ceux qui les débitent. Elles sont repoussées avec horreur, par les désaveux du clergé catholique de la domination britannique.

Les rêveries d’ineptes scholastiques, les assertions de quelques théologiens adulateurs, j’ai presque dit blasphémateurs, les prétentions de quelques pontifes entraînés par les préjugés de leurs siècles ou par l’ambition, n’entrent pas dans notre symbole; non jamais elles ne furent l’objet de notre croyance, ces doctrines que l’évêque anglican Thomas Barlow avoit exhumées des fausses décrétales et d’autres écrits actuellement tombés dans les égouts de l’histoire. Et à quelle époque les imputoit-il aux Catholiques? c’est lorsque l’Eglise Gallicane dans ses jours de gloire, par l’organe de Bossuet, proclamoit les maximes qui constituent le droit primitif et inaliénable de toutes les Eglises, et qui furent défendues si victorieusement par celle d’Afrique. D’après cela, peut-on supposer de la droiture chez des hommes qui, n’étant pas Catholiques, s’obstinent à vouloir insérer dans notre profession dogmatique des erreurs que nous rejetons?

Parce que nous admettons la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, y a-t-il de la bonne foi à dire dans votre serment du test que la messe est une idolâtrie, et de nous assimiler à tout ce que le paganisme offre de plus hideux? Cette injure s’adresse non seulement à l’Eglise Latine, mais aux Russes, aux Grecs unis et non unis et à tous les Chrétiens Orientaux, qui professent comme nous le dogme de la présence réelle. Les Luthériens même, par leur doctrine de l’impanation, pourraient bien avoir quelque teinte d’idolâtrie, je parle des anciens Luthériens, car ceux d’aujourd’hui… Si Luther et Calvin revenoient au monde, ils seroient bien surpris en comparant leur croyance avec la croyance actuelle des sectes qui ont emprunté d’eux leur dénomination; et quant à ceux qui prêtent le serment du test, ils déclarent par là qu’ils rejettent un article de notre foi: mais pourroit-on nous dire ce que croient la plupart d’entre eux? Cette observation s’applique à toutes les sociétés protestantes, où chacun, interprète suprême de l’Ecriture Sainte, y trouve ce qui lui plaît.

Lira-t-on toujours sur votre colonne, appelée le Monument, que l’incendie de Londres, en 1666, est l’ouvrage des Catholiques, tandis que l’histoire atteste le contraire?

Votre liturgie, sous la date du 5 novembre, attribue à l’Eglise Catholique la conspiration des poudres, puisque le crime de quelques individus est appelé une trahison papiste; en mentant à la vérité, n’outrage-t-on pas l’auteur de toute vérité?

Maintefois on a tenté de persuader à la nation anglaise que sa constitution courroit des risques, si les Catholiques en partageoient tous les avantages. Mais ces Catholiques, dont la religion a civilisé vos ancêtres, ont-ils manifesté moins d’attachement que vous à la cause de la liberté? Eûtes-vous jamais des monarques qui aient montré plus d’amour pour cette liberté, et plus de respect pour la souveraineté nationale qu’Alfred le Grand et saint Edouard? Combien de fois ne vous a-t-on pas rappelé, que cette grande charte, exposée au British Museum à la vénération, est l’ouvrage de vos pères catholiques, des partisans de l’ancienne loi, l’ancienne religion, l’ancienne église, expressions employées au Parlement, même par des évêques anglicans, qui, par-là, taxoient leur église de nouveauté (1).

(1). V. The speeches of Doctor Dremgole. 8°. Dublin, et à la suite de cet ouvrage, la pièce intitulée: Vindication, etc., p. XXV. Il est à remarquer que des édits publiés en Hollande, au seizième siècle, par le prince d’Orange, de concert avec les nobles confédérés en parlant du culte catholique l’appellent également l’ancienne religion. V. Hist. abrégée de l’Eglise d’Utrecht, (par du Pac de Bellegarde,) 8°. 1765 pag. 27 et suiv.

