Abolition de l’esclavage des Nègres dans les colonies françaises

L’abolition de l’esclavage est une question résolue en principe pour tout le monde.

Les Chambres, le gouvernement et le pays entier ont proclamé que les nègres doivent cesser d’être des choses, des meubles qu’ils doivent rentrer enfin, par l’indépendance, dans le sein de la grande famille. Le principe, disions-nous, est conquis, nul ne le conteste; les colons eux-mêmes ont cessé d’y faire résistance ouverte, et personne ne plaide plus pour la servitude qu’en protestant de son respect pour la liberté.

Mais si tout le monde est d’accord sur le fond, plusieurs se laissent effrayer par la gravité de la mesure. Afin d’échapper aux difficultés pratiques, inséparables de toute grande transformation sociale, on aime à se répéter que le sort des esclaves a été beaucoup amélioré, et qu’ils ne souffrent pas assez pour qu’on ne puisse attendre. C’est là une idée trop commune dans le monde pour qu’il n’importe pas d’abord de la combattre; c’est en montrant la grandeur, la réalité du mal, que l’on fera mieux sentir l’urgence d’un prompt et immédiat remède.

Et avant tout, quand même les esclaves ne souffriraient pas, ce serait une raison de plus pour redoubler d’efforts contre l’institution servile. Est-il, en effet, rien de plus criminel qu’un mode d’être dans lequel l’homme se dégrade à ce point qu’il arrive jusqu’à devenir insensible à son abaissement? Moins le nègre de nos colonies sentirait sa position, plus il devrait exciter notre pitié; moins il désirerait la délivrance, plus ce serait un impérieux devoir de le délivrer.

Mais il n’est que trop vrai, les esclaves ne souffrent pas seulement au moral, ils souffrent aussi au physique; ils souffrent dans leur chair comme dans leur coeur; malgré l’adoucissement des moeurs créoles, ils restent encore soumis à des cruautés effroyables. La doctrine sociale des planteurs est celle de l’antiquité; ils disent comme le droit romain: «Il n’est rien qui ne soit permis au maître contre les esclaves.» Le régime disciplinaire des ateliers des colonies est moins inhumain qu’il ne fut autrefois, mais il est encore inhumain par la raison fatale que l’humanité est incompatible avec l’esclavage.

Les faits parlent plus haut que les raisonnements; citons des faits:

Le 18 décembre 1845, les deux frères Octave et Charles de Jaham, habitants de Champ-Flore, près la ville de Fort-Royal (Martinique), comparaissaient en cour d’assises sous l’accusation, pour Octave Jaham, 1º d’avoir infligé à la femme Rosette, enceinte, des coups de fouet, la faisant tenir étendue par terre, les mains liées derrière le dos, le corps nu et exposé à l’ardeur du soleil, coups qui ont occasionné des lésions de l’épiderme avec effusion de sang, et d’avoir fait imprégner la blessure saignante de citron et de piment, puis d’avoir contraint Rosette d’aller en ville, malgré ses souffrances et malgré la distance d’une heure et demie de route; 2º d’avoir, quelques jours après, renouvelé le même châtiment, parce que Rosette n’était pas remontée assez tôt de la ville, où elle avait été envoyée; 3º d’avoir tenu aux fers Gustave malade, dans un parc à veaux, ouvert à tous les vents, lieu humide et destiné aux animaux, d’où il était retiré le jour pour aller au travail avec un carcan de fer; 4º d’avoir tenu, accouplés à une même chaîne, Gustave et Jean-Baptiste, le dernier âgé de douze ans, les contraignant par des coups, dont un autre esclave leur faisait menace, à travailler en chantant le mode de travail auquel ils se livraient, pour que les frères Jaham, de leur maison, fussent instruits de ce qu’ils faisaient. Ainsi, on leur faisait chanter dans leur langage: «Nous arrachons les herbes, nous sarclons, etc.» 5º d’avoir tenu Gustave aux fers, pendant la nuit, durant plusieurs semaines, et dans une position si gênante qu’il ne pouvait ni se coucher ni dormir; 6º d’avoir accablé de chaînes et de fers le petit Jean-Baptiste, âgé de douze ans; 7º d’avoir ainsi occasionné la mort, sans intention de la donner, de Jean-Baptiste et de Gustave; 8º d’avoir frappé et fait frapper Vincent, âgé de six ans, d’une manière excessive, et de lui avoir causé par ces mauvais traitements une maladie de plus de vingt jours!

L’accusation reprochait en particulier à Charles de Jaham d’avoir coupé un morceau de l’oreille du petit nègre Jean-Baptiste, et de l’avoir contraint à l’avaler avec un morceau d’igname imbibée du sang qui coulait de l’oreille mutilée…

Enfin l’accusation reprochait aux deux frères en commun d’avoir complétement négligé la nourriture et l’entretien de leurs esclaves, et d’avoir obligé Gustave et Jean-Baptiste d’avaler des excréments d’hommes et d’animaux mélangés…

La véracité de ces faits fut démontrée jusqu’à la derniére évidence par six jours de débats, et la Cour d’assises, composée de juges et d’assesseurs créoles, renvoya les frères Jaham ACQUITTÉS

Il n’y a ici aucun doute possible à avoir, le crime des coupables et le crime de l’acquittement ont été reconnus par le gouvernement. Dans la séance de la Chambre des députés du 15 mai 1846, M. Ternaux-Compans voulut s’armer de ce procès afin de montrer ce qu’est encore l’esclavage et quelles barbaries trouvent l’absolution auprès des créoles. M. le ministre de la marine et des colonies l’interrompit, en le suppliant «pour la dignité de la Chambre et du pays de ne pas entrer dans ces affreux détails.»

Rapportons un autre trait du régime des habitations; son authenticité est de même garantie par la publicité de débats judiciaires.

Conclusions du rapport du juge d’instruction:

 «Par ces motifs, nous pensons qu’il y a charges suffisantes.

 «En ce qui touche les sieurs Thoré, habitant sucrier au Robert (Martinique), et Nau, son géreur:

«1º D’avoir, fin de juillet 1843, amarré l’esclave Geneviève, âgée de soixante-dix ans, et Jean-Baptiste son fils, sur un mulet mort et de leur avoir ainsi infligé à l’un et à l’autre, devant tout l’atelier à genoux, un quatre-piquets (1), avec déchirure des chairs et effusion de sang, Geneviève ayant même eu une veine coupée;

(1). Dans le supplice encore légal du quatre-piquets, le patient est étendu à plat ventre, les bras et les jambes attachés à quatre piquets fixés en terre. – C’est l’appareil ordinaire du châtiment du fouet. Il arrive aussi que l’on fait simplement amarrer la victime sur une échelle, les bras et les jambes allongés.

 «2º D’avoir détenu pendant trois mois ces deux esclaves dans un réduit obscur du grenier de la maison principale, d’un mètre et demi de large sur trois mètres de long, le pied dans une jambière en fer, élevée à 14 centimètres du plancher, Jean-Baptiste contraint, pendant tout le cours de sa détention, et ensuite plusieurs mois encore, d’aller au travail de la culture, nonobstant une chaîne à la ceinture et des anneaux de fer aux pieds.

«En ce qui touche le géreur Nau, personnellement:

«3º D’avoir, fin de 1844, porté des coups de rigoise (1), avec le manche, sur la tête, et des coups de pied dans l’estomac à l’esclave Jean-Louis, affaibli par l’âge, les privations et les maladies, lequel, obligé d’aller à l’hôpital, est mort le 20 mars 1845;

(1). La rigoise est un gros nerf de boeuf.

 «4º D’avoir, vers la même époque, renversé à terre, à coups de bâton, Jean-Philippe, d’un âge déjà avancé et atteint alors d’une hernie, et donné des coups de pied dans le ventre à cet esclave, qui, obligé d’aller à l’hôpital, est mort le 10 juillet 1845;

 «5º D’avoir encore, dans le courant de 1845, renversé à coups de rigoise le nègre Maxime, jeune esclave alors malade, de l’avoir pilé, avec la pointe de son bâton, dans l’estomac, et d’avoir donné des coups de pied dans le ventre à cet homme, qui, obligé d’aller à l’hôpital, y est mort en septembre même année;

«6º D’avoir, contrairement à l’article 14 de l’édit de 1685, enterré les esclaves Germain, Jean-Louis, Maximin, Jean-Philippe, Mayotte et Maxime dans les halliers de l’habitation, nus, sans cercueil, sans aucun devoir religieux;

«7º D’avoir fait deux blessures à Cécile: l’une entre les deux yeux, en lui poussant sur le visage le canon d’un fusil, l’autre au-dessus de l’oeil gauche, en lui jetant une assiette à la tête (Cécile était attachée au service de la maison);

 «8º D’avoir fait travailler les esclaves de l’habitation dans tout le cours de 1843, 1844, 1845, et premiers mois de 1846, en dehors des heures prévues, pendant les veillées, et même les nuits, séquestrant même ces esclaves en masse, pendant les nuits, dans une chambre disciplinaire malsaine;

 «9º D’avoir, pendant trois mois, chargé de chaînes et anneaux de fer aux pieds, Élysée, Lucet, Hyacinthe, Céleste et Héloïse, âgées l’une et l’autre de plus de cinquante ans; ces quatre derniers accouplés deux à deux au moyen d’une chaîne longue seulement de 18 pouces, et contraints d’aller au travail ainsi chargés de chaînes;

 «10º D’avoir infligé un quatre-piquets à nu à Célestine, avec coupure des chairs, et de l’avoir mise à la barre disciplinaire (1) pendant 10 jours, à l’occasion de sa déposition devant le juge de paix.

