Des Noirs.

Revue de Paris.

Tom. XX. 1830

Pag. 71-83

Des Noirs

On ne peut se faire une idée de l’énorme démarcation qui existe aux colonies entre les Noirs et les Blancs. Ces derniers ne sauraient être portefaix, cocher, barbier même; et celui qui s’abaisserait jusqu’à de semblables métiers serait certainement chassé. Si vous avez un valet de chambre blanc, c’est seulement un aide que vous pouvez employer dans l’intérieur de votre maison auprès de votre personne; mais l’usage vous permet à peine de l’envoyer porter une lettre. il fait brosser ses habits par un esclave, il traite d’égal à égal le nègre le plus considéré, et cependant il est quelques-uns de ceux-ci qui parviennent à faire de grandes fortunes; car une fois libres ils peuvent s’adonner au commerce.

Si vous dites vous à un Noir, il ne vous répond pas, croyant que ce n’est point à lui que vous vous adressez, tant il est accoutumé à s’entendre tutoyer. Une loi en vigueur à la Havane défend à aucun noir de se présenter en voiture à la promenade, fut-il noble (1), fut-il même immensément riche. Là, il faut qu’une négresse soit libre pour porter la mantille; et à la Nouvelle Orléans, les femmes de couleur même, quoiqu’elles soient presque toutes assez riches pour payer leur place, ne sont point reçues dans les bancs fermés de l’église. Au théâtre, où chacun entre pour son argent, les noirs ont une place assignée, et il ne leur est pas permis d’en prendre d’autre. Nulle part ils ne sont admis dans la société des blancs; aux champs ou à la ville, on les traite comme de véritables animaux domestiques, on leur refuse le titre d’hommes, et il n’est pas d’européen qui n’ait frissonné d’horreur et de honte en voyant les esclaves traînés sur les marchés ou dans les ventes comme nous y conduisons nos boeufs. Pour moi, c’est un tableau douloureux qui ne sortira jamais de ma mémoire et qui m’attriste encore, que celui de cette infortunée que je vis au milieu d’une place publique, salement vêtue, froide et indifférente à son sort, entourée de passans et d’acheteurs, avec un crieur à ses côtés, qui disait en grimaçant: «Allons, messieurs, à 200 piastres la jolie négresse, bonne blanchisseuse! 220 piastres, messieurs! Voyez, elle est jeune encore, bien saine. 250 piastres, elle est très-douce, 260 piastres ma petite négresse. C’est pour rien. Remarquez, messieurs, comme elle est forte et bien portante. Allons. 261 piastres!» El l’un venait lui tâter les chairs, et un autre la tournait et la retournait, et un troisième la regardait aux dents, hélas!! Il n’est que trop vrai, tout comme nous faisons au marché aux chevaux pour examiner leur âge et leur allure.

(1). La Havane possède un corps de troupes entièrement composé de nègres affranchis parmi lesquels il en est qui se sont distingués à un tel point au service du roi, qu’il leur a conféré le beau titre de don, bien plus honorable et plus honoré chez les espagnols que notre particule de son équivalent, lorsqu’elle est placée devant un nom propre.-

L’esclave acheté appartient sans restriction à son acheteur, et les droits de ce dernier s’arrêtent à peine a celui de vie ou de mort. Il y a des gens, même aux Etats-Unis du nord, qui ne vivent et n’entretiennent leur luxe qu’avec un trafic de nègres aussi singulier que rebutant. Ils les prennent à bas prix, jeunes et sans talens, pour les revendre bien cher après les avoir dressés à un métier quelconque. D’autres leur font apprendre quelque état, comme celui de tailleur, menuisier, cocher, cuisinier, etc., etc. et les louent ensuite à tant par mois, de même qu’un cheval de remise. Enfin quelques-uns achètent un noir fort et vigoureux qu’ils laissent maître d’employer sa journée comme il l’entendra, à condition qu’il leur rapportera le soir une piastre ou deux, plus ou moins. Ces monstrueux usages qui nous révoltent sont regardés aux colonies comme tout naturels, tant il est vrai que les méprisions que reçoit l’esprit de l’homme le façonnent et le modifient selon le temps où il vit, le pays qu’il habite, et l’éducation qu’on lui donne. il n’y a pas de conscience universelle.

