De l’esclavage et de l’émancipation

Premier article.

I.

Les colonies françaises des Antilles et de la mer des Indes sont arrivées au moment d’une grande révolution intérieure, c’est-à-dire à l’émancipation complète et systématique des noirs, et par conséquent, sous peine de mort, à l’essai du travail libre. Nous disons que ce moment est arrivé, et il y a à cela trois raisons; la première, c’est que l’esprit public s’est déclaré en France, et d’une manière irrésistible, contre l’esclavage; la seconde, c’est que la fermentation sourde des nègres libres et la lutte flagrante des hommes de couleur fait des colonies une mine toujours près de sauter; la troisième, c’est que les colons sont parfaitement pénétrés de ce que leur situation a d’intolérable; et, émancipation pour émancipation, ils en demandent tout les premiers une paisible, régulière et légale, plutôt que d’en attendre une tumultueuse, révolutionnaire et sanglante. Voilà donc qui est une chose claire; les colonies sont à la veille d’une entière et radicale réorganisation; les hommes de couleur la demandent, les colons l’accordent, la métropole la réglera. Le principe a triomphé; ce n’est plus qu’une affaire de temps.

Ainsi, les colonies françaises vont subir une révolution, et c’est la France qui en arrêtera les bases. Quand nous disons la France, cela signifie la chambre des députés. Tout d’abord, une pareille mission de la chambre a quelque chose qui frappe, premièrement parce qu’elle assume toutes les suites de la révolution d’un pays, secondement parce qu’elle n’a point sur les matières à régler cette expérience pratique qui éteint le feu des théories trop ardentes, et qui fait taire l’imagination pour laisser parler la réalité. Lorsque des dépités de la diète polonaise allèrent trouver Jean-Jacques pour lui demander une constitution, le grand homme leur répondit qu’il ne pouvait rien entreprendre sans avoir une connaissance parfaite de leur pays, de ses lois, de ses traditions, de ses moeurs, de ses usages, de ses préjugés; plusieurs années se passèrent avant qu’il pût réunir ces matériaux, et la mort le surprit comme il venait de finir non pas une constitution, mais quelques réflexions préliminaires. Rousseau demandait des années pour bien connaître un petit royaume d’Europe; combien de séances demandera la chambre pour connaître quatre ou cinq petits royaumes du golfe de Mexique on de la mer des Indes? En pareil cas, la Convention n’était jamais embarrassée; elle décrétait les lois de Minos.

Ce n’est pas certes qu’il entre le moins du monde dans notre pensée d’attribuer à notre chambre des députés l’érudition boiteuse des comités législatifs de la Convention, encore moins sa fièvre démagogique et sa pente révolutionnaire; néanmoins, indépendamment de l’ignorance bien pardonnable où elle est des choses coloniales, il y a d’enraciné dans son sein des préjugés de libéralisme que nous ne voulons pas condamner absolument, mais qui ont le grand tort d’être des préjugés, c’est-à-dire des partis pris sans réflexion, chose qui ne va guère à ceux qui délibèrent. Pour parler d’abord de l’ignorance des choses d’outre-mer, elle passe tout ce qu’on peut dire. La plupart de ces bons et loyaux pères de famille du centre et les autres ne connaissent des colonies que Robinson Crusoë, et Vendredileur résume fidèlement toute la situation de la race nègre. Les plus lettrés y ont ajouté Paul et Virginie. Pour ces braves législateurs, un planteur est un homme extraordinaire, qui se résume principalement en trois choses, un fouet, des breloques d’or et un parasol; le fouet signifiant sa cruauté, les breloques sa toute-puissance, le parasol la rigueur de son climat. Ce que nous disons là des dignes propriétaires et maîtres de forges des centres, nous en faisons grace aux plus brillans parleurs, parce que nous le voulons bien; car le fait est qu’à de très rares exceptions près, les députés se recommandent par d’autres titres que par leurs notions transatlantiques. A ceux qui seraient tentés de crier à l’exagération, nous leur rappellerons ceci, un fait curieux. Dans le cours de la discussion sur le budget de la marine et des colonies, il y a quatre ans, un député, entendant parler d’un libre de savane, eut l’idée de demander ce que c’était. Le président regarda l’assemble, l’assemblée regarda le président, le député regarda tout le monde, et personne ne dit mot. Dans cette conjoncture, M. Sébastiani se risqua. Il répondit, à peu près en ce style, qu’un libre de savane, c’était un nègre infortuné que la barbarie des colons parquait sur une vaste pelouse, exposé au soleil dévorant des tropiques, sans eau, sans ombrage, et recevant chaque jour quelques chétifs alimens, pour l’empêcher de mourir dans cette prison nouvelle. La chambre trouva cette explication parfaite, et se récria vivement contre la cruauté des colons. En ce moment, l’abolition de l’esclavage eût été votée du bonnet. Or, voici ce qu’il manquait à l’explication, peu de chose, en vérité. Il y manquait de dire que les règlemens coloniaux accordent aux maîtres la facilité d’affranchir les esclaves selon leur gré, à la condition néanmoins d’en obtenir l’autorisation de la part du gouvernement. Comme cette autorisation ne se refuse jamais, en général les maîtres qui veulent affranchir affranchissent, en attendant l’autorisation, qui arrive après quelques délais. Eh bien! le nègre qui jouit de cette liberté conditionnelle et provisoire s’appelle, dans la langue des colonies, un libre de savane. C’eût été un peu moins poétique que l’explication de M. Sébastiani, et une pareille réponse n’eût peut-être pas fait son auteur ministre des colonies; mais c’eût été beaucoup plus vrai; et quand on fait des lois sur un pays, l’exactitude des renseignemens ne gâte rien.

Les préjugés libéraux de la chambre ne sont, vis-à-vis des colonies, ni moins grands, ni moins funestes. La préoccupation la plus difficile à vaincre, pour elle, c’est d’oublier qu’elle est de France, et que les colonies sont d’Afrique et d’Amérique. Voyez ce qu’on a fait d’Alger. On n’a pas eu de cesse qu’on n’y ait envoyé toute une pacotille d’administrateurs, de juges et de bureaux; il n’y manque que des sous-préfets et des gardes champêtres. Quand les Romains eurent conquis la Gaule, ils firent ce que nous faisons; Auguste et Tibère y envoyèrent de grandes charretées de magistrats italiens, et l’Eduen de Bibracte, l’Arverne de Gergovie, l’Armorique de Rothomagus furent soumis à la forme municipale et judiciaire de la métropole. Sans nous faire du tort, le cadre de l’administration des Romains était, sous les premiers empereurs, aussi solide que le nôtre; les légions qui le défendaient étaient aussi braves que nos légions d’Afrique; cependant il fallut se battre jusqu’à Vespasien pour l’établir, et encore ne résista-t-il pas cent ans; la Gaule, qu’on avait emboîtée dans l’Italie, se dégagea, et reprit sa vie propre et locale.

