De l’Abolition de l’Esclavage suivi d’un article de M. Fourier

EXTRAIT DU JOURNAL LA PHALANGE.

DE L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE

En considérant la société, on ne saurait trouver parmi les hommes deux positions qui soient exactement semblables; ce qui nous frappe et nous saisit avant tout, c’est la prodigieuse variété de fortunes, de rangs, d’honneurs et de mérites dont se compose le monde social.

On ne s’étonnera pas d’ailleurs que, placés dans ce monde et ne devant point nous en séparer, nous cherchions tout d’abord à y déterminer notre place. Le résultat de cet examen n’est pas autre que celui que nous venons de dire; car l’homme ne jette pas un regard sur lui même qu’il ne l’étende aussitôt à la société tout entière, et il n’apprécie son propre caractère qu’en appréciant le caractère général de la société. C’est la même chose qui arrive lorsqu’on examine une fraction, dont la valeur est si étroitement liée à la valeur de l’ensemble, que l’on ne peut juger l’un sans juger en même temps l’autre, et que l’idée de cette fraction réveille inévitablement celle de l’entier dont elle émane.

 Or, l’homme n’étant qu’une fraction dans la société, on voit bien qu’il ne peut arriver à sa propre connaissance qu’en se comparant à la société, et que, de cette comparaison soudaine, involontaire, mas concluante, résulte évidemment la notion du fait supérieur et fondamental dont nous parlons.

 Ce fait, il nous faut bien l’accepter: la société est variée à l’infini. Mais l’homme, toujours plus avide de connaître à mesure qu’il connaît, ne se contente pas de savoir qu’une chose est; il se demande bientôt pourquoi elle est. Ce besoin de remonter aux causes, ce magnifique instinct de la causalité, cette grande et incessante aspiration vers la source suprême d’où tout émane, suffirait à prouver, ce nous semble, que les destinées de l’homme sont infinies. Mais ne sortons pas de notre sujet, qui consiste en ce moment dans la recherche et la détermination des causes de l’infinie variété qu’affecte le corps social.

 Or, ce n’est pas sans quelque utilité que nous ferons observer en passant (bien que notre indication puisse à peine être sentie) que la destinée d’un être tout entière est contenue en germe dans son organisation; car s’il est évident, comme nous le croyons, que le mouvement social est à l’organisation de l’homme comme l’effet est à la cause, il faudra bien que la variété sociale, qui est un effet, trouve sa cause dans l’organisation même de l’homme, ou, en d’autres termes, que cette variété que nous remarquons au dehors existe encore au dedans.

 A défaut de la logique, l’observation le constaterait. Dans le cas où il ne serait pas démontre à priori que le développement de l’humanité est analogue, dans tous les phénomènes qu’il présente, à la constitution intime des différents êtres humains qui la composent, il suffirait, disons-nous, d’une observation superficielle pour reconnaître que la nature a distribué ces êtres conformément à la loi de variété; qu’elle a varié les types, les caractères, les passions; que l’ambition de César, par exemple, n’est pas celle de tout homme; que la puissance d’intrigue d’un Mazarin n’est pas celle de nos députés bourgeois; qu’enfin, chaque homme étant différent de tout autre, il en résulte que sa fonction dans la société est différente de toute autre fonction, que sa place ne peut être dignement remplie que par lui-même, et qu’aucun autre ne pourrait raisonnablement prétendre à s’y caser sans déranger au préalable la constitution intime de son âme, sans régler autrement que ne l’a fait la nature le jeu de sa machine individuelle.

Ainsi, les caractères humains étant variés, il en résulte que les positions sociales sont variées aussi. Cela est fort clair.

Après avoir reconnu que le monde social est comme une vaste mosaïque, composée d’autant de nuances diverses qu’il y a d’individus, nous continuons à vouloir pénétrer la raison d’être de ce grand corps; et connue le principe de la variété est celui qui nous a saisis d’abord, c’est d’abord à ce principe que nous demandons ses conséquences.

Or, la conséquence immédiate, logique, inéluctable, de ce grand principe de la vie humanitaire, c’est que toutes choses y soient inégales. Et il faut bien que l’on reconnaisse avec nous que cette conséquence n’est ni futile, ni arbitraire, mais importante et rigoureuse; de sorte que, l’inégalité n’étant même, à proprement parler, que l’expression réelle de la variété, les deux lois s’unissent et se combinent en une même loi générale. D’abord, la nature tout entière fait foi de cette union indissoluble; mais, il faut l’avouer, c’est particulièrement dans le monde social qu’elle est manifeste, et c’est d’ailleurs dans cet ordre de mouvement que nous devons seulement la considérer. Qu’est-il besoin de rappeler que, pour que deux fortunes soient différentes, il faut qu’elles soient inégales; que deux fonctions diverses étant données qu’il s’agit de comparer, le résultat de la comparaison sera nécessairement que chacune de ces fonctions rend à celui qui l’exerce un lot inégal en richesse, en grandeur, en considération!

Que si elle existe en principe, cette inégalité devra aussi exister en fait; car c’est là le caractère de toute loi que son action soit essentielle et ne souffre point d’entraves. Examinons, en effet, et nous ne trouverons aucun être dans la société qui, en même temps qu’il est plus élevé que son voisin de droite, ne soit moins élevé que son voisin de gauche. Inégalité dans tous les ordres, dans toutes les classes, dans toutes les fonctions; inégalité dans les richesses, dans les honneurs; inégalité dans le palais et même sous le chaume… partout inégalité.

Toutefois, il se présente ici une distinction qu’il nous importe de préciser; précisons-la par une remarque.

Si nous avons admis que l’inégalité parmi les hommes est une conséquence de la loi de variété, comment faire pour explique ce mot fameux qui a servi de bannière à tant de partis, à tant de sectes: «Les hommes sont égaux!…» A-t-on voulu dire, en séparant pour un moment l’homme de la sphère d’activité sociale, où il vit et se développe, en faisant de l’individu humain une abstraction et le considérant plutôt en puissance d’être qu’existant, a-t-on voulu dire que chaque homme naît avec le droit naturel de se développer et de s’étendre sans être gêné dans son développement? Oh! alors nous accordons que l’on a dit vrai, tout en soutenant que l’on a mal dit… car prétendre cela, qu’est-ce prétendre autre chose, sinon que tout homme a droit de manifester sa nature individuelle en se produisant selon les variétés qu’elle affecte? En conséquence, qu’est-ce proclamer autre chose, sinon le principe de l’inégalité native?… Et voyez la singulière confusion où l’on tomberait! Si le droit de chaque homme se trouve exactement en rapport avec ses facultés naturelles, de telle sorte que l’on puisse dire que la notion de droit résulte pour lui de la conscience même de ses facultés, il s’ensuit que notre droit aura la même limite que nos facultés, et que, sous peine d’être absurde, on devra reconnaître que, nos facultés étant inégales, nos droits aussi sont inégaux. Ce qui prouve que le droit élémentaire dont on a fait découler le principe de l’égalité renferme, au contraire, le principe de l’inégalité, et que là où l’on avait placé l’essence de l’une, se trouve au contraire l’essence de l’autre.

Il faudrait donc admettre, pour comprendre l’axiome précèdent, que ses termes disent tout autre chose qu’ils ne veulent dire. Et comment, en vérité, supposer que l’axiome est exact, si l’on songe que, pris dans son sens littéral et à part toute interprétation, il signifie, comme nous l’avons démontré; que tous naissent semblables! Assurément l’expression manque à l’idée, car il ne se peut que la nature ait été si follement méconnue. Il faut chercher un tout autre sens à cet axiome que celui qui résulte de ses termes. Cherchons un peu.

Nous voici maintenant ramenés à notre distinction de tout à l’heure.

Si chaque homme, usant du droit naturel que nous lui avons reconnu, se développait dans le sens de sa nature, sans qu’aucune main songeât à le retenir, encore moins à le comprimer dans son essor; si les vocations étaient toutes libres; si les ressorts que Dieu a déposés dans les âmes se trouvaient employés et par conséquent utilisés, qu’arriverait-il alors? La société formerait une immense échelle, dont chaque individu occuperait un échelon; la hiérarchie existerait, mais aussi chacun, occupant sa place naturelle, serait content de cette place et s’y tiendrait, sans songer aucunement à usurper celle de son voisin qui lui conviendrait beaucoup moins que la sienne; non-seulement il existerait une distinction de rangs, mais il s’élèverait du milieu de tous ces rangs une vois unanime et approbatrice, dans laquelle viendraient se résumer et se confondre toutes les voix individuelles; l’existence générale du corps social ne courrait aucun risque d’être troublée; il y aurait accord, accord parfait, accord harmonieux, comme dans un orchestre où, pourtant, résonnent mille instruments suivant mille intensités diverses, mais chacun selon l’intensité qui lui convient et que dès lors convient à l’ensemble. En un mot, il y aurait ordre, harmonie; tous seraient inégaux, mais tous seraient heureux.

Il faut donc que les choses ne se passent pas ainsi dans la société actuelle! Il faut qu’il existe, à la place du libre développement des instincts et des caractères, compression de ces caractères, de ces instincts; il faut qu’il y ait emploi forcé, quand il devrait y avoir emploi libre; il faut que les vocations des hommes soient détournées! car chacun se trouve déplacé là ou il est et murmure, chacun fait fi de son rang et voudrait en remplir un autre, secouant les chaînes qui le tiennent asservi, parfois les brisant; c’est une confusion, c’est un pêle-mêle épouvantable.

Or, si telle est l’impression que nous recevons du spectacle de la société, que tout le monde y soit mécontent, que le pauvre se plaigne d’être pauvre, que le riche se plaigne de n’être pas encore plus riche, que l’artisan se récrie contre la sujétion, que pour un savetier qui vit heureux dans son échoppe il en existe vingt qui désirent des palais, que le peuple tout entier s’arme contre le pouvoir et le poursuive à coups de fourche jusqu’à la frontière; il n’y a pas à en douter, la société manque de poids et de mesure, les inégalités dont elle se compose n’ont point de base naturelle, C’est-à-dire ne prennent point leur source dans le développement intact et intégral pour chacun des facultés qui lui ont été assignés par le Créateur.

Cette société n’est donc pas harmonique, mais subversive; ce n’est pas la justice qui y règne, mais l’injustice; le droit naturel s’est effacé pour faire place à un droit factice et arbitraire; car, au lieu de la liberté qui est le droit, nous y trouvons l’esclavage qui est la négation du droit.

Ainsi donc, aux idées d’ordre, d’harmonie, de bonheur, aux idées de justice et de droit, correspondent les inégalités essentielles des hommes entre eux, dérivant de leurs natures différentes; aux idées de désordre et de souffrance, d’injustice et d’obligation, correspondent les inégalités factices et mensongères, dérivant de la compression des facultés et du classement de ces facultés dans un ordre anti-naturel, anormal.

Maintenant, du moins, sommes-nous en mesure de pénétrer le sens mystérieux de cet axiome: «Les hommes sont égaux!…» Oui, sans doute. Qui ne voit, en effet, que l’inégalité actuelle étant une injustice, un mensonge, un blasphème élevé contre Dieu et la nature, les hommes ont dû la proscrire, comme tout ce qui est injuste, mensonger, blasphématoire; que les hommes, disons nous, n’ayant aucune idée de l’inégalité naturelle qui est sainte et suppose la justice, ne considérant que l’inégalité de convention, remarquant qu’elle était contraire aux vues de Dieu et de la nature, l’ont abolie dans leur pensée et ont mis à la place un superbe axiome, témoignant de cette haine et de cette proscription. Ainsi, de ce que l’inégalité est aujourd’hui injuste, et par conséquent anti-naturelle, ils en ont conclu faussement que ce qui est juste et naturel, c’est l’égalité. Conclusion fausse, disons-nous; car les conditions essentielles du développement des êtres étant toujours les mêmes, quel que soit le milieu social dans lequel il se développent, il s’en suit que les phénomènes de ce développement seront toujours identiques, quant à leur essence; seulement la couleur de ces phénomènes pourra changer, leur apparence pourra n’être plus la même; ce qu’il y a en eux de naturel et de divin restera, ce qu’il y a d’humain passera.