Tel est le sort des esclaves les moins malheureux: suivons ceux qui cultivent les champs.

Tête et pieds nus dans ces climats brûlans, ils vont au travail par brigades de quinze ou vingt, sous la surveillance de contre maîtres qui les contiennent avec un énorme fouet toujours agité. Le soir venu, ou les ramène épuisés de fatigue, et on leur jette une nourriture dégoûtante et grossière (1). Puis, pour dormir, trois planches avec une misérable couverture sur des tréteaux.

(1). Une ration de casao (boeuf séché au soleil, venant de Buenos-Ayres), ou une ration de poisson salé, dont ils doivent se procurer l’assaisonnement à leurs frais, avec des bananes, fruit sain et abondant que produisent les colonies presque en toute saison, et bon à manger indifféremment mur ou vert. Les plantations en sont couvertes, et il est livré à discrétion aux esclaves pour leur tenir lieu de pain –

Voilà la vie d’esclave, froide, machinale, abrutissante, vile, monotone, sans passé pour réfléchir, sans avenir pour rêver, n’ayant que le présent toujours armé d’un fouet ignominieux. Font-ils une faute, on leur met aux pieds des fers formés d’anneaux qui vont s’attacher à la ceinture; et ainsi chargés, d’un coup de fouet on les chasse au travail, ou bien on les plonge dans un cachot au fond duquel est un lit de bois avec des entailles où chaque jambe s’enclave au-dessus de la cheville. Attachée de la sorte, la victime, presque toujours nue, ne peut se tenir que sur le séant ou couchée sur le dos; et il est facile de concevoir ce qu’il y a de poignante douleur à rester vingt-quatre et quarante-huit heures dans une aussi affreuse position. A la dernière extrémité arrivent les châtiments corporels, et l’on a vu de malheureux noirs expirer sous les coups de fouets à gros noeuds, instrumens de leur supplice.

Dans quelques colonies, à la Nouvelle-Orléans par exemple, le gouvernement a une geôle où les propriétaires de la ville envoient punir l’esclave dont ils sont mécontents. Là, cet esclave reçoit chaque matin un certain nombre de coups de fouet avec une exécrable régularité, et quand il est guéri, car il est rare que ces horribles taillades ne mettent point la chair au vif, on l’emploie aux travaux publics pendant plus ou moins longtemps. Tel est le genre d’intervention que le législateur a imaginé d’apporter entre la barbarie du maître et la faiblesse de la victime. Cette geôle, petite et malsaine, est composé de cachots ou plutôt d’antres obscurs, humides et infects où les nègres et les négresses sont entassés pêle-mêle, et serrés les uns contre les autres, et qui ont des grilles à jour comme les cages des bêtes féroces.

