de la Domesticité chez les Peuples

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DE LA DOMESTICITE CHEZ LES PEUPLES ANCIENS ET MODERNES.

CHAPITRE PREMIER-

Origine de la Domesticité. – Différence entre l’état des Esclaves chez les Anciens; – Des Serfs dans le moyen âge; –

Et des Domestiques dans les temps modernes.

L’ÉGALITÉ naturelle des hommes consiste en ce que chacun ait un droit égal à exercer sa liberté sous la seule condition de ne pas nuire à autrui, et de jouir sans trouble de la propriété légitimement acquise par un travail innocent qui n’a gêné celui de personne. Mais du respect indispensable pour la propriété sans lequel aucune société ne pourroit se former, résulte nécessairement pour les uns la richesse, et pour les autres la pauvreté, car celui qui avec plus de force, de talent, de lumières, de vertu, a été laborieux, heureux dans ses recherches, dans ses entreprises, ayant une propriété légitime plus considérable que celui qui manque de ces avantages, il ne reste aux moins favorisés de la nature ou des circonstances, pour participer à la richesse des premiers, que des conventions libres, afin de les aider, moyennant rétribution dans leur travail, et dès lors il y a maîtres et salariés ou serviteurs.

Le premier chasseur qui a élevé des veaux, des poulains, ou des agneaux, et qui est devenu pasteur, comme les patriarches, a trouvé d’autres chasseurs qui, dégoûtés des fatigues souvent inutiles de la chasse, et craignant la guerre avec lui, ou respectant son droit, se sont faits pâtres ou pastoureaux sous ses ordres, pour avoir part au troupeau et pour être avec moins de peines bien nourris et bien vêtus.

De ces notions, il résulte que l’égalité naturelle des hommes est l’ouvrage du Créateur; que l’inégalité politique et civile est le résultat inévitable des institutions sociales, car s’il est impossible que tout le monde commande, il l’est de même que tout le monde obéisse, excepté à la loi qui dans un état sagement constitué plane sur toutes les têtes, assure à chacun ses droits, impose à chacun ses devoirs. La loi, en prenant ce mot dans son acception la plus étendue, est cette force morale qui maîtrisant la force physique en dirige l’emploi, en réprime les abus. Quand cette force morale exerce pleinement son empire, elle garantit la liberté et la propriété des membres du corps politique; si au contraire la force physique fait taire la loi, ils sont asservis. Cet état de choses est voisin de la barbarie ou de l’anarchie.

La pauvreté et la foiblesse furent toujours subordonnées, la première à la fortune, la seconde à la puissance. Delà, comme on vient de le dire, des maîtres, des serviteurs, et l’esclavage dont le joug, en Europe, modifié dans le moyen âge, est allégé présentement sous le nom de domesticité. Mais l’esclavage est un fruit de la violence et de la guerre, c’est un abus de la victoire, au lieu que la domesticité est fille de la justice et de la liberté.

Théodoret, dans un de ses discours sur la providence, examine comment les diverses conditions contribuent à l’harmonie de la société, et il prouve que, dans cette inégalité, les biens et les maux sont compensés. Les soucis sont le partage de celui qui commande et ils n’atteignent pas le serviteur qui, s’il n’est pas maître de son corps, de son temps, est libre d’esprit (1).

(1). Voyez Théodoret, in-fol. Paris, 1642, t. 4, p. 392 et suiv. Discours sur la Providence.

    Le Code des Hébreux, qui parloit simultanément au sentiment et à la raison, qui étoit à-la-fois religieux et civil, est le premier qui, dans les siècles antiques, ait tracé les devoirs et assuré les droits respectifs.

Il étoit défendu de rendre à leurs maîtres les esclaves qui avoient fui (1). La loi présumoit que cette désertion avoit été occasionnée par de mauvais traitemens. Voler un homme et le vendre étoit un crime capital.(2) Si l’indigence l’avoit forcé à se vendre, il devoit être traité non comme esclave, mais comme mercenaire et cultivateur (3), ayant le droit de se racheter, et s’il n’avoit pu le faire, le jubilé septénaire étoit l’époque de sa liberté, à moins qu’il ne consentit à prolonger ses services auprès d’un maître qui avoir captivé son attachement. Le chapitre 34 de Jérémie est, à cet égard, un monument bien remarquable.

(1) Exode, 21, 3. Deuter, 23, 15

(2) Exode, 21-16.

(3) Lev., 25, 39-50

Par la bouche de son prophète, l’Eternel annonce au roi Sédécias et à son peuple qu’il va les livrer captifs  au roi de Babylone, parce qu’ils ont déshonoré son saint nom en prolongeant au-delà des sept ans la servitude de leurs frères. La loi recommande de ne pas refuser la liberté aux serviteurs fidèles (1), elle veut qu’ils soient chers au maître comme sa vie et qu’il les regarde comme ses amis (2); elle porte l’attention jusqu’à les appeler, comme membres de la famille, aux festins solennels qui avoient lieu à la suite des sacrifices. (3). Ils pouvoient d’ailleurs user librement des comestibles, dont la culture et la préparation leur étoient confiées (4); et comment refuseroit-elle ce droit aux esclaves, lorsqu’elle défend de lier la bouche au boeuf qui foule les gerbes sur l’aire (5)? On trouve même chez les Juifs une secte qui avoit donné plus d’extension aux idées de la liberté. Drusius assure, d’après Flavius Joseph, que les Esséniens s’étoient interdit la faculté d’avoir des esclaves (6), parce que cet état leur paroissoit un outrage à la nature.

(1) Eccles, 7, 25

(2) Ibid. 33. 3f

(3) Deuter. 12-17

(4) Job, 24, 10-11

(5) Duter. 25,4

(6) V. Flav. Joseph, Orig. liv 18 ch 2 et Drusius De tribus sectis Judeorum, liv. 4

Les dispositions des lois Hébraïques, dictées par la charité, présentent un contraste touchant avec la férocité des lois et des usages modernes concernant l’esclavage dans les colonies européennes. Aller en Afrique voler des hommes, et surtout des enfans, étoit un crime si commun qu’il a fourni à la langue anglaise le verbe kidnap et ses dérivés.