Il ressort de tout ce qui précède que, la société ne pouvant être autre chose qu’une vaste agglomération d’inégalités, selon que ces inégalités résulteront du jeu naturel ou forcé des différentes facultés humaines, la société aura pour fondement et pour caractère, soit la liberté, soit l’esclavage.

Dans le premier cas, il existera des supérieurs et des inférieurs, dans le second, des maîtres et des esclaves.

Dans le premier cas, chacun se tient pour content et n’ambitionne pas une autre place que celle qu’il occupe ou peut occuper; dans le second, tous sont mécontents parce que tous sont déplacés, et le cri général de la société est un cri de guerre.

Il ne faut que consulter l’histoire pour reconnaître que le mouvement social tout entier, depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, n’a été qu’un mouvement de déplacement de toutes ces inégalités qui, se froissant les unes les autres, cherchaient ainsi à se classer et à s’équilibrer. Nous voudrions que l’on suivît en particulier le mouvement communal en France. On verrait que l’affranchissement des communes, dont on a voulu faire un cas spécial de notre histoire, n’est en réalité que la tendance opiniâtre de l’une des fractions historiques de l’humanité à combiner en mode naturel d’ascendance et de descendance les divers éléments qui la constituent. Noble tendance qui se perpétue encore de nos jours, mais qui, sans cesse refoulée dans les profondeurs du monde social, ignorante d’ailleurs de son but et de son propre caractère, a signalé chacune de ses manifestations par des désordres, des secousses et des crises, dont la violence est d’autant plus grande que la lutte s’est plus longtemps prolongée, et dont le récit n’est que l’histoire politique de la nation!

Il serait donc faux de croire (et nous demandons que l’on n’attache pas ici une plus grande puissance aux mots qu’aux idées) que l’esclavage a été ou est même encore un fait isolé dans le mouvement humanitaire. C’est au contraire un fait général, universel, à tel point que celui qui entreprendrait de dresser un tableau des destinées passées de l’humanité, et de dire où elle en est aujourd’hui de sa course à travers les siècles, ferait, soit qu’il en eût ou non la conscience, une histoire de l’esclavage.

Mais de tous les phénomènes que présente l’esclavage, s’il s’en trouve quelques-uns qui n’aient point reçu de dénominations spéciales et analogues à leur nature, il s’en trouve un du moins qui parce qu’il est le principal et le plus odieux, a retenu aussi cette dénomination principale et odieuse, la dénomination d’esclavage. On conçoit assez que nous entendons parler ici de ce phénomène vieux comme le monde, qui existait chez les Grecs, chez les Romains, qui a existé chez tous les peuples de la terre à une certaine époque de leur histoire, et qui, affectant chez tous ces peuples des déformations successives, a produit en se décomposant d’autres phénomènes sociaux, moins étendus, moins concrets, qui ont distingué et caractérisé leurs époques, comme autrefois l’esclavage avait distingué et caractérisé la sienne.

Si nous ne nous étions condamnés, en entrant dans cette matière, à diminuer nos idées de ce qu’elles peuvent avoir de général, nous montrerions que l’esclavage, considéré comme droit et comme droit de propriété de l’homme sur l’homme, est susceptible, ainsi que tout droit de propriété, d’une sorte de décomposition intellectuelle, parfaitement analogue à celle qui existe en fait dans le développement continu de toute nation. Nous montrerions que, de même que la propriété sur les choses fournit, en se divisant, toutes les servitudes réelles, de même aussi la propriété sur les hommes fournit, en se divisant, toutes les servitudes humaines (1); que dans la combinaison de ces deux analyses parallèles et des deux opérations synthétiques, également parallèles, qui leur correspondent, gît profondément latente la science abstraite de la propriété, ou autrement le droit; et nous offririons, à ce nouveau point de vue, un aperçu sommaire, il est vrai, mais exact et compréhensif, de l’histoire des servitudes réelles et des servitudes humaines.

(1) Nous entendons par servitudes réelles toutes les modifications que peut subir le droit de propriété, quand il s’applique aux choses; et c’est par opposition que nous nommons servitudes humaines toutes les modifications du même droit, quand il s’applique à l’homme.

Quoi qu’il en soit l’esclavage étant toujours apparu comme le plus grand de tous les désordres sociaux, comme la plus haute et la plus douloureuse expression du malaise humanitaire, engendré par la mauvaise constitution de la société ou, ce qui revient au même, par la distribution fausse et arbitraire des différentes inégalités humaines, c’est aussi contre l’esclavage que se sont toujours élevées le plus de voix. L’inféodation de l’homme à l’homme, elle est, dans l’esprit de l’homme même, la plus grande de toutes les iniquités; et nous n’aurons pas à nous étonner, comme tant d’autres, que la clameur soit telle aujourd’hui en France, que l’abolition de l’esclavage ait été comme résolue d’avance, et sans examen préalable, dans l’esprit de ceux qui prennent part au gouvernement du pays.

Toutefois, il convient de faire observer que ce n’est point universellement que l’esclavage a soulevé l’indignation. Ce fait, tellement ancien qu’il semble être contemporain de l’humanité même, a paru nécessaire à quelques-uns, non pas en ce sens que, l’humanité étant demeurée jusqu’ici dans de mauvaises conditions extérieures de vie et de mouvement, le résultat de cette socialité contre nature a dû être l’esclavage; mais en ce sens que, chaque homme renfermant en lui-même le principe de son activité sociale, et Dieu lui ayant comme marqué d’avance sa place dans le monde, il en résulte que l’esclave est esclave par le fait même de sa nature. On le voit, cette erreur est la même que nous avons déjà signalée; ici comme plus haut, confusion de l’essence et du mode, de l’infériorité essentielle voulue par la nature, et de l’esclavage qui n’est que l’un des mille modes subversifs par lesquels peut s’exprimer cette infériorité; ici, comme plus haut, ignorance, ignorance de la loi de développement des êtres et des deux faces, harmonique et subversive, de ce développement. Cette erreur, disons-nous, est de la plus haute antiquité. Aristote a prôné l’esclavage, ce qui lui serait pardonnable vu l’époque où il vivait, si déjà auparavant n’avait paru Socrates. L’histoire nous offrirait au besoin la nomenclature de tous les continuateurs d’Aristote; nomenclature inutile, mais dans laquelle ont figuré d’assez grands esprits et d’assez grands coeur pour que l’on doive déplorer leur aveuglement. Quelques-uns même ont renchéri sur le maître, abusant de cette folle idée du gouvernement temporel de la Providence déjà si abusive par elle-même. Et ici nous n’exhumons pas seulement de vieilles sottises; car on peut lire dans la Revue de Paris (nous oublions à dessein le numéro) que l’esclavage n’est pas seulement de droit naturel, mais providentiel. Providentiel!…

D’autres, qui se flattent de raisonnement (et ils disent même que le raisonnement n’est pas de trop quand il s’agit d’innover en social ou en politique), prétendent que, si l’esclavage est odieux, le temps de l’abolir n’est pas encore venu.

On voit donc qu’il existe encore aujourd’hui dissentiment sur la question de l’abolition de l’esclavage; on voit que, pour être nombreux, le parti qui demande l’abolition n’a pas encore entièrement triomphé, et qu’il rencontre même dans l’autre parti une vive opposition, une opposition que nous aurions presque envie à notre tour d’appeler providentielle. Il nous semble nécessaire, avant d’entrer dans l’examen de la question, de faire connaître cet antagonisme, d’autant plus violent qu’il se constitue dans les deux camps d’une foule de moyens d’attaque et de défense qui, pour être du même genre, ne sont pas de la même espèce, et qui, quand bien même ils se ressembleraient par l’espèce, diffèrent au moins par la variété.

La question étant ainsi posée: faut-il abolir l’esclavage? les uns disant oui, les autres non; ceux-ci comme ceux-là ayant, pour soutenir leur opinion, des raisons et des faits qui ne se ressemblent pas; on voit bien qu’il nous faut d’abord exposer le plan de campagne des uns et des autres, pour apprécier quelle sera la portée de leur boulets, et déterminer avec toute connaissance de cause à qui restera la victoire.

§. II.

Faut-il abolir l’esclavage? C’est ainsi, disions-nous, que la question reste posée.

Et ce n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas d’hier que l’on songe à la résoudre! Souvenons-nous en passant de Wilberforce et de l’Angleterre, puis revenons.

En France, sous la Restauration, quelques voix s’étaient élevées, il est vrai, pour demander l’abolition; mais pouvaient-elles se faire entendre? Elles rentrèrent dans le silence, comprimées par la grande majorité de toutes les voix, dont le bruit se répandait en échos sonores dans l’immense désert de la politique.

Alors, en effet, il s’agissait principalement de droits politiques à conquérir, d’entraves politiques à lever, de constitution politique à défaire où à édifier; de la question sociale, pas un mot.

Ce n’est que lorsqu’on eut expulsé, en juillet, la vielle dynastie pour lui substituer une dynastie jeune et vigoureuse, et que l’on eut déchire l’ancienne Charte pour la remplacer par une Charte nouvelle; c’est alors seulement, quand toutefois les esprits se furent calmés, et que la France, délivrée de l’émeute et des secousses, se fût enfin rassise, que l’on s’avisa qu’il y avait à coté de l’oeuvre politique, une oeuvre sociale à accomplir.

De bonnes intentions sont toujours louables; mais les intentions ne suffissent pas, il faut des moyens. Assurément, ce n’est pas chose d’un médiocre intérêt que le changement qui s’opéra à cette époque dans quelques bonnes têtes; mais changer n’est pas encore tout. De quitter le mauvais pour le bon, voilà le difficile. Ce changement-là implique la science; car on ne saurait arriver au bon, en délaissant le mauvais, qu’autant que l’on a pu reconnaître, à de certains signes non équivoques, que ceci est le mauvais, que le bon est cela. Et s’il faut se garder en cette matière de déplacer inutilement les forces de son esprit, faut-il aussi bien se garder de ne les point déplacer inutilement les forces de son esprit, faut-il aussi bien se garder de ne les point déplacer du tout en les concentrant, comme de plus belle, sur une question qui est restée la même, quoique changée en apparence. Mieux vaut cent fois donner à gauche en sachant que l’on y donne, que de s’imaginer follement donner à droite, tandis que l’on donnerait effectivement à gauche. Or, bien loin que l’on nous ait encore appris quels peuvent être les moyens à employer pour réaliser aucune reforme sociale, on ne s’est pas encore occupé, que nous le sachions, de définir convenablement l’oeuvre sociale et de la distinguer de l’oeuvre politique. Mais nous reviendrons sur tout cela.