 Ce régime a dépouillé quelques-uns de ceux qui le subissent de tout ce qu’ils avaient d’humain. Conseil, douceur, bons traitements, privations de toute espèce, châtiments sans exemple, rien ne peut plus les soumettre, et ils faut les abandonner à eux-mêmes; car, privés de nourriture, épuisés de besoin, ou déchires sous le fouet le plus cruel. leur calme prodigieux, leur oeil sec, leur figure impassible, l’expression de leurs traits infernalement satyriques au milieu des plus atroces douleurs, vous prouvent qu’ils sont plus forts que la barbarie même. Ceux que la nature a doués d’un si grand courage ou d’une telle puissance de caractère, s’ils ne se déterminent à aller vivre en marrons dans le bois, comme des bêtes fauves, restent séparés de l’habitation, libres de faire ce qu’ils veulent, autant néanmoins que leur fainéantise n’est préjudiciable qu’à leur maître et à eux-mêmes. Le propriétaire, ne pouvant ni les vendre ni les contraindre au travail, se résoudrait, s’ils devenaient autrement coupables, à les sacrifier à l’intérêt général. J’ai vu quelques-uns de ces indomptables noirs qui eussent sans doute été de grands hommes dans le monde civilisé. On en cite qui se sont tués sans autre motif, sans autre but que celui de faire tort à leur maître. Plusieurs fois sept ou huit esclaves se sont pendus ensemble, suppliant les autres de les imiter afin de ruiner leur propriétaire. (Un esclave qui sait travailler se paie jusqu’à 3.000 francs) Hâtons-nous d’ajouter cependant que, lorsqu’un noir veut quitter son maître et qu’il n’a pas lui-même le moyen de payer sa liberté, la loi permet de chercher à se faire acheter par un autre. Alors le maître est obligé de lui donner trois jours pour faire les démarches nécessaires; mais s’il ne trouve pas d’acquéreur, il rentre sous la même puissance n’a plus droit à un pareil recours.

 Répondons à cela que les esclaves sont tenus dans un tel état d’oppression qu’ils ne connaissent guère cet avantage accordé par la loi, et que ceux qui ne l’ignorent pas sont empêchés d’un user par la crainte que, s’ils échouent, le ressentiment du maître ne leur attire de plus cruels châtiments. Heureusement pour les colons, tous ces malheureux ne comprennent pas leur force, et il y a réellement en eux une conviction si profonde que nous sommes d’une nature beaucoup supérieure à la leur, que l’on voit sur les habitations quatre ou cinq blancs gouverner et faire agir seuls à coups de fouet deux ou trois mille noirs, ainsi qu’un maître d’école soumet ses petits élèves en leur imposant une terreur morale qui les empêche de songer même à se révolter. Quant aux esclaves qui sont trop indociles, moi je dirai trop fiers pour se soumettre au joug, ils s’enfuient dans les bois, déclarant la guerre à toute l’espèce blanche, vivant de racines, couchant dans les cavernes, au fond des taillis, toujours vigilants, aujourd’hui ici, demain là; farouches, sans abri, et n’ayant d’autre foyer que celui qu’ils établissent au milieu de leur course pour rôtir le mouton ou la volaille qu’ils viennent de dérober. Ceux-là s’appellent marrons; et quand on ne peut les reprendre, on les poursuit comme des animaux malfaisants; car s’ils parviennent à se réunir en bandes vengeresses, ils assiègent les plantations, égorgent les blancs et livrent tout aux flammes. Dans ces chasses de marrons, on est toujours accompagné d’une espèce de chiens qui sentent les nègres comme nos lévriers voient le gibier, savent les découvrir dans leurs retraites les plus cachées, et les assaillent avec acharnement. Cette espèce de chiens (de couleur noire) semble être l’ennemie née des nègres. Chaque planteur en a deux ou trois qui veillent la nuit autour de l’habitation, laissent circuler les blancs avec un instinct admirable, se jettent sur les noirs qui s’en approchent, et les déchirent. Je ne sache pas que les annales des peuples les plus barbares offrent rien d’aussi horrible.

