De la Traite des Esclaves en Afrique des Moyens d’y remédier,

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CHAPITRE III.

INSUCCÈS DES EFFORTS DÉJÀ TENTÉS POUR LA SUPPRESSION DE LA TRAITE.

Il n’est que trop évident que tous les efforts déjà faits, tous les moyens déjà tentés pour abolir la Traite, n’ont pu accomplir cette oeuvre d’humanité.

De tous les objets qui peuvent occuper le peuple anglais, hors de l’Angleterre, il n’en est peut-être pas un qui lui inspire un plus vif, un plus profond intérêt. Depuis longues années, le gouvernement, aux mains de quelque parti qu’il soit tombé, ne saurait encourir l’accusation d’avoir manqué de zèle ou d’énergie pour la suppression de cet odieux trafic. Des millions ont été dépensés, des milliers d’hommes ont péri pour cette noble cause, et le seul résultat de tant de sacrifices, c’est la conviction, l’affligeante conviction que la Traite est aussi loin que jamais d’être abolie. Bien plus, un fait qui ne me semble que trop incontestable, c’est que dans le temps même que nous avons ainsi travaillé à la détruire, la Traite a réellement doublé l’étendue de ses opérations.

Dans la discussion du 2 avril 1792, M. Fox évaluait à 80,000 individus le montant annuel de la Traite. «Suivant moi, dit-il, la manière la plus spécieuse, la moins déshonorante de justifier le commerce des esclaves, serait de les représenter comme des hommes atteints et convaincus de crimes par l’autorité légale. Or, que pense la chambre de ce nombre de criminels qu’on déporte tous les ans de l’Afrique? 80,000!» «De tous les crimes qui aient jamais souillé la terre, dit M. Pitt, dans la même discussion, je n’en connais aucun, je ne puis même en imaginer aucun qui ne le cède en atrocité à celui qui consiste à arracher tous les ans 80,000 individus au sol qui les a vus naître, et cela par une violence concertée entre les nations les plus civilisées de la partie la plus éclairée du globe.» Feu Zacharie Macaulay, un des meilleurs amis qu’ait jamais eus l’infortunée race noire, me disait, quelques jours avant sa mort, que les recherches les plus minutieuses et les calculs les plus rigoureux qu’il pût faire relativement à la statistique de la Traite, l’amenaient à conclure qu’elle s’élevait, il y a un demi-siècle, à 70,000 individus chaque année. Il y a vingt ans, l’Institution africaine, dans un mémoire adressé au duc de Wellington, l’a portée à ce même chiffre de 70,000. Nous admettrons donc qu’au commencement de la discussion que nous venons de rappeler, ce chiffre de 70,000 était le nombre exact des nègres annuellement enlevés à l’Afrique. Les comités du parlement ont la preuve qu’un tiers environ était pour les colonies anglaises, et un tiers pour Saint-Domingue; de sorte que, en supposant stationnaire la Traite des autres nations, elles ne devaient, rigoureusement, importer que 25,000 esclaves au plus; mais j’ai déjà prouvé que les nègres débarqués tous les ans à Cuba, au Brésil, etc., s’élèvent à 150,000, ou à plus de deux fois le chiffre total de la population enlevée à l’Afrique, y compris les nations chez qui la Traite a cessé, au début de la polémique dont elle est l’objet. La Traite fait aujourd’hui deux fois autant de victimes qu’à l’époque où Wilberforce et Clarkson commencèrent leur sublime apostolat; et chaque individu de ce nombre ainsi doublé est condamné à subir, indépendamment des horreurs de la Traite, telle qu’elle se faisait autrefois, les tortures qui doivent nécessairement résulter d’un affreux entassement d’hommes dans un plus petit espace, et à bord d’un bâtiment où toutes les commodités qui peuvent en rendre le séjour supportable ont été sacrifiées à la vitesse de la marche. Réflexion pénible assurément, mais bien plus douloureuse encore, si l’on vient à s’apercevoir que notre système actuel a échoué, non par l’effet de circonstances malheureuses, ou parce qu’on a manqué d’énergie, ou faute d’y consacrer les sommes nécessaires, mais uniquement parce qu’en lui-même il est erroné, et ne devait nécessairement amener qu’un déplorable mécompte.

Quel changement avons-nous obtenu jusqu’à présent, que celui du pavillon sous lequel la Traite continue son infâme trafic? Notre ambassadeur à Paris représentait au ministre de France, en 1824, que le pavillon français (je parle ici de mémoire) couvrait tous les brigands des autres nations. Quelques années après, ce rôle devint assez généralement celui du pavillon espagnol. Aujourd’hui c’est le Portugal qui fait métier et marchandise du sien, et c’est sous son pavillon que se fait aujourd’hui la portion la plus considérable de la Traite; ses gouverneurs vendent ouvertement, à prix fixe, l’emploi des pièces de bord et du pavillon de leur nation.