(1). La barre est aussi un supplice légal. Le condamné a une jambe ou les deux jambes prises, à la hauteur de la cheville, dans des trous pratiqués au milieu d’une pièce de charpente, si bien que quand les deux jambes sont prises il est forcé de rester sur le dos.

 «11° D’avoir infligé un quatre-piquets sur l’échelle, à nu, avec déchirure de chairs, à Céleste, et de l’avoir détenue à la barre disciplinaire pendant deux semaines, à l’occasion de sa déposition au cabinet du juge d’instruction.»

A raison de ces faits, les sieurs Nau et Thoré furent simplement traduits en police correctionnelle. Déclarés tous deux coupables des délits de traitements illégaux, de sévices, violences et voies de fait exercés sur des esclaves, en dehors des limites du pouvoir disciplinaire, mais avec des circonstances atténuantes à l’égard de Thoré, ils ont été condamnés, par arrêt contradictoire du 15 octobre 1846, savoir: Nau, à un mois d’emprisonnement et à 101 fr. d’amende; Thoré, à 15 jours d’emprisonnement et à 100 fr. d’amende, et tous les deux solidairement aux frais du procès (1)!

(1). Histoire de l’Esclavage pendant les deux dernières années, par V. Schoelcher, 1847, pages 369 et suivantes.

On s’étonnera sans doute de voir renvoyer en police correctionnelle le jugement d’actes si criminels.

Nous laisserons expliquer ce scandale par la Chambre des députés. Le rapporteur des pétitions pour l’abolition immédiate de l’esclavage (1) a dit, dans la séance du 24 avril 1847:

(1). Ces pétitions, venues de Paris, Lyon, Grenoble, la Guadeloupe, Toulouse, Nancy, Versailles, Nîmes, Saint-Quentin, Montauban, Fontainebleau, Castres, Metz, Alby, Calmont, Gebel, Réalmont, Saint-Martin et Laflotte, Vabre et Brassac, Puylaurens, Mazères, Samatan, Uzès, Mens, Saverdun, Saint-Antonin, Strasbourg, Saint-Quentin, la Martinique, comptaient plus de 11,000 signatures, dans lesquelles on trouve celles de 3 évêques, de 19 vicaires généraux, de 858 curés, vicaires ou prêtres, de 86 présidents de consistoires et pasteurs de l’Eglise réformée, de 7 membres de l’Institut, de 151 conseillers électifs, de 213 magistrats et membres du barreau, de plus de 9,000 électeurs, négociants, propriétaires et ouvriers.

«Il n’appartenait pas à votre commission d’analyser les décisions judiciaires, mais elle soumettra une observation à la Chambre. Les cours d’assises sont formées de quatre juges et de trois assesseurs. Que se passe-t-il fréquemment aux colonies? Des crimes, dont le jugement est attribué par les lois aux cours d’assises, sont déférés à la cour jugeant correctionnellement. Quelle est la raison de ce fait si grave? C’est que le ministère public est obligé d’intervertir les juridictions pour éviter des acquittements presque certains. Devant les cours, il obtient peu de chose, trop souvent des condamnations à un minimum de peine pour un crime artificiellement transformé en délit; mais enfin il a chance d’obtenir une condamnation quelconque. Dans les cours d’assises, il faut cinq voix pour faire condamnation; il n’y a que quatre juges, et il y a trois assesseurs.

«Votre commission pense, et elle à la confiance d’être en cela d’accord avec le gouvernement, qu’il eût mieux valu ne pas altérer le principe des juridictions; le scandale même des acquittements provoquerait l’attention du gouvernement et des Chambres, et les mesures propres à assurer l’exécution des lois seraient prises sans hésitation.»

Voici encore un exemple terrible des excès monstrueux qu’engendre le pouvoir d’un maître sur ses esclaves, et de l’indulgence plus monstrueuse qu’ils trouvent chez les juges.

Cette affaire a occupé la cour d’assises de la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) depuis le 2 jusqu’au 7 mai 1847.

Arrêt de la chambre des mises en accusation.

«Attendu que de la procédure instruite contre Ed. Hurel résulte charge suffisante des faits suivants:

«Que le sieur Hurel, homme d’un caractère dur, et dont la violence paraît redoutée de ses esclaves en général, aurait fait appeler auprès de lui, dans la soirée du 13 novembre 1846, la nommée Euranie, mulâtresse âgée de dix-huit ans environ, surnommée Petite belle (1); que celle-ci ne se serait pas rendue à son appel; que le lendemain à huit heures lu matin, sur un ordre plus sérieux, Euranie s’étant présentée à son maître, Hurel lui reprocha la disparition de trois lapins perdus depuis plusieurs semaines, et que, sur sa réponse que ce n’était pas elle qui les avait pris, il se serait livré à un emportement inexplicable; que, passant des injures aux voies de fait, il aurait porté à Euranie deux soufflets, un coup de poing sur la face, deux coups de pied dans l’abdomen, et, au moment où elle essayait de se sauver en se glissant sur le ventre derrière la lapinière, il l’aurait atteinte d’un dernier coup de pied dans la hanche qui l’aurait renversée sur le dos;

(1). Il est inutile de dire pour quel motif un maître peut faire appeler le soir une jeune esclave surnommée Petite belle. Et, il faut le dire, l’esclavage en gendre naturellement une dépravation si grande et un despotisme si abject, que le maître éprouve rarement un refus.

«Attendu que ces faits seraient corroborés par la déposition du sieur Matignar, son économe, reçue par M. le juge de paix, portant que Hurel lui a dit avoir donné à cette fille quelques soufflets et coups de pied;

«Attendu que ces coups portés par le prévenu à sa jeune esclave Euranie, sans intention de lui donner la mort, l’auraient pourtant immédiatement occasionnée; que le procès-verbal des gendarmes, en date du 14 novembre, porte en effet que l’autopsie du cadavre fut faite en leur présence par les docteurs Suère, Débannes et Poyen, et qu’après avoir terminé leur opération, ces trois médecins leur ont déclaré qu’Euranie était morte par suite d’une rupture produite à la rate, ce qui a déterminé une hémorrhagie dans les intestins et amené la mort;

«Attendu que les réticences de quelques témoins qui, devant le juge d’instruction, ont modifié les déclarations par eux précédemment faites devant le juge de paix du canton, loin d’être capables d’affaiblir les charges contre Hurel, sont simplement de nature à faire présumer que des moyens d’intimidation et de séduction auraient été employés pour décider ces témoins à démentir leur premier dire;

«Attendu que les conclusions peu fermes du rapport d’expertise des docteurs Suère, Débannes et Poyen seraient au besoin faciles à déduire des circonstances mêmes constatées par les experts, et qu’elles sont d’ailleurs suffisamment fortifiées par le rapport postérieur des docteurs Lherminier, Granger et Arnous;

«Attendu que les faits ci-dessus établis constituent le crime prévu par les articles 9 et 10 de la loi du 18 juillet 1845, combinés avec l’article 309, paragraphe 2 du Code pénal, etc.»

Certes, il y a là une mort qu’il est impossible de nier, un crime atroce rendu plus odieux encore par son motif et ses circonstances.

Hurel a été condamné à six mois de prison et trois cents francs d’amende!

Et cet homme, qui tue une femme à coups de pied, n’est pas seulement l’un des plus riches habitants sucriers de la Guadeloupe; il est aussi membre du conseil colonial de l’île!