Les députés se souviennent donc un peu trop de leur pays pour régler les autres pays. Sans vouloir leur rien dire qui porte atteinte à notre respect pour eux, nous sommes persuadé que l’univers ne perdrait pas tant qu’ils croient, de n’être pas fait à leur image. Montesquieu a dit avec beaucoup d’esprit que si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés; eh bien! les députés sont, vis-à-vis des colonies, une assemblée de triangles qui délibèrent sur un pays de trapèzes; ils lui donneront leurs trois côtés. Nous parlons ici des députés raisonnables, sages, ouverts à toute bonne idée, à tout louable sentiment, et qui se trompent par distraction et sans qu’ils le veuillent; ce serait bien pis si nous parlions de ces cinq ou six libéraux de la restauration, qui, chaque jour, à tout propos, laissent tomber de leurs paroles devant la chambre, la liberté, la philantropie, l’humanité, comme Caton l’ancien laissait tomber de sa robe les figues vertes de Carthage, et demandent l’émancipation, toute l’émancipation, rien que l’émancipation. Ceux-ci sont de vrais fléaux, d’abord pour la chambre, qui entend leurs paroles, ensuite pour les colonies, qui en reçoivent le contrecoup. Il y a là bas, sur le rivage, des milliers de faces cuivrées, tournées vers la France, des nègres le cou tendu, l’oreille au guet, écoutant les discours de la chambre, et pour lesquels les fautes de français de M. Isambert sont des cruscantismes les plus suaves; quand la chambre dit liberté, le nègre traduit sommeil, quand la chambre dit égalité, le nègre traduit vol, quand la chambre dit dignité humaine, le nègre traduit vengeance et assassinat. Messieurs les députés, qui avez des entrailles pour les nègres, ayez en donc aussi pour les blancs; tout le monde ne peut pas être africain. Soyez plus prudens que vous ne l’êtes; quand vous avez parlé pendant une heure, vous croyez n’avoir fait qu’un mauvais discours, et encore ne le croyez-vous pas, tant vous êtes naïfs; eh bien! vous avez quelquefois incendié dix habitations et ruiné vingt familles.

Il vous arrive souvent, messieurs, de citer dans vos discussions les Etats-Unis, comme un pays de lumières et de sagesse. M. Royer-Collard, qui est un homme si grave, les a cités, il n’y a pas quinze jours. Eh bien! faites un peu de ce qu’on fait aux Etats-Unis; ne faites pas tout, ce serait trop. Il y a six semaines, que deux membres d’une société d’émancipation de Philadelphie allèrent à Livingston, dans les Etats du sud, pour y faire des prosélytes. S’étant mis à prêcher sept nègres qu’ils rencontrèrent, les notables habitans, d’honnêtes gens, des députés, comme vous, firent saisir et pendre sur l’heure les sept nègres et les deux membres de la société d’émancipation. N’allez pas si loin, messieurs, ne faites pendre personne; mais regardez à deux fois dans ce que vous ferez pour nos colonies. Puisque les notables planteurs et commerçans des Etats-Unis pendent sans procès et sans miséricorde ceux qui parlent d’émanciper les noirs; c’est qu’il doit y avoir en effet des raisons, non pas peut-être pour pendre, mais du moins pour ne pas parler d’émancipation avec la légèreté qu’on y met parmi nous.

Les colonies, dont le sort dépend de la France se trouvent ainsi dans la plus périlleuse des situations. Elles sont pressées de deux côtés par deux sortes d’ennemis qui se sont rencontrés, on ne sait trop comment, dans la même haine, les nègres et les avocats. Les nègres brûlent et empoisonnent, les avocats déclament et écrivassent, ce qui revient à peu près au même, leurs paroles allant par-delà les mers aviver l’incendie et verser le poison. Les hommes sages et raisonnables, qui pourraient guérir ce mal, ne le font pas; leur bonne volonté restant oisive faute de pâture, et leur intelligence fourvoyée, faute de documens. C’est pour eux, c’est pour les prémunir contre les préjugés trop puissans d’un libéralisme étroit, c’est pour les aider à remplir leur tâche de législateurs à bon escient, que nous allons essayer d’expliquer à la France les affaires des colonies françaises, regrettant qu’une si belle et si intéressante cause n’ait pas un plus digne patron.

   Il faudrait être bien aveugle, ou bien ami de la singularité et du paradoxe, pour demander le maintien indéfini de l’esclavage. Personne ne peut avoir cette idée aujourd’hui, nous moins que les autres, parce que, né et élevé en France, et ami de la liberté et de la dignité humaines autant que qui que ce puisse être, nous ne connaissons l’esclavage que par spéculation et par ouï dire; nous l’avons étudié aux colonies françaises, comme on peut l’étudier dans l’histoire romaine. Ce n’est donc pas pour défendre l’esclavage que nous prenons la plume, mais pour l’expliquer à ceux qui s’en sont fait une fausse opinion. Or, malheureusement le nombre de ces hommes est grand. D’ailleurs la question de l’émancipation des esclaves pouvant à tout instant être portée aux chambres, il nous paraît opportun de faire connaître les faits à l’avance, de toucher à la difficulté par des côtés qui ne s’abordent guères dans des assemblées aussi pratiques que celle du Palais-Bourbon, c’est-à-dire par le côté historique et philosophique, et de faire mieux apprécier, par le tableau de l’esclavage dans le monde ancien, la question de l’esclavage dans le monde moderne.

II.

Autre chose est l’esclavage dans le monde ancien, autre chose l’esclavage dans le monde moderne; ce qui serait un crime aujourd’hui, à cause de notre civilisation, peut avoir été une chose fort simple, il y a mille ans. Aujourd’hui, en France, avec nos idées, un homme qui en achète ou qui en vend un autre, nous semble quelque chose de monstrueux. Cependant toute l’Europe n’est pas encore arrivée à ces croyances, à ces habitudes, à ces idées. Quelquefois, nous lisons dans les journaux d’Irlande qu’un homme a conduit sa femme au marché avec un licou, et qu’il l’a vendue quelques schellings, ou troquée contre une chèvre. Les Russes, les Autrichiens, les Prussiens, les Turcs ont des esclaves; nos ambassadeurs en reçoivent en présens, ou peuvent en recevoir. Bien plus, tous les peuples anciens, dont nous apprenons l’histoire dans les colléges, avaient des esclaves; les Hébreux, les Perses, les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Gaulois; bien plus encore, des hommes dont nous admirons les livres ont été esclaves, ou fils d’esclaves, Ésope, Térence, Phèdre, Horace, et ils ne s’en plaignaient pas. Comment concevoir alors la répugnance que nous avons aujourd’hui pour l’esclavage des nègres? Est-ce qu’un mulâtre est un plus grand personnage que Phèdre ou que Térence? Non. Est-ce que nous sommes beaucoup plus éclairés que la Judée du temps de Salomon, que la Grèce du temps de Socrate, que l’Italie du temps d’Horace? Cela peut bien être, mais en vérité cela nous semble si étrange à dire, que nous ne l’osons pas. Nous croyons donc qu’il y a dans notre opinion sur l’esclavage beaucoup de vérité et de raison, sans contredit; mais il y a aussi un peu de nos habitudes morales et de nos croyances politiques, ainsi que nous disions.

Il n’y a pas un seul peuple ancien, un seul, chez lequel on ne rencontre l’esclavage, et nos colonies se trouvent dans le cas où se sont trouvés tous les pays, les plus grands, les plus éclairés, les plus célèbres, comme était encore la France au XIIIe siècle, comme est la Russie, comme est tout l’Orient.

Si haut qu’on remonte dans l’histoire, on voit toujours l’esclavage déjà établi. Il l’est dans l’Iliade, il l’est dans la Genèse; il y a trois mille ans de cela. Il y est comme une chose déjà vieille, comme une chose naturelle, simple, dont personne ne se plaint, ni ne se vante ; l’esclave n’en est pas plus humble, le maître n’en est pas plus fier.