Les anciens mettoient aux esclaves (1) comme on met aux chiens, des colliers ou cercles de fer, sur lesquels étoient gravés les noms, profession et demeure du propriétaire, avec invitation de les ramener à leurs maîtres en cas de fuite. Dans le supplément aux Antiquités grecques et romaines de Poleni, on peut lire diverses inscription de ce genre. (2)

(1) V. Fabretti Inscriptionum antiquarum explicatio, in-fol. rom ¡. 1699, p.522

(2) Utriusque thesauri antiquatatum etc, nova supplementa ab J. Poleno, in-fol Venitiis, 1737, t-4 p. 1247

Des colons avoient enchéri sur les anciens en inventions, pour torturer leurs semblables: telle est, par exemple, l’énorme triangle de fer au cou des nègres pour les empêcher de fuir. Cependant la coutume de museler les esclaves, de leur cadenasser la bouche afin qu’ils ne puissent se désaltérer en suçant une canne à sucre, n’est qu’une imitation de l’antiquité, car Suidas et Polux nous apprennent qu’on leur mettoit au cou une machine, nommée pausicape, en forme de roue, qui les empêchoit de porter la main à la bouche et de manger de la farine (1), lorsqu’on les occupoit à tourner la meule. Gottlieb Fischer établit, par des preuves multipliées, que chez les Egyptiens, les Babyloniens, les Perses, les Arabes, les Grecs, les Romains, ce travail étoit ordinairement le partage des femmes esclaves (2). L’invention des moulins à eau fut pour elles l’époque d’une joie universelle, dont le poète Antipater se rendit l’interprète par une pièce arrivée jusqu’à nous: «Femmes occupées à moudre, ne fatiguez pas vos bras, dormez la longue matinée… Cérès a ordonné aux nymphes de remplacer l’ouvrage de vos mains, etc.»

(1). Pollux Onomasticon, liv 3 ch. 8 et liv. 7 ch. 14 et 20.

(2). V. Disputatio philogica de molis manualibus Veterum, in-4º. Gedani, 1728

Dans la composition de toute société, Aristote prétend qu’on doit trouver un homme, une femme et un esclave. Il érige en principe un usage universellement répandu dans l’antiquité. Chez divers peuples, le nombre des esclaves surpassoit de beaucoup celui des libres. Athènes qui n’avoit que vingt où trente mille citoyens, avoit quatre cent mille esclaves. Athénée en comptoit trois cent mille en Arcadie, et quatre cent soixante-dix mille dans la petite île d’Egine (1). A la bataille de Platée, où se trouvèrent beaucoup de Lacédémoniens, chacun d’eux avoit sept Ilotes (2).

(1). V. Athénée, in-fol., Lugduni, 1612. Deipnosoph., l. 4, c. 20.

(2). V. Hérodote, liv. 9, ch. 10.

De tous les peuples de la Grèce, les Athéniens paroissent être ceux qui les ont traités avec moins d’inhumanité. Les tribunaux les protégeoient contre la dureté des maîtres (1). Ceux-ci ne pouvaient pas les battre en temps de guerre, sinon l’affranchissement étoit prononcé à l’instant. Mais, à peu d’exceptions près, la législation de la Grèce sur cet objet étoit féroce. Le témoignage des esclaves n’étoit pas admis en justice. Si quelques inscriptions recueillies par Gruter donnent à leurs femmes le titre d’épouses (conjuges), Venuti, Vink, et d’autres auteurs, vous en montreront un bien plus grand nombre où elles sont seulement concubines (contubernales) (2). L’union des esclaves avec des femmes ingénues étoit réprouvée à tel point qu’en pareil cas la loi autorisoit le fils à tuer sa mère (3). Un parricide sanctionné par la loi, uniquement pour maintenir l’esclavage! on ne connoît pas ailleurs une pareille monstruosité, et cette réflexion s’applique à une autre loi qui prouve à quel point étoient dissolus des peuples dont on a préconisé les vertus. Certain genre de débauche, très-commun dans la Grèce, étoit interdit aux esclaves, non par respect pour les moeurs, puisqu’on autorisoit leur libertinage avec les femmes, mais parce que le crime qui outrage la nature étoit une espèce de privilége des hommes libres, et, il faut le dire avec horreur, de ceux qu’on citoit comme les régulateurs du goût et les modèles de la politesse. Ils n’y attachoient une flétrissure que quand la cupidité en avoit réglé pécuniairement le prix: hors de là, il étoit censé libéral, c’est l’épithète dont se sert, dans son discours contre Timarque, l’orateur Eschine, qui avoue son goût personnel pour cette infamie. Ces traits suffiroient pour apprécier la morale théorique et pratique de cette Grèce tant vantée. Solon étoit l’auteur de cette loi abominable (4). Deux mille cinq cents ans après Solon, un homme, qui se disoit et se croyoit philosophe, s’est constitué l’apologiste de ce vice hideux, en imprimant, dans l’Encyclopédie méthodique, que ceux qui s’y livroient n’en étoient pas moins estimables (5). Ainsi s’exprimoit Neigeon, qui professoit l’athéisme. Tant il est vrai que dans la liste des prétendus sages, anciens et modernes, il y a beaucoup à élaguer.

(1). V. Démosthène, Discours contre Midias.

(2). V. Monumenta Mathoeiana, par Venuti, p. 3, p. 3, p. 42. et Danielis Vink, Amoenitates philologico-medicae, in-12º, Trajecti ad Rhenum, p. 469.

(3). V. Philostrate, Vie des sophisles, l. 2, nº. 25.

(4). V. Plutarque, vie de Solon.

(5). V. article Académiciens par Neigeon.

Pline s’est trompé en attribuant aux Lacédémoniens l’invention de l’esclavage (1), mais de tous les maîtres, ils paroissent avoir été les plus atroces; d’après les lois de Licurgue, ils pouvoient tuer leurs esclaves. De temps en temps, ils faisoient un carnage d’Ilotes, lorsqu’ils en redoutoient la trop grande population. Tous les ans, on donnoit à chaque Ilote un certain nombre de coups, quoiqu’il n’eût commis aucun délit (2). Un décret du roi Agis leur ôtoit toute espérance d’obtenir leur liberté (3). Deux mille de ces malheureux à qui l’on avoit promis de les affranchir et qu’on avoit en conséquence promenés dans les rues de Sparte, la tête couronnée de fleurs, disparurent sans qu’on ait jamais su les moyens employés pour les détruire (4). Un autre fléau pour eux étoit l’assassinat clandestin, que certains auteurs ont appelé la crypsie (crnyie). Souvent de jeunes Spartiates, la nuit, en embuscade, guettoient les Ilotes, les égorgeoient de sang-froid, et, pour donner un caractère légal à ces massacres, les nouveaux Ephores déclaroient la guerre aux esclaves (5).

(1). V. Philostrate, vie d’Apollonius, l. 6, c. 10; et Plutarque, vie de Lycurgue.

(2). V. Atthenée, etc. liv. 14, p. 657.

(3). V. Strabon, Géogr. l. 8.

(4). Thucydide, l. 4.

(5). V. Plutarque, vie de Lycurgue.

Il n’entre pas dans mon plan de faire l’histoire de l’esclavage, histoire qui manque encore à la littérature, malgré la multitude, j’ai presque dit l’immensité d’écrits publiés sur cet objet. Cette considération me dispense de présenter la nomenclature très-étendue des esclaves distingués, soit d’après les fonctions qu’on leur attribuoit, on peut consulter les auteurs, surtout Potter (1) et Rhodigin (2), soit d’après les dénominations reçues dans les pays qu’ils habitoient.

(1). V. Archaeologie de Potter, liv. I, ch. 10

(2). V. Rhodigini variarum Lectionum l. 25, c. 18 et 19.