L’atmosphère de l’esclavage est si funeste que les fonctionnaires eux-mêmes, les agents de la loi et de l’administration ne subissent pas moins sa dépravante influence que les maîtres les plus élevés dans l’échelle sociale par leur position et leur éducation. Pour le prouver, nous nous bornerons encore ici à transcrire un arrêt de la chambre d’accusation de la Basse-Terre (Guadeloupe), du le 8 décembre 1846, à l’audience du tribunal de police correctionnelle de cette ville,

 «En ce qui touche Castès, avocat:

«Attendu qu’il résulte de l’instruction preuve suffisante que dans la journée du 14 mai 1846, le prévenu aurait autorisé verbalement et par sa présence sur les lieux le commissaire de police Boréa à faire administrer à son esclave Dédée un châtiment pour des outrages par elle adressés à un garde de police; que, par suite de cette autorisation et de l’ordre de Boréa, cette femme, que Castes savait être enceinte de cinq mois et dont l’état de grossesse était d’ailleurs assez apparent pour la mettre à l’abri de tout châtiment corporel, aurait été attachée par deux nègres de la chaîne de police, Gérôme et Balcam, à une échelle, son ventre portant sur les barreaux, et aurait reçu de ce dernier, sur le corps nu, un certain nombre de coups de rigoise; que, pendant tout le cours de cette fustigation, Dédée aurait crié que cela lui portait au coeur; qu’enfin elle aurait rendu du sang au point de faire craindre un avortement, avortement qui n’a pus eu lieu, grâce aux soins des médecins; – attendu que ce châtiment barbare et inhumain constitue évidemment des sévices en dehors des limites du pouvoir disciplinaire du maître prévus par l’art. 9 de la loi du 18 juillet 1845.

«En ce qui touche Boréa:

 «Attendu qu’il résulte de la même procédure que c’est Boréa qui aurait proposé à Gastes le châtiment infligé à Dédée; que ce serait par son ordre qu’elle aurait été attachée par les pieds et les mains à l’échelle où elle aurait reçu des coups de rigoise; que dès les premiers coups cette femme aurait demandé pardon à Boréa et lui aurait dit qu’elle était enceinte; que néanmoins, trouvant que Balcam ne donnait pas les coups avec assez de force, Boréa lui aurait arraché la rigoise des mains en le menaçant de le frapper lui-même; que Balcam n’aurait échappé aux coups de Boréa qu’en lui faisant observer que c’était la première fois qu’il fouettait; que Boréa, emporté par la colère, aurait de sa propre main administré plusieurs coups de rigoise à Dédée, et cela avec une telle violence que l’émotion éprouvée par cette femme jeta dans son économie une perturbation dont les effets furent immédiats; – attendu que les violences et voies de fait reprochées à Boréa acquièrent d’autant plus de gravité qu’ils auraient eu lieu de sa part sans motifs légitimes, dans l’exercice de ses fonctions de commissaire de police, et qu’en cette qualité il était précisément chargé par la loi de les réprimer; que dès lors et les constituent le délit prévu et réprimé par les art. 186-198 du Code pénal combinés avec l’art. 9 de la loi du 18 juillet 1845;

«Par ces motifs déclare qu’il y a lieu à suivre, etc.»

Me Quinel, défenseur de Castès, plaida que le châtiment infligé à Dédée n’était point illégal et qu’aucun texte de loi ne punissait le maître qui fouettait une femme enceinte.

Me Terrail, avocat de Boréa, le défendit avec une insolence ironique, qui alla jusqu’à invoquer les précédents de la cour. «Il y a un mois, dit-il en terminant, vous étiez appelés à prononcer sur un fait excessivement grave. Le sieur Lasalle, habitant, comparaissait ici sous l’accusation d’avoir séquestré le sieur Gustave, d’avoir attenté à la liberté d’un homme libre en le faisant mettre à la barre de son habitation! Vous l’avez acquitté. Je ne comprends donc pas qu’on puisse venir aujourd’hui vous demander une condamnation; c’est un acquittement, un acquittement honorable que vous prononcerez et que j’attends avec pleine confiance!»

La criminalité de l’accusé était établie sur des preuves irrécusables, comme M. de Mackau l’a dit lui-même en parlant de l’affaire Jaham, mais le tribunal était composé de possesseurs d’esclaves.

La qualité des juges dit le jugement. L’avocat Castès et le commissaire de police Boréa, qui fouette de sa propre main une femme enceinte, ont été HONORABLEMENT ACQUITTÉS, comme s’y attendait Me Terrail (1).

(1) Pages 156 et suivantes de l’Histoire de l’Esclavage pendant les deux dernières années, par V. Schoelcher, 1847.

Les crimes de l’esclavage que l’on vient de lire ont été commis à la Guadeloupe et à la Martinique; mais on ne doit pas croire qu’ils accusent plus particulièrement les colons de ces deux îles; ils n’accusent que la servitude. Elle a partout les mêmes effets. On en jugera par la nature des considérants d’un arrêt de non lieu prononcé à Cayenne en mai 1846.

Qu’on lise d’abord le réquisitoire du procureur-général.

«Vu la procédure instruite contre N…, âgé de trente ans, habitant propriétaire, ensemble le rapport de M. le juge d’instruction près le tribunal de première instance et l’avis motivé de M. le procureur du roi;

«Attendu en fait qu’un certificat du docteur A… constate que la négresse B…, appartenant à l’inculpé, a été frappée violemment par son maître, que cette femme avait les parties postérieures sillonnées de onze traces ecchymotiques, longues, étroites, résultant de l’application de coups de rigoise; qu’une trace semblable existait à la partie supérieure de la région sacrée antérieure;

«Attendu qu’au moment où B… a été frappée par son maître, elle était enceinte de six mois et demi à sept mois;

«Attendu que l’état de grossesse, surtout quand celle-ci est très avancée, exige du repos, des ménagements; que le vif intérêt qui s’attache à toute femme qui se trouve dans cette position prend sa source dans les lois de la nature et de l’humanité; qu’infliger une forte correction à une femme enceinte, à l’aide d’un corps dur, cinglant et contondant, c’est mettre ses jours en péril, ainsi que ceux de l’enfant qu’elle porte dans son sein; qu’une telle conduite révolte les sentiments de la nature et se rapproche de l’état de barbarie;

«Requérons qu’il plaise à Messieurs composant la chambre des mises en accusation, renvoyer devant la Cour royale, jugeant en matière correctionnelle, le prévenu N…, sous l’inculpation d’avoir exercé des traitements barbares et inhumains sur la personne de la négresse B…, délit prévu par l’art. 2 de l’édit de mars 1685, et Part, 9 de la loi du 18 juillet 1845.

«Au parquet de la Cour, Cayenne, 27 avril 1846.

ARRÊT,

«Vu les pièces de l’instruction suivie contre N… ci-dessus dénommé et qualifié;

«Attendu qu’en ordonnant des poursuites contre les châtiments barbares et inhumains infligés aux esclaves, l’édit de mars 1685 n’a ni prononcé une peine, ni défini ce qu’il fallait entendre par châtiments barbares et inhumains; d’où il suit que le législateur a voulu laisser toute latitude aux tribunaux pour apprécier les faits et les punir d’une peine proportionnée à leur gravité;

«Attendu que cette appréciation ne peut se faire d’une manière rationnelle qu’en prenant pour base ou les circonstances, et surtout les suites, les conséquences des sévices, ou l’illégalité des traitements;

«Attendu qu’en envisageant l’espèce sous le premier point de vue, il résulte de l’instruction que si N… a eu l’imprudence de sévir contre une femme enceinte, d’un autre côté, il a eu le soin de ne pas remettre au bras inintelligent d’un commandeur la tâche de réprimer la faute grave dont la nommée B… s’était rendue coupable, il a infligé lui-même le châtiment pour être sûr que la punition serait modérée, et qu’il résulte des certificats de l’expert médical que le petit nombre de coups donnés sur les parties postérieures n’a laissé aucune suite fâcheuse, et n’a pas mis un instant en danger la santé de celle qui les a reçus;

«Attendu, quant au second point de vue, que le châtiment était légal, et que, loin d’avoir dépassé les limites du pouvoir disciplinaire, il est resté en deçà de ces limites.

«Vu l’art. 229 du Code d’instruction criminelle, la Cour dit que les faits reprochés à N…, ne constituent ni crime ni délit; en conséquence, déclare qu’il n’y a lieu à suivre contre lui et le RENVOIE DE L’INCULPATION (1).»

(1). L’Abolitioniste français, 3e livraison de 1846, Bulletin de la Société française pour l’abolition de l’esclavage.

Le crime, la défense, l’acquittement ou la condamnation, on est embarrassé de savoir ce qu’il y a dans ces désolants procès de plus odieux. Mais cette douloureuse perplexité même ne dit-elle pas que l’on ne peut transiger plus longtemps avec la servitude, car pour un acte qui arrive à l’éclat de la justice, combien d’autres doivent se commettre impunément au milieu d’une société dans laquelle se produisent de pareils méfaits!