A toutes les sessions où l’on a discuté sur l’émancipation des Irlandais, sont arrivées des pétitions contre leur demande. Je ne ferai pas aux signataires l’outrage de croire qu’elles ont été provoquées par une tactique usitée en France, où tant de pétitions, tant d’adresses, pour des mesures les plus désastreuses, ont été souscrites par des hommes, qui ont successivement adulé Roberspierre, Bonaparte, les Bourbons, et qui, pour de l’argent et des places, encenseroient simultanément saint Michel et Satan. Mais je remarque que ces pétitions, contre les Catholiques, étant peu nombreuses, elles n’expriment pas le voeu national, au-lieu que celles qui sont dirigées contre la traite des Noirs ont recueilli des millions de signatures. Il seroit vraiment curieux de savoir s’il est des hommes qui, par une contradiction plus qu’étrange, ont à la fois voté pour la liberté des Africains et l’esclavage des Catholiques, et à quelle classe de la société ils appartiennent. Il est affligeant qu’un homme aussi recommandable que Porteus, évêque de Londres, ait mérité ce reproche (1).

(1). V. Quarterly review, 1812, mars, pag. 42 et suiv.

Quand, chez, vous, on répète le cri injurieux et banal no popery, point de papisme, sous prétexte que l’Eglise établie est en péril, on peut croire qu’il y a, sinon suggestion, au moins connivence de la part du clergé, qui craint l’invasion de ses dîmes, de ses bénéfices; de la part surtout des titulaires d’évêchés, doyennés, prébendes, etc. et de ceux qui aspirent à leur succéder. Le clergé anglican, distingué par ses talens, a des titres incontestables à l’estime, mais peut-on ne pas remarquer avec douleur que la concessions des droits de cité aux Catholiques trouve beaucoup d’antagonistes dans ce clergé, et particulièrement sur le banc des évêques, sauf quelques exceptions? les noms honorables de Watson et de Bathursk (1), se présentent sous la plume. Un Français a droit de faire ces observations, quand il a constamment plaidé la cause civile de toutes les sectes qui, dans son pays, étoient condamnées à l’exhérédation politique.

(1). V. Watson, évêque de Landaf; Bathurst, évêque de Norwich

L’Eglise Anglicane est une de celles qui ont le plus d’affinité avec l’Eglise Catholique: c’est un fait bien développé par le duc de Sussex, dans un très-bon discours en faveur de l’émancipation (1). Mais quelque divisées que soient entre elles les sociétés protestantes, toutes se réunissent contre la tige dont elles sont des branches séparées. Il semble qu’elles aient pour dogme commun l’aversion contre cette Eglise Catholique, qui, traversant les siècles, élève sa tête majestueuse au milieu des sectes qu’elle voit successivement naître et s’écrouler autour d’elle.

(1). V. The new Annual register, de 1812, 8°. London 1813, British and foreign, etc., pag. 211 et suiv.

Si l’Eglise Anglicane court des dangers, c’est plutôt par les sociétés nouvelles qui, dans son sein, ont pris, de nos jours, un accroissement prodigieux, à tel point que lord Sydmouth, ministre et membre du conseil privé, craint que bientôt l’Angleterre ne soit réduite à n’avoir plus qu’un établissement nominal pour son église et un peuple sectaire (1).

(1). V.  Dromgole Vindication, p. XXIX et XXX.

Ces observations jettent de la lumière et peut-être amèneront-elles une décision, sur un point agité par vos publicistes, les avantages et les inconvéniens d’un établissement civil pour un culte quelconque. Des institutions de ce genre, pouvant être en faveur de l’erreur comme de la vérité, dans le premier cas, elles ne font que prêter au mensonge des appuis humains, dont la vérité n’a pas besoin: fille du ciel, elle triomphe par des moyens dignes de sa céleste origine. Que ses ministres, pénétrés de leurs devoirs, unissent toujours à la solidité de l’instruction, l’efficacité du bon exemple, qui est le premier des prédicateurs, ils feront des conquêtes réelles, tandis que l’Inquisition et les Dragonnades ne feront jamais que des hypocrites.