 A l’étudier dans son histoire primitive, on voit clairement que l’esclavage n’est pas une institution humaine, mais un fait providentiel; on ne l’a pas établi, mais accepté. Si les hommes avaient établi l’esclavage, comme il a été universel, il aurait fallu l’établir partout ; il aurait fallu qu’à un jour donné, une portion du genre humain liât et garrottât l’autre, hypothèse qui est contre les faits, car, en tout pays, les esclaves sont plus nombreux que les maîtres. Bien plus, comme une pareille iniquité eût constitué dans l’histoire des esclaves une époque terrible, solennelle et mémorable, le souvenir s’en serait conservé quelque peu et quelque part. La captivité des Hébreux en Égypte, qui n’était qu’une pure domination politique, sans aucune espèce d’esclavage corporel, ne s’oubliera jamais. Or, il n’y a dans les livres d’aucun peuple, ni dans ses traditions, ni dans ses légendes, rien qui rappelle un assujétissement universel et violent des esclaves. L’esclavage apparaît au contraire comme un fait antérieur aux lois, aux gouvernemens, aux théories; un fait primordial, naturel, spontané, inhérent à la condition humaine, et dont il est très facile d’expliquer la formation; une manière d’être normale et logique à de certaines époques historiques; enfin une phase comme une autre de ce qu’on nomme la civilisation.

Dans l’histoire, l’esclavage se présente donc beaucoup plus comme une fatalité que comme un crime.

Il nous semble qu’on n’y regarde peut-être pas d’assez près aujourd’hui, quand on se répand en anathèmes philosophiques contre l’esclavage en général, en disant qu’il viole la dignité humaine et la loi naturelle. Cette opinion-là, que nous ne contestons pas en elle-même, est un fruit des idées chrétiennes éclos peu à peu vers le XIVe siècle ; du reste l’opinion contraire avait régné plus de deux mille ans, depuis Moïse et Homère jusqu’à saint Louis. Il n’y a pas dans tous les écrits des philosophes de l’antiquité, sans distinction de secte, une seule page, une seule ligne, un seul mot qui fasse penser qu’ils regardaient l’esclavage comme une chose contre nature; et pourtant cette période de deux mille années a été remplie par les peuples les plus éclairés et par les intelligences les plus hautes. Il n’y aura jamais de plus grands moralistes que Moïse, Socrate et Jésus-Christ; et cependant si nos philanthropes d’aujourd’hui avaient absolument raison, pour les temps anciens, comme pour les temps modernes, il s’ensuivrait qu’il aurait été commis, pendant vingt siècles, par tout l’univers, ouvertement, au grand jour, un crime odieux, le plus grand des crimes, la violation de la loi de nature, sous les yeux de ce que la pensée a de plus sublime, le savoir de plus profond, la vertu de plus saint, l’imagination de plus éblouissant, sous les yeux de Moïse, d’Homère, de Platon, de Virgile, de saint Paul, de saint Augustin, sous les yeux de tous les poètes, de tous les orateurs, de tous les historiens, de tous les philosophes; et pas un d’entre eux n’aurait flétri ce crime, ne l’aurait signalé, ne l’aurait vu ; et ce serait nous autres, peuples modernes, qui aurions découvert la justice, l’humanité, la raison, le bon sens, il y a de cela un peu moins de cinq siècles, vers l’avènement au trône de la branche de Valois!

Non-seulement les philosophes de l’antiquité n’attaquent pas l’esclavage comme une chose injuste, mais encore ils le défendent et ils l’organisent comme une chose légitime. Moïse est tout plein de considérations calmes, simples, sereines sur l’état des esclaves; Aristote établit comme un principe qu’il y a deux sortes de nature humaine, celle des esclaves et celle des maîtres; Platon cite des vers d’Homère, où il est dit que Jupiter n’a pas donné aux esclaves une âme toute entière; Plutarque nous représente Caton l’ancien exigeant de ses intendans que ses esclaves et ses chevaux fussent traités avec le même soin; saint Paul écrit aux esclaves d’Ephèse qu’ils doivent se tenir devant leurs maîtres avec crainte et tremblement; les monastères du moyen-âge reçoivent en donation ou achètent sur les marchés publics des milliers d’esclaves pour cultiver leurs terres; enfin il y a, dans les temps anciens, de la part des hommes dont nous ne pouvons suspecter ni la moralité, ni les lumières, un accord constant, unanime, non interrompu pendant plus de vingt-cinq siècles, pour regarder l’esclavage comme un fait naturel, logique, normal; preuve incontestable qu’il ne violait à leurs yeux aucune loi première et essentielle de la nature humaine, parce que si cela était, cette nature offensée et violée pendant tant d’années se serait plainte et aurait poussé quelque cri.

Chose singulière et qui achève notre démonstration, c’est que durant toute l’antiquité et durant plus de la moitié des temps modernes, les esclaves eux-mêmes n’ont jamais réclamé contre le principe de l’esclavage. On cite dans l’histoire trois ou quatre exemples de révoltes armées de la part des esclaves; mais toutes ont eu pour cause non pas une résistance au dogme de la servitude, mais le redressement de quelque tort accidentel, ou l’inobservance de quelque règlement établi. La plus célèbre est celle qui eut pour chef Spartacus, un berger de la Thrace, qui avait été enlevé et vendu. On a même tort d’appeler cela la révolte des esclaves ; il faudrait dire la révolte des gladiateurs, ce qui est bien différent. Plutarque, qui la rapporte fort au long dans la vie de Crassus, non en apprend le motif, qui est de ceux que nous avons signalés. Un entrepreneur de jeux publics de Capoue, nommé Lentulus Batiatus, avait acheté plusieurs centaines de Gaulois et de Thraces qu’il tenait enfermés, et qu’il contraignait par force à se battre entre eux, à outrance. Ces esclaves ne se plaignaient pas d’être esclaves, mais ils se plaignaient d’abord d’être tenus enfermés, ensuite d’être obligés de s’égorger les uns les autres. Là-dessus, ils forment le dessein non pas de se révolter, mais de s’enfuir. Deux cents entrent dans les rôtisseries de l’établissement, s’emparent des broches, des couperets, et il se sauvent. Voilà tout le commencement de cette guerre de gladiateurs, dont les mauvais orateurs, les mauvais peintres, les mauvais sculpteurs des temps modernes se sont emparés, et qu’ils ont considérée à tort comme le réveil de la liberté humaine parmi les anciens. Le principe de l’esclavage était autrement enraciné, autrement respecté, autrement solide; la preuve, c’est qu’il a duré à peu près deux mille cinq cents ans en Europe, et qu’il dure encore en Asie. Il y a du reste dans l’histoire romaine un exemple si frappant de la sainteté dont était l’esclavage pour les esclaves eux-mêmes, que nous ne pouvons pas ne pas le citer dans la matière que nous traitons. Durant la seconde guerre punique, Annibal fit un assez grand nombre de prisonniers et les vendit, comme c’était l’usage. Douze cents environ furent achetés par des Grecs et emmenés dans le Péloponèse. C’étaient des soldats romains, et par conséquent des citoyens, des hommes libres, ayant des droits civils et politiques, plus ou moins riches, plus ou moins instruits. On les distribua par les champs, et ils se mirent à cultiver la terre, comment leurs propres esclaves d’autrefois la cultivaient, avec autant d’ardeur et non moins de résignation. Ils étaient encore en cet état, lorsque le sénat envoya une armée en Grèce, pour défendre la ligue achéenne contre Philippe de Macédoine. L’armée romaine demeura victorieuse sur tous les points; Titus Quintius Flaminius, traversant la Grèce en maître, rencontra ces douze cents esclaves romains qui travaillaient. Ce fut une entrevue fort touchante; les frères, les pères, les fils, les parens, les amis se reconnurent et s’embrassèrent en pleurant; mais ce fut tout : l’armée du consul se remit en marche, sans que les soldats dissent aux esclaves, venez avec nous, et sans que les esclaves dissent aux soldats, emmenez-nous. On s’étreignit, on se dit adieu et l’on se quitta. Seulement, comme cette aventure fit du bruit, les villes achéennes se cotisèrent pour faire une somme commune; on racheta ces douze cents esclaves cinquante écus romains par tête, et on en fit présent au consul, qui les affranchit. Ils rentrèrent à Rome à la suite de l’armée, non pas comme soldats, mais comme affranchis, la tête rasée, et avec le petit chapeau; et ils ne redevinrent pas citoyens comme avant la guerre, mais ils restèrent patronés.