Nous voulions seulement dire que c’est évidemment à la nouvelle préoccupation que nous venons de signaler dans les esprits que se doivent rapporter les clameurs, non moins étranges dans leur manifestation que nobles dans leur but, qui s’élevèrent alors, de tous les coins les plus opposés de la France, contre le maintien de l’esclavage. Les anciennes voix jusque-là faibles et tremblantes, commencèrent à se rassurer et à grandir, tandis que d’autres, qui jusque-là ne s’étaient encore produites, commencèrent à éclater; toutes se rallièrent. Aux hommes de la vieille politique qui, déjà sous la Restauration, s’étaient plaints et avaient osé réclamer, s’adjoignirent de jeunes hommes qui devaient plus tard se distinguer sous le nom de parti social. L’opinion publique trouva ainsi de toutes parts ses représentants, dont les plus éminents entreprirent de la diriger.

Nous nommerons d’abord M. de Lamartine, dont la noblesse d’âme est assez connue. Nous nommerons surtout M. le duc de Broglie. Bien que M. de Broglie ne figure pas, avec M. de Lamartine, dans le même parti politique, nul doute, selon nous, que sa vie tout entière n’ait été un long dévouement à la cause du bien-être de l’humanité. Et l’on voit que cette vie ne lui paraît pas encore assez pleine, tant qu’il n’aura pas attaché son nom à l’abolition de l’esclavage.

Il suffira de ces deux noms pour justifier notre remarque, qui ne laisse pas d’ailleurs d’avoir son importance; car tout au moins il en résulte que, de l’aveu même des circonstances et des temps, l’abolition de l’esclavage veut être considérée comme un acte de haute critique sociale, et non point comme un simple acte d’administration politique.

Quelles qu’en soient, au surplus, et l’origine et la nature, observons que la clameur a toujours été en se grossissant jusqu’au jour où l’Angleterre, par un bill de son parlement, étant venue à décréter l’affranchissement dans ses possessions coloniales, la France, que l’on ne saurait trop louer de son empressement à imiter les grands exemples, lasse enfin de ses cris et de son agitation, demanda officiellement au pouvoir le renversement d’un ordre de choses désormais intolérable. Le pouvoir étendit sa plainte, sans toutefois y faire justice. Mais nos députés, qui ne se tiennent pas facilement pour battus, n’ont pas manqué depuis ce moment de renouveler, à chaque bonne occasion qui se présentait, leurs fulminantes attaques; tant il y a que la session dernière n’a pu se clore sans que l’on nous ait fait assister à la discussion radicale et solennelle de la question, qui n’en est pas pour cela plus avancée.

Jusqu’ici on aura dû s’étonner que nous circonscrivions, comme à plaisir, dans les étroites limites d’une localisation arbitraire, une question devenue européenne. Toute l’Europe, en effet, semble soulevée. Les individus ne sont pas seulement ligués, mais les peuples. «Assez longtemps, disent-ils, nous avons supporté que des hommes, qui se proclament libres et ne relevant que d’eux mêmes et de Dieu, se prétendissent en même temps propriétaires d’autres hommes et arbitres de leur destinée! Ce n’est plus le jour où la Liberté, ignorante et grossière, méconnaissait elle-même ses propres droits! Il faut enfin qu’elle se respecte et qu’elle soit à elle-même sa sanction! Détruisons l’esclavage qui est un fait de violence; car toute violence a dû cesser de la part des oppresseurs du moment où ils ont cessé eux-mêmes d’être opprimés. Aujourd’hui les peuples sont libres! Faisons qu’il ne se trouve pas sur la terre un seul homme qui ne soit pas d’un peuple, c’est-à-dire qui ne soit pas libre!»

Tel est le résumé de la voix des nations. De toutes parts ce sont les mêmes paroles véhémentes, les mêmes imprécations, les mêmes serments. L’Angleterre surtout, qui a donné l’exemple, demande à grands cris qu’on l’imite et que l’on sorte enfin de la vieille et étroite ornière de l’oppression, pour marcher à sa suite dans la route large et nouvelle de l’affranchissement. Nous avons sous les yeux un Appel de la capitale de l’Ecosse aux Etats-Unis d’Amérique. «Aussi longtemps que l’esclavage, y est-il dit en commençant, a continué à souiller le territoire des colonies de la Grande-Bretagne, la nation anglaise n’a pas cru pouvoir élever la voix contre le maintien de ce crime de lèse-humanité dans les autres parties du monde; mais aussitôt qu’eut été porté le coup qui abolissait cette odieuse institution dans les possessions britanniques, rien ne l’empêcha plus d’exprimer hautement, et par tous les moyens possibles, sa profonde sympathie pour les souffrances de l’esclave, en quelque point du globe que retentisse encore le bruit de ses fers; et au mois d’octobre 1833 fut formée à Edimbourg une société, signal et modèle de plusieurs autres qui ne tardèrent pas à s’établir, pour l’abolition de l’esclavage dans tout l’univers.» -Non-seulement ces sociétés existent, mais de courageux missionnaires, partis de leur sein, sont allés porter aux Etats-Unis de la jeune Amérique l’expression des désirs et des voeux du vieux monde européen. Tel a été, entres autres, M. Thompson, dont la courageuse expédition mérite encore plus d’éloges que ses efforts n’ont obtenu de succès. Ce n’est donc pas sans étonnement, disions-nous, que l’on aura remarqué notre sollicitude à imposer à la seule France un fardeau que le monde entier voudrait porter! Mais la réponse est facile.

Nous avons pris l’engagement de nous livrer à un examen critique et détaillé des doctrines et des opinions diverses qui se croisent en tout sens dans le domaine de la publicité. Or, ces doctrines sont les mêmes en Angleterre qu’en France; ces opinions ne changent pas pour se trouver dans la bouche d’un Allemand ou d’un Ecossais; c’est partout la même masse d’idées qui se contrecarrent et se choquent les unes les autres. Aussi ne traitons-nous pas seulement de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, mais de l’abolition de l’esclavage en général; ce que nous disons à la France, nous le disons au Brésil ou aux Etats-Unis; nous le dirions au Grand-Turc, si le Grand-Turc pouvait nous écouter. Mais, pour que notre critique ait plus de valeur, il faut qu’elle se resserre; car elle perdrait en généralité ce qu’elle gagnerait en diffusion. Voila pourquoi nous nous adressons à notre patrie, sans prétendre néanmoins à isoler nos paroles; pourquoi nous lui faisons honneur de ses efforts dans la voie sociale et humanitaire, tout en reconnaissant que dans la même voie marchent d’autres peuples, les uns plus avancés, les autres moins, tous désireux du bien et persévérants à le vouloir.

La question n’est pas encore décidée, il est vrai, mais il s’en faut de beaucoup qu’elle ait été abandonnée; car il existe un foyer qui concentre la chaleur et l’empêche de se perdre. Nous voulons parler de la Société française pour l’abolition de l’esclavage, laquelle a son siège à Paris, tient des assemblées, publie des livres, et, justement orgueilleuse de la tâche qu’elle s’est imposée, mande à sa barre tous ceux d’entre les hommes instruits des affaires coloniales qui pourront l’éclairer et la guider.

Bien que l’abolition n’ait pas encore été décrétée dans la chambre législative, elle l’a été dans les statuts de cette société le jour même où, pour la première fois, les esprits et les coeurs se sont unis. La société, depuis ce moment, n’a pas cessé de pousser à la roue, d’aider de tous ses efforts et par tous les moyens à l’obtention d’une loi qui abolirait définitivement l’esclavage et rendrait libres ceux pour qui elle ne sont déjà plus esclaves. L’anecdote qui suit va nous dispenser de tous détails.

Lors de la dernière et violente discussion qui eut lieu à la chambre sur cette matière, un membre de la société abolitionniste se plaignait que le temps et ses occupations ne lui permissent pas de se mêler aussi vivement à la lutte qu’il l’aurait désiré. «Oubliez-vous que vous avez juré?» lui répondit-on.

La société a publié divers écrits; divers projets lui ont été aussi présentés, à l’égard des mesures qu’il conviendrait de prendre pour assurer les résultats de l’émancipation. Ces brochures et ces projets nous ont passé par les mains.

Surtout nous nous sommes empressés de consulter les Journaux, Revues et autres feuilles; car Journaux, Revues et autres feuilles ne se sont pas fait faute d’afficher, en cette grave circonstance, leur scientifique philanthropie. Durant un mois il n’a été question, dans toute la presse, que de trafic infâme et d’infâme trafic. Et si de tout ce papier qu’ont employé les journaux à écrivasser leurs plaintes et à déclamer leurs soupirs, les chambres en eussent employé seulement le huitième à rédiger une bonne loi d’abolition, nous pourrions facilement en recouvrir (ce serait là un joli mode de promulgation!) tout le sol libre de l’une de nos petites îles Caraïbes, de Marie-Galande, par exemple, ou des Saintes.

Il est remarquable d’ailleurs que, de toute les diverses opinions qui se sont produites dernièrement, tant par la voie de la tribune que par celle de la presse, sur l’abolition de l’esclavage, il ne s’en trouve pas deux qui se ressemblent. Et cela, aussi bien du côté des abolitionnistes que de celui de leurs adversaires.

Mais ici notre erreur est palpable, et nous prions que l’on nous excuse; car s’il existe encore, comme nous le supposions, de ces hommes qui défendent l’esclavage à priori et qui forment à Aristote une queue aussi longue que la distance qui les sépare de lui, toujours est-il que pas un de ces hommes n’a osé se montrer à découvert. Ceux mêmes qui ont écrit que l’esclavage est un fait providentiel (banalité grossière qui, pour cela, demeure incomprise et dès lors inappréciable), quelque ardents qu’ils soient apparus d’abord à plaider cette cause, ont terminé cependant par une conclusion destructive de leurs prémisses, ce qui ne saurait affliger. Il serait donc vrai de dire qu’il n’existe pas d’adversaires à l’émancipation coloniale, puisque, s’il en existe, ils n’ont pas rompu le silence.

C’est, en effet, parmi les abolitionnistes eux-mêmes que se rencontre le dissentiment que nous avons déjà signalé. C’est parmi eux que s’agite encore la question: «Faut-il abolir?…» On va mieux nous comprendre.

A part ceux qui, sous le prétexte que le moment de l’émancipation n’est pas encore venu, voudraient qu’on laissât dormir un peu les choses, il s’en trouve encore d’autres qui, tout en faisant leur principale affaire de l’émancipation immédiate, voudraient cependant que l’on accordât aux propriétaires dépossédés une indemnité proportionnelle au dommage résultant de la dépossession. M. De Lamartine est de ce nombre, et c’est même lui qui donne le ton. Pour ceux-là, on le voit, l’émancipation ne saurait être juste qu’à une condition; ce n’est que sous condition qu’ils affirment.

D’autres reconnaissent, il est vrai, que la propriété de l’homme sur l’homme ne constitue aucun droit et ne donne lieu, en conséquence, à aucune indemnité; mais ils voudraient que par humanité, sinon par justice, on vînt à l’aide aux anciens propriétaires, soit en leur accordant un secours en argent, soit en prenant des mesures politiques qui leur garantissent la paix et la tranquillité, la paix dans l’administration de leurs fortunes, la tranquillité dans leur intérieur domestique. Ceux-là encore n’affirment qu’à une condition; pour eux, l’humanité domine la justice.

Tandis que d’autres, plus fougueux (et ce sont eux qui constituent, à proprement parler, les abolitionnistes), veulent à toute force que l’on émancipe, mais ne veulent que cela. L’abolition quand même! C’est là leur devise. Sans doute on pourra bien, par la suite, s’il y a lieu, l’émancipation préalablement accomplie, recourir à de certaines mesures, prendre des précautions… Mais tout cela n’est que de l’accessoire. Le principal c’est que l’on émancipe!