Une accusation si grave ne doit pas être élevée sans citer quelques-unes des autorités sur lesquelles on l’appuie: citons donc. Une pièce adressée au parlement en 1823, au sujet de la Traite, contient une lettre de Sir Charles Mac-Carthy, du 19 juin 1822 (1), dans laquelle il parle du Conde de Villa Flor, capturé près de Bissao, en disant «que l’affaire de ce navire fournit la preuve complète que le seigneur Andrade, gouverneur, a chargé, pour son propre compte, un grand nombre d’esclaves.» Sir Charles déclare en outre «que des avis répétés lui ont appris que les gouverneurs de Bissao et de Cacheo tenaient aux fers des cargaisons entières de nègres, pour les vendre à tout venant pour leur propre compte; et que la Traite se fait ainsi ouvertement aux îles du cap Vert, à Saint-Thomas et à l’île du Prince.» Ces faits lui sont confirmés par le lieutenant Hagan, du brick de Sa Majesté le Thistle, qui lui a rapporté que la Traite s’exerce à Bissao et à Cacheo sans le moindre mystère, avec l’approbation du gouvernement, qui lui-même est le principal marchand d’esclave.»

(1). Pièces sur la Traite, 11 juillet 1823.

Ce qui se pratiquait en 1822 a continué jusqu’à ce jour. Le 3 mars 1838, lord Palmerston, dans une note assez vive, représente au ministre de Portugal «que le pavillon portugais, par une prostitution que facilite la connivence des autorités portugaises, prête sa protection à tous les brigands de toutes les nations du monde, qui ne craignent pas de se livrer à ce vil trafic (1).»

(1). Classe B (série suppl.), 187 p. 29, présentée en 1838.

L’accusation, ainsi libellée, ne porte que sur le prêt du pavillon de Portugal; mais elle aurait pu aller plus loin. Une lettre, incluse dans une dépêche de lord Palmerston, à notre ambassadeur à Lisbonne, en date du 30 avril 1838, fait voir que «le gouverneur d’Angola a établi un droit de 700,000 réis que doit lui payer tout bâtiment exportant des esclaves de ce point de la côte; moyennant quoi le gouverneur s’engage à ne mettre aucun obstacle à ce trafic illicite, et à garantir de tout risque ultérieur les personnes qui s’y livrent (1).» Ce n’est pas tout: nous trouvons encore dans le même document, que le gouverneur, non content de prêter le pavillon portugais, et d’en protéger la sortie, s’est fait lui-même marchand de nègres, «en envoyant d’Angola, pour son compte personnel, un chargement de soixante esclaves, à la consignation d’un fameux négrier du nom de Vicente, à Rio-Janeiro (2).»

(1). Classe B (série supp.), 1837 p. 35.

(2). Classe B (série suppl.), 1837, p. 35.

On ajoute, et c’est la vérité même, que ces violations des traités «ne sont qu’une partie bien faible des offenses de ce genre que commettent journellement les sujets du Portugal, tant avec que sans la sanction des autorités (1).»

(1). D’après les derniers documents parlementaires, il paraît que «la Diligente fut capturée sous couleurs portugaises par le Brisk; elle était aussi munie de papiers portugais à elle délivrés par le consul général de Portugal à Cadix, lequel, dans cette affaire, ne paraît pas s’être donné la moindre peine pour cacher la part honteuse qu’il y prenait.» Classe A (série suppl.), 1838-1839, p. II.

Quand on sera parvenu à persuader au Portugal ou à le forcer de renoncer à cette insultante violation du traité, il n’est que trop probable que le Brésil prendra sa place. Nous lisons en effet dans une dépêche des commissaires de Sa Majesté, adressée à lord Palmerston, en date du 17 novembre 1837, que «le changement qui s’est opéré dans le gouvernement brésilien, a eu cette importante conséquence que, tandis que l’ancien gouvernement paraissait disposé à détruire la Traite, s’en faisant une affaire de principe tout à la fois, et de fidélité au traité conclu avec la Grande-Bretagne, celui qui vient de s’installer, du moins en tant qu’il est représenté par M. de Vasconcellos, ministre de la justice, et provisoirement premier ministre de l’empire, a déclaré la Traite une nécessité indispensable du pays, a relâché ceux qui étaient poursuivis pour s’y être livrés, et réduit à zéro ses engagements à cet égard avec la Grande-Bretagne (1).» De plus, le consul d’Angleterre à Fernambouc écrit ce qui suit à lord Palmerston, le 15 février 1838: «L’éditeur du Jornal do Commercio annonce que le sénat s’est déjà occupé de cette importante affaire, et que, selon toute apparence, une loi sera rendue dans la prochaine session de la législature, annulant celle du 17 novembre 1831, qui, sous diverses peines, prohibe la Traite au Brésil (2).» Lorsque le Brésil aura été amené à renoncer à ce trafic, il est assez probable encore que nous le verrons passer à Buenos-Ayres, ou sous quelque autre des pavillons de l’Amérique méridionale qui n’ont pas encore servi à le couvrir; puis il se réfugiera au Texas; et quand nous aurons eu affaire à tous ces pavillons, quand nous leur aurons arraché, bon gré mal gré, l’engagement de renoncer à cette iniquité, nous aurons à traiter avec les États-Unis de l’Amérique septentrionale.

(1). Classe A (série suppl.), 1837 p. 80.

(2). Classe B (série suppl.), 1837, p. 54.