C’est une chose effectivement digne de fixer l’attention de la France, que l’incapacité de distinguer le bien du mal où le régime servile jette la plupart des propriétaires d’esclaves et leurs familiers. Ce fait significatif a été observé par les magistrats-inspecteurs; un rapport du procureur du roi de la Basse Terre le constate en ces termes: «Dans le quartier du Vieux-Fort, un seul habitant me fut signalé comme exerçant à l’égard de son atelier une discipline trop rigoureuse. Sur mes interpellations, il m’exhiba un énorme collier, avec une chaîne d’une dimension et d’un poids inadmissibles; il me montra aussi placé sous sa terrasse, dans la maçonnerie, un petit cachot carré où un négrillon ne pouvait tenir qu’assis. Je l’invitai formellement a détruire cet étouffoir. Cet habitant a avoué ses moyens disciplinaires avec une grande simplicité, et je demeurai frappé de cette pensée que, dans sa conduite, il y avait plus d’ignorance que de méchanceté (1).»

(1). Exécution de l’ordonnance du 5 janvier 1840. Publication du gouvernement.

Un procès jugé à la Martinique, le 22 mars 1847, vient confirmer cette remarque digne de la méditation des hommes sérieux.

C’est encore un lugubre drame, véritable pendant de l’affaire Jaham, que celui-là. On y trouve un nouvel exemple de la dégradation où tombe la société qui subit l’esclavage; on y voit une fois de plus que dans cette horrible atmosphère de la servitude, la conscience humaine s’atrophie au point que les uns ne sentent pas le mal qu’ils font, les autres le mal qu’ils endurent.

Le sieur Joseph Havre, géreur co-propriétaire de l’habitation la Montagne, quartier de la Grande-Anse (Martinique), avait comme raffineur en chef un nègre nommé Élie. Plusieurs fois le sucre manqua. Élie fut accusé de maléfice et mis aux fers pour un temps indéterminé. Entré en prison le 12 février 1843, il y est mort en août 1844, malade, privé de soins et de secours.

La chambre d’accusation a pensé, contrairement à l’opinion du juge instructeur, que cette mort était bien le résultat de la séquestration, mais qu’elle avait eu lieu sans intention de l’accusé.

Longtemps avant que le sieur Havre prît possession de la sucrerie la Montagne, un noir nommé Jean-Baptiste y remplissait les fonctions de commandeur. C’était un homme énergique, plein d’intelligence, dans lequel le précédent propriétaire avait une confiance illimitée. Une lutte sourde ne tarda pas à s’établir entre le sieur Havre, représenté comme faible, timide, irrésolu, et son esclave, accoutumé à commander.

Le maître reprocha un jour à Jean-Baptiste de ne pas remplir ses fonctions assez rigoureusement, c’est-à-dire de ne pas fouetter un de ses camarades assez fort, et il finit par lui faire donner à lui-même un quatre-piquets.

Jean-Baptiste, irrité, voulut se racheter; il en avait fait depuis six semaines la proposition à son maître, lorsqu’eut lieu l’arrestation d’Élie. J. Havre prétendit alors que le raffineur accusait Jean-Baptiste non seulement d’avoir gâté le sucre, mais aussi d’avoir empoisonné plusieurs nègres de l’habitation; sous ce prétexte, il mit également aux fers le commandeur, mais sans pour cela délivrer Élie. Entré en prison le 13 février 1843, Jean-Baptiste ne fut délivré par la justice qu’à la fin de septembre 1846. Il n’a pas succombé comme Élie, mais il a perdu en partie l’usage de ses jambes dans cette longue séquestration presque immobile.

Havre ne s’était pas contenté de le condamner à mourir ainsi; il s’était emparé de son pécule, montant à 1,382 fr. 40 cent.

Élie et Jean-Baptiste ne furent pas seuls soumis à ce supplice, dont les circonstances rappellent le procès Mahaudière, de la Guadeloupe. Une femme nommée Angèle vint les rejoindre à la barre, après avoir reçu 29 coups de fouet, vers la fin de 1843, et ne fut remise en liberté, comme Jean-Baptiste, qu’en septembre 1846; elle avait aussi perdu en partie l’usage de ses jambes. Elle était de même accusée d’empoisonnement, et, à en croire le maître, ce fut sur les dénonciations de Jean-Baptiste. Si bien que le sieur Havre enfermait côte à côte trois empoisonneurs qui se seraient vendus l’un l’autre!

C’est par une lettre anonyme que le parquet a été instruit de ces détentions non moins illégales que barbares. Il faut en conclure deux choses: la première que l’on craint toujours de se compromettre aux colonies en signalant à la justice un cime de maîtres; la seconde, que les patrons d’esclaves, chargés par la loi de les défendre contre les excès du pouvoir dominical, manquent à tous leurs devoirs. A qui persuadera-t-on que les magistrats-inspecteurs ne puissent rien savoir d’une détention aussi cruelle, aussi prolongée! Pauvres nègres! en quelles mains est leur sort!

C’est à raison des faits que nous venons d’exposer que le sieur Joseph Havre, habitant sucrier; comparaissait le 22 mars dernier devant la cour d’assises de Saint-Pierre.

L’accusé avoue la séquestration d’Élie, de Jean-Baptiste et d’Angèle, tous trois attachés à la barre, la prise du pécule de Jean-Baptiste et le châtiment infligé à ce commandeur parce qu’il n’administrait pas assez fort un quatre-piquets. Il explique et justifie tout par les soupçons d’empoisonnement qu’il avait.

Le président. – Accusé, les témoins seront entendus sur les circonstances dont vous arguez ici; mais rien ne saurait justifier la détention que vous avez infligée, de votre autorité privée, à ces esclaves. – R. Je croyais avoir ce droit.

D. Pourquoi n’avez-vous pas demandé secours aux lois et à la justice? – R. L’autorité locale était prévenue.

M. le procureur-général. – Cela ne suffisait pas; c’est l’administration qu’il fallait prévenir. J’ai d’ailleurs écouté votre interrogatoire avec attention, et je n’ai pas vu que vos soupçons d’empoisonnement reposassent sur un fait quelconque. Citez donc un fait qui explique et justifie vos soupçons contre les détenus.

L’accusé. – Ils passaient pour mauvais sujets.

M. le président. – Emprisonner sur un soupçon, mais c’est arrogamment se substituer à la justice humaine, peut-être même à la justice divine.

Les premiers témoins, MM. Fazeuille et Gonnet, chirurgiens de marine, qui ont soigné Jean-Baptiste et Angèle à l’hôpital où il fallut les mettre quand on les arracha de prison, déposent en faveur de l’accusé. M. Gonnet surtout montre une extrême passion. Jean-Baptiste, dit-il, n’a jamais été malade par suite de la détention; les plaies de ses jambes sont dues à la malpropreté, et il joue la comédie en se servant depuis quatre mois de béquilles pour marcher.

– Un ordre du gouvernement a défendu, l’année dernière d’employer les médecins civils pour vérifier l’état des esclaves victimes de sévices, parce qu’ils avaient donné trop d’exemples de honteuse partialité pour les maîtres. Malheureusement les chirurgiens de marine n’offrent pas plus de garantie que les autres, car ils n’ont pas moins d’intérêts dans l’esclavage; s’ils ne sont pas créoles, ils ont, comme MM. Fazeuille et Gonnet, épousé des femmes créoles ou acheté des habitations. –

Le docteur Girardon, parent de l’accusé, déclare que le sieur Havre a pu croire au poison, mais que lui, médecin, n’y croyait pas. Il a demandé Jean-Baptiste et Angèle pour les employer à sa propre usine: Havre n’a pas voulu accéder à cette demande.

Jean-Baptiste se présente à l’audience, appuyé d’une main sur une courte béquille et de l’autre sur un bâton. Il est grand et voûté sur la demande du président, qui l’engage à retrousser son pantalon, un gendarme vient l’aider, car il semble avoir une roideur dans les jarrets qui l’empêche de se baisser facilement; ses jambes sont d’un amincissement remarquable. Jean-Baptiste parle très vite et représente son maître comme un homme avide et sans pitié. Il mentionne plusieurs actes de cruauté et insiste sur la proposition de rachat faite par l’intermédiaire de l’abbé Jacquier. Il accuse positivement le sieur Havre de ne l’avoir arrêté qu’après plusieurs recherches infructueuses pour s’emparer de son argent. Il raconte sa première évasion. Après avoir retiré, avec des efforts inouïs, le seul pied qu’il eût à la barre (la peau du talon fut arrachée), il s’est rendu au parquet du procureur du roi de Saint-Pierre, M. Pujo, créole, qui lui a dit de s’adresser au maire de son quartier, M. Desabaye, parent de Havre, habitant comme Havre! Il explique son désespoir en présence de cette froide iniquité de l’homme de la loi. Il courut se cacher dans les bois, mais, trahi dans sa retraite, il fut repris.