Runkenius, dans son édition du Lexique de Timée le sophiste (1) et M. Clavier dans son Histoire des premiers tems de la Grèce (2), ont jeté quelques notes à ce sujet; mais malgré les recherches des érudits, il reste encore beaucoup de doutes à lever et d’obscurités à éclaircir concernant:

(1). V. Timaei sophistae Lexicon vocum Platonicarum, par David Runkenius, edit. 2. Lugd.-Batav. 1789, p. 211 et suiv.

(2). Histoire des premiers tems de la Grèce, 2 vol. In-8º. Paris, 1809, t. 2, p. 315 etc.

Les Periocques, les Clarotes et les Mnoïtes de Crète;

Les Mariandiniens d’Héraclée de Pont;

Les Corynophores de Sycione;

Les Callicyres de Syracuse;

Les Penestes de Thessalie;

Les Thètes et les Pelates d’Athènes.

Les travaux, les lois, les usages et les moeurs modifioient le sort plus ou moins rigoureux de ces diverses classes, parmi lesquelles j’en cherche quelques-unes qui représentent la domesticité moderne; les seules qui s’en rapprochent, sont les Thètes qui à la vérité n’étoient pas des esclaves, mais des cliens, des prolétaires, des journaliers qu’on n’élevoit jamais à la haute magistrature; les Pelates ainsi que les Penestes se louoient de même à prix d’argent. Ces derniers étoient particulièrement voués à la culture des terres. Il sera question dans un autre ouvrage de ces tribus frappées d’injustes mépris.

La législation de Rome, non moins barbare que celle Sparte, donnoit au maître le droit de vie et mort sur les esclaves. Quant ils avoient subi la loi commune de la nature, il étoit défendu d’oindre leurs cadavres (1), ils n’avoient pas même droit à être inhumés, suivant divers auteurs. Quelques inscriptions tumulaires, citées par George Darnaud (2) suffisent-elles pour établir une opinion contraire? Ils n’étoient pas au rang des personnes, mais des choses (3)

(1) V. Meursii opera, in-fol Florentiae, 1741, t.2 p. 280 et 385.

(2) V. George Darnaud, Variarum conjeturarum libri duo 4º Leovardini, 1744, dans la pièce De Jure servorum, pag. 19.

(3) V. Histoire de la jurisprudence romaine, par Terrasson, in-fol. Paris, 1750,. pag. 134.

C’étoit une denrée commerciale sur laquelle le fisc levoit un impôt; il en percevoit un autre sur les affranchissemens (1). Le sénatus-consulte Silanien vouloit que tous les esclaves demeurant sous le même toit, ou à portée de la voix, fussent mis à mort s’il arrivoit qu’on eût assassiné le maître ou la maîtresse. On frémit en lisant dans Tacite, que Pedanius Secundus l’ayant été, on immola sans pitié ses quatre cents esclaves (2), dont aucun peut-être n’étoit coupable. La loi Aquilia qui les ravaloit sans détour au rang des animaux, infligeoit la même peine pour avoir tué l’esclave d’autrui ou sa bête de somme (3). L’historien Florus considère les esclaves comme une espèce secondaire. A la manière dont il s’énonce, on seroit même tenté de croire qu’il se reproche cette opinion comme trop indulgente (4). Il étoit digne de Juvenal de repousser les clameurs de la stupidité par ce cri de la nature: Quand il s’agit de condamner un homme, la précipitation est un crime. Insensés, l’esclave n’est-il pas un homme (5)? On eût dit que ces lois étoient dictées par des tigres, parmi lesquels cependant quelquefois on rencontra des hommes.

(1) V. Tite-Live, 1 8, c,16, et Burman De Vectigalibus Romanorum, p. 72 et ch 10.

(2) Annal, 1 14 c.42 et suiv.

(3) V. Caius L. II. Ad leg. aquil. I, I, V.I. de aequ Hoered 1.3, etc.

(4) Florus, 1.3. c.20

(5) Juvenal, Satire 6.

Aelien et Diogène Laerce assurent que les Arcadiens et les Thébains après avoir bâti une ville, envoyèrent supplier Platon d’être leur législateur; il s’informa s’ils consentiroient à une égale distribution des biens, et sur leur refus, à son tour il refusa de rédiger leur code (1); car il regrettoit, dit-on, cette égalité primitive qui n’admettront ni esclaves, ni richesses particulières. Quelques autres philosophes ont eu la même idée. Proscrire les richesses particulières, ce seroit condamner les hommes laborieux à devenir esclaves des paresseux, ce seroit mettre un obstacle invincible à tout progrès dans l’agriculture, et dévouer les nations à la famine, à la misère. Platon avoit modifiée ses opinions, quand ailleurs il recommande de vivre avec ses inférieurs comme avec des amis malheureux (2). Aristote s’éloigne des maximes de son maître, lorsqu’assimilant l’âne et l’esclave; il assigne pour partage au premier, la pâture, le fardeau et les coups, au second, le pain, le travail et la sévérité. Columelle veut qu’on use de bonté envers les esclaves, ensorte qu’ils redoutent l’autorité du maître sans avoir à craindre sa cruauté.

(1) V. AElien, 1,2 c. 42 Laerce 1,3, c,23

(2) V. son Traité des lois,!.5. et 1.6

Hièrocles donne à celui-ci pour règle de conduite, la manière dont il voudroit qu’on le traitât lui-même (1). Cette maxime se trouve textuellement dans une lettre où Sénèque, suivant son usage, prodiguant l’esprit, plaide avec force la cause du malheur, il ajoute: «Dieu se contente d’être aimé, que cela te suffise, ils sont esclaves, mais ils sont hommes, ils sont d’humbles amis…. L’estime ne doit pas se mesurer sur la nature des fonctions, mais sur les moeurs.» Après avoir rappelé qu’autrefois on les nommoit familiers, et le maître père de famille, il prescrit à celui-ci d’en admettre quelques-uns à sa table, ou parce qu’ils en sont dignes, ou pour les en rendre dignes. (2).

(1) V. Hierocles et Commentarius in aurea carmina de Providentia et Fato, In-8º Cantabrigiae, 1709

Pline l’ancien nous apprend que ses esclaves des champs buvoient le même vin que lui; et la tendresse de Ciceron pour Tyron son affranchi fait augurer favorablement de la douceur du maître.

Mais dès ce tems là comme aujourd’hui, la comédie ne montroit les esclaves sur le théâtre que sous des formes avilissantes. Une seule fois Térence en introduit un bon dans ses Adelphes, c’est Géta; et comme si le poète, quoique affranchi, vouloit expier le tort de le présenter à l’estime, il le flétrit en l’envoyant prêter l’oreille au trou d’une serrure pour entendre ce que dit son maître à un ami.

Un des plus fous scélérats qui aient torturé les peuples, Elagabale, pour tenir ses esclaves toujours occupés, ordonnoit à l’un de lui amasser des araignées, à l’autre de lui tuer, par exemple, onze mille mouches.