A ces derniers nous opposons, comme étant leurs véritables ennemis, les hommes de trempe faible et molle, de caractère lâche et doucereux, de moeurs craintives, qui dans tout changement voient un désordre, si ce changement n’est l’oeuvre des siècles. En conséquence, ils votent pour qu’on laisse mourir l’esclavage de sa belle mort, au lieu de le traîner sur la claie lorsque déjà il râle. Laissez faire au temps, vous disent-ils! Le temps! c’est le grand réparateur des injustices humaines, le faucheur impitoyable qui nivelles toutes les inégalités! Laissez faire! Laissez passer! Vieux mot que tout le monde connaît.

On comprend de reste que, dans la nécessité où nous voilà de passer en revue ces différentes opinions pour les apprécier, nous ne prétendons ni consacrer à chacune d’elles un paragraphe, ni même les faire intervenir toutes dans notre analyse. Souvent ce que nous dirons des unes pourra s’appliquer aux autres, plus souvent nous les réunirons toutes en bloc dans une seule et même critique; et si d’ailleurs nous ne demandons compte à aucune de sa valeur particulière, nous demanderons compte à la masse de sa valeur générale. Il y aura ainsi économie de temps et de procédé.

Conformément à cette méthode économique, débarrassons-nous d’abord de tout vain obstacle et de toute vaine objection.

L’exposition qui précède nous a montré que, s’il y a divergence dans les opinions, toutes du moins se rallient et s’accordent en un point, à savoir que, l’esclavage étant par sa nature violent et injuste, il conviendrait qu’on l’abolît.

Dès lors il nous semble qu’aussi bien ceux qui demandent qu’on laisse indéfiniment subsister l’esclavage, que ceux qui se bornent à demander un délai, ne sont, ni les uns ni les autres, d’accord avec eux-mêmes.

D’abord en supposant que le temps seul dût amener l’anéantissement de l’esclavage, quel mal y aurait-il à hâter un peu ce cours naturel des choses? Ensuite, il est faux que le temps prenne jamais toute sa valeur en lui-même et se puisse passer de tout concours; car le temps n’a de puissance que celle de l’homme qui agit dans le temps.

Ceux donc qui, voulant exprimer l’opinion que nous combattons en ce moment, se sont oubliés à écrire que «de même que les nations paraissent avoir été naturellement soumises à la maladie de l’esclavage, elles s’en sont guéries aussi naturellement par le cours des âges, la transformation des faits et le développement des idées;» ceux-là, disons nous, bien loin qu’ils aient fait de la profonde métaphysique, comme ils le croient, ou de l’histoire, comme ils s’en vantent, n’ont réussi qu’à se jeter dans une contradiction grossière, en n’apercevant point qu’au fond de leurs distinctions apparentes se cachait, sous le voile de la plus pompeuse déclamation, la plus puérile et la plus insignifiante de toutes les identités. Qu’est-ce, en effet, que la transformation des faits et le développement des idées dans la société, sinon le résultat de l’action de l’homme qui, parce qu’il se transforme et se développe, transforme et développe les choses ambiantes? car l’homme, se trouvant dans la nécessité, pour se transformer et se développer, d’agir sur les circonstances qui lui sont extérieures, devra aussi, de toute nécessité, imprimer à ces circonstances le caractère propre de son action, qui est la transformation et le développement.

Ainsi, soit que l’esclavage s’abolisse nécessairement, par l’effet du cours des âges et de la transformation lente, mais inévitable, des choses sociales; soit qu’un dessein prémédité des gouvernements vienne le saisir et lui imprimer une autre forme en le dénaturant; l’abolition de l’esclavage est toujours une oeuvre qui relève de l’homme, parce que rien ne se fait ici-bas qui ne relève de lui, et que son action, pour être directe ou indirecte, médiate ou immédiate, n’en reste pas moins une action, grande, puissante, irrésistible.

Ainsi encore, la considération historique de l’ancien monde ne nous offre point, comme on l’a écrit, l’image auguste d’une Providence qui, intervenant mal à propos dans la gestion de l’homme, a retiré l’esclavage à son heure comme elle l’avait produit.

C’est se jouer de l’histoire que de l’invoquer ainsi en pure perte! c’est surtout ne point la connaître (quelque érudition que l’on ait d’ailleurs, et quelques lectures que l’on ait pu faire de Plutarque et de Varron), que d’y voir autre chose que le développement nécessaire et continu des forces de l’homme, s’exerçant à la gestion du monde et transformant le monde! Et celui qui verrait autre chose dans l’histoire pourrait sans doute l’enseigner convenablement dans un collège, mais ne réussirait certes pas à en faire jamais rien ressortir de véritablement grand et utile, rien qui puisse aider à la marche des idées et favoriser le cours des révolutions bienfaisantes.

Que si donc, au lieu de laisser suivre à l’esclavage ce que l’on nomme sa pente naturelle, c’est-à-dire sans nous borner, comme par le passé, à une administration générale qui, modifiant incessamment les choses et leurs rapports, amènerait inévitablement, dans un temps plus ou moins éloigné, la déformation de l’esclavage qui se serait usé aux angles des nouvelles choses avec lesquelles nous l’aurions mis en contact; que si, au lieu de rester lâches et insouciants comme par le passé, nous nous prenions d’un saint désir de rétablir dès à présent ceux qui souffrent dans la jouissance, et dans leur état normal ceux que la violence et l’injustice en ont momentanément déplacés; nul doute que nous ne fissions ce qui est grand, noble, généreux, utile! nul doute que nous ne puissions éviter ainsi bien des malheurs qui sont nés, dans tous les temps et dans tous les pays, de la ruine subite et non préparée du vieil édifice, qui n’a pas manqué, en s’écroulant, d’entraîner avec lui d’autres édifices voisins, beaux, vastes, somptueux, richement décorés par la main de l’homme, mais que l’homme, gérant maladroit, n’avait pas songé à étayer! Nul doute, en un mot, que notre action ne fût bonne, pourvu cependant qu’elle fût, ainsi qu’on doit le supposer, mûrement réfléchie et calculée! Mais n’anticipons pas sur un autre ordre d’idées.

Quant à ceux qui reconnaissent que ce n’est pas au temps, mais bien à l’homme qu’appartient l’oeuvre d’abolition, pourquoi désirent-ils un retard? Si l’esclavage est un désordre, pourquoi remettre à le faire cesse? Et qui jamais nous dira le moment convenable, si, du moment où il y a désordre, il ne convient pas d’agir?

A cela on répond: «L’esclavage est un désordre sans doute; mais il faudrait ne pas l’abolir, s’il était prouvé que de l’abolition dût en résulter un désordre plu grand encore.»

Assurément! et nous n’avons aucune intention de contredire. Entre deux maux, il faut évidemment choisir le moindre.

Mais ceci n’a d’autre importance que de soulever une question qui doit, pour le moment, nous rester étrangère. Qu’il faille se garder, en abolissant l’esclavage, de toute démarche inconsidérée, nous n’entendons pas le nier. Bien mieux: «qu’il faille garantir l’ordre, nous ne le nierons pas. Mais, outre qu’il n’est pas démontré que de l’abolition de l’esclavage dût naître le désordre, il semble que, dans le cas où il y aurait nécessité de prévenir le désordre, cette nécessité existerait encore dans cent ans comme elle existe aujourd’hui. Et pourquoi dès lors ne pas effectuer aujourd’hui ce que l’on se verrait obligé d’effectuer dans cent ans ou plus tard?

Qui ne voit d’ailleurs que, si telle était la pensée de ceux qui désirent un délai, rien alors ne les distinguerait plus de ces autres qui, tout en demandant l’abolition immédiate, ne la demandent néanmoins que sous cette condition expresse que l’ordre soit garanti? La seule différence, c’est que les premiers auraient fort mal exprimé leur idée, tandis que les derniers auraient fort bien exprimé la leur. De part et d’autre il s’agitait de moyens; or, nous le répétons, nous n’en sommes pas encore à la question de moyens, mais à la question de temps.

«Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, vous disent-ils. Nous croyons que, quoi que l’on puisse faire, si l’abolition est immédiate, le désordre aussi est inévitable, et qu’on ne pourra l’éviter qu’en retardant l’abolition.»

Voilà qui est posé! Mais sur quoi donc vous basez-vous pour prétendre qu’il n’existe pas d’autre moyen d’éviter le désordre que de retarder l’émancipation? En vérité, nous vous le disons, le temps ne fait rien à l’affaire. Voyons! expliquez-nous un peu cette puissance infaillible et mystérieuse du temps. Sont-ce des faits que vous invoquerez?

«Non pas précisément. Mais le raisonnement nous démontre qu’il faut attendre que les lumières, fruit du progrès et de la civilisation, qui ont même déjà commencé à pénétrer dans la population noire, y pénètrent plus profondément encore; qu’il faut attendre que le nègre, dont les moeurs sont incultes et sauvages, ait peu à peu modifié ses habitudes de vie, et qu’il ait quitté, par exemple, la promiscuité pour le mariage, l’isolement pour la famille; qu’il faut attendre, en un mot, que le nègre soit mûr pour la liberté, et ne pas trop se hâter de l’en charger, la liberté étant, quoi que l’on dise, un fardeau lourd et pénible auquel toute épaule ne dure pas

Tout ceci n’est pas du raisonnement, ce sont des allégations. D’abord, nous ne concevons pas bien ce que l’on veut dire quand on prétend que l’esclave ne connaît pas la famille et qu’il vit dans la promiscuité. Nous savons de braves nègres (et hâtons-nous d’ajouter que, dans les colonies françaises, c’est la majeure partie des esclaves qui se comportent ainsi) qui ont une case, où ils vivent avec une femme et des enfants. Non-seulement voilà la famille, mais voilà encore le ménage. Nous affirmons en outre, nous qui avons vécu dans la société européenne et savons que la grisette et la marquise valent chacune son pesant d’or, que dans cette société, beaucoup plus encore que dans la population noire, règnent les mauvaises moeurs, la fourberie, le mensonge, l’injustice, la trahison, la violence, la cruauté. Nous l’affirmons, car de tout cela nous avons souffert et nous souffrons encore. Et puis, nous ne voyons pas du premier coup ce que peut faire à la bonne ou mauvaise liberté que le nègre ait ou n’ait pas de famille, c’est-à-dire de ménage; car on ne prétendra pas sans doute que le sentiment de la famille n’existe pas chez le nègre et qu’il n’aime ni son père, ni sa mère, ni sa femme, ni ses enfants. Que le nègre d’ailleurs soit ignorant ou instruit, civilisé ou barbare et même sauvage, en quoi cela importe-t-il? Et qu’on nous le dise!… Car, encore une fois, nous demandons des raisons que l’on ne nous a pas encore dites.

Mais sans nous embarrasser, pour le moment, de mettre de l’ordre dans cette confusion et de porter la lumière dans cette obscurité, voyons s’il n’y aurait pas quelque méprise.

Dieu a fait l’homme libre; c’est librement que l’homme doit se développer et agir; la destinée de l’homme est d’être libre.

Il y a donc, et cela est nécessaire, proportionnalité constante, indestructible, entre les facultés de l’homme et le mode suivant lequel il doit exercer ses facultés, qui est la liberté. De sorte que, si l’homme n’est pas libre, ses facultés engendrent le désordre, qui eussent engendré l’ordre dans la liberté.

Ceci n’est pas seulement une vérité, mais un axiome. Nous disons que c’est un axiome, et qu’en dépit de tout c’est un axiome, et que même, s’il était possible que les faits nous contredissent, ce sont les faits qu’il faudrait accuser de mensonge, et non point notre axiome qui n’en resterait pas moins éternellement vrai. Car nous sommes sur ce point de l’avis de Voltaire qui disait que, si l’on venait par hasard lui apprendre qu’il s’accomplit un miracle au coin de la rue, il répondrait que le miracle ne s’accomplit pas, parce que tout miracle est de sa nature impossible, dérogeant aux lois du monde et les renversant.