Pendant les premiers temps, on conduisait au travail Élie et lui, enchaînés ensemble, et on les ramenait à la barre aux heures de repos et la nuit. Mais bientôt son compagnon expira. Il raconte les douleurs, les cris de souffrance d’Élie et les voies de fait du maître pour étouffer ces plaintes qui l’importunaient. Élie est mort, privé des soins de la médecine, sans secours, sans pouvoir même étancher une soif ardente qui le dévorait: le malheureux, a rendu l’âme en aspirant la cruche vide de la prison… Quand les victimes se plaignaient au maître d’avoir manqué mourir faute d’air, de nourriture et d’eau, Havre disait: «Ce n’est pas manquer mourir, c’est mourir qu’il faut!»

Le président interroge le témoin sur des menaces d’incendie qui lui sont attribuées. «Un homme qui va trouver le procureur du roi n’est ni un empoisonneur, ni un incendiaire, réplique Jean-Baptiste; c’est moi qui ai fait construire les cases à bagasses (1) et dirigé la plantation des cannes; comment aurais-je pu avoir la pensée d’y mettre le feu?»

(1). Résidu de la canne quand elle a été pressée au moulin. Il sert de combustible.

Le président (habitant sucrier comme l’accusé) a eu l’inhumanité de laisser Jean-Baptiste debout une heure durant; ce malheureux a été obligé de s’appuyer à la fin sur une table pour se soutenir, tandis que l’accusé reposait mollement étendu dans un fauteuil. – Le sieur Havre, en effet, s’est dit malade, et, pendant les six jours qu’a duré le procès, il a obtenu la faveur de rester assis dans un fauteuil au milieu du prétoire. –

Angèle confirme tout ce qu’a dit Jean-Baptiste; elle atteste le supplice du fouet à elle infligé malgré son sexe et son grand âge; elle dément les soupçons d’empoisonnement et dépose des menaces de mort proférées contre les trois prisonniers par J. Havre, ainsi que des voies de fait exercées contre eux pendant leur détention.

M. Clauset, beau-frère mineur de l’accusé, était en France lors de l’arrestation des trois prisonniers; à son retour il a appris leur séquestration, mais ne les a jamais vus, et n’a pas cru devoir intervenir, en sa qualité de copropriétaire.

M. le procureur-général. – C’étaient donc des empoisonneurs? – Ils passaient pour tels.

D. Mais sur quels faits reposait cette mauvaise réputation des détenus? – Je ne sais rien de précis à cet égard.

Alexis atteste, comme l’avait dit Jean-Baptiste, avoir reçu deux châtiments, dont un de quarante coups de fouet et être resté, après le premier, une heure environ exposé au soleil, ses plaies ayant été frottées de citron.

Plusieurs esclaves de l’habitation la Montagne déposent, d’une manière favorable à J. Havre et accusent Jean-Baptiste d’avoir abusé de ses droits de commandeur. M. le procureur-géneral ne manque jamais de demander à chaque témoin s’il ne connaît pas un fait propre à légitimer les soupçons d’empoisonnement sur lesquels se fonde Havre pour avoir séquestré Jean-Baptiste et Angèle. Tous, sans exception, répondent négativement.

Le maire de la Grande-Anse, M. Desabaye, oncle de l’accusé, a conseillé à son neveu de ne pas livrer à la justice ses esclaves soupçonnés, parce qu’il n’y avait pas de preuves, et de les tenir simplement en prison.

M. Hardi a donné le même conseil.

M. le procureur-général. – Vous n’aviez cependant que des présomptions des soupçons? – R. Eh! comment avoir des preuves réelles, évidentes en pareille matière. Je conseillai donc de continuer la détention; c’était, à mon avis, un moyen qui satisfaisait à tout. Avec lui on était dans la légalité et à l’abri de la mort. Si Havre est coupable, je le suis plus que lui, car c’est moi qui ai tout conseillé.

D. Vous avez dit que vous aviez ouvert un mulet. Pourquoi n’avez-vous pas conseillé l’analyse, puisque vous y avez reconnu des signes qui vous ont donné la conviction de l’empoisonnement? – R. Qu’est-ce qu’une analyse aurait prouvé de plus?

D. Mais l’analyse aurait constaté le fait, et aujourd’hui on aurait du moins la consolation de n’avoir pas sévi illégalement sur un simple soupçon. – R, L’autorité locale était prévenue.

D. C’est l’autorité judiciaire qu’il fallait prévenir. Pour l’honneur de cette colonie, il devrait toujours en être ainsi chaque fois que s’élève quelque part le soupçon du poison. – R. Je regrette de n’avoir pas donné ce conseil.

Après l’audition de quelques autres témoins sans importance, la parole est donnée à M,Devaulx, procureur-général, qui commence en ces termes:

«L’affaire qui m’appelle dans cette enceinte est grave par le fait et par la personne. C’est quelque chose d’étrange que de voir sur ce triste banc (l’accusé est dans un excellent fauteuil) un homme dont les antécédents sont purs, arrivé à l’âge ù les passions sont amorties et qui s’est fait estimer comme époux, père, ami. Ses qualités privées expliquent le rare dévoûment dont il a été l’objet depuis qu’il appartient à la justice. Mais il est de la nature des faits exceptionnels de produire des résultats exceptionnels. On peut être homme privé excellent et maître impitoyable. Voilà l’effet de la propriété de l’homme par l’homme, d’un pouvoir qui dépasse les limites de toutes les limites. Aussi voyons-nous l’accusé, odieusement barbare, accomplir lentement, de sang-froid, les faits qui lui sont reprochés, sans offrir trace d’aucun de ces mouvements généreux qui appartiennent au coeur humain.

«L’habitation la Montagne n’a pas toujours eu de mauvais jours; elle appartenait originairement à M. Clauset, homme faible, que l’instinct de la faiblesse avait conduit à s’attacher Élie, et surtout Jean-Baptiste, que sa femme lui avait porté en dot. Jean-Baptiste était son appui, il s’en faisait gloire, c’était un trésor qu’il aimait à montrer. Avec le concours de ce commandeur, l’habitation, de vivrière qu’elle était, fut érigée en sucrerie.

«Mais en 1850 une fille du sieur Clauset fut mariée à l’accusé Havre. Celui-ci, honorable dans la vie privée, n’avait pas les qualités nécessaires pour la plus délicate des propriétés, celle de l’homme par l’homme. Ce pouvoir de l’homme sur un autre homme était au-dessus du caractère du sieur Havre, comme les circonstances du procès ne le prouvent que trop. Il y eut lutte d’autorité entre Havre et Jean-Baptiste, répulsion de Havre pour Jean-Baptiste. Le fier et impérieux esclave souffrait impatiemment la domination d’un maître faible, irrésolu.

«Clauset se rangea du côté de Jean-Baptiste; Havre fut renvoyé.

 «A la mort de Clauset, en 1840, Havre rentra avec un titre plus sérieux, celui de co-propriétaire. Le sort de Jean-Baptiste devait changer.»

Le procureur-général soutient alors l’accusation dans toutes ses parties, il met en évidence la criminalité des faits, les traitements illégaux, inhumains, soufferts par les victimes. Élie mort au milieu de ces tortures, Jean-Baptiste et Angèle sortant de leur prison les jambes atrophiées, de telle sorte que le premier ne s’en guérira peut-être jamais. Et tout cela pour des soupçons!

 «Je ne puis donc que persister dans l’accusation, dit le procureur-général en terminant. Des faits se sont accomplis, il faut enfin un exemple. Les États ne se soutiennent que par la justice.»

Le défenseur, Me Thomas, a plaidé que les trois esclaves étaient bien des empoisonneurs, et que le maître avait usé modérément du droit de légitime défense en les enfermant pour les empêcher de nuire. La cour d’assises a été de cet avis, elle a acquitté J. Havre.

Jean-Baptiste a déployé dans ce procès des talents naturels supérieurs, et son attitude a été telle, sa capacité s’est manifestée d’une manière si incontestable, qu’elles ont arraché de la bouche de M le procureur-général une de ces fortes pensées qui doivent faire époque dans un pays à esclaves. «La fortune a d’étranges caprices, tantôt elle met le pouvoir en des mains débiles, tantôt elle jette en servitude des intelligences puissantes.»