Ainsi, malgré tant d’efforts pour neutraliser ou du moins atténuer l’influence de l’Eglise Catholique, dans les possessions de la Grande-Bretagne; malgré ces instructions secrètes, envoyées de Carleton-House, le 22 octobre 1811, au gouverneur du bas Canada, où l’on recommande de substituer des ministres Protestans aux prêtres catholiques, dans les Missions Indiennes (1), si ces pasteurs catholiques se distinguent de plus en plus par l’étendue des lumières et la régularité des moeurs; s’ils rivalisent avec leurs frères protestans dans l’attachement à la cause de leur pays; si, comme chrétiens et comme citoyens, ils sont toujours les modèles des fidèles confiés à leurs soins; après avoir forcé l’estime publique, l’estime forcera à reconnoître la légitimité de leur réclamation, dans toute sa plénitude: peut-être n’est-elle pas très-éloignée l’époque où la plupart des Gouvernemens admettront en principe que les droits civils et politiques, n’étant pas inhérens à la croyance, tout ce que peut l’autorité civile, relativement aux cultes, c’est d’empêcher qu’on ne les trouble et qu’ils ne troublent. En partant de ce principe, on écarte l’interminable discussion qui a pour objet d’examiner si un acte de justice sera dégradé par des restrictions et si un gouvernement protestant exercera le veto sur la nomination des évêques catholiques

(1). Elles ont été imprimées dans le journal Religious repertory, in-12, Cork, juillet, 1814, et autres numéros.

Hors de l’Eglise point de salut. Cette maxime invariable est dans ces derniers temps plus qu’autre fois un sujet d’accusation contre nous; cependant les sociétés protestantes, dans l’origine, prétendoient chacune être aussi l’unique voie pour arriver au ciel. Calvin censuroit amèrement les réformés de Francfort sur le Mein qui faisoient baptiser leurs enfans chez les Luthériens; les Luthériens damnoient ceux d’entr’eux qui se faisoient Calvinistes (1). Toutes ces sectes, devenues latitudinaires depuis que le zèle a fait place à l’indifférence, sont irritées de ne pas obtenir de l’Eglise catholique une réciprocité de concession religieuse que, sur un point dogmatique, elles n’obtiendront jamais, parce que la vérité est une, et qu’il n’y a pas de route collatérale pour atteindre au même but. Je dirai donc à mon frère protestant: comme catholique, je te crois dans l’erreur, mon devoir est de te plaindre, de demander au Père des lumières qu’il t’éclaire et de te faire tout le bien qui est en mon pouvoir; comme citoyens, nos droits sont égaux, et si, quand il s’agit par exemple d’élire à des fonctions civiles, je préférois un catholique ignare et immoral à un protestant probe et instruit, cette partialité qui repouseroit le mérite et qui trahiroit les intérêts de la patrie, seroit un crime.

(1). Voyez la Vie de Beausobre père à la fin de ses Remarques critiques et philosophiques sur le Nouveau Testament, in-4. La Haye, 1742, t. II, p. 279 et suiv.

Ici s’adapte parfaitement l’hypothèse établie dans le chapitre précédent sur la manière dont voteroient les Blancs à l’égard des Noirs, si tous avoient l’épiderme africain. Au lieu d’une église protestante appuyée sur un établissement créé et maintenu par un gouvernement et un parlement de la même religion, supposons l’inverse; que penseraient MM. Duigenan, Musgrave et tous ceux qui aujourd’hui se montrent les antagonistes des Catholiques? Cette question équivaut, ce me semble, au syllogisme le plus pressant.