Combien de temps, peut-on se demander, doit s’écouler encore avant que nous ayons réussi à obtenir de tous les peuples de la terre qu’ils concourent franchement, loyalement, à l’exécution des mesures stipulées par notre traité avec l’Espagne? Il y a trente ans bientôt que commencèrent nos négociations avec l’Espagne; où en sont-elles aujourd’hui? Une dépêche de lord Howard de Walden, notre ambassadeur à Lisbonne, en date du 25 février 1838, nous apprend que le ministre portugais, vicomte de Sa da Bandeira, pressé de s’occuper de ces négociations, répondit qu’il y reviendrait aussitôt qu’il aurait conclu avec l’Espagne un traité relatif à la navigation du Douro, affaire à laquelle il était obligé de consacrer tous ses instants (1).

(1). Classe B (série suppl.), 1837 p. 30

Pour ne toucher ici qu’une seule des mille difficultés qui doivent arrêter dans sa marche tout projet de confédération universelle pour l’abolition de la Traite, comment, je le demanderai, comment obtenir des États-Unis leur adhésion à l’article qui consacre le droit de visite? Peu nous avancera d’avoir fait fermer quatre-vingt-dix-neuf portes, tant qu’une seule restera ouverte: cette seule porte sera une issue vers laquelle se précipitera tout le commerce d’esclaves de l’Afrique.

Se consolera-t-on par la supposition qu’enfin, dans l’espace d’un demi-siècle, il nous aura peut-être été donné d’arriver à cette ligue universelle de toutes les nations pour la suppression de la Traite? Mais ce délai de cinquante longues années, au train dont va la Traite aujourd’hui, pense-t-on qu’il entraînera l’assassinat de onze millions d’hommes au moins?

Admettons pourtant que cette ligue existe, admettons que toutes les nations ont accédé aux quatre articles fondamentaux du traité avec l’Espagne: eh bien, quand nous en serons là, tant de peines seront encore en pure perte.

Et d’abord, pendant les trois années qui se sont écoulées depuis ce traité, les Espagnols ont continué à se livrer à la Traite, sur une échelle au moins aussi grande qu’auparavant. «Rien, disent les commissaires de Sierra-Leone, à la date du 2 janvier 1836, rien de tout ce qui s’est passé dans le cours de l’année dernière, n’annonce que la Traite ait diminué le moins du monde de la part de l’Espagne (1).»

(1). Classe A, 1835, p. 9.

«Jamais, disent les commissaires à la Havane, jamais dans cette île la Traite n’a poussé aussi loin que dans l’année 1815 son exécrable activité (1).» Il me serait facile d’appuyer cette assertion par une foule de lettres. Une personne, aussi véridique que bien informée, m’écrit, sous la date de septembre 1836: «La Traite, que l’on croyait morte ici depuis quelques années, y est encore pleine de vie, et il n’y a pas un point de l’île où elle ne se montre avec toute son ancienne audace.» Voici ce qu’on lit dans une autre lettre: «L’Espagne, par le présent article, déclare la Traite désormais entièrement et définitivement abolie dans toutes les parties du monde soumises à sa domination; voilà ce que porte l’article premier du traité dernièrement conclu entre l’Angleterre et l’Espagne. Eh bien, nous affirmons que pour répondre dignement à cette déclaration si solennelle, les Espagnols n’ont jamais fait la Traite avec plus d’activité qu’aujourd’hui. En novembre 1836, un voyageur, que ses affaires retinrent pendant un mois à Santiago de Cuba, a été témoin de l’arrivée de cinq cargaisons d’esclaves venant d’Afrique.»

(1). Classe A, 1835, p. 206. – Le 19 janvier 1839, les commissaires de Sa Majesté écrivirent ce qui suit au capitaine général de Cuba: «Nous sentons avec regret qu’il est de notre devoir d’appeler l’attention de Votre Excellence sur l’augmentation alarmante de l’importation qui se fait à Cuba des nègres Bozal;» et le 20 février 1839, ils donnent avis à lord Palmerston, que «tout annonce que la Traite continue avec la même activité que l’année dernière;» enfin, le 20 mars suivant, ils annoncent que, «suivant toutes les apparences, elle a pris encore un plus grand développement.» Classe A (série suppl.), 1838-1839, p. 155, 119, 121.

Mais, dira-t-on peut-être, tout cela vient de la facilité avec laquelle on se procure l’abri du pavillon portugais; et lorsque le Portugal et les autres puissances auront adhéré au traité espagnol, ce moyen d’évasion cessera. Il est parfaitement vrai qu’on obtient avec la plus grande facilité, et à un prix très-modéré, le couvert de ce pavillon; aux îles du cap Vert, par exemple, à la rivière Cachao, à Saint-Thomas, à l’île du Prince, on se le procure aisément et à bon marché. Quoi qu’il en soit, nous nous sommes convaincus, par la lecture des derniers documents parlementaires, que sur vingt-sept bâtiments condamnés à Sierra-Leone, huit étaient sous pavillon espagnol; et dans les soixante-douze qui partirent de la Havane pour la côte d’Afrique, en 1837, il n’y en avait pas moins de dix-neuf qui étaient espagnols (1). Assurément les négriers espagnols n’ont pas cru que le traité avec l’Espagne fût le coup de grâce de la Traite; autrement ils n’auraient pas négligé la facile précaution d’acheter à si bas prix la protection attachée au pavillon portugais.

(1). Classe A (série suppl.), 1831; p.68.