Il est, du reste, peu des cruels épisodes de l’esclavage qui méritent plus que celui-ci de fixer l’attention. Aucun autre n’est autant l’expression des moeurs et de l’état de choses des colonies; on y voit l’action du droit dominical tel que les colons persistent à l’entendre, dans son jour le plus caractéristique, dans sa formule la plus complète; rarement le droit de vie et de mort sur leurs esclaves, qu’ils prétendent tenir de Dieu, ne s’est dressé d’une manière plus formidable, Le sieur Joseph Havre, d’après tous les témoignages, n’est pas naturellement cruel, et pourtant il a condamné deux hommes et une femme, de son autorité privée, sans hésitation, sans remords, à la prison perpétuelle, bien plus, on peut dire à la barre perpétuelle!

Il n’a que des soupçons, il reconnaît que la loi ne pourrait sévir; mais il croit à la culpabilité, il sévit lui-même. Vous êtes mes esclaves, je suis la justice, leur dit-il; vous mourrez là, les pieds pris dans un anneau de fer. Tel est son arrêt. L’une des trois victimes meurt en effet les pieds pris dans l’anneau de fer scellé au mur, et les deux autres restent cloués à la même place pour ne la quitter qu’à leur dernier souffle… Vous êtes mes esclaves, je suis la justice…

On vient d’entendre le procureur-général: «L’accusé est un homme doux. Mais il est de la nature des faits exceptionnels de produire des résultats exceptionnels; on peut être homme privé excellent et maître impitoyable

Faisons-le remarquer: beaucoup des coupables du pouvoir dominical qui arrivent devant les tribunaux sont des maîtres connus comme le sieur Havre pour la bienveillance de leurs moeurs! Et cela est moins extraordinaire qu’il ne paraît d’abord. Forts de leur conscience, persuadés qu’ils sont la justice, qu’ils agissent dans les bornes de leur pouvoir, ne punissant que quand ils croient à une grande faute, ils ne se cachent pas, et prêtent facilement de la sorte à la constatation du forfait. Mais que penser d’un état social où des hommes qui ne sont pas cruels par nature prennent eux-mêmes le fouet et frappent une femme enceinte jusqu’au sang. Ignoble violence sur laquelle la pudeur et l’humanité ensemble ont à pleurer! Si les bons peuvent en venir là, que l’on juge de ce qu’inventent les méchants. C’est à refuser d’y croire.

Et ce qui frappe davantage encore dans le triste tableau qu’offrent les colonies, c’est que tous les maîtres se rendent solidaires des abus, des violences, des plus coupables excès du régime disciplinaire. On a vu tout à l’heure le sieur Havre devenir «l’objet d’un rare dévouement du moment qu’il appartint a la justice.» Ce n’est point une exception. Le sieur Hurel, qui a tué Petite-Belle, étaient escorté, pour se rendre à la cour d’assises, du maire de la Pointe-à-Pitre et de celui du Moule, et l’on comptait tellement sur son acquittement que l’on avait préparé un grand dîner pour le célébrer. Pendant sept jours que dura le procès des frères Jaham, ils furent constamment accompagnés au tribunal par des colons qui les tenaient sous le bras. Le président de la cour d’assises, colon comme les accusés, ne réprima point ce scandale et interdit au juge instructeur de l’affaire de paraître à l’audience, dans la crainte que sa présence n’empêchât les témoins à charge de se rétracter. Le ministère public a signalé ces témoignages d’affection prodigués à deux meurtriers d’esclaves en disant: On a tort de s’intéresser par avance aux accusés, il faut attendre que la justice les réhabilite pour les considérer comme innocents.

Est-ce à dire que tous les maîtres soient capables de commettre les sévices qu’ils protégent si audacieusement? Non; mais, esclaves eux-mêmes de l’esclavage, ils sont en quelque sorte contraints d’absoudre les criminels. Ces attentats à l’humanité tenant à l’essence même de la servitude, ils ne peuvent les condamner sans condamner en même temps l’institution dans laquelle leur intérêt personnel est engagé.

Sans doute des actes d’une infâme cruauté s’accomplissent aussi en Europe, mais ils ne sont jamais commis que par des monstres de perversité: ils sont exceptionnels, le pays les réprouve, les déteste, les punit, et l’on ne saurait l’en rendre solidaire. Aux îles, au contraire, ce sont des hommes éclairés, jouissant quelquefois d’une réputation de bonté bien acquise, qui en arrivent, innocemment on pourrait presque dire, à ces barbaries avouées; ils sont excusés par leurs pairs et absous par leurs juges. Le crime alors cesse d’être individuel, il devient commun à la société qui lui est indulgente; il fait corps avec elle, et le législateur n’a d’autre moyen de le prévenir, de l’extirper, que de briser le système qui l’engendre.

L’esclavage, répétons-le, à cela de particulièrement funeste qu’il gâte le maître comme l’esclave, il les corrompt tous deux, et, en thèse générale, sauf une certaine exagération qu’il y a toujours dans les formules abstraites, on peut dire qu’il fait de l’un une bête brute et de l’autre une bête féroce. L’énergie de la contagion est telle que les femmes mêmes en sont atteintes et perdent la douce vertu de la pitié qui leur est naturelle. Les cris déchirants de l’esclave que l’on flagelle sous leur fenêtre, n’excitent plus en elles aucune émotion; elles assistent au supplice, et l’on en voit qui, dans l’intérieur de leur maison, infligent de leurs mains des châtiments corporels à de jeunes nègres, dont la douleur les trouve insensibles!

Il ne faudrait pas exagérer notre pensée, et croire que les esclaves vivent dans une torture sans relâche ni merci. Non, le sort de la majorité est, matériellement parlant, tolérable. Mais les crimes spécifiés dont ils sont victimes, les crimes propres à l’institution se reproduisent avec une effrayante constance, et se reproduiront tant qu’il y aura des esclaves, parce que l’esclavage étant un état de violence ne se peut maintenir que par la violence.

Au surplus, le noir le mieux traité a besoin d’être abruti pour ne pas souffrir; son bonheur grossier, indigne d’une créature humaine, il faut qu’il ne soit plus homme pour le sentir. On abuse moins du fouet envers lui que par le passé; mais cet ignoble instrument de supplice sert toujours à punir ses fautes. Il est soumis à l’arbitraire du maître, qui peut encore aujourd’hui, de sa seule autorité, le frapper et le jeter en prison. Son travail ne reçoit pas de salaire. La famille est impossible pour lui, car ses enfants appartiennent à son maître, qui en dispose à sa fantaisie. Nous n’exagérons pas. Dès qu’un esclave est âgé de quatorze ans le maître a le droit de l’arracher à ses parents pour le donner en cadeau comme un petit chien ou l’envoyer au marché comme le poulain de ses écuries. C’est la loi, et l’on en use. L’esclave, en effet, est assimilé au bétail; on le vend à l’amiable ou à la criée, ainsi que les bestiaux; le caprice, la faillite ou la mort de son possesseur changent toutes les conditions de son existence, sans qu’il puisse opposer la moindre résistance. Déclaré par un code infâme chose mobilière, il est exposé à tous les accidents d’une chose mobilière.

Ouvrez le premier journal venu de nos îles, et vous y trouverez des annonces semblables à celles-ci:

VENTES PAR AUTORITÉ DE JUSTICE

AU NOM DU ROI, LA LOI ET JUSTICE

                     On fait savoir a tous ceux qu’il appartiendra, que le dimanche 16 mai 1847, à l’issue de la messe paroissiale, du bourg du François, il sera procédé sur la place du marché dudit lieu à la vente, aux enchères publiques de

         Deux Vaches noires et d’un nègre nommé Michel, âge d’environ 50 ans.

         Le tout, provenant de saisie-exécution, sera payable au comptant.

DELOUCHE (1).

(1). Journal officiel de la Martinique, 12 mars 1847

A l’issue de la messe paroissiale! C’est en sortant de la table de communion que des chrétiens vont acheter leurs frères en Jésus-Christ

AU NOM DU ROI, LA LOI ET JUSTICE.

On fait savoir à tous ceux qu’il appartiendra que le dimanche 16 courant, à midi, sur la place du marché du bourg du François, il sera procédé à la vente, par encan,

d’une Négresse nommée Jeanne-Louise, âgée de 35 ans,

provenant de saisie-exécution, requête de M. le Trésorier général de la colonie.

La vente se fera au comptant.

L’huissier du domaine. P. FÉRAUD (1).

(1). Journal officiel de la Martinique du 15 mai 1847.

A la requête de M. le Trésorier de la colonie! Il y a bien cela. La France fait encore vendre chaque jour à son profit des hommes et des femmes à l’encan public!…

Et les colons parlent du bien-être des esclaves!

Bien-être des esclaves! N’insistons pas sur ces deux mots, stupéfaits de se trouver ensemble. Montrons plutôt que c’est pour toute âme généreuse un devoir plus impérieux que jamais de travailler à l’abolition de l’esclavage. Chacun s’en convaincra davantage en portant les yeux sur le mouvement de la reproduction humaine aux îles.