Caton le censeur vouloit que les siens travaillassent ou qu’ils dormissent, comme si le repos étoit nécessairement accompagné du sommeil. Il les avoit d’abord traités comme ses égaux; assis à la même table que lui, ils partageoient la même nourriture, mais il s’enrichit, et suivant l’usage, son coeur s’endurcit; craignant qu’ils ne fussent unis, il semoit entr’eux la division, dit Plutarque (1), ce qui prouve que cette tactique appartient à tous les genres de despotisme. L’un d’eux avoit-il commis un crime grave? il le faisoit mourir en présence des autres. Etoient-il usés par le travail? Il les exposoit en vente, sans égard pour leurs services. On sait qu’à Rome, communément les esclaves exténués par l’âge ou la maladie, étoient, les uns vendus à des tyrans plus cruels encore, qui épuisoient le peu de forces qui restoient à ces malheureux, les autres jetés dan les îles du Tibre, où ils périssoient de faim; ailleurs on les égorgeoit sur le tombeau de leur maître. Mais rien n’égale la barbarie de Vedius Pollion, citoyen romain, qui faisoit tuer des esclaves pour nourrir de leur chair les murènes de ses viviers (2). Jules Capitolin assure que le sang des esclaves ruisseloit dans la maison de Macrin, au point qu’elle ressembloit à une boucherie (3). Titus lui-même surnommé les délices du genre humain (car il y a tant de choses qu’on croit sur parole, et qui, à force d’être répétées, passent au rang des vérités!) Titus ayant fait prisonniers et réduit à l’esclavage les habitans de la Judée, les traita avec la férocité la plus révoltante. Dans les jeux et les spectacles qu’il donna à Césarée, une foule de captifs périrent, déchirés par les animaux, ou forcés de combattre les uns contre les autres. On en égorgea quinze cents dans la même ville, pour célébrer le jour de la naissance de Domitien son frère, et un grand nombre à Beryte, en l’honneur de Vespasien son père. Il paroît qu’il en fut de même dans les autres villes de la Syrie. Thomas Newton et Belbey Porteus, évêques anglicans, celui-là de Bristol, celui-ci de Londres, ont déjà retracé avec force (4) cette conduite barbare d’un prince auquel l’adulation contemporaine et la crédulité des siècles suivans ont décerné l’apothéose.

(1). V. Vie de Caton le Censeur. C’est un des morceaux les plus curieux de Plutarque.

(2). V. Pline. Hist. Natur., l. 9, c. 23, et Tertul. De Pallio, à la fin de l’ouvrage.

(3). In Vitâ Macrini, c. 13.

(4). V. The Works of the B. R. Th. Newton, etc., 3 vol. In-4º. London, 1782. T. I. Dissertation 20 on the Prophecies, p. 442, et l’ouvrage de Porteus Sur les heureux effets du Christianisme.

L’un de ses successeurs, coupable dans un autre genre, n’eut pas du moins le tort qu’on reproche à Titus. L’empereur Adrien ôta aux maîtres le droit de vie et de mort, attribua aux tribunaux la connoissance des crimes commis par les esclaves, et abolit les prisons particulières qui leur étoient destinées.

Divers auteurs et spécialement Popma, Pignorios et Potgiesser (1) ont de ces traits épars composé des tableaux où l’on voit que chez les Romains le sort des esclaves étoit une agonie prolongée au milieu des fatigues, des outrages et des tourmens; quelquefois on en livroit aux bêtes féroces, mais les maîtres n’avoient pas formé des meutes de chiens dévorateurs, invention infernale que l’on doit à des planteurs des Antilles, et dont un écrivain nommé Dallas ose prendre la défense (2). Ainsi ne désespérons pas de voir publier des ouvrages sur les vertus de Tibère et de Néron.

(1). V. Titi Popmae Phrisii De operis Servorum, in-12. Amstelodami, 1672. Lau. Pignorii De Servis, in-4. Lemgoviae, 1736, ouvrage rare et curieux.

(2). V. The History of the Maroons from their origin, etc., by Dallas. 2 v. in-8º. London, 1803, t. 2, Lettre 9, p. 4 et suiv.

Soit pour alléger le joug imposé aux malheureux, soit, comme l’observe Boxhorn, pour avertir les maîtres de l’instabilité des choses humaines (1), qui du faîte des grandeurs précipite souvent même les dominateurs du monde, Babylone, l’île de Crète, Athènes et Rome avoient, en faveur des esclaves, quelques fêtes tolérées plutôt qu’approuvées (2). C’étoient les seules époques de l’année qui leur rappelassent l’égalité primitive. Mais les Anthesteries d’Athènes, les Compitales, les Matronales, et surtout les: Saturnales, étoient moins des solennités que des orgies, et bientôt les esclaves reprenoient leurs chaînes, devenues plus pesantes, après le spectacle de la licence qui, sous le nom de liberté, leur avoit souri momentanément.

(1). V. Gronov. T. 5, p. 558.

(2). Macrobe saturnal passim. Goguet, Origine des lois, l. 6, c. 2, Ste-Croix, Des anciens Gouvernemens fédératifs, p. 379.

On objectera peut-être, que cependant à Rome des affranchis s’élevèrent à une haute considération; que, même des esclaves, furent admis au sénat; c’est Dion Cassius qui nous l’apprend (1). Ventidius Bassus, d’abord muletier, devint ensuite tribun du peuple, préteur, consul; vainquit les Parthes et obtint les honneurs du triomphe. Mais quelques faits très-rares ne comportent pas une induction générale. Adrien envoie souffleter un esclave, parce qu’il se promenoit avec des sénateurs (2). Pline le jeune se fâche sérieusement de ce que le sénat avoit élevé un esclave à la préture (3). Et pourquoi pas, s’il en étoit digne? Or, Pline ne dit pas qu’il fût dépourvu de mérite: la qualité d’esclave est le seul motif de sa colère.

(1). Dion Cassius, in-fol. Hamburgi, 1750, l. 40, p. 261, lib. 43, p. 360, etc.

(2). V. Spartien, c. 24.

(3). V. Pline, Epistol., l. I, c. 29.

Dans nos colonies modernes, on a vu quelquefois des esclaves avoir des esclaves; bizarrerie étrange qui constitue propriétaire du temps, du corps, des forces d’un individu celui qui est la propriété d’un autre: la même contradiction existoit chez les anciens. Ces mots, vicarius-servus, dans les ouvrages des poètes et des jurisconsultes romains, équivalent à ceux d’un vieux glossaire cité dans Brisson, servi servorum (1).

(1).          … esse sat est servum; jam nolo.

Vicarius esse.

MARTIAL.

Voilà donc des rangs entre les esclaves; mais à Rome on connoissoit encore une classe d’individus dans la dépendance, sans être dans l’état de servitude. De à s’établit la différence entre ce qu’on nommoit servus, ancilla, qui perdoient leur liberté, et famulus, famula, qui ne la perdoient pas (1), qui étoient même quelquefois des personnes de confiance. Telles étoient sans doute ces filles qui joignoient l’art d’écrire en notes à celui de l’écriture ordinaire. On lit dans Ammien Marcellin, ancilla notarum perita (2). C’est donc une erreur d’avoir imprimé récemment que la domesticité étoit absolument inconnue aux anciens (3).