Ainsi, soit qu’on regarde les maximes des moralistes les plus élevés de l’antiquité, et même les écrits des pères les plus renommés de l’église, soit qu’on regarde la conduite des esclaves, à partir des temps historiques les plus reculés jusqu’au XIVe siècle, on trouve que l’esclavage est considéré, par les uns et par les autres, unanimement, universellement, sans hésitation, sans partage, comme un état social naturel, normal, légitime. Les moralistes n’y trouvent rien à redire, les esclaves non plus; les premiers le maintiennent sans remords, les seconds le subissent sans regrets; tous y voient, non pas une institution humaine, mais une forme providentielle et éternelle des sociétés, un fait dont personne n’a vu le commencement, et dont personne ne prévoit ni ne souhaite la fin.

C’était pour nous, et pour le sujet que nous traitons, un point fort important à établir, que la légitimité historique et morale de l’esclavage dans l’antiquité, c’est-à-dire parmi des peuples très éclairés et sous les yeux de moralistes très sages, ce qui prouve que dans des lieux donnés, en des temps donnés, l’esclavage peut être un état social provisoire et supportable; car, s’il était ce que le font les philantropes, à savoir, une violation des lois naturelles, un outrage à la justice et à la morale éternelles, nous n’aurions rien à dire en faveur des colonies françaises, et nous n’en dirions rien. L’esclavage étant un crime, les colons seraient des criminels; et dès-lors il n’y aurait aucune sorte de droit à invoquer en leur faveur, parce que le crime n’engendre pas de droit. Nous nous étonnons que les hommes intelligens de la chambre, qui ont traité ces questions à la session dernière, n’aient pas été frappés de la contradiction où ils se jetaient.

 Loin de là, ils se sont mis à ressasser la thèse ressassée, à combattre l’esclavage, sans faire aucune distinction, d’un manière absolue; sans se demander si les nègres ont de la liberté la même idée que nous, et s’il ne pourrait pas se faire qu’ils ressemblassent un peu aux esclaves de l’ancien monde, lesquels ne se trouvaient pas très malheureux de leur position; et puis, renonçant tout à coup et sans motif aux belles raisons qu’ils avaient trouvées contre l’esclavage, ils ont émoussé l’aiguillon de leur logique, adouci les angles poignans de leurs phrases, pour n’en pas blesser les colons, vers lesquels la réflexion et l’instinct les portaient malgré eux-mêmes, parce qu’ils les savaient hommes sages et éclairés. De cette manière de traiter la question naissait un double inconvénient, qu’ils n’avaient pas aperçu; ils disaient contre les colonies force rigueurs, dont ils rabattaient considérablement au fond de l’ame, et ils ajoutaient pour elles force excuses, que leurs adversaires n’acceptaient pas. Voulant paraître à la fois philantropes et raisonnables, servir les préjugés et le bons sens, ils manquaient à la fois à ces deux causes, qu’ils avaient imprudemment mariées; ne servant d’une manière efficace ni les blancs ni les noirs; peu prisés des colons et reniés des encyclopédistes.

 C’est qu’il est difficile, en effet, et même impossible, de défendre logiquement les colonies, en condamnant d’abord et absolument l’esclavage. On a beau dire que ce ne sont pas les colons d’aujourd’hui qui ont fondé la servitude des noirs, qu’ils n’ont fait en cela que subir les choses établies, et qu’elles l’ont été sous la garantie du gouvernement; toutes ces raisons, belles et justes d’ailleurs, n’empêchent pas l’esclavage d’être un crime, si l’on a commencé par établir qu’il est un crime. Tout ce qu’on y gagne, c’est de charger également les colons et le gouvernement de la même iniquité, et trouver deux coupables au lieu d’un. Ainsi, il n’y a pas de milieu, ou l’esclavage n’est pas en lui-même et toujours, et dans tous les cas, une monstruosité morale, ou les colons actuels en sont au moins indirectement responsables. C’est une fatalité, si vous voulez; mais le crime des pères ne peut pas servir à la justification des fils. En posant les choses de cette façon, les noirs apparaissent comme des victimes d’un attentat auquel le gouvernement et les particuliers ont participé également, les colons, comme des continuateurs intéressés d’une usurpation immorale, invoquant de certains droits, et les invoquant à tort, parce que l’usurpation n’en saurait donner. Enfin les colonies, ainsi défendues, se présentent environnées de toutes sortes de défaveurs, plus criminelles qu’intéressantes, et ayant plutôt besoin de grace que de justice.

Mais heureusement qu’il n’en est pas ainsi. L’esclavage, quand on le considère dans de certains pays, et parmi de certains hommes, n’a pas cette immoralité qui révolte avec raison les nations qui marchent à la tête de l’Europe. Nous ne nous sommes jamais sentis indignés ni contre les Hébreux, ni contre les Grecs, ni contre les Romains, ni contre les Gaulois, ni contre aucun grand peuple de l’antiquité, parce que l’esclavage était un des élémens de leur constitution sociale. Nos pères avaient encore des esclaves, il n’y a pas trois siècles, et nous ne rougissons pas de nos pères. Les Prussiens, les Autrichiens et les Russes en ont encore, et nous sommes les alliés politiques des Russes, des Prussiens et des Autrichiens. Quand M. de Lamartine, qui est un talent si élevé et si noble, s’est mis, sans y songer, au service de l’Encyclopédie, il oubliait qu’il ne faisait que d’arriver du fond de l’Orient, où il a été servi par des esclaves; que les cheyks arabes, dont il vante si poétiquement l’hospitalité, vivent entourés de leurs esclaves; que le roi Salomon, dont il est allé chanter la splendeur au pied des cèdres du Liban, avait dans son harem cinq cents esclaves; et cette sujétion d’une moitié des hommes à l’autre moitié n’a répandu, sur les beaux pays qu’il a parcourus, aucune teinte de désolation ou de crime. Le discours qu’il a prononcé à la chambre, à l’occasion du budget des colonies, doit donc lui être échappé malgré lui et sans qu’il y songeât sérieusement. Aussi n’est-il pas digne de la sagesse ordinaire de sa pensée. Mieux inspiré, inspiré de ses réflexions habituelles, il aurait laissé à M. Isambert cet axiome philantropique, qu’un homme ne se vend pas. Qu’est-ce à dire, en effet, qu’un homme ne se vend pas? Est-ce qu’il ne se vend pas actuellement? Mais il se vend dans les deux tiers de la terre habitée. Qu’il ne peut pas se vendre légalement? Mais les lois de vingt peuples autorisent à le vendre. Qu’il ne peut pas se vendre moralement? Mais toutes les morales, et les morales les plus pures, permettent qu’on le vende: la morale de l’Ancien-Testament le permet ; la morale du Phédon le permet ; la morale de l’Évangile le permet ; Moïse avait des esclaves, Socrate en avait, saint Augustin en avait. Au nom de quelle morale est-il donc vrai qu’un homme ne se vende pas, puisque les trois plus grands moralistes de l’univers entier, Moïse, Socrate et Jésus-Christ, n’en condamnent pas la vente?