Mais nous savons trop bien que les faits ne nous contredisent pas; nous savons que ceux qui se prétendent observateurs sont de mauvais observateurs qui voient mal, et qu’à ces hommes simplement observateurs il arrive que, pour ne s’être pas assez pénétré des axiomes primordiaux que l’intelligence dévoile et fortifie, au lieu de se dresse contre de vaines apparences et de découvrir ainsi la vérité sous son masque, ils se laissent aller à une première manifestation qui est trompeuse et qui les éblouit, parce qu’étant la première, elle est aussi la plus éclatante.

Que si donc l’ordre et l’esclavage sont incompatibles à priori, il faut en conclure que l’on ne pourrait que gagner en affranchissant les noirs, c’est-à-dire en les replaçant dans la liberté qui est leur destinée et qui entraîne l’ordre.

Il faut en conclure aussi qu’à quelque époque que l’on affranchisse, le résultat ne pourra manquer d’être le même. Car ce n’est ni dans quelques mois, ni dans quelques années que la liberté sera convenante à l’homme, mais toujours.

Pourtant, cette infaillibilité de l’a priori n’allant point à toutes les intelligences, nous devons entrer dans le champ des démonstrations à posteriori, faite un appel à l’observation et invoquer les faits. Mais voilà que soudain l’on nous arrête et que ces mêmes faits, que nous prétendions invoquer en notre faveur, on les invoque contre nous.

Regardez, nous dit-on, regardez la société européenne et ce qui s’y passe. Y a-t-il là des crimes et des vices? Y a-t-il assez désordre? Cette société est pourtant libre, et c’est parmi des hommes libres que tout cela se passe.

Nous convenons d’abord, car nous allions nous-mêmes le dire, qu’il y a désordre dans la société européenne; et comme pour nous ces deux mots, ordre et liberté, doivent inévitablement se rencontrer dans une même affirmation, il s’ensuit que, la société européenne étant libre, nous avons menti aux faits et conséquemment à la vérité.

Mais la société européenne est-elle donc libre? Sommes-nous libres, nous qui parlons? Vous qui nous écoutez, êtes-vous libres?

Et qu’est-ce donc que cette liberté dont on fait tant de bruit, qui n’accorde pas un seul droit qu’elle n’impose dix devoirs, qui souffre ce que l’on ne veut pas, qui défend ce que l’on veut, qui me permet ce que ma nature me refuse et qui ne me laisse aucun exercice d’aucune de mes facultés? une liberté qui se règle, qui se bâcle, qui s’enregistre? La liberté! Est-ce donc la Charte ou le code civil? Est-ce la loi Scribonia ou la loi Pappia? Est-ce un chiffon? quelque chose que l’on fourre dans un greffe et qui y demeure? ou n’est-ce pas quelque chose d’harmonieux et de noble qui va à l’âme, qui remplit l’âme, qui la fait se répandre en mille joies, se complaire en mille mouvements, se ravir en mille extases?… la liberté! est-ce un athlète ombrageux qui se cabre, qui rugit et qui dévore? ou n’est-ce pas, au contraire, une grande et aimable déesse, amoureuse de la paix, de l’ordre et des plaisirs, indulgente parce qu’elle est bonne, et bonne parce que elle est heureuse?

Hélas! qui donc est libre sur la terre? L’enfant qui se meurt dans les tortures, parce qu’il ne peut ni courir au soleil, ni respirer au grand air, ni se jouer dans les grandes herbes, ni folâtrer parmi les fleurs odorantes et belles, est-il donc libre? Le jeune homme pour qui le travail est aride et la science amère, qui ne trouve pas un grand oeil où se regarder, une lèvre où coller sa lèvre brûlante, une âme où se réfléchir, est-il donc libre? La femme est-elle libre? Elle ne peut ni aimer, ni haïr, ni rester froide et indifférente, ni s’animer et s’embraser, sans qu’on l’accuse! Tournez à gauche: «Cette femme est une éhontée», vous dit-on! tournez à droite: «C’est une prude!» Oh, certes, il y a loin de ce jour où la femme sera compagne et reine, où elle criera à l’homme: «J’ai été préposé par Dieu pour t’aider dans le»gouvernement du monde. Avec moi tu peux tout; sans moi tu ne peux rien; nos destinées sont liées, Va, crains de marcher seul! Il faut que mon étoile te guide; il faut que ma voix t’anime et que mes bras te soutiennent! Si tu veux être fort aime-moi, et je t’aimera pour te rendre fort!» La femme n’est ni reine, ni compagne… Elle est esclave!… Et nous, hommes, sommes-nous libres? le monde est-il libre enfin? Les âmes qui s’attirent sont-elles libres de se rencontrer, ou de s’unir quand elles se rencontrent? Et si par hasard nous nous sommes cherchés et rencontrés, si nous nous sommes unis, ne craignons-nous pas à chaque instant de voir apparaître devant nous un monstre, un damné, à la voix haute, au regard cruel, au souffle impur, qui nous sépare violemment et qui nous brise!… Sommes-nous libres?

Le lecteur voudra bien remarquer ici que nous comptons sur sa bienveillance, et que surtout nous nous en rapportons à lui du soin d’agrandir et de compléter notre pensée. C’est à dessein que nous avons évité de signaler encore, et du ton qu’il faudrait, toutes les souffrances et tous les esclavages d’un monde qui s’ignore, mais que nous connaissons. Il suffira, pour le moment, que nous soyons parvenus à établir qu’il faut soigneusement distinguer l’ombre de la lumière, la liberté de ce qui n’en est que l’apparence; ou plutôt, qu’il existe deux sortes de liberté, la liberté politique qui se décrète et que nous possédons, entièrement suivant les uns, suivant les autres en partie, et la liberté sociale que nous ne possédons pas encore, parce qu’elle ne saurait se décréter; la première qui est l’expression des droits que nous tenons de la cité, en dédommagement de ceux que nous tenions de la nature et que la cité nous a ravis, la seconde qui est l’expression complète et absolue de l’exercice de tous nos droits naturels, ou autrement de la satisfaction intégrale de nos facultés.

Voici donc que, dans le religieux tabernacle où nous venons de pénétrer, se découvrent à nos regards, belles et radieuses les deux incarnations du même Verbe, la liberté et le bonheur! Toutes deux saintes et inviolables, consacrées par Dieu qui les a unies dans un éternel embrassement! Celui-là seul est donc libre qui jouit du plein essor de toutes ses facultés est heureux, et il n’y a que des esclaves qui soient malheureux et qui souffrent!

Ne perdons pas de vue notre sujet.

De tout ce que nous avons dit il résulte que, loin que la société européenne soit libre, c’est au contraire parce qu’elle ne l’est pas que l’on y trouve le désordre; qu’en conséquence il est bien vrai que le nègre, lancé aujourd’hui dans une société pareille, s’y rendrait coupable de désordre, mais que ce serait là un fait de cette société où l’ordre est impossible, et non pas un fait de l’individu dont la nature est essentiellement propre à la liberté; mais aussi, que le temps ne fait absolument rien à l’affaire, puisque si dans quatre siècles une pareille société existait, les mêmes désordres seraient encore à craindre; en un mot, qu’il s’agit évidemment de savoir non pas dans quel temps il convient d’affranchir, mais suivant quel mode on affranchira, et que c’est là par conséquent une pure question de moyens?

Que si l’on prétendait néanmoins qu’en admettant même la nécessité d’une telle société et d’un tel désordre dans l’avenir, le nègre, affranchi seulement dans deux siècles, courrait moins de risques de se livrer au désordre que maintenant, nous répondrions qu’il ne peut y avoir aucun intérêt à examiner cette question, tant que l’on ne se sera pas enquis de ceux qui prétendent affranchir, s’ils ne prétendent pas affranchir au profit de l’ordre, en plaçant immédiatement le nègre dans une autre condition sociale que celle où nous nous trouvons placés nous-mêmes; qu’à ceux-là il faut, avant tout, demander compte de leurs moyens, et enfin qu’ici, comme tout à l’heure, ce n’est que de moyens et non pas de temps qu’il s’agit.

Maintenant donc que, suivant notre désir, nous avons débarrassé la discussion de tous les vains obstacles qui l’obstruaient, nous pouvons y entrer de pied ferme, et, comme tout se résout dans une question de moyens, demander aux abolitionnistes quels sont les leurs, les discuter et en apprécier le mérite.

Surtout nous pouvons reconnaître de quel aveuglement les esprits se trouvent frappés, quand ils jugent que, dans une pareille matière, on peut séparer l’acte même, qui est l’abolition, des moyens de toute nature qui doivent le préparer et le suivre! De quel aveuglement on reste frappé, disons-nous, lorsque l’on pose ainsi la question: Faut-il abolir?… Effaçons-la cette question niaise et étroite; puisqu’aussi bien nous savons que la liberté et le bonheur sont inséparables, substituons-y la suivante, qui nous parait digne et large: Quels sont les moyens de rendre le nègre libre et heureux en l’affranchissant?

Voilà la question.

Mais avant de rentrer dans le cercle, il sera bon que l’on considère un peu qu’au point où nous sommes parvenus, nous nous retrouvons face à face avec les mêmes idées que nous avions déjà émises, à savoir, que la question que nous traitons en ce moment n’est qu’une étroite fraction d’une autre question plus générale, qui est celle de l’abolition de l’esclavage sur toute la terre; que ce que l’on nomme spécialement esclavage n’est que le point culminant et pivotal où viennent se résumer toutes les douleurs de la société; qu’enfin, suivant que la mécanique sociale, dont l’homme fait mouvoir les roues, est bien ou mal organisée, «la société, comme nous le disions, offre pour fondement et pour caractère, soit la liberté, soit l’esclavage.»

§. III.

   C’est faute d’avoir suffisamment distingué l’oeuvre sociale de l’oeuvre politique; bien mieux, c’est pour avoir étroitement uni et confondu ces deux oeuvres si différentes, que nos hommes soi-disant sociaux n’ont encore su découvrir d’autres moyens, pour rénover, réformer, améliorer la société que des moyens purement politiques, des procédés de charte et de législation. Gardons-nous toutefois de leur en vouloir! car il sont avant tout législateurs, et des législateurs ne peuvent faire que des lois; cela est écrit dans la constitution. La Charte est parfaite, et rien ne s’y trouve à changer.

Il n’en pouvait être autrement de la question qui nous occupe que de toute autre question sociale.

Ecoutons M. De Tracy. Le voilà qui s’élance à la tribune et qui s’écrie: «Abolissons! abolissons! abolissons!…» Hé! de grâce, M. De Tracy, quels sont vos moyens? oui, quels sont-ils? «Mes moyens…mes moyens…Hé! mais… il faut abolir. Pour cela il faut une loi, rien qu’une loi!…» Puis, de sonores paroles, comme il s’en débite tous les jours à propos de toutes choses; de vaines et puériles déclamations contre l’esclavage; des sanglots entrecoupés d’accusations, souvent même de calomnies; des reproches adressés aux Chambres sur leur incurie, leur mollesse! Tout cela, quand il n’est pas sur la terre une seule âme qui, à la simple pensée de l’esclavage, ne frémisse et ne frissonne! Quand il est démontré que les maîtres eux-mêmes, loin de s’opposer à l’émancipation, la demandent et la réclament! quand les chambres n’attendent qu’une occasion, mais qui soit bonne! quand elle prient qu’on les éclaire et qu’on veuille bien leur indiquer un autre moyen d’affranchissement qu’un papier barbouillé de noir, contresigné d’un sceau!… Etrange et fatal aveuglement!