Ils ont le choix entre le pavillon espagnol et tous les risques auxquels le traité avec l’Espagne est censé donner lieu, et le pavillon portugais qui est une garantie sûre contre ces mêmes risques; et pour s’épargner une dépense de quelques piastres, ils donnent la préférence au premier (1).

(1). Les commissaires de Sierra-Leone, dans une dépêche du 12 novembre 1838, font l’observation suivante: «Nous avons déjà parlé de l’usage adopté par les bâtiments de Cuba, de se munir en même temps de papiers portugais et de papiers espagnols; ils exhibent les premiers s’il leur arrive d’être abordés et visités par les croiseurs de S. M.; avec les autres ils s’expédient de la Havane et rentrent dans ce port sur lest.» Classe A (série suppl.), 1838-1839, p. 68. – Je remarque dans les mêmes documents une description curieuse des changements de noms et de pavillons qui ont lieu dans les opérations de Traite. En février 1833, le bâtiment français le Paquebot bordelais devint l’Europa, espagnol; il fit plusieurs voyages sous ce nom, jusqu’en septembre 1834, qu’il devint l’Alerte, nom sous lequel il partit pour l’Afrique. En février 1836, il revint, et redevenu l’Europa, il fit voile de nouveau pour l’Afrique; puis à son retour, en janvier 1837, prit, par une nouvelle métamorphose, le nom de Duquesa di Braganza, portugais. Plus tard, il se trouva le Provisional, navire espagnol; après quoi, comme il était trop vieux pour les voyages d’Afrique, on décida que l’on construirait un autre bâtiment qui hériterait de ses pièces de bord, et au moyen de ces pièces, le navire américain la Vénus devint le navire portugais la Duquesa di Braganza.

Mais il y a une autre manière de mesurer le degré d’importance que les négriers espagnols attachent au traité. Les commissaires, dans leur rapport de 1836, après avoir dit que le premier effet de ce traité avait été d’arrêter la Traite, ajoutent que cette première alarme n’avait pas tardé à se dissiper, «et que maintenant le seul effet apparent du nouveau traité est la hausse des primes d’assurance, et l’augmentation du prix des nègres (1).»

(1). Classe A, 1835, p. 207.

Le traité espagnol a été pendant quelque temps un continuel sujet de félicitations; on ne cessait de s’en applaudir, c’était une cause gagnée sans appel, et beaucoup de gens se persuadent que si nous pouvions seulement amener le Portugal et les autres nations à suivre l’exemple de l’Espagne, c’en serait fait de la Traite. Mais voici une affaire qui se trouve rapportée dans les documents parlementaires de 1838, et qui me paraît propre à mettre dans tout son jour la valeur véritable et l’efficacité du traité espagnol; je n’en puis donner ici qu’une sèche analyse, et je le regrette, car elle mérite une attention toute particulière. La Vencedora, bâtiment espagnol, montée par des officiers espagnols, et tout récemment revenue d’un voyage de Traite en Afrique, entra dans le port de Cadix, d’où elle devait se rendre à Porto-Rico. A Cadix, elle prit quarante-neuf passagers, et mit à la voile. Les passagers furent pendant toute la traversée extrêmement incommodés d’exhalaisons qui provenaient des parties basses du bâtiment. Il parait que cette circonstance et quelques autres donnèrent lieu à des soupçons sur l’état des choses. En quittant Porto-Rico, ce bâtiment se rendit à Cuba, et fut rencontré en chemin par le Ringdove capitaine Nixon. Le capitaine de la Vencedora nia qu’il eût des nègres à bord; mais le second du Ringdove insista sur une perquisition sévère, et, dans un recoin hermétiquement fermé, impénétrable à l’air et à la lumière, on trouva vingt-six nègres (1), jeunes gens, la plupart, de dix ans et au-dessus.

(1). Ils paraissaient récemment importés, et n’avaient d’autre vêtement qu’une pièce d’étoffe attachée autour des reins; on leur avait rasé la tête, et quelques-uns étaient d’une maigreur affreuse.

Ils ne pouvaient dire un seul mot d’espagnol: une fois seulement, s’il faut en croire les témoins espagnols, qui suent sang et eau pour le prouver, on entendit un de ces malheureux prononcer le mot señor. Ces circonstances, la puanteur dont s’aperçurent les passagers en sortant de Cadix, trois chaudières de fer que l’on trouva à bord, la grande quantité de riz et de maïs que l’on voyait préparer tous les jours; le soin que l’on prenait d’ôter aux passagers tout accès vers la partie du bâtiment où les nègres furent découverts, la déposition des nègres eux-mêmes qui, par le moyen d’un interprète, déclarèrent tous de la manière la plus solennelle, que jamais ils n’étaient entrés dans aucun autre bâtiment, et en firent le serment à la manière de leur pays; tout cela démontre clairement (quelque incroyable que soit une pareille atrocité), que ces infortunés avaient été embarqués à Congo, en Afrique, qu’ils avaient été transportés à Cadix à travers l’Atlantique, et avaient ensuite traversé cette mer immense jusqu’à Porto-Rico, et que c’était dans le troisième voyage qu’ils faisaient, ainsi enfermés, qu’on les avait capturés.