 Les esclaves femelles sont occupées aux champs comme les mâles; on fait à peine la différence des sexes. Pour le propriétaire ce ne sont que des instruments de travail. Ils forment bien quelques légitimes mariages, mais, abandonnés à l’état de nature le plus complet, avilis, méprisés, presque sans connaissance du bien et du mal, devons-nous être surpris que la dissolution de leurs moeurs soit telle que pour 50 sous un mari cède sa femme à un autre pendant huit jours. Ce mélange des sexes produit, comme on le voit, une immoralité et un concubinage affreux sur lequel les planteurs, qui en sont les vrais coupables, ferment honteusement les yeux, parce qu’il les enrichit. Les enfans de leurs esclaves leur appartiennent, et il y a sur chaque habitation un corps de logis où l’on élève tous ces petits créoles avec bien plus de soins de la part du propriétaire intéressé que de celle de leurs mères, généralement assez indifférentes sur le fruit de leurs entrailles. Il arrive souvent que la dame de la maison prend et adopte une de ces pauvres créatures; elle la garde auprès d’elle, l’aime, la choie, en fait l’objet de mille préférences, l’habille avec goût, admire sa gentillesse, répète à tout le monde ses mots heureux, enfin la traite en enfant gâté. J’ai vu dans un salon un négrillon de quatre ou cinq ans entièrement nu, n’ayant que les pieds chaussés, courant, se roulant à terre pour jouer avec le chien, et venant ensuite se jeter avec amour dans le bras de sa chère maîtresse, qui s’extasiait sur cette tendresse pleine d’une charmante vivacité, et allait en riant changer sa robe sale. Je ne dis ces particularités étrangères à mon sujet, que pour montrer combien une affection mal étendue devient fatale à ceux qui en sont l’objet, car il est à remarquer que presque tous ces privilégiés, qui ne reçoivent du reste aucune éducation, gâtés seulement par l’amitié et la faiblesse de leur protectrice, en abusent toujours, deviennent justement ingrats, parce qu’ils sentent que l’on n’a point assez fait ou que l’on a trop fait pour eux, et finissent par avoir un caractère d’autant plus intraitable qu’ils ont connu la liberté, qu’ils l’ont comprise, et qu’ils restent esclaves.

 Chaque habitation a une petite infirmerie où les noirs viennent s’enterrer à la moindre douleur, à la plus petite écorchure, se dévouant à prendre les drogues amères et malfaisantes d’un docteur ambulant, pour se livrer à leur fainéantise naturelle. Je frisonne encore au souvenir de ces implacables visites où l’exécrable médecin, une cravache à la main, frappait froidement à coups redoublés le pauvre malade qui n’avait pas strictement suivi son ordonnance.

 Les plus grands obstacles s’opposent à ce qu’un esclave devienne libre. Il faut pour y parvenir qu’il soit de ces hommes habiles, industrieux, énergiques, comme il y en a si peu, qui savent acquérir par mille moyens divers, avec une puissance de volonté que n’ébranlent pas dix ans de privations et d’un travail tenace. Ils achètent par exemple pour 2 ou 3 piastres un cochon de lait, qu’ils engraissent sans dépense et qu’ils revendent 18 o 20 piastres ensuite. Ils trafiquent du produit de la petite pièce de terre que les planteurs donnent à chacun de leurs esclaves pour leur usage particulier, avec la permission de la cultiver tous les dimanches; ou bien encore ils entretiennent sur un coin de l’habitation des poules et des coqs, faisant commerce de leurs oeufs ou de leurs poulets, etc. Comme il n’y a pas de petites économies, ils finissent avec cette persévérance par amasser 3, 4 et 500 piastres pour se racheter. Un maître (et c’est peut-être le seul véritable avantage qu’aillent ces malheureux) est obligé de rendre la liberté à l’esclave qui veut la lui payer; et la loi fixerait un taux si pour conserver cet esclave, le propriétaire mettait un prix exorbitant à sa rançon. Munis dès lors d’une carte de liberté, ils vivent sous le joug dont nous avons parlé plus haut; et l’existence de ceux qui ont quelque noblesse dans l’âme est toujours abreuvée d’amertume par la surveillance à laquelle ils restent soumis, et les vexations de l’autorité, qui est en droit de se faire représenter cet acte partout où elle les rencontre. Disons en passant que l’on voit beaucoup plus de négresses que de nègres libres. Il est inutile d’indiquer la source où elles puisent d’acquérir leur liberté.