N’en déplaise à M. De Tracy, l’esclavage est un arbre antique profondément enraciné dans la terre sociale, et qu’il n’appartient qu’à une puissante action, dirigée par une pensée large et puissante, de déraciner et d’abattre! Ce n’est pas de crier qui arrangera les choses, mais de penser et d’agir.

En parcourant dans toute son étendue la longue et imposante série des servitudes humaines, vous reconnaîtrez qu’à l’un des termes de la série, véritable point de ralliement et de concrétion, toutes les servitudes jusque-là éparses et isolées se groupent entre elles et se composent. A ce haut degré de renversement de toutes les lois de la nature et de tous les plans de Dieu, la législation humaine intervient, comme elle fait toujours, pour sanctionner le désordre. Mais, de même qu’à chacune de ces modalités partielles et relatives de la compression s’adaptait naguère un droit relatif et partiel, de même ici, la servitude étant complexe et absolue, c’est d’un droit complexe et absolu qu’il faudra la revêtir. Ainsi fait le législateur. Et l’homme, dès ce moment, n’est plus seulement le possesseur, ou, si l’on aime mieux, l’oppresseur de son semblable; il en devient encore le propriétaire.

   De cette combinaison du fait et du droit, du fait de la possession et du droit de propriété, naît l’esclavage, expression typique et idéale du désordre résultant, comme on le voit, de la compression envers les hommes et de l’impiété envers Dieu.

Or, supposez que ces notions, que nous croyons justes et évidentes, fussent généralement acquises; supposez encore un homme grossier qui n’aurait que du sens, mais du bon sens.

«Nul doute, s’écrierait-il ici, que la législation ne reste souveraine pour me retirer ce qu’elle m’accorde, et qu’ainsi que j’ai commencé autrefois d’être propriétaire, je ne puisse aujourd’hui cesser de l’être! Mais s’il intervient une loi qui me déclare indûment propriétaire, ou qui me ravisse ma propriété, cesserai-je pour cela de la posséder? Empêcherez-vous, messieurs les législateurs, qu’il n’y ait des serfs quand il n’y aura plus d’esclaves? Empêcherez-vous qu’il n’y ait des affranchis et des clients? Empêcherez-vous que la servitude, qui autrefois était complexe, diminuant toujours d’intensité, n’aboutisse enfin au prolétariat qui est bien, lui aussi, un esclavage? Oh! certes, non! vous n’empêcherez pas tout cela. Vous ne ferez pas, quand vous m’aurez dépouillé de mon droit et que vous aurez dit à l’esclave: «Nous te rendons tes ailes, prends ta volée», vous ne ferez pas que l’esclave, qui n’est plus homme depuis longtemps, le redevienne soudain; vous n’empêcherez point que celui qui n’a pas un pouce de terre au soleil, pas une obole, ne s’attache à moi de toutes ses forces pour obtenir de moi cette obole, ce pouce de terre; vous n’empêcherez pas que, tiraillé en tout sens par ses besoins, ses désirs, ses attractions, il n’aille les combler et les satisfaire; vous n’empêcherez pas qu’en cessant d’être mon esclave il ne reste encore mon serviteur; vous n’abolirez pas l’esclavage tant que vous n’abolirez pas, en même temps que le droit de propriété, le fait de possession, et tant que vous n’aurez pas découvert un moyen de rendre le nègre libre et heureux en l’affranchissant, l’affranchissement ne sera que fictif et imaginaire.»

Voilà ce que dirait un homme grossier, mais de bon sens.

Il n’entre pas d’ailleurs dans notre plan de montrer ce qu’est devenu autrefois l’esclavage, et ce qu’il deviendrait encore aujourd’hui, si l’on se bornait, comme autrefois, à l’affranchissement, ou que, laissant s’accumuler sur les têtes esclaves plus de douleurs qu’elles n’en peuvent porter, toutes ces têtes se redressent un beau jour et se prissent à vouloir secouer le joug. Mais il était bon que, pour nous dispenser d’entrer plus avant dans l’examen des moyens proposés par les abolitionnistes, nous fissions remarquer qu’il se trouvent généralement réduits à invoquer la législation et la politique, comme si de la législation et de la politique il pouvait résulter pour les hommes autre chose que ce qui en est toujours résulté, c’est-à-dire la souffrance et la compression! Voilà pourtant quelle est toute leur science et quel sont tous leurs moyens! «Pour abolir, il faut abolir», vous disent-ils. Parbleu! nous le savons.

Posons donc en principe que, l’esclavage n’étant pas seulement un droit, mais aussi un fait nécessaire résultant de la constitution actuelle d’une société, il ne suffit pas aux législateurs de décréter son abolition pour qu’il disparaisse, et qu’alors même qu’il semble avoir disparu sur le papier, il règne encore dans le monde, où il perd tout au plus sa teinte primitive pour en revêtir une autre.

Et voilà que le législateur, qui s’occupe pratiquement d’abolir l’esclavage, bien mieux encore que le publiciste ou le philosophe, qui ne s’en occupent que spéculativement, s’il veut réussir dans son oeuvre, est obligé de recourir à des moyens pratiques et pour ainsi dire matériels, à des procédés d’organisation sociale que le publiciste et le philosophe doivent indiquer!

Oh! la belle chose qu’à faite l’Angleterre avec sa loi d’affranchissement! Laissons parler un économiste célèbre.

M. de Sismondi s’exprime ainsi: «Le plan d’affranchissement que M. Stanley a fait adopté au parlement d’Angleterre place d’abord la population nègre et ci-devant esclave des colonies, dans un état transitoire, désigné sous le nom d’apprentissage, qui ne doit pas excéder douze années, et au bout de ce terme, dans la condition d’ouvriers de campagne, engagés à la semaine, pour faire seuls tout l’ouvrage des champs. L’une et l’autre condition est précaire, misérable, pleine de danger pour le futur état social, et ne compense point l’immense sacrifice que la nation s’est résolue à faire pour l’amélioration du sort de ceux qu’une législation odieuse avait condamnés à d’affreux malheurs.»

«Les nègres seront laissés en apprentissage sur la plantation de leurs ci-devant maîtres, sous la condition de travailler pour eux, sans aucun salaire, pendant les trois quarts, ou de la journée, ou de la semaine, mais en retour d’être maintenus par eux comme il l’étaient pendant la durée de l’esclavage. Dans le quart de la journée, dont on laisse la disposition à l’apprenti, on suppose qu’il travaillera pour un salaire que lui offrira son maître, et que, moyennant ce salaire, il pourra faire quelques économies, et entretenir les membres de sa famille qui ne travaillent pas, tout au moins les enfants au-dessous de six ans qui sont déclarés libres immédiatement.»

Faisons remarquer ici que les deux heures accordées par le bill sont entièrement perdues pour le noir qui refuse généralement de les employer au travail, même moyennant salaire.

M. de Sismondi croit devoir résumer ainsi son exposition: «L’apprentissage est donc une sorte d’esclavage déguisé.»

Rien n’est changé, en effet. Un mot a été substitué par un autre, voilà tout. Ceux donc qui voudraient que la France abolît l’esclavage par cette seule raison que l’Angleterre l’a aboli, et qu’elle abolît comme a fait l’Angleterre, en employant le même procédé sont évidemment ou de peu de clairvoyance, ou de mauvaise foi. Et ceux qui, reconnaissant avec nous que ce n’est qu’au moment où finira l’apprentissage que le nègre sera réellement affranchi, veulent qu’on suspende jusque-là toute mesure pour apprécier un peu les résultats de cette émancipation, sembleraient au premier abord clairvoyants ou de bonne foi. Mais pourquoi ce doute sur les résultats futurs de l’émancipation? Est-ce que par hasard la loi anglaise a prescrit l’emploi de quelque procédé social? Ce procédé, quel est-il?

Nous devons signaler à ce propos une confusion qui ne laisse pas de régner assez généralement dans les esprits.

«Que parlez-vous de moyens? nous dit-on. Est-ce qu’une loi ne renferme pas toujours en elle-même et tacitement ses moyens d’exécution? Une loi dénuée de sanction ne serait plus une loi!»

Mais de quelle nature sont ces moyens? et sur quoi portent-ils? voilà ce qui est à rechercher. Ces moyens ne portent que sur l’exécution même de la loi. Or, supposons que la loi s’exécute, et qu’il n’y ait aucune récalcitrance ni de la part des propriétaires, ni de celle des esclaves. Tous ces bras que vous avez déclarés libres, comment les emploierez-vous? Ces hommes que vous avez soi-disant rendus à la société, regardez que la société les rejette en ne leur accordant aucune jouissance, aucun travail, aucun moyen d’existence! Ici que devient votre sanction légale, que deviennent vos moyens ou ce que vous appelez vos moyens?

Mais, allons, si vous le voulez, jusqu’à croire que le législateur aurait, en copiant M. Granier de Sassagnac, dit au nègre: «Vous voulez des droits, acceptez des devoirs!» et qu’il eût en conséquence dressé une longue liste des devoirs à remplir. Evidemment alors la sanction légale s’étendrait jusqu’à forcer le nègre à l’accomplissement de ces devoirs. Mais prenez donc garde que votre sanction légale, c’est de la contrainte! Dans un cas les huissiers, dans un autre les gendarmes! Or, peut-être bien songez-vous à une pareille contrainte!… Ceux d’entre les noirs qui refuseront le travail, vous les mettrez au carcan, n’est-ce pas? Cela est conforme à l’esprit et à la lettre de la constitution anglaise, comme vous pouvez vous en assurer en lisant Blakstone.

Etrange parodie de la liberté et du bonheur! «Demandez à ce philanthrope, nous disait un jour l’un de nos amis les plus chers, demandez à ce philanthrope qui fait de si belles phrases sur la liberté humaine, et qui se donne de si grands airs de prophète et de créateur, demandez-lui donc s’il est libre… Lui qui a des enfants adultérins, comme tout Paris le sait, et qui ne peut pas les embrasser!…» Tout est dans ce mot.

Encore, si nos philanthropes ne faisaient que des phrases; mais vous allez voir qu’un bon système de contrainte ne leur coûte pas trop à organiser.

C’est, par exemple, M. De Tracy! «Comment supposer que des hommes attirés par la morale et comprimés par la crainte du châtiment puissent repousser le bienfait de la civilisation!» Cette parole nous est acquise, et nous la livrons au lecteur sans commentaire. Accouplez donc la morale et la crainte du châtiment! La morale et la crainte du châtiment n’ont-elles pas la puissance de rendre heureux?

C’est encore La France, journal monarchique et religieux! Lorsqu’on organise une société, il faut avant tout étudier l’homme, et créer une forme sociale, des institutions en rapport avec sa nature.» A merveille! jusqu’ici tout va pour le mieux. Mais que va proposer La France? et que faut-il accorder au nègre? «La foi, l’espérance, la charité,» puis encore «le sacrifice et la chasteté.» Accordez donc tout cela au nègre, et voyez un peu s’il acceptera! Et tout cela constitue une forme sociale adaptée aux facultés de l’homme, qui sont de grandes et belles passions tendantes au bonheur parce qu’elles tendent à Dieu! Et savez-vous comment tout cela s’appelle en résumé? cela s’appelle: «Convier le nègre au banquet de la civilisation.»

Triste banquet que celui dont les apprêts seraient confiés à M. De Tracy ou au rédacteurs de La France.