Ainsi, dès qu’on met de côté les mots emphatiques des philanthropes du XVIIIe siècle, dès qu’on regarde sévèrement et sincèrement au fond des choses, on reconnaît que les Antilles sont dans le cas des Hébreux, des Grecs et des Romains; que s’il n’y avait pas crime d’un côté, il n’est pas raisonnable de dire qu’il y en a de l’autre; que si les nègres n’ont pas un sentiment de la liberté et de la propriété plus grand que les esclaves du monde ancien, il ne doivent pas sentir une bien vive douleur d’en être privés; que cependant la liberté étant préférable à l’esclavage, il y a lieu à faire passer les nègres d’un état supportable à un état meilleur. Ainsi, dès qu’il ne s’agit plus de venger les esclaves, mais de leur faire faire un progrès dans la civilisation, nous pouvons tous nous réunir, nous consulter mutuellement, nous découvrir l’un à l’autre les moyens les meilleurs que nous avons imaginés pour ce but; dès qu’il ne s’agit plus de punir les colons, mais de transformer leurs intérêts en les respectant, nous pouvons écouter leurs voeux, examiner leurs propositions, consulter leur expérience. Enfin, dès qu’il ne s’agit plus d’effacer une grande iniquité, les passions se calment, les noirs n’ont plus de tyrans, les blancs n’ont plus de victimes ; les premiers perdent leur haine, les seconds perdent leur crainte, et chacun garde son droit.

Voilà, selon nous, comment doit être présentée la question des colonies. Il en faut parler comme nous parlerions d’un peuple ancien, parce qu’elles sont encore dans la période préparatoire de civilisation où étaient toutes les nations occidentales à la venue du christianisme. C’est un chapitre d’histoire et de législation comparées. Il s’agit de faire franchir aux nègres le pas qu’ont franchi les esclaves de l’ancien monde; et avant de décider quelle est la meilleure et la plus sûre voie pour opérer ce progrès, il faut étudier gravement, convenablement, la situation individuelle et réciproque des esclaves et des maîtres aux colonies françaises.

III

La première singularité qui frappe les yeux, quand on les porte sur les colonies, ce sont les hommes qui les habitent; des hommes blancs, des hommes noirs, des hommes rouges. Primitivement, il n’y avait que deux races: la blanche, venue d’Europe, et qui était celles des maîtres; la noire, amenée d’Afrique, et qui était celle des esclaves. Puis, par cet effet de toute puissance absolue qui pousse à user et à abuser, les hommes blancs ayant fait servir les femmes noires à leur caprices de seigneurs, il en naquit la race rouge, celle des mulâtres, qui restèrent d’abord esclaves, selon l’axiôme du droit, partus sequitur ventrem. Par la suite, les choses changèrent. Des mulâtres qui avaient été affranchis acquirent quelque bien et achetèrent à leur tour des nègres, comme les blancs, de sorte qu’aujourd’hui les maîtres sont indifféremment blancs, rouges, ou même noirs; mais il n’y avait au point de départ, comme nous avons dit, que deux classes; les blancs, qui commandaient, les noirs, qui obéissaient.

Il a été fait force systèmes pour ou contre les nègres, ayant pour but d’établir ou de nier les facultés de leur esprit. Il y a un fait avec lequel tous les systèmes étaient inutiles, c’est que les nègres sont en Afrique depuis que les blancs sont en Europe, et que, durant trois mille ans de loisir qu’ils ont eus, comme nous, ils n’ont su rien créer, ni arts, ni lettres, ni sciences, ni industrie. Ils n’ont pas tracé une route, ils n’ont pas bâti une maison, ils n’ont pas formé un peuple. Voilà un fait. Qu’on l’explique comme on voudra; mais ils s’accommode mal avec de la réflexion, de l’intelligence, de l’esprit de suite, même à un médiocre dégré. Quand ils arrivent aux colonies, les nègres sont d’une stupidité bestiale; comme ils y trouvent une nourriture nouvelle, il faut leur montrer à manger. On a tort de s’imaginer en Europe que les colons abrutissent les esclaves; ils n’ont pas cette peine. Les pasteurs des diverses paroisses les instruisent patiemment des idées les plus simples et les plus accessibles de la religion chrétienne ; mais ces successeurs des apôtres ont là une tâche plus rude que leurs augustes maîtres. Les apôtres avaient des langues de feu pour parler aux peuples intelligens de la Grèce et de l’Asie-Mineure; les prêtres des colonies sont forcés d’employer un affreux langage, fait avec des mots moitié caraïbes, moitié français, cousus entre eux à l’aide de la syntaxe des Cafres, et ils parlent à des païens obtus, qui n’ont pas même ce qu’ont tous les autres hommes, le sentiment de la poésie. L’éducation coloniale élève peu l’intelligence des nègres; ceux qui sont nés dans les îles, ceux qui sont créoles, et qui sont attachés au service intérieur des maîtres, acquièrent quelque habitude des choses usuelles, quelque familiarité des idées quotidiennes, sans jamais parvenir au point où les domestiques d’Europe, même les moins sagaces, parviennent toujours. Quant à ceux qui restent sur les habitations et qui cultivent la terre, on est difficilement plus fruste, plus épais, plus hébété.

C’était une chose importante de constater la stupidité native des nègres, pour se former une opinion sur l’esclavage qu’on leur fait subir. S’ils avaient été naturellement intelligens, ouverts, faciles à l’acquisition des idées, riches d’une certaine expérience des choses de la famille et de la société, nous croyons qu’il y aurait eu de la part des Européens, qui les auraient distraits par l’esclavage du premier travail d’une civilisation prochaine, une espèce d’injustice, de barbarie, de crime moral; il ne doit être permis. sous aucun prétexte, de faire reculer les esprits en marche vers la lumière que Dieu a placée bien loin devant nous, comme une étoile pour guider les peuples. Mais, loin de faire déchoir les nègres, l’esclavage les élève; ils y apprennent des notions religieuses et morales qu’ils n’avaient pas, des habitudes d’ordre quotidien qui leur étaient inconnues, la culture de la terre, qui est une cause de la culture de l’intelligence, et le travail régulier, qui est le but où le temps mène toute nation.