Il n’existe aucun registre qui puisse nous apprendre combien de nègres avaient été embarqués originairement, combien eurent le bonheur de mourir en chemin, quels genres de tortures et de misères ont dû souffrir ceux qui ont pu résister à un voyage d’Afrique en Europe, et d’Europe en Amérique, voyage qui n’a pas moins de 6000 milles, entassés dans une prison étroite, infecte et étouffante, faute d’air, de lumière et d’eau. Ce sont des détails que le monde ignorera toujours. Mais comment ne pas approuver les expressions du capitaine anglais qui voit ici «le comble de la barbarie? N’aurait-il pas pu ajouter, que c’était en même temps le comble de la perfidie? «La Vencedora, dit-il dans une lettre particulière, fit un détour pour amener sa malheureuse cargaison à Cadix (conçoit-on une telle barbarie?), et là, avec l’autorisation du gouvernement, s’équipa et s’arma comme paquebot, sous le pavillon et la flamme royale: ainsi les esclaves seront libérés, et moi, peut-être, je serai poursuivi.» La présence d’esclaves à bord de la Vencedora était un fait dont les officiers de la douane de Cadix devaient avoir connaissance.

Cependant, grâce au traité espagnol, ce navire est enfin capturé, et les autorités espagnoles seront, il faut l’espérer, aussi empressées que nous-mêmes à punir l’infâme qui a enfreint les lois de son pays d’une manière si atroce. Le capitaine Nixon conduit sa prise à la Havane, et l’affaire est portée devant la commission mixte. Voici, le croirait-on! l’impudente défense du capitaine de la Vencedora: «Premièrement, ces créatures nues, couvertes d’ordures, tondues, qui n’ont que la peau et les os, ce sont des passagers; ensuite, ce sont des marchandises venant de Porto-Rico

Devant la commission, la voix du tiers arbitre espagnol suffit pour l’emporter; cette défense si fausse, si pitoyable, la commission la reconnaît valide; le négrier est acquitté, le bâtiment restitué; des nègres innocents sont condamnés à l’esclavage, et le capitaine Nixon court risque de payer de forts dommages-intérêts pour avoir fait son devoir (1)! Le capitaine de la Vencedora triomphe, et dans une plainte qu’il présente au sujet de certains articles qui, suivant lui, manquent à son bord, il termine cette scène de scandale par une apostrophe à la commission, où il ose parler en style ampoulé de «la foi des traités, des droits sacrés de la propriété, du décorum national, et de l’outrage fait au respectable pavillon d’Angleterre!»

(1). Il parait que le capitaine Nixon fut en effet condamné à payer 600 l. st. de dommages pour la détention de la Vencedora. Classe A, 1838-1839, p. 95.

Et le pis de toute cette affaire, c’est qu’elle a fourni un précédent, dont on a déjà profité pour acquitter un autre bâtiment, la Vigilante, en lui appliquant cette décision.

J’aurais entrepris d’arranger tout exprès une affaire propre à mettre en évidence la perfidie des autorités espagnoles, et ces subterfuges effrontés qui suffisent pour réduire, suivant l’expression de lord Palmerston, le traité à un chiffon de papier sans valeur, que j’aurais à peine réussi à en inventer une qui répondît aussi bien à mes vues (1).

(1). Le juge de S. M. à la Havane écrit en ces termes à lord Palmerston, le 2 juillet 1838. «Tout me porte à croire qu’on a déjà tiré le plus grand parti d’un système qui consiste à faire de Porto-Rico un entrepôt d’esclaves, et à les introduire ensuite en contrebande à la Havane, en les chargeant sur de petits bâtiments.» De leur côté, les commissaires à la Havane écrivent, sous la date du 21 avril 1838, «qu’il parait que c’est par ce moyen qu’on est parvenu à faire un trafic d’esclaves très-étendu, qui s’accroît chaque jour, et qui, si l’on n’y met ordre, menace de rendre inutiles tous nos efforts pour la suppression de la Traite.» Classe A, 1838-1839, p. 113-95.

Je sens la nécessité de pousser plus loin ces détails. On prétendra peut-être que ce fut un hasard si la Vencedora, pendant son séjour à Cadix, échappa à la vigilance des officiers de la douane; un autre hasard heureux, si elle a obtenu la permission d’arborer la flamme royale: mais regardera-t-on aussi comme un hasard que les deux personnes choisies par le gouvernement espagnol, l’une comme commissaire, l’autre comme arbitre, aient agi, dans tout le cours de la procédure, comme si leur mission, leur rôle, eût été de défendre le négrier, et de paralyser le traité? Ne dirait-on pas que, tandis que, d’un côté, les preuves les plus fortes suffisent à peine pour convaincre et pour condamner le marchand d’esclaves, de l’autre, il n’y a pas de prétexte, si misérable qu’il puisse être, quine suffise pour sa défense? La Vencedora, par exemple, est acquittée, «elle a été indûment détenue,» tandis que le Général Laborde, «négrier bien connu et complétement équipé pour la Traite est aussi acquitté, parce que la femme et les enfants du subrécargue étaient à bord (1).

(1). Classe A, 1837, p. 91.