(1). V. Leyseri opuscula jurisprudentiae civil, historia et ars diplomatica illustrantur, in-4º. Norimbergae, 1800, p. 115, et les Synonymes latins, par Gardin Dumenil, au mot Famulus.

(2). Ammien, Marcellin et les Élémens de la critique, par Murel, p. 243.

(3). V. Dans la Feuille villageoise de l’Aveyron, nº. 10, 15 octobre 1806, un Essai sur la domesticité en France, par Cabrière fils, p. 310. – Gori, Inscriptionum antiquarum in-fol., Florence, 1743, t. 3, p. 105 et suiv., montre la différence qui existoit entre servi et serva, servitores. Ces derniers, attachés aux bas emplois des temples, étoient libres ou affranchis.

Je n’examine pas, si, comme le prétendent divers auteurs, les peuples du Nord n’avoient que des esclaves pour le service domestique, et si les Grecs et les Romains n’eurent qu’assez tard des esclaves cultivateurs; il paroît qu’en général l’esclavage ancien étoit appliqué aux mêmes travaux que la domesticité chez les modernes, soit aux champs, soit à la maison. Les anciens esclaves chargés de toutes les affaires domestiques, étoient, suivant l’expression de Pignorius, des instrumens animés qui tenoient lieu aux maîtres de pieds, de mains, d’yeux et d’oreilles (1). Théophraste peint le caractère du méfiant par ces mots: «Lorsqu’il envoie un esclave au marché, pour acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui s’informe du prix (2).» Quant aux occupations des champs, jadis honorées par ceux qui avoient commandé les armées et gouverné la république romaine, elles furent ensuite abandonnées aux esclaves. L’agriculture y perdit, c’est une remarque faite par d’illustres écrivains géoponiques, Varron et Columelle, qui connoissoient bien la supériorité du travail exercé par des mains libres (3). Pline l’ancien exprime la même pensée par ces termes remarquables: Coli rura ab ergastulis pessimum est et quidquid fit à desperantibus (4). C’est le désespoir qui causa les guerres multipliées des esclaves en Sicile (5). Gratana voit dans l’esclavage une des causes principales qui amenèrent la chute de l’Empire romain (6). Après avoir avili les individus, on avilit la terre et l’industrie. La religion a tant fait pour honorer le travail, affranchir les hommes et les rappeler à leur dignité primitive! comment l’expression d’oeuvres serviles a-t-elle pu se conserver dans l’enseignement religieux, et jusque dans le catéchisme publié pour l’église gallicane, ouvrage peu exact d’ailleurs, sous d’autres rapports?

(1). Pignorius in proeludio de son Tarité De Servis.

(2). Theoph., c. 18.

(3). V. Varron, l. I, et Columelle, l. 2, nº. 4, p. 74.

(4). Plinii hist., l. 18, c. 6.

(5). V. Athénée, l. 6, et Diodore de Sicile, l. 36. Paul Orose, l. 5, c. 9.

(6). V. Beschouwingen van de huissetyke Slaverin by de Romainer, etc. par Gratana, in-8º. Leyden, 1806.

Le système féodal, établi dans toute l’Europe, remplaça l’esclavage par le servage de la glèbe qui attachoit les hommes au sol sur lequel ils étoient nés.

Depuis l’introduction de ce régime dans notre continent, on y trouvoit, sous de noms différens, des subordonnés qui, dans le midi de l’Europe surtout, étoient appelés mancipia, adscriptitii, servientes, lidi, ledi, litones, condomi, coloni, manentes, villani, d’où nous avons fait les mots colons, manans, villains, en modifiant leur acception primitive. Beaucoup d’auteurs les désignent sous la dénomination collective de serfs, quoique plusieurs ne le fussent pas. Leur condition les rapprochoit plus ou moins de la domesticité et leur sort s’amélioroit à mesure que le christianisme étendoit ses conquêtes. Les Frisons, pour la plupart, étoient encore idolâtres quand ils rédigèrent un code qui assimile les serfs aux bêtes de somme (1). Les Visigoths étoient chrétiens quand leur loi défendit d’outrager l’ouvrage de Dieu (ce sont ses termes), en mutilant des esclaves, en leur coupant le nez, les lèvres, les oreilles, et cela sous la peine de trois ans de punition, qui seroit décernée par l’évêque. Pendant ce temps, le coupable étoit d’ailleurs privé de la gestion de ses biens (2).

(1). V. Barbarorum leges antiquae cum notis et glossariis, par Canciani, de l’ordre des Servites, 4 vol. In-fol. Venetiis, 1781 – 9, t. 4 p. 9.

(2). Canciani, t. 4, p. 140.

La loi lombarde statue que si un serf épouse, une femme libre, les parens de celle-ci peuvent la vendre ou la tuer, et disposer de ce qu’elle posséde; s’ils négligent d’user de ce droit, les officiers royaux peuvent la mettre au nombre des femmes serves du roi (1). Il paroît que Rotharis adoucit cette rigueur, en condamnant seulement la femme à perdre la liberté.

(1). V. Muratori Antiquitates medii aevi, p. 864, et Canciani, t. I, p. 66.

Chez, les Lombards, une autre classe d’hommes nommes aldii ou aldiones, qui avoient ou pouvoient avoir des serfs, étoient tenus à certains travaux envers les seigneurs, lesquels prenoient à leur égard le titre de patrons, plutôt que celui de maîtres, parce que ces aldii, comme les fiscalins, comme les lites, n’étoient pas serfs. Muratori, et après lui Canciani qui, en publiant le recueil le plus étendu que nous ayons des lois des Barbares, l’a enrichi de savantes notes, placent les aldii, ou aldiones, entre les serfs et les affranchis (1). Mais son ouvrage même le réfute, car on sait que les peines étoient alors graduées sur deux échelles, la nature du délit et la qualité de la personne. Or, la loi lombarde porte que pour violence à une aldia, c’est-à-dire à une femme libre, on paiera quarante sous (solidos), et seulement vingt sous si c’est une liberta ou affranchie. Ainsi, aldia, et conséquemment les aldii, placés au-dessus des affranchis, étoient comme les arimanes dans un état qui tenoit du vasselage et de la domesticité.

(1). V. Muaratori Antiquitates medii aevi, p. 864, et Canciani, t. I, p. 66 et 80.

A Rome, la première classe étoit celle des ingénus. Ils n’étoient que la seconde chez les Saxons, divisés ainsi qu’il suit dans l’historien Nithard (1). Les edlingi ou nobles, les frilingi ou ingénus, et les lazzi ou serfs. Ces lazzi, sur lesquels disserte longuement Leyser (2), changèrent de dénominations lorsque les Slaves; ayant été vaincus par Henri-le-Lion, duc de Bavière et de Saxe, furent réduits à la servitude. L’ouvrage de Constantin Porphyrogenète sur le cérémonial de la cour bizantine (3), et les lois de Louis IV, roi de Germanie, recueillies dans Goldast (4), nous apprennent que des Vendes et des Slaves, conduits de la Bohême et de la Moravie en Autriche, y étoient vendus, puis transportés en Grèce, à Constantinople surtout, où ils étoient employés à des travaux pénibles. La dénomination de Slaves, alors substituée à celles de lazzi, de serfs, passa dans beaucoup de nos langues modernes: sklaw, slave, slaef esclave, esclavo escravo, schiavo, dans les langues allemande, anglaise, hollandaise, française, espagnole, portugaise, italienne, etc.