Beaucoup d’amis des Noirs dans les deux chambres se sont déclarés également amis des Catholiques, et comme exprimer un avis au Parlement, c’est parler à la nation et même à l’Europe, la publicité des débats les a signalés à l’estime publique. Il est dans le caractère anglais de procéder avec une maturité que nous appelons lenteur et qui contraste avec la précipitation française qu’on appelle, non sans raison, étourderie. Espérons qu’enfin la cause de la justice plaidée par l’éloquence, entraînera l’universalité des suffrages, et par un acte solennel réparera les iniquités accumulées pendant des siècles sur les Catholiques, sur les Dissenters, et même sur les Juifs; ces derniers ont été moins vexés, soit parce qu’étant peu nombreux, ils offroient pour ainsi dire moins de surface à la persécution, soit parce qu’ayant avec le protestantisme moins de dogmes communs que le catholicisme, ils ont échappé plus facilement à l’explosion de la haine qui se manifeste surtout contre une société religieuse dont on redoute la rivalité. Mais lorsqu’au milieu du siècle dernier, après leur avoir accordé, on leur ravit les droits de naturalité, cette privation aggrava le joug de leur humiliation. Puisse arriver enfin pour les enfans d’Israël comme pour les Catholiques, le jour désiré dont ils avoient entrevu l’aurore!

Je n’ai pas la prétention de m’immiscer dans les déterminations du gouvernement anglais; mais qui pourroit contester à un étranger la faculté d’établir un parallèle entre la conduite de ce gouvernement sur la traite des Noirs et celle qu’il tient à l’égard des Catholiques? L’identité de ma croyance avec la leur, fondée sur la conviction la plus intime, n’affoiblit aucunement la force de mes réclamations; fussent- ils Musulmans ou Idolâtres, en priant le ciel de désiller leurs yeux, j’invoquerois avec autant de ferveur la droiture d’une nation à laquelle les amis de la liberté ont voué leur estime, à laquelle, pour l’accueil flatteur que j’en ai reçu, j’ai voué personnellement de la reconnoissance. Il est si affreux de haïr et de persécuter, si doux d’aimer et de faire le bien, si nécessaire d’être juste! En appelant à la jouissance des droits de cité les portions d’elle-même qu’elle en avoit exclues, l’Angleterre accroîtra sa puissance et sa gloire; cette dette acquitée sera reçue comme un bienfait, et ne fera couler que des larmes de joie, tandis que l’incendie de Washington arrache des pleurs de désolation à toutes les âmes sensibles.

Je remarque (et n’est-ce pas trop tard?) que peut-être on contestera la justesse du titre de cet écrit. Epiloguer sur les accessoires pour faire diversion sur le principal, est une ruse polémique très-usitée; je puis néanmoins courir les chances d’une discussion grammaticale sur l’impropriété des termes.

Quoique dans nos temps modernes les Africains aient été spécialement l’objet du commerce infâme, appelé la traite, on ne peut restreindre l’acception de ce mot aux malheureux Noirs, puisque l’usage de voler, acheter et vendre les hommes, s’est exercé contre des individus d’autres couleurs. De nos jours, un Français, fonctionnaire public à Chandernagor, faisoit la chasse aux Bengalis et les vendoit. Il eût continué cet horrible trafic si le lord Cornwallis n’eût fait saisir les cargaisons. On a imprimé dernièrement que des Irlandais, réduits à la misère, ou débiteurs insolvables, sont de même transportés et vendus aux Etats-Unis (1). Les renseignemens, obtenus sur cet article, attestent que les faits sont exagérés, que d’ailleurs cette espèce de traite n’a plus lieu; et certes, l’Irlande a bien assez de ses autres maux.

(1). V. Réfutation d’un écrit, etc. pag. 48 et suiv.

L’art très-perfectionné d’asservir et de tourmenter les hommes, a des formes diversifiées à l’infini qui toutes peuvent se classer sous les dénominations de traite et d’esclavage. Peut-on appeler autrement la vente de ces régimens Hessois, dont les touchans adieux étoient répétés par les échos de l’Amérique?

Quand, pour verser tous les fléaux sur les rêves de l’Ebre, de l’Elbe et de la Vistule, des millions de Français, naguère arrivés à la puberté, étoient arrachés du sein de leurs familles éplorées; quand la fureur des conquêtes proposoit, et quand la lâcheté sanctionnoit ces conscriptions multipliées qui ont fait couler tant de sang et de larmes; quand, pour faire leur cour au monarque, des préfets levoient un double et même un triple contingent, c’étoit la traite sous un autre nom.