Mais voit-on bien l’erreur? La question n’est pas de rendre le noir libre et heureux, c’est de le convier à la civilisation!

Voilà la grande erreur.

Or, oublions, sauf à y revenir plus tard, d’examiner les moyens proposés par nos philanthropes pour transporter convenablement le nègre de l’esclavage, où il est mal, dans la civilisation où il serait plus mal encore. Laissons-là M. De Sismondi avec ses colons partiaires, et M Granier de Cassagnac avec sa pureté de l’âme et du corps qui est un garant de la probité, de l’intelligence et de la civilisation! Laissons ces messieurs se débattre dans la question telle qu’elle est posée, étroite et fragmentaire. Pour nous, le problème est celui-ci: «Rendre le nègre libre et heureux, et, pour cela, lui créer d’autres conditions sociales que celles au sein desquelles nous vivons, le transporter par conséquent dans une société qui, non-seulement ne soit pas la civilisation, mais lui soit essentiellement opposée.» Quelle peut donc être cette société? Ces gages de bonheur et de liberté, quels sont-ils? En un mot, il est temps de résoudre le problème.

§. 4.

   Nous prions que l’on jette un dernier regard sur la société, pour mieux se convaincre encore de l’état de souffrance où elle se trouve et de la nécessité où sont les hommes qui n’ont point emprisonné, comme la plupart, leur esprit et leur coeur dans un cercle étroit d’affections et de pensées égoïstes, mais dont l’âme s’est agrandie en se développant libre et pure dans la sphère des idées sociales et des sympathies généreuses, de rallier enfin tous leurs efforts et toutes leurs constances dans un même but, qui serait l’anéantissement du mal et la constitution de l’ordre sur la terre.

Mais, afin que ce regard soit général et embrasse dans une même perception tout l’ensemble de nos misères, nous demandons que l’on pénètre d’abord par la pensée jusqu’en ces lointaines régions où gémissent, dans la plus honteuse et la plus déplorable servitude, des hommes faits comme nous à l’image du créateur, et ne conservant du type originaire qu’un pâle et débile reflet qui menace même de s’éclipser. Tant de générations, en effet, se sont succédé sur cette même terre et dans cette même souffrance; tant de bras se sont tour à tour levés vers le ciel et appesantis sur le sol; tant de larmes ont inondé ces sillons qu’elles ont fertilisés et engraissés; ces natures, originairement belles et vigoureuses, se sont tellement appauvries et déformées, ces intelligences se sont tellement corrompues, ces coeurs se sont tellement délabrés et affadis; tous ces êtres, en un mot, qui se courbent dans les champs, s’accroupissent au soleil ou s’enfument dans leurs cases, ces êtres sont tellement dégénérés de ce que vous les aviez faits, ô mon Dieu! qu’à peine oserait-on affirmer que ce sont des êtres humains. Ce ne sont plus, Ô grand Dieu! les têtes indépendantes et souveraines que vous aviez créées dans l’un des élans de votre amour et de votre puissance; ce ne sont plus des hommes.

Et nous, qui sommes restés des êtres humains, consacrons tout le temps que nous pourrons dérober au sentiment de nos douleurs, à la recherche d’une loi de grâce et de réhabilitation pour ceux qui souffrent sans relâche et qui sont nos frères. Ce n’est pas assez qu’attendris par le spectacle de leurs misères, nous sentions nos coeurs se resserrer, se mêler nos larmes et nos soupirs, nos tristesses se confondre. Eh! à quoi bon les aimer, si nous ne devons les servir? Craignons, ah! craignons que l’amour ne dégénère chez nous, comme chez tant d’autres, en accusations noires et triviales, et que, n’obéissant plus qu’à une aveugle sympathie, tandis que nous croirons nous montrer justes et miséricordieux envers les esclaves, nous ne devenions envers les maîtres, impitoyables et injustes; craignons de porter le deuil et la désolation dans des familles qui pleurent comme nous et comme nous sont indignées. Car, aussi bien ceux qui commandent que ceux qui obéissent, tous sont nos frères; et les uns et les autres sont malheureux, puisqu’il n’est point de douleur qui ne retourne à celui dont elle vient, pas d’esclavage qui ne pèse en même temps et à celui qui le souffre et à celui qui l’exerce.

Encore une fois, l’amour, la compassion, la sollicitude, la pitié, resteraient de vains mots dans notre bouche, si nous ne prenions soin d’appeler au grand oeuvre que nous désirons accomplir nos intelligences ainsi que nos coeurs. Car alors nous ne demeurerons pas, comme aujourd’hui, bienveillants et humains, il est vrai, mais aussi voulant tout et ne pouvant rien; nous deviendrons sages et forts, nous deviendrons grands. Croyez-le bien: L’homme n’est vraiment sage et vraiment fort, son action n’est vraiment grande et utile qu’autant qu’il se laisse non-seulement inspirer par l’amour, mais encore éclairer par l’intelligence dont les rayons, lorsque rien ne les arrête ou ne les éclipse, aboutissent nécessairement à un foyer commun qui est la science; et sans la science nous ne pouvons rien. C’est donc aussi l’intelligence, et non pas simplement l’amour, qui devra racheter les hommes de l’esclavage. L’amour est le véhicule qui entraîne; l’intelligence est la force qui élève et qui organise. Or, il nous faut organiser; il nous faut affranchir les hommes, et ne pas seulement les affranchir, mais encore les rendre libres, puissants, glorieux. La science, la science, il nous la faut; et nous pouvons, et nous devons la trouver.

Ce remède à tant de douleurs aiguës, qui donc l’apportera? Qu’il vienne cet homme! qu’il vienne le poète, le savant! Qu’il se hâte de descendre parmi nous, l’archange à la voix noble et puissante, à la parole consolatrice, qui nous apportera les ordres de Dieu et les annoncera à la terre dans une langue harmonieuse et divine! Qu’il vienne! ah! qu’il descende! Nous saurons bien le reconnaître et le saluer; nous l’entourerons de nos joies, de notre amour, de nos bénédictions; nous le nommerons notre sauveur, et il nous sauvera.

Comprenons bien toute la petitesse et toute la pauvreté de notre science actuelle; comprenons bien quel a été jusqu’à ce jour l’aveuglement de tous nos philanthropes, beaux réparateurs d’injures et redresseurs de torts, qui, s’occupant de résoudre le problème de l’abolition de l’esclavage, ont prétendu le séparer de tant d’autres problèmes, non moins difficiles et importants, que font surgir de toutes parts et à l’envi nos calamités sociales.

Autant d’institutions, en effet, autant de vices dans la société; autant de plaies qu’il faut guérir; autant de vieux et délabrés édifices qu’il faut remplacer par des édifices nouveaux. Le terrain n’est-il pas assez vaste pour que vous y portiez hardiment le marteau de la réforme? Et pourquoi remanier sans cesse et replâtrer des masures, lorsque ce sont des palais qu’il faut construire.

Mais cette oeuvre n’est pas seulement ridicule et insuffisante; elle est encore nuisible.

Croyez-vous à une Providence gouvernant le monde, ou n’y croyez-vous pas? Croyez-vous, comme l’a écrit Buffon, à un système de lois établies par le Créateur pour la conservation des choses et le développement des êtres? Ou, encore mieux, croyez-vous que ces lois sont nécessaires, non pas établies, mais éternelles et incréées? Etes-vous athées, chrétiens ou panthéistes, peu importe; car il suffit, quelle que soit votre croyance, que vous pensiez que le hasard ne préside pas aux destinées humaines, que la génération des faits sociaux n’est pas arbitrairement, mais mathématiquement réglée; il suffit que vous pensiez qu’il existe des lois.

Or, de toutes ces lois, il en est une qui ne manquera pas de vous frapper aussitôt que vous vous serez mis en devoir de considérer la société, mais cette fois dans son ensemble. Renoncez donc pour un moment à vos vaines utopies d’amélioration partielle et soi-disant progressive, de réformation partielle, de critique ou d’organisation partielle, et transformez-vous un peu en observateurs, pour voir, connaître, apprécier, juger, et puis enfin déduire.

Regardez autour de vous!… Regardez si tous les éléments de l’association humaine ne sont pas solidaires entre eux! Regardez si, du couchant à l’aurore, Dieu n’a pas écrit parmi les hommes et en lettres de mille lieues, comme on l’a dit, le mot admirable et fatal: Solidarité!

Hélas! c’est la plus douloureuse condition de notre existence subversive, que nous ne puissions même être malheureux à demi, qu’une souffrance entraîne toujours après elle une autre souffrance, que notre malheur soit composé et non pas simple. Hommes, rassurez-vous et consolez-vous! car, aussitôt que l’harmonie, avec ses ailes d’or, sera descendue parmi nous et que nous commencerons notre vie de gloire et de bonheur, ce sera aussi la plus douce condition de notre existence harmonique, que le plaisir appellera toujours le plaisir, qu’une joie attendra toujours une autre joie, que notre bonheur enfin sera de mode composé et non pas simple. Ce n’est donc pas simplement au bonheur que nous tendons et que nous arriverons; c’est à un Océan de bonheurs, à une immensité de bonheurs!

Et vous apercevez, sans doute, ô vous qui marchez dans l’étroit et rude sentier des déceptions amères et que nous voudrions si ardemment rallier à nous dans la voie large et propice qui mène au triomphe, vous apercevez déjà que de l’inévitable loi du composé, qui nous astreint à jouir doublement ou à souffrir doublement, dérive une autre loi que nous avons appelée d’un commun accord loi de solidarité, qui nous astreint à jouir directement et indirectement à la fois, ou à souffrir de même, à souffrir de nos propres souffrances et de celles de nos semblables, ou à jouir de leurs jouissances comme des nôtres.

Et vous apercevez encore que la solidarité, que nous considérons ici par rapport aux hommes, veut être aussi considérée par rapport aux institutions humaines. Car, s’il se rencontre des douleurs dans l’esclavage qui réagissent jusqu’à nous, qui ne sommes pas esclaves, c’est qu’apparemment il existe entre l’esclavage et nos propres institutions un rapport sympathique et nécessaire, un échange perpétuel d’actions et de réactions; c’est que le monde social est un vaste corps, vaste et puissant, puissant en joies comme en douleurs, et que dès lors, les souffrances d’un membre se propageant de proche en proche dans les autres membres, il suffit que l’un d’entre eux entre en souffrances pour que le corps entier s’irrite et souffre.

Aussi ne sauriez-vous démolir une des mille institutions dont se compose la société sans dégarnir en même temps les institutions voisines, sans rompre le rapport et pour ainsi dire le ciment qui les tenait toutes enchaînées, sans faire une trouée dans le monde social et le laisser dès lors exposé à tous les vents et à tous les orages. Et croyez-le bien! les débris d’une institution sociales ne sont guère moins embarrassants que les débris matériels de tout édifice; et il ne vaut guère mieux éparpiller çà et là des infortunes qui, autrefois, formaient une agglomération que vous avez détruite, que répandre çà et là sur le chemin les pierres détachées de l’édifice et qui ne manqueront pas d’arrêter les pas du voyageur.

Voilà pourquoi nous vous disions que votre pensée de réforme partielle est non-seulement ridicule et insuffisante, mais encore nuisible, nuisible au corps social dont vous êtes membres, et par suite à vous-mêmes qui ne souffrez pas simplement de vos propres douleurs, mais solidairement de toutes les douleurs réunies de la société.

Faudra-t-il donc répéter cent ans encore et encore cent ans que la question sociale ne saurait se morceler, et que ce n’est pas une réforme ou quelques réformes qu’attend la société, mais un changement complet dans sa constitution, une nouvelle combinaison de tous ses éléments?