Je lis la phrase qui suit dans une dépêche du juge de S. M. à lord Palmerston, du 17 avril 1838, au sujet de la conduite du capitaine général: «La seule conclusion que l’on puisse tirer de cet état de choses, c’est que Son Excellence est déterminée à prêter, comme ses prédécesseurs, l’abri de son autorité au trafic de la Traite.» Le juge parle ensuite des émoluments et des honoraires que reçoivent les autorités espagnoles, comme du véritable et du plus puissant obstacle à la cessation de la Traite (1).

(1). Classe A, 1838-1839, p. 119.

Pour moi, tout ce que je puis conclure à mon tour des faits ci-dessus, c’est que le traité avec l’Espagne, tel que l’interprètent les juges espagnols, est une impudente tromperie, et que ceux qui sont assez crédules pour y voir un moyen d’arriver au but que nous nous proposons, s’exposent au plus funeste mécompte.

Voici donc l’état, au vrai, de la cause qui nous occupe: jamais nous n’obtiendrons le concours de toutes les puissances à l’exécution des stipulations du traité espagnol; et l’obtiendrions-nous, nous n’y trouverions encore qu’un avantage illusoire et de nulle valeur. Je veux même que nous ayons triomphé de tous ces obstacles qui nous paraissent insurmontables, et que le traité, perfectionné, rendu plus obligatoire, soit devenu la loi du monde civilisé, nous ne tarderons pas à acquérir la preuve qu’il est impuissant à accomplir l’objet de nos efforts et de nos voeux. Il y a encore une autre mesure à prendre, et cette mesure, sans laquelle tout le reste n’est rien, c’est de déclarer la Traite PIRATERIE, et punissable de la peine de mort.

Il nous faudra donc encore une fois parcourir l’ennuyeuse filière des négociations. Sans parler des difficultés que nous éprouverons à amener le Portugal à adopter cette grande et définitive mesure, lorsqu’il s’est refusé si longtemps à se prêter à un moyen bien moins décisif; sans parler de tout ce que nous aurons à faire pour décider le Brésil à avancer franchement dans cette nouvelle voie, après les symptômes non équivoques de ses dispositions à reculer; sans parler de la répugnance de l’Espagne pour de plus amples concessions, elle qui croit avoir déjà trop accordé; sans rien dire enfin de tant d’oppositions diverses, la France n’est-elle pas là pour nous barrer le chemin, la France qui a déclaré que sa constitution ne lui permettait pas d’assimiler la Traite à la piraterie?

Flétrir de ce nom le commerce des esclaves, le frapper des conséquences qui y sont attachées, c’est, je le crains bien, une mesure énergique à laquelle il n’y a pas la moindre probabilité que nous amenions jamais toutes les nations à donner leur adhésion et leur concours.

Mais enfin tous ces obstacles sont écartés; l’orgueil de l’Amérique du Nord, la cupidité du Portugal, l’anarchie du Texas, et même la constitution de France, nous avons vaincu toutes ces résistances, du moins en imagination, et le traité espagnol, augmenté d’un article qui assimile la Traite à la piraterie, est devenu la loi de toutes les nations. Eh bien, même alors, je le soutiens, l’hydre de la Traite ne sera point abattue. En effet, trois nations déjà ont déclaré la Traite piraterie, et ont fait l’essai de ce que vaut cette déclaration: le Brésil, l’Amérique du Nord et l’Angleterre; et depuis cette loi foudroyante, les sujets brésiliens n’ont cessé de se livrer à la Traite; nous savons de science certaine que la population entière de certains districts y est intéressée, et pas un individu cependant n’a été frappé en vertu de la loi de piraterie. En 1820, une loi fut rendue par la législature de l’Amérique, portant que tout citoyen de ce pays engagé dans le trafic des esclaves «sera déclaré pirate, et une fois convaincu de ce crime devant la cour de circuit des États-Unis, puni de mort.» Or, que des citoyens américains aient fait depuis, dans ce genre de trafic, des opérations considérables, c’est ce qu’apparemment on n’osera pas contester; mais je suis encore à apprendre qu’une seule condamnation capitale ait été prononcée, pendant les dix-huit ans qui se sont écoulés depuis que cette loi a été rendue (1).

(1). Le major Mc Gregor, dans une lettre que j’ai déjà citée, parle d’un bâtiment chargé de 160 Africains qui avait fait naufrage aux Bahamas, et dit que «ce prétendu navire portugais avait été équipé à Baltimore, dans les États-Unis, ayant été auparavant un bateau de pilote. Le subrécargue était un citoyen américain de Baltimore.» Voyez aussi le Rapport des commissaires, Classe B, 1837, p. 125.