Les princes jouent les provinces, et les hommes sont les jetons qui payent: on attribue cette phrase à Frédéric, dit le grand, qu’un poète aimable et ingénieux a si bien désigné dans ce vers:

«On respecte un moulin, on vole une province (1)»

(1). M. Andrieux

Elle est de nos jours cette expression dépenser des hommes: elle ne pouvoit naître qu’au milieu du carnage.

Ces grands troupeaux qu’on appelle nations sont, pour la plupart, des objets de commerce. A peine la liberté trouve-t-elle quelques asiles dans des montagnes, des îles et des marais. Le despotisme étend sur le globe son sceptre de fer. En Europe, on lui a cependant imposé quelque pudeur; c’est un effet de la révolution française et du progrès des lumières qui ont fait pénétrer jusque dans les cours des idées saines; de là sont résultés, entre l’autorité et la soumission, quelques arrangemens qu’on pourroit appeler des abonnemens politiques, et qui présagent pour des peuples un état plus heureux ou moins désastreux. Déjà quelques-uns ont une représentation nationale; mais plusieurs, contraints d’étouffer des plaintes, qui seroient punies comme cris de rébellion, et n’entrevoyant de remède à leurs maux que dans l’excès même de ces maux, sont réduits à désirer que, momentanément, ils s’accroissent, et que l’arc soit plus tendu, pour qu’enfin il se rompe.

 De tous les apologues que nous ont laissés les fabulistes, la morale de celui par lequel débute le recueil de Phèdre, est, sans contredit, de l’application la plus constante et la plus générale; cette lutte interminable de la force contre la foiblesse, est un problême dont on demanderoit vainement la solution à la philosophie. Platon, Timée de Locres et Cicéron, y avoient entrevu le phénomène d’une dégradation primitive. Le christianisme a révélé le mot de l’énigme; il épouvante le crime et console la vertu, en montrant, par delà les bornes de la vie, un tribunal auquel comparoîtront les sacrificateurs comme les victimes; mais loin d’interdire aux hommes les efforts qui, pour eux, pour leurs concitoyens et l’espèce humaine en général, peuvent amener un meilleur ordre de choses, la religion leur en fait l’injonction formelle.

On ne peut se dissimuler qu’une défiance assez générale, une guerre sourde de existe, entre ceux qui obéissent et ceux qui commandent, quand ceux-ci ne veulent ne reconnoître pour eux-mêmes que des droits à exercer, et ne voir chez un peuple que des devoirs à remplir. Ils redoutent, ils repoussent les hommes dont les opinions n’ont pas de souplesse, dont le caractère n’est pas malléable, Fergusson (1) a très-bien observé que le despotisme est doué d’une sagacité profonde, pour découvrir et attirer ceux dont il peut faire des complices. Il y a des individus qu’il aime et qu’il n’estime pas; il en est qu’il estime et qu’il n’aime pas. Cette considération explique pourquoi certaines gens obtiennent, sous tous les régimes, une faveur que d’autres ne désirent et n’obtiennent sous aucun.

Lorsqu’après s’être long-temps débattu dans les angoisses un peuple est aux abois, que peut-il pour sa délivrance? Ira-t-il sur quelque mont Aventin attendre que, par la seule force d’inertie, il ait arraché à ses oppresseurs une transaction qui rende ses souffrances plus tolérables; ou, comme les Américains, saura-t-il dérouler la charte de la nature pour y tirer ses droits, et déployer l’étendard de l’indépendance, portant l’inscription: an appeal to heaven? Si le remède est mal appliqué, il ne fera qu’envénimer la plaie. La bonté d’une cause permet, sans doute, d’interjeter appel à la bonté divine; mais la mérite-t-on lorsqu’on a détourné le cours de ses faveurs par un athéisme pratique, et une dépravation qui infecte tous les rangs de la société? Dans la prospérité il est très-commun de méconnoître la main qui répand les bienfaits, ce n’est guère que dans les crises de malheur que les hommes, que les peuples élèvent leurs regards vers le ciel pour y trouver un consolateur. Preuve évidente, qu’ils sont mus plus communément par la crainte que par l’amour.