M. Moreau-Jonnès a établi, avec les chiffres officiels, avec les statistiques publiées par le ministère de la marine, que, dans la classe libre de nos colonies, blancs et affranchis, il y a, chaque année, un excédant de naissances sur les décès, montant en moyenne à 833 individus, tandis que, parmi les esclaves, il y a une perte de 1449 personnes. «En dix années, ajoute-t-il, l’accroissement de la population libre s’élèvera à plus de 8,000 individus, ce qui équivaudra au quatorzième de cette classe; au contraire, le décroissement des esclaves, par l’excès des décès sur les naissances, montera à 14,500 personnes, faisant un dix-huitième du nombre actuel de cette population (1).»

(1). Recherches statistiques sur l’esclavage colonial.

Or, si la population libre, qui est de 111,000 individus, augmente en dix années de 8,000, celle des esclaves, qui est de 260,000, augmenterait conséquemment, si elle n’était esclave, de 18,750, soit.                                                                                                 19,000 âmes.

Au lieu de cela, elle perd.                                                               14,500

                                                                                                       ——————-

C’est donc, malgré les améliorations récentes du sort des nègres, 33,500 âmes,

que l’esclavage ravit encore à l’existence, tous les dix ans, sur des terres françaises!

Ne faut-il pas abolir l’esclavage complétement, immédiatement?

Ne voit-on pas que les noirs sont et seront toujours malheureux, et que leur état ne comporte aucune modification sérieusement bienfaisante. On ne peut pas plus régler humainement la servitude que le crime même.

Tout moyen transitoire est rempli d’écueils, toute espérance d’initiation est une illusion. Il est impossible de comprendre les devoirs du citoyen dans l’esclavage, d’apprendre l’indépendance dans la dépendance. Vouloir enseigner l’usage de la liberté à un homme hors de la liberté, c’est poursuivre un fantôme. Les quarantaines d’affranchissement ne sont que du temps perdu.

Il y a plus de dix ans que l’on fait des lois, des ordonnances, des arrêtés, des règlements, avec le but avoué de préparer les esclaves: lois, ordonnances, arrêtés et règlements ne sont pas exécutés. Les actes législatifs des 18 et 19 juillet 1845 semblaient devoir apporter quelqu’adoucissement dans le régime disciplinaire des habitations. Les deux mémorables séances de la Chambre des députés, 24 et 26 avril 1847, ont démontré à tout le monde que les nègres sont aussi maltraités que jamais. Si bien que le gouvernement a dû, pour mieux assurer l’intérêt de la vindicte publique et de l’humanité méconnue, porter le 21 mai dernier une nouvelle loi aux Chambres. Elle est destinée à modifier la composition des cours d’assises qui ont à connaître des crimes de maîtres à esclaves, et réciproquement. L’exposé des motifs de ce projet de loi est grave et sévère. Rapportons-en deux paragraphes, ne fût-ce que pour dissiper tout atome de doute que l’énormité même des barbaries citées plus haut aurait pu laisser dans l’esprit de quelques lecteurs.

«… Nous ne voulons pas reproduire ici des faits déplorables, mais notre devoir nous commande de les reconnaître et d’en tenir compte; nous les avons scrupuleusement examinés, et nous sommes demeurés convaincus qu’une plus longue expérience du système de 1845 ne ferait que perpétuer le mal et aggraver le scandale.

«… Nous espérons, messieurs, que vous vous associerez au sentiment qui nous anime dans cette circonstance, et que vous voudrez bien soumettre ce projet de loi à une prompte délibération. L’intérêt des colons le conseille aussi bien que l’honneur de l’administration l’exige. Il y a des scandales moraux donc le renouvellement prolongé serait aussi périlleux que douloureux

Ce dernier palliatif n’aura pas plus d’effet utile que les autres. L’oligarchie des planteurs est toute-puissante, souveraine aux îles, elle gagne sans peine les fonctionnaires civils et judiciaires; et ceux-là mêmes qui ont charge d’appliquer les lois sont les premiers à les violer. Nous en pourrions fournir mille exemples, nous atteindrons mieux encore notre but, celui de convaincre le lecteur, en relatant les propres déclarations du gouvernement.

Dans le compte-rendu au roi de l’exécution des lois des 18 et 19 juillet 1845, publié au mois de mars 1847, le ministre de la marine dit avec sincérité: «L’ordonnance du 4 juin 1846, limite à quinze jours le droit conféré aux maîtres de détenir leurs esclaves; cette partie de l’ordonnance ne fait que reproduire des dispositions déjà consacrées par celle du 16 septembre 1841, mais celle-ci était restée à peu près sans exécution.»

L’ordonnance du 5 janvier 1840 fonde des écoles gratuites pour l’instruction des jeunes esclaves et prescrit aux maîtres d’y envoyer leurs petits nègres. – M, le ministre de la marine fait connaître qu’au 31 décembre 1845, il n’existait dans les écoles gratuites de nos quatre colonies que douze enfants esclaves (1).

(1). Compte-rendu au roi de l’emploi des fonds, etc.; mars 1846.

A propos des écoles, un mot d’un gouverneur précisera bien le cas que les plus hauts agents de la métropole, une fois qu’ils ont respiré l’air du pays, font des mesures qu’elle prend, afin de préparer l’émancipation. A peine les frères de Ploërmel, envoyés aux colonies pour s’occuper de l’instruction élémentaire, furent-ils installés à la Guadeloupe, qu’ils reçurent ordre des maires de ne pas admettre les esclaves! M. l’abbé Lamache alla se plaindre au gouverneur de cette interdiction; à quoi le gouverneur répondit: «Monsieur le curé, il suffit que les esclaves aient présentement le droit d’aller à l’école, le moment de les y laisser aller n’est pas encore venu (1).»

(1). Mémoire de M. l’abbé Lamache à M. ministre de la marine, in-4º.

M. l’abbé Lamache a dû quitter la colonie…

Il n’en peut être autrement; la plupart des fonctionnaires de nos colonies, civils et judiciaires, grands et petits, sont créoles ou possesseurs d’esclaves, soit par eux-mêmes, soit par leur mariage avec des femmes créoles; l’intérêt particulier étouffe le sentiment du devoir; ils ne peuvent être les organes de la justice, ils sont les complices des maîtres avec lesquels ils se trouvent liés d’affaires, d’affection, de famille, de rapports journaliers. Quant aux prêtres, ceux qui veulent accomplir leur mission évangélique sont écartés, comme troublant l’ordre public en inculquant aux nègres des idées dangereuses. En effet, enseigner l’Évangile à un esclave, n’est-ce pas lui enseigner qu’il n’a d’autre maître que le Dieu souverain du ciel et de la terre, et que sa captivité est une offense à la loi divine comme à la loi humaine?

Les mesures préparatoires, encore un coup, ne préparent rien; de quelque façon qu’on s’y prenne, il n’y a positivement aucun progrès possible dans l’esclavage pour la liberté, de même qu’il n’y a dans aucune combinaison imaginable du mal, un acheminement vers le bien.

L’expérience faite par la Grande-Bretagne en fournit d’irréfutables preuves.

L’Angleterre, après avoir aboli la traite en 1807, après avoir fermé la porte à toute introduction furtive d’Africains, établit en 1825 le protectorat des esclaves, sous les auspices duquel d’ardents missionnaires commencèrent à se répandre dans les Indes occidentales. En 1851, elle fit un nouveau Code noir où elle s’efforçait de donner aux esclaves des garanties compatibles avec le prétendu droit des maîtres. Tout fut inutile: bien que l’Angleterre sache avoir des agents et des gouverneurs qui obéissent à ses ordres, au lieu d’obéir aux passions créoles, la force des choses l’emporta sur tous les moyens employés, la servitude ne perdit rien de son horreur; la population esclave que la traite n’alimentait plus, continua à décroître d’année en année, comme il arrive dans nos colonies, et le nouveau Code n’eut d’autre avantage que de constater l’inévitable nécessité de l’émancipation. Enfin, la loi d’abolition fut rendue le 28 août 1855, mais le parlement croyant toujours au besoin d’une initiation préalable, soumit les affranchis à un apprentissage de six ans.

L’apprentissage est un faux noviciat; pas autre chose qu’un prolongement de l’esclavage; tous ceux qui l’ont vu fonctionner sont unanimes pour dire ses funestes résultats. Il excita tant et de tels désordres, la fermentation devint si grande, que les colons, craignant une explosion demandèrent eux-mêmes qu’on l’abrogeât, et le 1er août 1855, deux ans avant le terme convenu, on prononça tout à coup, pour sortir de l’enfer où l’on s’était jeté, l’abolition immédiate simultanée, entière, sans restriction.