Dites, dites vous-mêmes! quelque réprobation qui s’attache à une institution sociale, et quelque puissants et nombreux que soient vos efforts pour la détruire, réussissez-vous jamais à la détruire entièrement? réussissez-vous à l’anéantir, à l’abolir, à l’effacer, mais de telle sorte que la trace même n’en puisse être aperçue? Oh! non, mille fois non. Vous ne faites jamais que de pallier le mal et ne le guérissez pas. Il n’est point de maladie du corps social qui ne soit restée incurable entre vos mains, et pour un symptôme que vous avez quelquefois détruit, il en est toujours apparu d’autres plus violents, plus affreux, et témoignant encore mieux que ne le faisait le premier de l’état corrompu de la société! Depuis cinq mille ans que dure le monde, dites, mais dites donc si telle n’a pas été la marche constante et inévitable des choses! Par exemple, n’y a-t-il pas aujourd’hui autant de pauvres qu’il y en avait le siècle dernier, et n’y en avait-il pas autant le siècle dernier que celui qui l’a précédé?

Et maintenant regardez si le paupérisme, le plus habituel et le plus trivial phénomène que présente la subversion, ne renferment pas, en général, tous les autres phénomènes de subversion que vous pourriez apercevoir ou imaginer?

Ceci devrait vous avertir,

Car vous retrouverez au fond de toutes les misères humaines, comme nous le disions, la même nature et le même caractère, toujours compression…compression ou esclavage! Ici, compression des facultés sensuelles; là, compression des facultés affectives; plus loin, compression des facultés intellectuelles. Compression… tel est le signe auquel vous pourrez reconnaître la filiation de nos misères; c’est ce même signe qui les marque au front et les rend soeurs.

N’est-ce pas là une preuve que toutes ces misères tiennent à une même cause, qu’elles soient ainsi les branches éparses d’un même tronc; et que, dès lors, c’est le tronc tout entier qu’il faut anéantir en le détruisant dans sa cause, ou, si vous l’aimez mieux, dans sa racine?

Ce serait au moins économique, si ce n’était nécessaire; mais, pour Dieu! n’oubliez pas que cela est nécessaire.

Chose étrange! c’est lorsqu’il s’agit de l’esclavage des Noirs, c’est-à-dire, du phénomène le plus complexe et le plus odieux de la compression, c’est alors précisément que l’on oublie de tenir compte du rapport qui unit à ce phénomène tous les phénomènes du même genre et qui dérivent de la même source! Et l’on songe à rétrécir le problème, quand ses termes devraient tout embrasser!… Mais, grand Dieu! lors même que vous seriez parvenus à abolir cette souffrance qui résume et enserre toutes les souffrances, cet esclavage qui résume et enserre tous les esclavages, qu’auriez-vous fait? Rien… rien qu’un vide qui ne tarderait pas à se remplir. Lorsqu’il se fait un vide à l’équateur, les couches atmosphériques environnantes ne s’empressent-elles pas aussitôt de le combler? Depuis le pôle nord, jusqu’au pôle sud, l’atmosphère s’ébranle et se précipite; l’équilibre alors se rétablit, jusqu’à ce qu’une nouvelle action de la chaleur solaire ayant produit le même résultat, produise encore le même déplacement des couches atmosphériques et la même tendance de leur part à converger vers le centre. Ceci est l’image de nos misères: ainsi elles se meuvent et se déplacent, ainsi elles se pressent. Et vous n’empêcherez pas que, tendant au même rendez-vous, elles n’y arrivent enfin, un peu plus tôt ou un peu plus tard, plus ou moins froissées et irritées, plus ou moins colères et violente; mais en vérité toutes y viendront. Car telle est la loi! loi surhumaine et de haute convenance dans l’ordre universel des choses: il faut que nos douleurs se résument toutes en un point, comme nos jouissances.

Ainsi donc, ce n’est pas seulement d’abolir l’esclavage des Noirs que nous devons nous préoccuper, mais plutôt d’abolir tous les esclavages. La même société où il convient de placer les Noirs est donc celle où il conviendrait que fût placée l’humanité. Ainsi, la transformation de l’esclavage en liberté, de la souffrance en plaisir, veut être générale pour être puissante. Ainsi, tout ou rien; le complet seul est vrai, l’incomplet est faux. Ce n’est pas ici, ce n’est pas là, ce n’est pas sur un point isolé de notre domaine qu’il nous faut songer à rétablir l’ordre, mais sur tous les points à la fois.

Or, puisque le problème est général, nous devons, nous qui prétendons en tenir et en apporter la solution, le résoudre complètement et généralement; et puisque le problème n’est général que parce que toutes nos misères n’ont qu’une cause, et que c’est cette cause qu’il faut détruire, nous devons évidemment nous attaquer à cette cause et d’abord la rappeler.

Rappelons, en effet, qu’il existe aujourd’hui disconvenance entre nos facultés et le milieu social dans lequel nous les exerçons.

En conséquence, il s’agit de créer un milieu social où chacun puisse exercer convenablement ses facultés, au lieu qu’il ne le peut aujourd’hui. Alors, et seulement alors, chacun sera heureux; car, nous l’avons dit, exercer toutes ses facultés, c’est être libre et être heureux.

On a vaguement senti cela: «Il faut que le nègre travaille, disent quelques uns, et l’on doit faire en sorte qu’il travaille.»

Or, le travail, pour l’homme, correspond évidemment à l’exercice même de ses facultés.

Dieu, en effet, qui a créé, d’une part, les éléments internes du bonheur, autrement dit nos facultés, et, d’autre part, les éléments externes du bonheur, autrement dit le monde, a voulu qu’entre ces deux ordres de créations il y eût un intermédiaire.

Cet intermédiaire entre nos facultés, qui tendent à s’assimiler le monde, et le monde, qui demande à être envahi par nos facultés, est le travail.

Travailler est donc, dans l’acception la plus large et aussi la plus vraie, se développer, se mouvoir; travailler est vivre.

On comprend d’ailleurs, et nous ne faisons que l’observer en passant, que, si la production des richesses suppose le travail, cela revient à dire qu’il n’est pas une de nos facultés qui ne soit productrice de sa nature, et que dès lors, dans un ordre social où le travail serait toujours productif, il n’en est pas une qui ne dût concourir à la production.

Mais reprenons.

On a senti que le nègre affranchi ne deviendrait libre et heureux qu’en travaillant, et l’on a conclu à lui donner le travail.

Nous aussi nous demandons que le nègre travaille, et non pas seulement le nègre, mais l’homme. Car aujourd’hui les hommes ne travaillent pas; ou s’ils travaillent, ce travail, loin d’être utile et productif, est le plus souvent improductif et nuisible.

Car il ne suffit pas que l’on travaille; il faut que l’on travaille convenablement, c’est-à-dire suivant le mode d’arrangement et de distribution des fonctions voulu par la nature.

La nature n’est pas seulement le mouvement, c’est le mouvement avec sa loi.

Or, travailler convenablement, c’est exercer une fonction qui soit en rapport direct avec ses facultés naturelles; c’est, en un mot, exercer sa vocation.

Et si telles étaient les conditions de notre existence, il en résulterait que, chacun se trouvant à sa place dans le monde social, la distribution des différentes inégalités humaines, comme nous le disions au début, au lieu d’être fausse et arbitraire, serait juste et vraie, normale ou naturelle. La société dès lors ne serait plus subversive, mais harmonique; les hommes seraient libres, les hommes seraient heureux.

Il faut donc combiner les choses dans la société de telle sorte que chacun, muni comme il est de vocations spéciales et nombreuses, trouve sous sa main les instruments au moyen desquels il pourra exercer ses vocations, toutes ses vocations. Il faut que le travail devienne plaisir, que ce ne soit plus la contrainte ou le besoin, mais le désir, la passion qui nous y entraîne. Il faut que l’homme se meuve conformément à ses attractions naturelles, c’est à dire dans sa loi.

Le problème est celui-ci: «Rendre le travail convenant à l’homme, rendre le travail attrayant

C’est ce problème qu’a résolu Fourier.

Nous affirmons qu’il l’a résolu; mais nous ne pouvons qu’affirmer. Car prouver dès à présent notre affirmation serait, en vérité, une longue et difficile besogne, et que ne comporte point le cadre étroit d’un journal. C’est de l’ensemble des enseignements renfermés dans la Phalange que devra résulter pour nos lecteurs la connaissance de la théorie sociétaire. Nous renvoyons, pour le moment, aux livres de Fourier et de ses disciples, pénétrés que, si nous avons été assez heureux pour inspirer à quelques-uns le désir de la vérité, ceux-là ne reculeront pas devant la tâche que nous prenons la liberté de leur indiquer.

Seulement, et pour énoncer au moins la solution du problème, nous dirons que la même loi qui préside dans tout l’univers à la distribution et à l’arrangement des êtres, devra présider un jour à l’arrangement et à la distribution des travailleurs, d’une part, et de l’autre, des instruments et des matériaux du travail, dans le monde social; que la formule supérieure et transcendante d’harmonie universelle, n’est pas autre que la formule d’harmonie sociale; que dans l’établissement de cette formule, que nous nommons la série, se résument tous les plans de Dieu; que la découverte de cette formule constitue, à n’en pas douter, la plus haute et la plus religieuse manifestation du génie de l’homme et de la puissance de sa volonté, et que de cette découverte, qu’a réalisée Fourier, dépendaient sa gloire et le bonheur du genre humain.

§. V.

   On le voit, nous avons envisagé la question en mode absolu; c’est-à-dire, nous avons montré que la liberté et le bonheur ne seraient acquis aux Noirs que lorsque l’humanité tout entière se transformerait, et qu’à notre ère sociale subversive succéderait par tout le globe une ère sociale harmonique. Nous ajoutons qu’il est dans les destinées humanitaires que cela soit.

Mais il resterait à envisager la question en mode relatif. Le nègre, en effet, transporté de l’esclavage dans la civilisation, ou dans une société voisine à la fois de la civilisation et de l’harmonie, ne jouirait-il pas de plus de liberté que maintenant, et aussi de plus de bonheur? Ne conviendrait-il pas de lui procurer ce léger bien-être en l’affranchissant?

Différentes opinions se sont élevées. Les uns voudraient que l’on transformât les nègres en colons partiaires; d’autres voudraient que, par différents procédés qui restent à indiquer, on les fît renoncer à de vieilles habitudes, soi-disant incompatibles avec la civilisation, pour en adopter de nouvelles; il faudrait, disent les uns, moraliser, c’est à dire catéchiser; un bon moyen, disent les autres, serait le mariage, etc., etc., etc.

Nous négligeons à dessein d’examiner le problème sous cette face, et voici pourquoi. Les chambres s’occuperont infailliblement encore de l’affranchissement, peut-être à la session prochaine. Il sera temps alors de mêler notre voix à toutes les voix, de discuter les moyens proposés et de proposer les nôtres.

Deux mots seulement à ce sujet.

Fourier, dans l’admirable tableau qu’il a dressé du cours de nos destinées successives, place entre la civilisation et l’harmonie une période sociale dont le calcul lui a révélé l’existence, et qu’il nomme garantisme. Effectivement, le caractère de cette période est que l’homme y trouverait des garanties contre les principaux fléaux qui l’affligent dans notre société actuelle. Nous pensons qu’il serait convenable d’appliquer au moins ces garanties aux nègres en les affranchissant. Plus tard nous les ferons connaître, lorsque nous en viendrons à examiner ce problème sous cette nouvelle face que nous ne faisons qu’indiquer ici.

Related Posts