Quand on étudie la nature de l’homme, on entrevoit une distance énorme entre ce qu’il est et ce qu’il pourroit être. Quels progrès feroient l’agriculture, l’industrie, les sciences, l’éducation, si on leur consacroit seulement la dixième partie de ce coûtent des guerres ruineuses, une représentation fastueuse et un luxe dévorateur? En France il y a peut-être deux cents villes où, depuis quinze ans, des réceptions de princes, des décorations théâtrales, des arcs triomphaux et des fêtes ont coûté plus d’argent qu’il n’en eût fallu pour y fonder des écoles, nourrir les pauvres et approvisionner les hôpitaux. Ah! si les chefs des nations connoissoient la véritable gloire et leurs vrais intérêts, que d’efforts ils déploieroient pour élever les peuples à tout ce qui est grand, pur et sublime!

Le caractère européen a besoin d’une trempe nouvelle; en lui conservant toute la fougue de la bravoure militaire, une civilisation mal dirigée l’a dépouillé du courage civil: à ce malheur (et c’en est un grand,) on ne peut remédier qu’en reprenant pour ainsi dire la société dans ses élémens, en travaillant à rendre meilleures la génération naissante et celles qui vont atteindre la puberté. Le vice capital de l’éducation moderne, c’est de négliger le coeur en cultivant l’esprit, de faire beaucoup pour l’un et presque rien pour l’autre; alors les talens qui devroient seconder les bonnes moeurs, deviennent des armes contre elles. N’espérons pas d’ailleurs que jamais les moeurs puissent fleurir, si elles n’ont la religion pour appui. Ce bon Plutarque disoit avec raison qu’il seroit plus facile de bâtir une ville en l’air que d’établir une société sans culte.

A cette réforme salutaire pourroient contribuer puissamment les hommes qui cultivent leur raison et particulièrement les écrivains, si par une sainte confédération ils travailloient sans relâche à répandre des idées lumineuses, à inculquer des sentimens généreux. Quelques-uns se sont voués à l’ignoble métier de prêcher l’abjection au lieu de la soumission. Optimistes politiques, décidés à encenser quiconque a le sceptre de la puissance, ils embouchent la trompette de la louange, dès qu’à leurs yeux on fait briller de l’or et des rubans; mais il en est aussi qui, respectant la dignité de l’homme, abjurant les rivalités et les haines, sont dévorés du besoin d’être utiles, et sur lesquels reposent l’estime et la confiance publique.

Les poètes nous ont répété souvent qu’Astrée (la vertu) est remontée au ciel, et que la Vérité est redescendue au fond du puits. Cette fiction prend un caractère de réalité, quand on considère quel empire exercent le vice et l’erreur. L’énergie de la vertu et la défense de la vérité sont rarement impunies; celle-ci d’ailleurs est réputée en France marchandise de contre-bande jusqu’à ce qu’elle ait comparu à la douane de la pensée et obtenu son passeport à la censure dont le ciseau écourte et taille arbitrairement. Si elle mutile cet écrit, qui passera nécessairement sous ses yeux, du moins elle ne pourroit sans crime en accuser l’intention. Plus empressé de recevoir des conseils que d’en donner; invoquant des lumières, parce que j’ai des miennes une juste défiance, citoyen paisible, j’ai cru devoir, en présence de deux nations trop long-temps divisées, plaider la cause de l’humanité, et présenter le tribut de mes réflexions.

Sans la religion, les moeurs, la bonne foi, l’économie, un état n’aura jamais qu’une existence précaire. Ce sont là des vérités triviales; mais peut-on répéter trop souvent qu’il n’y a pas d’autres moyens pour resserrer les liens entre les gouvernans et les gouvernés, identifier leurs intérêts et fonder le bonheur sur une base inébranlable?

FIN.

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