Ainsi l’Angleterre, malgré l’habileté de son gouvernement, n’a pu apporter aucune modification efficace dans l’esclavage; elle a été forcée d’y renoncer complétement.

Nous sommes sûr d’avoir prouvé que la servitude, telle qu’elle est encore et sera toujours, est horrible; nous croyons avoir établi qu’aucun adoucissement à la servitude, aucune préparation à la liberté n’est possible. Il nous reste, au sujet de l’abolition immédiate, à dissiper des craintes que nous respectons, parce que nous les avons trouvées dans quelques généreux esprits, mais qui proviennent de notions mauvaises sur la race esclave.

Des hommes, en petit nombre, il est vrai, mais de bonne foi, croient les noirs hors d’état, dans leur situation intellectuelle présente, d’entrer dans la vie civile; on s’effraie, et l’on fait pour eux du jour de la grande libération le signal du retour à l’état sauvage.

On a tort de craindre.

Les nègres de nos colonies sont assurément inférieurs à eux-mêmes, au-dessous de ce qu’ils seront en devenant libres; l’esclavage a produit sur eux son effet ordinaire sur tous les hommes noirs ou blancs, il les a déprimés, mais ils n’en sont pas moins prêts pour la liberté, et la meilleure preuve c’est qu’ils la désirent, la demandent, la veulent, l’attendent, c’est que dans l’impatience de l’obtenir, ils affrontent tous les jours la mort pour aller la chercher aux îles anglaises.

L’expérience faite chez nos voisins garantit l’infaillible succès de l’avenir. L’Angleterre en définitive a donné l’affranchissement d’une manière brusque, ses huit cent mille esclaves des Antilles passèrent en un jour de la servitude à la liberté; ils étaient dans une condition morale et intellectuelle absolument semblable à celle des nôtres. Eh bien, la transition subite, la seule bonne, s’est opérée avec un calme admirable; il n’y eut pas une goutte de sang répandue, pas une goutte, et la moindre question politique trouble plus nos populations européennes que cette radicale transformation n’a troublé la population coloniale anglaise.

Les colons, forcés de se rendre à l’évidence, reconnaissent bien maintenant que les affranchis anglais n’ont pas déserté les centres habités pour aller au fond des bois végéter dans la barbarie, mais ils prétendent que l’incurable paresse naturelle au nègre n’en a pas moins amené la perte des possessions intertropicales de la Grande-Bretagne.

Pour répondre à cette assertion, il suffit de comparer les revenus des îles anglaises avant et après l’émancipation. Or, les statistiques officielles constatent que de 1851 à 1854, dernière période de l’esclavage, elles ont exporté.                                  900,237,180 kil. sucre,

et de 1858 à 1841, première période de la liberté complète. 666,375,077 kil.

Au milieu des joies exubérantes de l’indépendance, les affranchis firent donc déjà les deux tiers de ce qu’ils avaient fait sous le fouet du travail forcé! Les derniers documents, insérés dans une publication du ministère de la marine, Revue Coloniale, numéro de janvier 1847, ne sont pas moins satisfaisants. Il serait trop long de les mentionner dans cette brochure que nous voulons faire courte, nous nous contentons d’indiquer la source authentique. Ajoutons seulement, que l’on construit à l’heure qu’il est des chemins de fer dans toutes ces colonies ruinées par l’abolition et que la Jamaïque en a déjà livré un à la circulation.

On peut juger après cela, si l’affranchissement de nos deux cent cinquante mille esclaves aurait sur le commerce maritime de la France l’influence fâcheuse que les colons lui supposent.

Ne croyons pas à l’indolence naturelle que les maîtres présentent comme le trait fondamental de l’homme noir. Les colons condamnent les noirs au travail forcé, il est tout simple qu’ils les accusent de paresse native. C’est le premier hommage rendu à l’éternelle sainteté de la justice, que ceux-là mêmes qui la violent cherchent à s’excuser à leurs propres yeux. Les Anglais ne disent-ils pas exactement, identiquement des Irlandais ce que les colons disent des nègres?

 Il ne m’est guère arrivé, rapporte M. G. de Beaumont dans son remarquable livre sur l’Irlande, il ne m’est guère arrivé de parler à des Anglais de l’Irlande et de ses malheurs sans entendre presque aussitôt cette objection: «L’Irlande se plaint d’être pauvre; mais que voulez-vous? Le travail donne seul la richesse, et il y a dans l’indolence et la paresse naturelles de l’Irlandais un obstacle invincible au travail, et par conséquent à la fin de ses maux. Jamais on ne verra l’industrie prospérer en Irlande. On accuse l’Angleterre de tenir l’Irlande sous le joug: plainte insensée! Le caractère mobile de l’Irlandais s’oppose à ce qu’il ait jamais des institutions libres. Impropre à la liberté, pouvait-il rencontrer un sort plus heureux que de tomber sous l’empire d’une nation plus civilisée que lui, qui le fait participer à sa gloire et à sa grandeur? L’Irlandais soumis à l’Anglais subit la loi de sa nature: il est d’une race inférieure

Pourquoi faut-il que nous en soyons encore à démontrer les avantages de l’émancipation, à défendre la liberté contre les arguties de la servitude? La postérité dira-t-elle donc que la France, ce grand héraut de toutes les grandes idées, fut la dernière à prononcer l’abolition de l’esclavage? Notre gouvernement hésite encore et, de tous les points du globe, les nations civilisées, les rois absolus, les princes musulmans, rejettent avec dégoût ce legs honteux de la cruauté antique! L’Angleterre ne nous a pas seule donné l’exemple: le Bey de Tunis, Achmet-Pacha, a de même proscrit la servitude de ses possessions depuis un an. Le roi de Suède Oscar, d’accord avec l’assemblée du royaume, a prononcé, au mois de mai 1846, l’émancipation dans l’île de Saint-Barthélemy, la seule colonie que possède la Suède aux Antilles. Dans le courant de la même année, les états du Danemarck ont invité la couronne à leur présenter un projet de loi ayant pour objet la destruction complète de la servitude aux colonies danoises. Le sultan Abdul-Medjid a ouvert l’année 1847 en renonçant aux droits perçus sur la vente des esclaves, et en fermant le marché public de Constantinople, où l’on trafiquait de ces malheureux. Le 25 février 1847, l’assemblée générale de la Valachie, provoquée par l’hospodar, prince Bibesco, a émancipé tous les esclaves de l’État, du clergé et des établissements publics. Enfin, au mois de mars suivant, Méhémet-Aly a décrété qu’il n’y avait plus d’esclaves en Égypte.

N’est-ce pas une chose étrange! partout, chez les barbares mêmes, on abolit la servitude, et la France seule garde encore des esclaves!

La Chambre des députés, chaque fois que la question vient à la tribune, montre assez qu’elle est toute disposée à la résoudre au profit de l’humanité. Nul doute qu’elle ne serait plus vivement engagée dans cette voie si des manifestations nombreuses et réfléchies venaient l’y encourager.

Déjà les conseils généraux de la Seine, de la Drôme, de l’Allier, du Loiret, de l’Ariége, du Cher, de la Creuse, d’Eure-et-Loir, de Haute-Garonne, de l’Isère, du Nord, de Seine-et-Marne, de Saône-et-Loire, de la Vendée, etc., ont émis des voeux en faveur de l’abolition de l’esclavage. Bornons-nous à relater celui du conseil de la Seine, adopté le 15 novembre 1846, à la majorité de 34 voix sur 37 votants:

«Le Conseil, considérant que l’état d’esclavage prolongé dans les colonies françaises est plein de troubles et de dangers;

«Considérant que cet état est contraire à l’humanité, à la religion, à la justice, à l’intérêt des colons et à celui du pays en général;

«Considérant, dans un autre ordre d’idées, que l’émancipation et la liberté créeront de nouveaux besoins, auxquels il devra être satisfait au moyen des produits de nos manufactures, ainsi qu’il est arrivé dans les colonies anglaises, à l’époque et depuis l’époque de leur émancipation;

«Emet le voeu que le gouvernement propose une loi pour l’abolition prochaine et complète de l’esclavage dans les colonies françaises, mesure que réclament tout à la fois la religion, l’humanité, la justice et les intérêts véritables de l’État.

Que tous les conseils généraux de France imitent ce généreux exemple, et sans aucun doute le parlement cédera à la voix du pays criant miséricorde pour les pauvres esclaves.

Encore un mot. Ne l’oublions pas, tant que la métropole qui a le pouvoir de délivrer les nègres ne l’aura pas fait, chaque membre de la grande nation aura réellement une part de responsabilité dans les atrocités et les iniquités de la servitude; chacun de nous restera coupable de la barbarie du maître et des souffrances de l’esclave.

Août 1847.

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