 Certains hommes nous disent: «Les Noirs se méritent pas que l’on s’occupe d’eux; l’intérêt qu’ils inspirent meurt sitôt que l’on peut observer leur caractère vindicatif, méchant et vicieux. Ce sont de véritables animaux paresseux et stupides, plus difficiles à conduire que des mules, enclins au vol, et détestant le travail. Leur infériorité, sous le rapport intellectuel, est incontestable. Parmi eux, point de vertus, soit réelle, soit de convention; nul sentiment d’attachement ni de reconnaissance. Et voila que dès lors les esclaves sont aux yeux de leurs ennemis des brutes faites pour travailler, par droit de conquête, comme les boeufs et les chevaux. Je le confesse, les nègres, tels qu’ils sont aujourd’hui dans l’esclavage, forment la classe la plus misérable, la plus abjecte, la plus immorale que l’on puisse imaginer. Mais pourquoi? C’est qu’étranger à tous raisonnements, leurs esprits, circonscrits par la misère dans un cercle fatal, ne peut arriver à ce point de développement où il conçoit de bonnes actions. Le Noir qui raisonne sait qu’il ne sera jamais qu’un esclave méprisé; que ses actions, quelles qu’elles soient, ne le mèneront jamais à un rang honorable ou du moins honoré; et toujours opprimé, devant incessamment rester dans l’oppression, il ne songe plus qu’à se venger de l’oppresseur. Il est insouciant, parce que rien ne saurait intéresser un esclave; il est paresseux, parce que son travail n’est pas payé, parce qu’il n’en recueille aucun fruit; il est flatteur, parce que c’est le moyen d’éviter les coups, d’obtenir quelque adoucissement à son sort; il est lâche, parce que le courage est une vertu qui s’acquiert seulement par la réflexion; il est voleur, parce qu’il n’a rien; il a rarement de bons sentiments, parce que son état d’abrutissement l’empêche de les concevoir, ou qu’il reconnaît qu’on ne lui en tiendrait aucun compte; il est enfin tout couvert de vices, parce que l’ignorance et la servitude sont les sources du vice, plus encore que l’oisiveté. Lisez l’épouvantable histoire de Saint-Domingue; et si vous voulez une preuve plus matérielle qu’il n’y a aucune différence entre l’intelligence de l’homme blanc et celle de l’homme noir, examinez les enfans des nègres. Que de fois j’ai vu dans ces joujoux des dames créoles tous les élemens d’un homme!

 Quant à moi, il me reste démontré qu’en fait les nègres sont une variété de l’espèce d’animaux appelées hommes, et que par la seule raison générale qu’ils sont hommes, ils sont libres de droit. Mais le colon, qui se croit au bord de sa ruine; l’Europe, qui craint déjà de manquer des superfluités qui lui sont devenues nécessaires, s’écrient a la fois: «Considérez que l’on n’arrache pas les nègres à l’illustration et à la liberté pour les plongeur dans la servitude, le coeur tout dévoré des souvenirs d’un bonheur passé. Ils ne sentent point leur état; chez eux, à la côté d’Afrique, ils n’ont aucune espèce de civilisation, vivant par peuplades, sans lois, toujours oisifs, couchant sur la terre, mangeant ce qu’ils rencontrent, l’esclavage ne leur est pas inconnu, ils le regardent comme légitime (1). Dans leurs ardentes contrées, ils mènent une vie de brute, ayant déjà tous les vices qu’il apportent ici, et qui les déshonorent. Comment d’ailleurs pourrait-on faire la traite si eux-mêmes ne l’entretenaient? Le temps n’est plus où l’on enlevait de nuit et de force les nègres dans leurs cahutes. Ils sont trop bien leur garde, ils sont trop enfoncés dans les terres, pour que pareilles iniquités se puissent commettre encore. Aujourd’hui le capitaine négrier les achète, et il les achète à prix d’or ou au moyen d’échanges, parce qu’ils se vendent.

(1). J’ai vu de nouveaux esclaves se mettre à genoux lorsque leur maître ou un étranger qui leur inspirait quelque considération passait devant eux. C’est une coutume qu’ils apportent certainement de leur pays, puisqu’elle n’est point adoptée dans les colonies.