La Grande-Bretagne fournit une démonstration plus frappante encore de l’impuissance de cette loi. Depuis dix ans, la Traite est en vigeur à Maurice, et le fait, pour nous servir des expressions du capitaine Moresby, devant le comité de la chambre des communes, «le fait est aussi clair que le soleil en plein midi.» Plusieurs négriers ont été pris flagrante delicto, et je ne sache pas qu’aucun ait été convaincu et condamné. Quand j’ai de pareils exemples sous les yeux, il m’est bien difficile de partager l’enthousiasme et les espérances de quelques personnes, quant à l’efficacité de la loi qui assimile la Traite à la piraterie, lors même qu’elle serait universellement adoptée. Cette loi, je le crains fort, ne serait qu’une lettre morte, si nous ne pouvions compter, à tout événement, sur la bonne foi et sur la coopération cordiale des propriétaires des colonies (1). Avons-nous pu, même dans nos propres possessions, obtenir cette bonne foi et cette franchise? Nos marins ont déployé leur énergie accoutumée sur les côtes de l’île Maurice; et, à l’époque où le général Hall y était comme gouverneur, et M. Édouard Byam comme chef de la police, on y a fait tout ce qui était humainement possible pour empêcher la Traite et amener les coupables en face de la justice; il n’y a point de fonctionnaires qui pussent faire preuve d’une probité et d’un zèle plus méritoires, et, j’ai regret de le dire, plus mal récompensés par le gouvernement de la métropole, et tout cela n’a servi qu’à mettre en évidence l’inutilité de la loi en question. La populace se garderait bien de trahir le négrier, et l’agent de police de s’assurer de sa personne; et s’il venait à être capturé par notre marine, il n’y aurait ni prisons qui le pussent garder, ni tribunaux qui se chargeassent de le condamner. Le général Hall se vit forcé de recourir à un moyen vigoureux, celui d’envoyer les coupables en Angleterre, pour y être jugés à Old Bailey, se fondant sur ce que toute condamnation était impossible dans l’île. Il est donc clair que la loi qui déclare la Traite piraterie sera complétement inutile, si vous ne pouvez vous assurer le concours des colons de Cuba et du Brésil; et quel est l’homme assez insensé pour se flatter qu’on l’obtienne jamais?

(1). La citation suivante nous donne la mesure de la coopération dont nous avons à nous féliciter: «Il ne faut rien attendre, dit lord Palmerston, dans une lettre du 13 juin 1838, il ne faut rien attendre d’aucune des autorités subalternes du gouvernement espagnol, soit dans les colonies, soit même en Espagne, pour l’exécution franche des lois espagnoles et des traités relatifs à la suppression de la Traite. » Classe B, 1839, p. 22.

Examinons maintenant une supposition, une utopie bien plus forte encore qu’aucune des précédentes. Toutes les nations accèdent au traité espagnol, et ce traité en acquiert un degré d’efficacité infiniment plus grand; toutes y ont attaché ce terrible article sur la piraterie; et, ce qui achève de cimenter ce redoutable édifice, c’est le concours franc et cordial des autorités de la métropole et de la populace des colonies. Eh bien, avec tout cela nous verrons encore nos combinaisons déjouées, paralysées par la Traite de contrebande.

La puissance qui triomphera constamment de tous nos efforts, c’est le gain extraordinaire dont le négrier est à peu près sûr. C’est, je crois, un axiome reçu à la douane, qu’on ne vient jamais à bout d’anéantir un trafic illicite dont les bénéfices dépassent 30 pour 100.

Or, je vais prouver que ceux du négrier sont bien près de s’élever au quintuple de 30 pour 100. «En prenant un exemple, dit le commissaire Maclean, on se fera une idée parfaitement exacte des profits énormes de la Traite. Le dernier vaisseau négrier condamné par la commission mixte fut le Firm.» Voici le compte qu’il dresse de cette expédition:

Cargaison. . . . . . .                                                               28,000 dollars.

Provisions, munitions, avaries, etc.                                     10,600

Salaires. . . . . . . . .                                                              13,400

                                                                                           ——————

Total de la dépense                                                             52,000

Total du produit 145,000 (1).

(1). Pièces soumises au parlement, n° 381, p. 37.

Donc il y avait sur cette cargaison de créatures humaines un bénéfice clair de 93,000 dollars, ou juste de 180 pour 100.

Un exemple plus frappant encore est celui de la Vénus. La commission, dans sa dépêche du 22 août 1838, parle en ces termes de son départ de la Havane: «La Vénus est destinée pour Mozambique, et équipée pour prendre un millier de nègres, cas auquel elle réaliserait pour les armateurs un bénéfice de 100,000 à 200,000 dollars, le coût et l’armement du navire étant estimés à 50,000 dollars, et à 50,000 les frais de la cargaison et des esclaves.» Voici ce que l’on dit de son retour dans une lettre particulière, en date de la Havane, le 24 janvier 1839: «La Vénus est en ce moment dans le port, après avoir jeté sur la côte plus de 850 esclaves, à quelques milles au sud de la Havane; elle en devait apporter un millier; mais, à l’approche de quelques croiseurs, son capitaine se détermina à mettre à la voile sans avoir complété son chargement.»Voici maintenant le calcul que fait mon correspondant des bénéfices de cette expédition: Le prix des esclaves de première qualité à la Havane est, dit-on, de 70 liv. st. Mais supposons que la cargaison de la Vénus ne se composât pas de tous esclaves de cette qualité, et portons-en le prix au taux moyen de 50 liv. st.

850 esclaves à 50 liv. st. chacun. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .      l. st.     42,500

Dépenses de voyage, soit

l. st. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                     2,500

Achats des esclaves sur la côte à 4 l.st         3,400   . . . . . .             5,900

                                                                                                       ————–

Produit net. . . . . . . . . . . . . . . . .         36,600

Je le demande à quiconque sait ce qui se passe à Cuba et au Brésil, n’y en a-t-il pas là plus qu’il ne faut pour clore la bouche au dénonciateur, pour paralyser le bras de la police, mettre un bandeau sur les yeux du magistrat, et ouvrir les portes de toutes les prisons?