(1). V. Nithard, lib. 4.

(2). V. Leyseri opuscula quibus jurisprudentiae historia et ars diplomatica illustrantur. In-4º, Norimbergae, 1800, p. 121, 126.

(3). V. Constant, Prophyrogenete de Cerem aulae Bysant., p. I, c. 7, édit de Reiske, p. 211.

(4). V. Ludovici IV.ti regis German. Leges portoriae apud Goldast., t. I, p. 210. V. aussi Hulman, Hist. du commerce Bizantin, etc.

En Angleterre, au-dessous des paysans ou artisans libres nommés Ceorles, étoient les serfs divisés en personal-servants et predial-servants. Ceux-là n’avoient rien en propre: ce qu’ils gagnoient étoit pour le maître qui les nourrissoit; ceux-ci étoient marchandise, on pouvoit vendre leurs personnes, mais non leurs biens; car, quoique attachés à la glèbe, ils avoient le droit de posséder des terres (1). Ce qu’on lit dans Strutt sur cet article n’est pas d’une exacte conformité avec ce qu’en dit Mazeres. La différence entre leurs récits s’explique sans doute par celles des usages féodaux dans un même pays; les noms varioient réellement, car les predial-servants attachés à la glèbe sont désignés, dans Mazeres et Houard, sous le nom de villains regardants; mais les personal-servants, appelés villains in gross, beaucoup moins nombreux, étoient obligés de suivre partout le seigneur, qui à leur égard pouvoit se permettre tout; excepté les tuer, les mutiler, et prendre leurs femmes nommées villaines et niefs ou nièves, c’est-à-dire natives (2).

(1). V. A complete view of the Manners of England, by Strutt, in-4º London, 1776, t. 3, p. 17.

(2). V. A view of the ancient constitut., par Fr. Mazeres, dans le Recueil de la société des antiquaires de Londres, t. 2, p. 312 et suiv.; et Houard, Anciennes lois des Français, 2 vol. In-4º Rouen, 1776, t. I, p. 263.

Les lois du pays de Galles, rédigées sous le roi Hoël, et approuvées dans l’assemblée nationale, vers le milieu du 10e. siècle, contiennent sur ces objets des dispositions extrêmement bizarres. Les villains considérés comme marchandise qu’on peut donner ou vendre, sont tenus à beaucoup de redevances, celles entr’autres de nourrir neuf fois l’année les chevaux, les chiens et les faucons du Roi; mais les personnes des deux sexes, attachées au service personnel du Roi et de la Reine, sont traitées d’une manière favorable. Dans les cours modernes, les grands-officiers de la couronne sont à grande distance au-dessus des subalternes employés à la cuisine et à la buanderie. Cette distance est beaucoup moindre dans les règlemens de Hoël, qui embrassent les détails des droits et des devoirs, depuis le grand-veneur, le préfet du palais, jusqu’à la servante de la Reine, la blanchisseuse, etc. (1).

(1). V. Cyfreithjeu hywel, etc., seu Leges wallicae, etc., publiée par Wotton, in-fol. Londini, 1730, l. I, passim.

En France, les capitulaires déclarent que si un serf, frappé par son maître avec une pierre ou un bâton, meurt sur-le-champ, le maître subira une peine dont il est exempt quand la victime survit, quià pecunia ejus est (1). Grégoire de Tours nous apprend que Chilpéric, lors du mariage de sa fille avec un prince goth, envoya pour présent de noces en Espagne, beaucoup de serfs de ses terres, situées aux environs de Paris; et comme la plupart répugnoient à cette déportation, on jeta les uns dans les cachots, on accabla les autres de mauvais traitemens. Forcés de quitter parens, enfans, épouses, amis; arrachés aux objets de leur tendresse, beaucoup de ces malheureux se tuèrent de désespoir. Ce récit déchirant de Grégoire de Tours présente un tableau semblable à celui de la désolation (2) qui régnoit à la côte de Guinée, lorsque sur les vaisseaux négriers on embarquoit les cargaisons d’esclaves et que les marchands d’hommes étoient prêts à mettre à la voile.

(1). Canciani, t. 3, p. 263, et Capitular, l. 6, nº. II.

(2). Grégoire de Tours, l. 6, c. 45.

Godefroy (1) et le président Bouhier nous montrent, sous les deux premières races, des esclaves qui ne l’étoient qu’à demi et qui ressembloient aux gens de mainmorte (2): ce reste hideux de l’ancien servage s’étoit perpétué en Franche-Comté. Le chapitre de Saint-Claude avoit encore des serfs, dont Voltaire et Christin se constituèrent les défenseurs. On a inculpé les chanoines sans considérer que, compris eux-mêmes avec tout le clergé sous la dénomination identique de gens de mainmorte, mais dans une acception très-différente et n’étant qu’usufruitiers, ils n’avoient pas le droit d’abolir le servage sans l’intervention de l’autorité législative: on voit par le mémoire de l’avocat M. Mirbeck (3), que l’évêque, le chapitre et les curés de Saint-Claude, s’étant adressés au Roi pour obtenir cette abolition, n’eurent que le tort de n’avoir pas réclamé plus tôt. Un illustre évêque du voisinage, saint François de Salles, avoit montré l’exemple, lorsque, même avant d’être en possession du temporel de son église, il avoit déjà pris des mesures pour en affranchir tous les serfs.

(1). Godefroy, l. 5, t. 19.

(2). Bouhier, Coutume de Bourgogne, t. 2, p. 418 et 419.

(3). V. Mémoire pour l’affranchissement des Serfs de l’évêché de Saint-Claude, par M. Mirbeck, in-4º Paris, 1786.

Les monumens recueillis par Muratori (1) et Gori (2) prouvent que le servage affoibli dans les 11e, 12e et 13e siècles étoit presqu’entièrement aboli au 14e, dans plusieurs états chrétiens. Ils en exceptent entr’autres le Frioul, où, en 1393, des maîtres stipulent le partage des produits du travail des serfs, possédés par indivis. (3) Fontanini et Liruti de Villa Freda y trouvent des affranchissemens, jusque dans le 15e siècle (4).Ces serfs, connus sous le nom de servi de Masnada, c’est-à-dire, nés in mansis, à la maison, faisoient partie du domaine, étoient vendus avec le domaine. On leur laissoit quelques avantages; par exemple, des jours de travail à leur profit, ils étoient mieux traités que ceux qui, appliqués au service personnel du maître, vivoient habituellement sous ses yeux, et néanmoins l’état de ceux-ci changea plus rapidement. Dès la fin du 12e siècle, on ne voit plus guères, en France, d’esclaves attachés à la maison; mais des hommes libres qui, pour un temps limité, contractent des engagemens dont ils stipulent les conditions, au lieu que l’esclavage de la glèbe, adouci ou aboli dans diverses provinces, pesoit encore sur d’autres, jusque dans le 15e siècle; et puisqu’il faut citer Louis XI, ce sera pour remarquer qu’en 1461 il confirmoit l’affranchissement des habitans de Marcoin en Bassigny, tandis que la même année, il permettoit à ceux de St-André-les-Avignons d’acheter, de tenir et vendre des esclaves des deux sexes (esclavos et esclavas), ainsi qu’il est d’usage, dit-il, à Narbonne et autres lieux de France. L’année suivante, il rend une ordonnance pareille, en faveur des habitans du Roussillon et de la Cerdagne (5).