Ainsi, dans le cas particulier de l’esclavage des nègres, nous trouvons qu’il est peut-être en définitive un bien et un progrès pour eux. Les individus peuvent ne pas le comprendre, mais la race le sentira. Ils auront acquis, en passant par l’esclavage, des idées et des habitudes que ne leur aurait jamais donné le vagabondage du désert. Les nègres des colonies seront un jour, eux ou les leurs, des bourgeois qui se moqueront des rois de l’Afrique, se trouvant, et avec raison, plus instruits, plus riches, plus heureux. Les sentimentalistes du siècle dernier se sont étrangement exagéré les regrets des nègres loin de leur patrie; le fait est qu’ils n’en gardent aucun souvenir précis, et qu’ils n’en parlent jamais. Les nègres créoles n’ont aucune raison d’y penser. On les force au travail, sans doute, mais à un travail modéré; et puis, qui est-ce qui n’est pas forcé au travail, dans ce monde? L’ouvrier d’Europe y est forcé par la faim, le nègre par la crainte du fouet; le sort du nègre nous paraît meilleur, parce que le nègre devenu actif n’a plus à craindre le fouet et que l’ouvrier d’Europe a toujours à craindre la faim. Et puis, il est rare qu’on soit obligé de frapper les nègres; un atelier bien tenu marche régulièrement et de lui-même. D’ailleurs, le fouet ne répugne si vivement qu’à nous autres Français ; les soldats anglais, qui ont le privilège de jouir de la grande charte, reçoivent des coups de bâton, ce qui est bien pis; les soldats autrichiens sont traités de même ; les soldats russes reçoivent le knout, et les marins français eux-mêmes reçoivent des coups de corde. Les nègres ne sont donc pas si malheureux de ce côté; et puis enfin il faut bien un moyen de coërcition suffisant vis-à-vis des esclaves, et le fouet est de tous le moins cruel. On ne peut pas songer à la prison; car, pendant le jour, elle priverait les maîtres du travail des esclaves; pendant la nuit, elle priverait les esclaves de la faculté qu’ils ont de courir, de rôder, d’aller voir leurs maîtresses; et ils aiment beaucoup mieux des coups de fouet pendant le jour, que la prison pendant la nuit. Du reste, par un sentiment de dignité à leur usage, ils méprisent fort la prison, et disent qu’elle est faite pour des soldats, mais non pas pour des esclaves. D’ailleurs, en ce qui touche la vie régulière des esclaves, elle offre mille douceurs qui manquent aux paysans européens. La nourriture et le vêtement leur arrivent d’eux-mêmes, à heure fixe, et sans qu’ils s’en occupent, si l’ouragan ou le feu détruisent leur case, une autre s’élève incontinent pour les abriter; sont-ils vieux? des occupations faciles remplacent les travaux pénibles; sont-ils malades? l’infirmerie de l’habitation les reçoit, le médecin les visite, la femme et les filles du colon leur prodiguent mille attentions. Plutarque raconte que la femme de Caton l’ancien, qui était une dame d’un rang si illustre, donnait quelquefois son lait aux petits enfans de ses esclaves; depuis Caton l’ancien, le coeur des femmes est plein des mêmes vertus, et les choses ne sont point changées.

De même que les esclaves des colonies, comparés à ceux du monde ancien, ne sont pas des esclaves ordinaires, les maîtres comparés aux hommes d’Europe, ne sont pas non plus des maîtres ordinaires. La plupart des colons sont des gentilshommes, qui ont été poussés vers les établissemens d’outre-mer soit par l’humeur aventurière des cadets de famille de l’ancien régime, soit par les troubles de la révolution. D’ailleurs, à l’époque où les colonies françaises furent fondées, définitivement fondées, au XVIIe siècle, les classes bourgeoises étaient encore trop peu émancipées, trop peu mêlées au mouvement de l’industrie lointaine et du commerce, pour se hasarder par-delà l’Océan; ce fut la noblesse qui créa nos établissemens transatlantiques, de même que la noblesse espagnole avait conquis l’Amérique méridionale, la noblesse portugaise la presqu’île du Gange. Donc, ainsi que nous l’avons déjà dit, les colons sont généralement gentilshommes. Bien plus, comme les Antilles et les îles d’Afrique se sont peu ressenties du nivellement démocratique de 1793 et de l’empire, les colonies sont restées à peu près ce qu’elles étaient avant la révolution, et les colons pareillement. Ces gentilshommes du XVIIIe siècle ont encore, à la Martinique surtout, une partie des idées que professait la noblesse sous Louis XV, peu religieux, fort royalistes, encore plus aristocrates. Chacun est libre aujourd’hui d’approuver ou de blâmer ces sortes d’idées; pour notre compte, nous trouvons qu’on peut en avoir de plus irréfléchies et de plus folles; on a une belle excuse de penser d’une façon, quand c’est ainsi que pendant trois mille ans a pensé le monde. Du reste, sages ou fous en matière politique, les colons sont pleins de loyauté, en matière d’honneur. Nous avons sous nos yeux la jeunesse créole, que ses parens envoient de bonne heure dans nos écoles; il n’y en a pas de plus brave, de plus aimable aux relations, de plus spirituelle et de plus élégante. Nous voyons peu les femmes de ces pays, qui viennent moins en Europe; mais s’il en faut croire leur réputation de beauté, elles rendent au climat et au soleil des tropiques fleur pour fleur et éclat pour éclat.

Entre les noirs d’un côté et les blancs de l’autre, entre les esclaves et les maîtres primitifs, viennent se placer les mulâtres, ou les hommes de couleur. Les mulâtres sont tous nés d’un blanc et d’une négresse, ou d’un blanc et d’une femme de couleur; il n’y a probablement pas d’exemple d’un mulâtre né d’une blanche et d’un noir, et l’on va comprendre pourquoi. Les noirs, hommes et femmes sont tous dans l’abrutissement que nous avons dit; ils passent presque nus dans les rues des villes et dans les chemins de la campagne, sans qu’aucune idée de libertinage puisse naître de leur aspect; leur abjection dissimule leur sexe. Et puis les blanches sont élevées dans des idées on pourrait dire si fières, si nobles, si distinguées, si princières, qu’à supposer qu’il s’en trouvât dans le nombre qui fussent de moeurs peu rigoureuses, ce ne serait jamais un valet, moins qu’un valet, un esclave, moins qu’un esclave, un homme noir, sale et stupide, qui pourrait triompher de leur orgueil de femmes, de leur dignité de maîtresses, de leur devoir de filles ou de mères.

Les mulâtres descendent donc des blancs et des femmes de couleur; et comme il n’y a jamais mariage entre un blanc et un négresse, en général tout mulâtre est bâtard, par lui ou par les siens. Il n’y a pas de mariage, disons-nous, entre un blanc et une négresse, et cela pour deux raisons; la première, c’est que la constitution aristocratique des colonies, à part tout autre obstacle, empêche un blanc de se mésallier; la seconde, c’est qu’on n’a pas besoin d’épouser les négresses, chacun pouvant les avoir en concubinage. Il n’y a donc pas toute la monstruosité qu’on pense parmi nous dans l’éloignement que la race blanche témoigne pour les hommes de couleur; elle vient de si haut, et ils viennent de si bas, qu’il y a une difficulté bien naturelle à les faire se toucher et se réunir. Il est dur pour nous d’avoir à dire la vérité sur des matières irritantes; mais enfin vouloir forcer les blancs des colonies à vivre, comme le voudraient les philanthropes, avec certains hommes de couleur, c’est vouloir forcer d’honorables familles à frayer intimement avec les bâtards de leurs valets.