Lord Howard de Walden, dans une dépêche adressée au duc de Wellington, en date du 26 février 1835, parte d’un bâtiment qui est sur le point de sortir du port de Lisbonne pour un voyage de Traite. On voit par-là quel fond nous pouvons raisonnablement faire sur les protestations de ce gouvernement, qui s’est engagé, il y a vingt ans, «à agir de concert avec Sa Majesté Britannique, dans la cause de l’humanité et de la justice, et à joindre ses efforts aux siens pour étendre à l’Afrique les bienfaits d’une industrie pacifique et d’un commerce innocent,» lorsque, dans sa propre capitale, sous les canons de ses forts, à la face du soleil, sous les yeux de notre ambassadeur, un bâtiment peut, sans éprouver le plus léger obstacle, partir pour une expédition de Traite; mais on voit en même temps par ces détails quels prodigieux bénéfices doivent faire les marchands d’hommes.

«L’objet de son départ et sa destination, dit lord Howard de Walden, étaient connus de tout le monde, et l’on porte le capital que s’attendent à partager entre elles les parties intéressées à 40,000 l. st. (1).»

(1). Classe B, 1836, p. 27. Voici ce qu’écrivent à lord Palmerston, sous la date du 18 septembre 1838, les commissaires à la Havane. «On dit que le Général Espartero a fait un voyage remarquablement heureux, et que l’armateur a réalisé, pour cette spéculation, un bénéfice de plus de 70,00 dollars.» Et, sous la date du 19 janvier 1839: «A l’égard du bâtiment la Vénus, autrement Duquesa di Braganza, nous croyons, d’après nos renseignements, pouvoir porter la première mise de fonds à 30,000 dollars, à quoi il faut en ajouter 60,000 pour l’équipement, les frais de voyage de toute espèce, et le prix de la cargaison de retour; mettons 100,000 dollars. Les nègres amenés d’Afrique étaient, comme on l’a dit plus haut, au nombre de 860, et l’on dit qu’ils ont été vendus 340 dollars par tête, ce qui donne près de 300,000 dollars, et par conséquent un net produit de deux tiers. Tant que l’on pourra se promettre et réaliser de pareils retours, nous devons craindre qu’il n’y ait pas d’efforts capables de mettre un terme à la Traite; ce ne sera certainement pas aussi longtemps que les négriers ne trouveront d’autre obstacle sur leur passage qu’un système de corruption comme celui qui s’est glissé dans toutes les branches de l’administration de cette île.» Classe A (série suppl.), 1838-1839 p. 109.

Voici ce que me mande M. Maclean, gouverneur du cap Corse, dans une lettre du mois de mai 1838. «Sur cette partie de la côte, celle que je connais le mieux, un esclave de première qualité coûte environ 50 dollars en marchandises, ou de 25 à 30 dollars en espèces, tout compris, achat et frais; ce même esclave se vendra couramment 350 dollars à Cuba; mais il faut défalquer de cet énorme bénéfice le fret, l’assurance, la commission, la nourriture pendant la traversée d’Afrique en Amérique, et autres frais accessoires, ce qui réduit le bénéfice net à 200 dollars pour chaque esclave de première qualité; en réduisant encore ce chiffre, ce qui est indispensable, pour accidents et frais imprévus, on peut fixer définitivement ce produit net à 150 dollars par tête de nègre.»

Ce qui est à remarquer, c’est que ce calcul de M. Maclean répond, à très-peu près, à celui des commissaires de Sierra-Leone, lequel, pour 100 dollars, donne un retour de 180.

Je l’ai dit et je le répéterai ici, parce que telle est ma conviction intime, jamais la Traite ne sera abolie par le système qu’on a suivi jusqu’à ce jour (1). Ses énormes bénéfices seront plus forts que vous. Vous pouvez multiplier les obstacles sous les pas de ces infâmes brigands; vous pouvez augmenter les risques et périls de leur atroce trafic, vous pouvez en diminuer les profits, il en restera toujours assez, il en restera trop pour déjouer tous vos efforts.

(1). On lit dans une lettre de M. Maclean, du 16 octobre 1838: «Mon voisin de Souza, à Whydah, fait encore d’immenses affaires de Traite; et, si j’en juge par le grand nombre de bâtiments qui lui sont consignés, il doit embarquer chaque année des milliers d’esclaves. Il déclare, et avec vérité, qu’en dépit de tous les traités signés depuis 25 ans, relativement à la Traite, il n’a pas apporté un esclave de moins qu’il n’eût fait dans des circonstances toutes différentes.»

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Observons en outre que les ouvriers que l’on vole à l’Afrique ne sont pas tous réellement transportés sur le sol de l’Amérique. Ce que l’une perd, il s’en faut que l’autre gagne. Pour trois travailleurs que l’Afrique perd, l’Amérique n’en recrute qu’un; il n’existe pas de commerce où il y ait une telle déperdition de matière brute, que dans le commerce d’hommes. Quel est, en effet, celui où il faille perdre les deux tiers de la marchandise, pour pouvoir en amener l’autre tiers au marché?

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