(1). V. Antiquitates Italiae medii aevi, in-fol. Mediol., 1738, t. I, Dissert. 14.

(2). V. Symbole litterariae opuscula varia, par Gori, in-8º, 1752, Romae, t. 4, p. 232.

(3). Ibid. Disseratatio de Fontanini Delle Masnade. t. 9.

(4). Ibid. Dissertation de Liruti De servi medii aevi, in-Foro. Julii, t.4.

(5). V. Ordonnances du Louvre, t. 15, par M. Pastoret, p. 88, 225 et 642.

Heureusement pour les peuples de divers pays, les Rois s’étoient trouvés intéressés à humilier les grands vassaux qui, du haut de leurs tourelles environnées de fossés et de ponts-levis, se faisoient redouter quelquefois de l’autorité gouvernante. Au temps des croisades, beaucoup d’affranchissemens avoient été accordés à prix d’argent, dont on avoit besoin, c’est la remarque de Bellinelli (1): quelques autres furent l’ouvrage de la nécessité et des circonstances.

(1). Del risorgimiento d’Italia negli studi, 2 vol. in-8º. Bassano, 1775.

C’est à la religion chrétienne qu’est due spécialement la gloire d’avoir consolé l’espèce humaine et amené un ordre de choses plus conforme à la liberté, à la justice. Les trois célèbres édits de Constantin en faveur des affranchissemens, furent dictés par des motifs religieux. Justinien et Théodose marchèrent sur les mêmes traces (1).

(1). Justinianum manumissionum defendit Schactes, in-4º. 1735.

Un fait trop peu développé par les historiens, c’est que les maximes libérales de l’Evangile furent une des causes des persécutions par lesquelles on tenta de submerger dans des flots de sang, une doctrine qui réclame partout en faveur de l’indigent et du foible, qui censure sans ménagement les oppresseurs: cette morale philantropique épouvantoit le despotisme.

Tandis que le christianisme s’efforçoit de rompre les chaînes, la cupidité en rassembloit les anneaux pour en former de nouvelles. Dans le moyen âge, des marchands Vénitiens, Amalfiotes et Génois, achetoient des esclaves sur les côtes nord-ouest de la Mer Noire, soit pour les transporter en Egypte (1) soit pour les livrer aux Sarrazins d’Espagne et de Sicile (2). Ils vendoient même leurs compatriotes aux Juifs, qui les revendoient aux Sarrasins d’Afrique; et nos pères, dit Papon, alloient gémir dans les fers, chez un peuple qui fournit aujourd’hui des esclaves à l’univers (3). L’Europe s’indigne des pirateries des Barbaresques, tandis que, dans cette même Afrique, elle a exercé jusqu’à nos jours un brigandage bien plus horrible.

(1). V. Chacondyle édition de Paris, p. 72. Hallman, Histoire du commerce bizantin; And. Dandoli, Chronica circa annum 880, apud Muratori, t. 12, p. 185.

(2). Marini, Istoria politica den comm. Venez., 1789. Venezia, p. 206 et suiv.

(3). Histoire de Provence, t. 2, p. 213.

Bodin, dans sa République, observe que les affranchissemens commencèrent, en Europe, par-delà les Pyrénées. Pourquoi le pays qui avoit donné un si bel exemple a-t-il démenti le premier cette conduite, par l’introduction de la traite des Nègres?

La religion travailloit sans relâche en faveur de la liberté, par les exhortations des pontifes et les décisions des conciles. Celui d’Orange, en 442, (canon 7), avoit frappé d’excommunication quiconque tenteroit de ramener sous les joug les affranchis. Un concile de Westminster, présidé par saint Anselme de Cantorbery, défend de vendre les hommes. Saint Jean l’aumônier (1), saint Bonnet, évêque de Clermont (2), saint Germain, de Paris, (3) saint Vulstan, évêque de Worcester, (4) saint Anschaire, archevêque de Hambourg (5), sainte Olympiade, sainte Bathilde, emploient leurs talens, leurs richesses, à hâter les affranchissemens et achetèrent même des esclaves pour leur donner la liberté.

(1). V. Bollandus, t. 2, p. 213.

(2). Ibid. 20 mai, p. 779. V. Papon, Hist. de Provence, t. 2, p. 121.

(3). Dans l’Anglia sacra de Wharton, t. 2, p. 244.

(4). Dans les Bollandistes, la Vie de St. Wulstan, par Guillaume de Malmesbury.

(5). V. Bolland, 3 février, p. 433, et Vermichte beytrage zur Kirchengeschichte, par M. Munter, p. 290.

Honneur au pape Alexandre III, qui écrit à Lupus, roi de Valence: La nature n’a pas créé d’esclaves, tous les hommes ont le même droit à la liberté (1). Un historien, qu’assurément on n’accusera pas d’être partial en faveur des papes, se répand en éloges sur le pontife qui, au nom d’un concile, déclare que tous les chrétiens doivent être exempts de la servitude. Cette loi seule, dit Voltaire, suffit pour faire bénir son nom chez tous les peuples (2). Les fêtes, multipliées par l’église, allégeoient le joug du servage, en attendant qu’elle pût le briser. Cette intention est formellement exprimée dans l’ancien rituel de Rome, connu sous le nom d’ordo romanus, en parlant des trois jours des rogations. On plaçoit au premier rang des bonnes oeuvres, celle qui donnoit la liberté. De là tant d’affranchissemens, avec cette clause: «Pour la rémission de mes péchés, pour le soulagement de mon âme et de celles de mes ancêtres.»

(1). Cum autem omnes liberos natura creasset, nullus conditione naturae fuit subditus servituti. V. la Lettre d’Alexandre III, dans le recueil Historiae anglicanae scriptores, 2 vol. in-fol. Londres, 1652, t. I, p. 580.

(2). V. Essai sur l’Histoire universelle.

L’église de Rome et celle d’Aquilée avoient pour émanciper des formules différentes: celle-ci faisoit faire trois fois à l’esclave le tour de l’autel, puis elle le déclaroit libre; mais l’esprit et l’effet de ces rites etoient les mêmes, et les membres les plus distingués du clergé montroient l’exemple; ainsi, en 1382, le cardinal de Prata, qui avoit beaucoup de serfs, les mit tous en liberté.