Il n’est pas dans notre intention de vouloir jeter tout le tort sur les mulâtres; les blancs ont le leur, et nous le leur dirons. Mais enfin il n’est pas raisonnable que les hommes de couleur, qui sont la plupart dans la position que nous avons dite, prétendent à un commerce familier avec des hommes que tous met au-dessus d’eux. Quand M. Isambert monte à la tribune, et rédige en son français les notes de M. Bissette, quelles notes et quel français! il y aurait un discours à lui tenir, un discours bien simple, bien clair, bien court, auquel M. Isambert, répondrait, parce qu’un avocat répond toujours, mais auquel il ne répondrait rien de bon ; et ce discours, le voici: Monsieur, vous vous portez le défenseur des mulâtres, et vous oubliez que personne ne les attaque. Ce ne sont pas les blancs qui veulent rien ravir aux hommes de couleur, ce sont, au contraire, les hommes de couleur qui veulent arracher une infinité de choses précieuses aux blancs, comme l’estime, la confiance, le respect, la déférence, l’amitié, tous sentimens que d’ordinaire on tâche de mériter, mais qu’en général on n’enlève pas. Vous parlez de droits politiques, parce que vous êtes député, et parce que vous vous imaginez que le comble du bonheur pour les individus, et de la civilisation pour l’espèce, aura été atteint quand chaque homme nommera son maire ; mais vous ne prenez pas garde qu’il y a plusieurs objets qui passent en tout pays bien avant le maire et même bien avant le député, c’est du pain pour vivre, un toit pour s’abriter, et des parens pour prendre d’eux l’exemple des vertus domestiques. Or, plus de la moitié des hommes de couleur en sont à n’avoir ni pain, ni toit, ni parens.

Vous ignoriez cela, il fallait l’apprendre; les hommes de couleur ne vous l’ont pas dit, et ils ont eu tort. Il y en a quelques-uns parmi eux, le petit nombre, le très petit nombre, qui ont fait preuve d’intelligence, de bon sens et d’activité, et qui, à force d’économie et de peine, ont acquis un peu de fortune, car le travail mène toujours à un résultat honorable; tandis que les sophismes, la fainéantise et les mauvaises passions conduisent à la sédition, au pillage et à la potence; eh! bien, à part ce petit nombre d’hommes de couleur sages, actifs et bons ménagers, le reste est dans l’ignorance et dans la misère. On s’est hâté en France de leur accorder des droits politiques qui ne leur servent de rien, et qui même ne leur sont pas en grande partie parvenus, parce que ces droits avaient la propriété pour base, et qu’un général les hommes de couleur ne possèdent pas. Savez-vous ce qu’il aurait fallu envoyer aux mulâtres, si l’on avait pu? c’était l’amour du travail, le sentiment de la famille et la patience de leur état. Ils veulent avoir des droits dans la société? qu’ils commencent par lui donner des garanties. Ils veulent frayer avec les grands personnages? qu’ils commencent par avoir de l’éducation. Ils aspirent peut-être aussi à l’alliance des familles blanches? qu’ils commencent par avoir des familles eux-mêmes, et, quoi qu’il ne soit pas en leur pouvoir d’effacer le souvenir du concubinage de leur mères, qu’ils commencent par arrêter le concubinage de leurs filles; qu’ils soient époux, pères, fils, frères, entre eux, avant de songer à le devenir parmi les autres.

Oui, hommes de couleur, voilà le but où vous devez tendre; laissez de côté les sophismes de l’Encyclopédie, que vous ne comprenez pas; n’ayez pas la prétention d’écrire en français, que vous ne savez pas, des plaidoyers, que vous ne faites pas, ou d’en faire prononcer à la tribune, qui vous rendent ridicules, s’ils vous montrent comme vous êtes, ou qui vous rendent injustes, s’ils vous montrent comme vous n’êtes pas : vous voulez vous élever à la richesse, à la dignité, à la puissance humaine, c’est bien! vous avez là de nobles désirs, et il ne faut jamais les laisser s’éteindre dans vos âmes. Mais tout chemin ne mène pas à tout but. La bourgeoisie de l’Europe descend, comme vous, de parens esclaves ; elle a été, comme vous, pauvre, obscure, humiliée; mais ne croyez pas que, pour devenir ce qu’elle est devenue, pour acquérir sa richesse, son pouvoir, son crédit, ses lumières, elle se soit mise comme vous le faites, en rébellion contre ses anciens maîtres; elle s’est tournée sérieusement aux vertus domestiques; elle a cultivé son champ, elle a élevé sa fille; son champ gagné par le travail, sa fille obtenue par le mariage. Toutes ces choses ne se font pas en un jour, car à peine si les siècles suffisent aux oeuvres de Dieu, qui sont toujours longues, pénibles et sérieuses, et qui exigent, de la part des hommes, de la patience, du travail et des pleurs. Mais enfin, à force de temps, de fatigue, de sagesse, de vertus dures et frugales, la bourgeoisie, c’est-à-dire les fils des esclaves du moyen-âge, en est venue à traiter honorablement, d’égal à égal, avec ses anciens maîtres; bien plus encore, avec les maîtres de ses maîtres, avec les rois; et elle s’est tellement élevée, tellement épurée, à cette longue épreuve, que ce qui reste des Montmorency touche gracieusement à l’heure qu’il est dans la main de ceux dont les pères furent peut-être jadis ses serviteurs. Imitez cette bourgeoisie; faites comme elle, vous deviendrez comme elle, vous vous trompez, si vous croyez que la civilisation se fait par la violence, et que vous obtiendrez à coup sûr la prépondérance politique que vous poursuivez, si vous la poursuivez la torche et le coutelas à la main. Cette prépondérance que vous recherchez, vous la portez vous-mêmes, vous la portez en vous-mêmes, au fond de votre intelligence et au fond de votre coeur; il faut l’en faire sortir, non pas par le fer, mais par le travail, par la résignation, par toutes les vertus qui vous appartiennent aussi bien qu’aux autres hommes. Il y a des artistes ignorans, qui ont placé dans nos jardins publics la statue d’un esclave célèbre, la statue de Spartacus, le glaive à la main et la fureur à la bouche, s’imaginant que c’était là le symbole de la liberté humaine, tandis que ce n’était que l’apothéose du meurtre, du viol et de l’incendie. Ce n’est pas par ces voies que l’esclavage a disparu du monde; pour nous représenter l’émancipation des esclaves de l’ancienne Europe, et leur passage à la vie libre, active et honorable, il fallait sculpter Térence écrivant ses comédies, Horace écrivant ses odes, Esope écrivant ses fables; Esope, Horace et Térence, trois esclaves; car, encore une fois, le coutelas tue, mais il n’y a que le travail qui civilise; avec celui-ci, on devient honnête homme; mais avec celui-là, on ne devient qu’assassin.

Toutefois, nous l’avons dit, ce n’est pas seulement sur les hommes de couleur qu’il faut jeter la faute de tout ceci, la jeunesse créole en a aussi sa part, qui est grande, trop grande. Cette jeunesse refuse de se mêler aux mulâtres, sous prétexte qu’indépendamment du vice de leur origine, qui est moins un tort qu’une fatalité, et qui, à ce titre, mérite un peu moins d’aversion et un peu plus d’intérêt, ils ne font rien ou presque rien pour s’environner de quelque dignité personnelle; ils se marient rarement, vivent pêle-mêle, poursuivent et propagent le libertinage d’où ils sont nés; ils laissent leurs filles, leurs soeurs se rendre, comme par le passé, faciles aux plaisirs des blancs; ils ne sentent pas la nécessité de se constituer sévèrement en société régulière, honnête, honorable, et ils prêtent les mains, pour ainsi parler, par le désordre de leur vie, au mépris dont ils sont couverts.