Cette influence salutaire du christianisme sur les affranchissemens est une vérité en faveur de laquelle déposent les principes, les faits et une multitude de témoignages, recueillis dans les conciles et dans Agobard, Yves de Chartres, Marculfe, Reginon, Em. Gonzalez, Lemaître, Bignon, Baluze, Jac. Sirmond, Thomassin, Muratori, Gori, Ward, Liruti, Fontanini, Robertson, etc. (1) Cependant, de nos jours, Perreciot a tenté d’en affoiblir les preuves (2), et dans la classe des sciences morales et politiques de l’institut on avoit contesté cette assertion, qui sera l’objet d’un ouvrage particulier.

(1). V. I.er Concile d’Orange, c. 7.

– 2.me d’Arles, c. 34.

– Agobard, De Dispensatione, n.º 114.

– Yvonis, Decretum, p. 6, c. 13.

– Marculfe Appendix, 13.

– Reginon de Eccle. Discipl., l. 2, can. 440.

– Em. Gonzales, l. 1, Décret. Gregor. 9. Note ad tit. 18, bis nº9.

– Bignon. V. Ses Formules, n.º I et 5.

– Baluze, Additions à Reginon, p. 628.

– Jac. Sirmond, Formul. nº. 12.

– Thomassin, passim.

– Gori, passim.

– Muratori, passim.

Ward on the foundation, etc. in-8º. T. I, p. 1225 et suiv., t. 2, p. 26 et suiv.

(2). V. De l’Etat civil des personnes et de la condition des terres, 2 vol. in-4º., 1786.

Depuis l’époque des affranchissemens, l’agriculture se perfectionna, et notre continent acquit la prépondérance sur les autres parties du monde.

Les détails un peu diffus dans lesquels je suis entré, m’ont paru, si non nécessaires, au moins utiles, soit pour exposer les motifs qui, en divers pays, à diverses époques, ont modifié la servitude personnelle, soit pour développer les causes qui, ayant affoibli et à la fin détruit l’ancien esclavage pour lui substituer la domesticité, ont opéré une révolution favorable à une portion nombreuse de l’espèce humaine.

Dans le sens le plus étendu, l’acception du mot domesticité s’applique à tous les subordonnés ou attachés au service; dans la Grèce du moyen âge, DomesticoV emporte l’idée d’un ami, d’un homme de confiance (1), d’un homme revêtu d’une place éminente (2); plusieurs dignitaires ecclésiastiques et civils étoient domestiques. Codin et d’autres auteurs en offrent des preuves multipliées (3). LuiTprand nous montre dans l’empire grec un mega-domesticos, ou grand domestique, général de l’armée de terre (4). Guillaume de Tyr compare cette charge à celle de grand-sénéchal (5). Elle fut pendant quelque temps la première de l’empire, et devint héréditaire dans la famille des princes de Russie (6).

(1). V. Renaudot, Perpétuité de la foi, t. 6, p. 255.

(2). V. La Byzantine, De Legationibus, t. I, p. 80.

(3). V. Codini Curopalate, De oficiis et oficialibus, etc. in-fol. Parisiis, 1625, passim.

(4). V. Luitprand, De Rebus imperant, l. 3, c. 7.

(5). V. Guill. De Tyr De Bello sacro, l. 2, c. 5.

(6). V. Jean Meursii Glossarium graeco-barbarum. 2º edit. in-4º. Lugduni-Batav. 1614, au mot DomesticoV

Depuis Charlemagne, souvent on nomma domestiques ceux qui aidoient le prince dans les affaires du gouvernement, et même les grands-officiers de la couronne: à ce titre, les électeurs d’Allemagne étoient encore réputés domestiques de l’empereur germanique.

Guillaume de Pourcelets, sous Louis VII, est appelé domestique, dans la vie d’Éléonore d’Aquitaine. Les anciens nobles plaçoient chez d’autres nobles, plus riches qu’eux, leurs enfans, dès l’âge de dix à douze ans; ils y portoient la livrée, faisoient les fonctions d’écuyers, pansoient les chevaux, servoient à table. Dans les mémoires de Bayard on lit, qu’étant fort jeune, il fut conduit par son père, chez son oncle, évêque de Grenoble: après la messe, «on se mit à table où derechef chacun fit très-bonne chère, et y servoit le bon chevalier tant sagement et honnêtement que tout le monde en disoit du bien.» Théodore Godefroy raconte qu’un jour, chez cet évêque, le duc de Savoye étant à dîner, Bayard le servoit et très-mignonnement se contenoit (1). Le duc de Bouillon, en sa qualité de vicomte de Turenne, payoit au duc de Noailles une pension qu’on a regardée, dans le siècle dernier, comme humiliante, parce qu’elle étoit la récompense de services domestiques, rendus par un Noailles à la maison de Turenn: on commençoit à oublier qu’autrefois tous les nobles étoient dans le même cas; que le mot gentilhomme a été long-temps, ainsi que celui de varlet dont on a fait valet (2), le synonyme de domestique; à une époque plus récente, le cardinal de Richelieu évêque de Luçon, prenoit le titre de domestique de la reine-mère de Louis XIII, à laquelle ensuite il causa des chagrins; et Louis XIV, dans une lettre à Christine de Suède, dit qu’ayant résolu d’envoyer au pape un ambassadeur, il jette les yeux sur l’un des plus grands seigneurs, qui est son domestique.

(1). V. Hist. du chevalier Bayard, par Théod. Godefroy, 2º. Edit. in-4º- Paris, 1619, c. 3.

(2). Dans la basse latinité, valetus, valatus, varletus, V. Ducange.

Saint Charles Borromée avoit pour l’aider dans son ministère un grand nombre de prêtres domestiques qui étoient ses commensaux. Le célèbre évêque d’Osma, Palafox, dans ses Directions Pastorales pour les évêques (1), veut que de tous ses domestiques les prêtres soient les plus considérés (2). Dans les fonctions tant civiles que cléricales, cette dénomination n’emportoit aucune idée accessoire capable de ravaler ni le caractère sacerdotal ni la qualité d’ambassadeur, elle n’avoit d’autre acception que celle qui résultoit de l’étymologie.

(1). In-12. Paris, 1677.

(2). Ibid, p. 36, c. 3. Parmi les motifs qui peuvent faire congédier les serviteurs, on lit: «Celui qui prend du tabac avec scandale ou en fumée, de manière qu’on le voit, ou qui en aura l’odeur dans la maison, ou que l’on reconnoîtra pour tel en voyant son habit ou sa personne.»

La qualité de serviteur, comme celle de domestique, ne fut souvent qu’une vaine formule qui n’excluoit ni les dignités ni l’orgueil.

Dans ce qu’on va lire, domesticité signifie un engagement libre, à terme et moyennant salaire, pour vaquer aux travaux de la maison, au service domestique ou aux occupations rurales. Mais le lecteur est prévenu que les réflexions et les vues qu’on présente s’appliquent très-peu aux domestiques des champs, et qu’elles ont presque entièrement pour objet la domesticité dans les villes.

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