Les blancs qui raisonnent ainsi, raisonnent assez juste; il est certain qu’en bonne liberté, on n’est pas forcé de vivre avec ceux qu’on n’estime pas, et que la grande majorité des hommes de couleur et des noirs affranchis est fort peu estimable; qu’en outre, des hommes polis, riches, instruits, élégans, comme sont les blancs des colonies, on peu de charmes à goûter dans la société d’hommes grossiers, ignorans, et le cou pelé, comme le chien de Phèdre, par le lien de la servitude; et que de vouloir mêler violemment les blancs et les noirs, ce serait abaisser les premiers en pure perte, et sans élever les derniers ; mais enfin il n’est pas sans qu’il se trouve parmi les mulâtres et les autres affranchis quelques hommes d’intelligence, de coeur et d’activité, qui vivent régulièrement, honnêtement; qui se sont élevés par l’économie et par le travail à une aisance, ou à une fortune; qui grandiront chaque jour par la richesse et par le mérite, et auxquels il serait injuste, immoral, de refuser dans le monde une place qu’ils auraient si noblement conquise. Si le nombre de ces hommes laborieux et estimables est encore restreint, il s’agrandira; le tout est qu’on leur rende les vertus sociales possibles et faciles.

C’est ici que commence le tort des créoles; ils n’aident pas assez les affranchis à sortir de leur abaissement originaire, et à acquérir les mérites dont ils se plaignent de les voir privés. Et il faudrait que les maîtres des colonies se montrassent d’autant plus indulgens envers les hommes de couleur, que la Providence les a frappés plus durement. Les affranchis de l’ancienne Europe n’étaient pas si malheureux; comme ils étaient de la couleur des puissans, il leur suffisait d’acquérir de la fortune, et une fois vêtus comme les citoyens ordinaires, rien n’indiquait s’ils avaient pour ancêtre un esclave ou un sénateur; ils pouvaient passer la tête haute dans les rues des villes, sans avoir à rougir devant aucune face, et ils pouvaient jouir librement, comme tout autre, dans les sociétés les plus délicates, de la royauté qu’y donnent toujours les qualités du coeur et la supériorité de l’esprit. Mais l’émancipation définitive des mulâtres ne se fera qu’à des conditions bien plus rigoureuses pour eux; car nous n’appelons pas émancipation une égalité de prétendus droits que des législateurs distribuent par assis et levé à des maîtres et à des esclaves, mais bien la fusion intime et volontaire des races, le nivellement des respects et des affections. Or, de ce côté, les hommes de couleur ont été traités par Dieu bien plus sévèrement que les affranchis des peuples antiques; ils pourront avoir autant d’intelligence, autant d’activité, autant d’économie, autant de sagesse, et plus encore, que leur rédemption sociale se fera bien plus difficilement; en quelque lieu qu’ils aillent, de quelque vertu qu’ils s’honorent, ils porteront sur leur visage la couleur de leur peau, la couleur de leur origine, la couleur de l’esclave, et, il faut bien le dire, la couleur du bâtard. Et ce sera toujours pour eux, non pas un tort, mais un malheur. Car il ne faut pas dire que c’est là de notre part une préjugé qui passera ; dans une société comme la nôtre, fondée sur le mariage et sur le dogme de la pureté domestique, l’impureté de l’origine ne peut jamais être indifférente. Il n’y a pas de milieu entre le mariage et le concubinage, nous ne pouvons pas honorer les mères des hommes de couleur sans outrager les nôtres.

   Eh bien! C’est par tous ces motifs, c’est parce que la dignité sociale est plus difficile aux affranchis et plus facile aux maîtres, que ceux-ci devaient s’imposer, non pas seulement d’être justes, mais encore d’être généreux. Jeunes blancs qui êtes en haut, tendez la main à ceux qui sont en bas. Et puis enfin, les esclaves ne seront pas toujours esclaves, et on oubliera même un jour que les affranchis ont été affranchis. C’est là le sort des esclaves de tous les pays et de tous les temps. Plus tôt ce travail de liberté et de civilisation se sera accompli, et plus tôt la race humaine aura acquis cette dignité et cette noblesse, dont il est dans les fins de Dieu de la revêtir. Ainsi donc, jeunes blancs, aidez les mulâtres, non pas comme quelques-uns d’entre vous le font à Paris, par des cérémonies peu sérieuses et peu profitables; ce n’est pas quand vous avez embrassé publiquement les mulâtres, en les déclarant vos égaux, qu’ils sont réellement vos égaux ; il leur manque, il manque à leur race ce qui fait votre supériorité, ce qui fait la civilisation, il leur manque l’esprit de famille, Ne leur donnez pas votre main, mais ne leur prenez pas leurs soeurs et leurs filles, cela vaudra mieux pour eux ; et ils seront plutôt émancipés par la chasteté domestique que par des déclarations de droits prononcées au milieu des festins. Enfermez vos doublons dans votre bourse et vos passions dans votre coeur; forcez les filles de couleur à l’estime d’elles-mêmes; apprenez-leur, par, le respect du mariage, que ce n’est pas sur le grabat des courtisanes, mais dans le lit des épouses, que naissent les citoyens. Avant d’émanciper les mulâtres par les idées, émancipez-les par les sentimens; ne leur donnez pas l’égalité, donnez-leur la famille, avec cela ils auront le reste, et ils l’auront infailliblement, par des voies sûres, régulières et profitables. Toutes les déclarations de droits n’en feraient jamais que des hommes factices et des citoyens frelatés ; la famille et les vertus qui la constituent en feront avec le temps un peuple naturel, simple, fort, homogène, civilisé ; alors vous n’aurez pas besoin de les déclarer publiquement vos égaux, ils le seront.

Nous venons d’étudier avec soin, d’apprécier sévèrement, mais sans parti pris, les trois élemens de la population des colonies françaises, les blancs, les noirs et les mulâtres. Nous avons dit à chacune de ces trois classes l’austère vérité sur sa situation présente, afin qu’elle ne se fasse pas d’illusion sur son avenir. Il est certain que la société actuelle des colonies, poussée surtout par les journaux de France, est dans un état de crise intolérable, d’où elle ne peut pas tarder à sortir. Le voeu de tous les gens de bien est qu’elle en sorte au plus grand profit des individus, et au plus grand bien de la civilisation. Pour cela, il faut que chacun connaisse son devoir et le fasse; il faut que les blancs soient tolérans et bons, les nègres patiens et laborieux, les mulâtres calmes et dignes. En toute chose, il est nécessaire que le temps intervienne, ce grand médecin aux plus grands maux. Il a guéri tout le monde ancien, il guérira bien trois ou quatre petites îles.

Nous ne savons ni quand ni comment le gouvernement français interviendra, ni sur quelle base l’émancipation sera calculée. Il nous semble, sans rien vouloir préjuger, qu’il serait prudent d’attendre le résultat qui sera obtenu dans les colonies anglaises; et jusqu’ici, la grande mesure prise par le gouvernement britannique n’annonce pas de très beaux fruits. Mon Dieu! si les esclaves pouvaient savoir ce qu’ils quittent et ce qu’ils souhaitent, peut-être seraient-ils moins ardens dans leurs voeux. La liberté est certainement une bien grande et bien noble chose; mais cette liqueur brise souvent le vase où on l’enferme. Toujours croyons-nous qu’elle doit être donnée et prise avec ménagement, comme les alimens après une longue abstinence. Nous examinerons prochainement la question de l’émancipation comme nous avons examiné la question de l’esclavage, et nous chercherons quel est le mode le plus convenable à suivre pour satisfaire les idées sans violer les intérêts.

A. GRANIER DE CASSAGNAC.

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