 Abandonnez-les donc: eux-mêmes, vous le voyez, veulent rester dans l’avilissement; abandonnez-les donc: s’ils aiment la liberté, ils n’auront pas à la conquérir, ils n’auront qu’à repousser les fers dont ils se chargent (1). Accourez, Européens, ajoute le planteur; restez seulement un jour avec moi, et vous verrez que mes nègres sont loin d’être aussi malheureux que vous le pensez; car ils vivent dans l’indifférence. La pitié est un sentiment fort dans le coeur de l’homme, et difficile à étouffer. Faire souffrir pour le plaisir de faire souffrir n’appartient qu’à des êtres rares et maudits. Mon intérêt même, cette considération de tous les temps si puissante, mon intérêt même ne me défend-il pas d’en user avec la barbarie que vous me supposez? Si j’accablais mon nègre de coups, si je le martyrisais, ne me ferais-je pas tort, puisqu’en l’affaiblissant, je me priverais de ses forces, qui me sont indispensables? Je me ruinerais en sacrifiant la vie de mes noirs à une féroce brutalité, puisque je les achète. Vous ne sauriez trop blâmer, j’en conviens, les punitions corporelles; mais que voulez-vous donc faire contre l’esclave qui commet une faute capitale, un crime? Faudra-t-il le livrer au tribunal? Il sera renfermé pendant des années entières, et je resterai privé de son travail; souvent même il sera pendu. Que deviendrais-je alors? Parmi vos plus honorables philanthropes, en est-il beaucoup qui perdraient volontiers les deux ou trois mille francs que vaut mon esclave?

(1). En effet, les peuplades dispersées sur la côte d’Afrique sont presque continuellement en guerre, et ce sont leurs prisonniers que les chefs de tribus vendent au négrier, au prix le plus ordinaire de 500 francs en argent, ou de marchandises qu’ils estiment d’une valeur équivalente, comme armes, eau-de-vie, couvertures, etc. Avouons-le, puisque la vérité le veut: ces victimes de leur propre barbarie arrivent déjà préparées à leur sort, et sans en être effrayées. –

Ce sont là d’affreux raisonnements.

Il est avéré aujourd’hui que l’humanité et la liberté peuvent s’allier avec la conservation des colonies, et par conséquent de leurs produits. Les nègres ne sont point indispensables sur une plantation. Tous les colons de bonne foi en sont convenus avec nous. Quelle que soit la chaleur du climat, un blanc peut la supporter. Puisqu’il y est forgeron, comment ne pourrait-il pas y être cultivateur? Nier ce fait serait mentir à l’évidence. Ils n’auront pas besoin d’ailleurs de rester courbés sous le soleil depuis le matin jusqu’au soir; nous savons tous qu’un homme salarié fait plus en une heure qu’un prisonnier en quatre. Les champs se cultiveront avec des travailleurs à la journée ou à l’année, blancs ou noirs, toujours égaux. Mais alors les produits coloniaux subiront sans doute quelque augmentation. C’est à l’Europe à la supporter; c’est au consommateur à accomplir le grand oeuvre de l’émancipation des esclaves.

Et ce n’est point un acte partiel que je demande, c’est une convention européenne, c’est une alliance que l’on pourra sans mentir appeler sainte, c’est une alliance de tous les peuples, qui déclareront la traite abolie pour toujours.

Malgré la prohibition qui existe, elle se continue avec une scandaleuse impunité, parce que les moyens de répression ne sont pas assez efficaces, parce que les peines portées contre cet odieux trafic ne sont pas assez sévères pour compenser le lucre qu’on en retire, parce que l’administration même, dans sa mauvaise foi habituelle, y prête partout les mains. Les Anglais, toujours philanthropes aux dépens des autres, font bien la guerre aux négriers; mais ils s’emparent de leurs Noirs, et loin de les rendre au sol natal, ils les portent dans leurs Indes pour les livrer de nouveau à la servitude. Finissons-en avec tant de perversité. Que les négriers appartiennent en toute propriété à ceux qui les capturent; que les officiers du bord soient condamnés a une réclusion a vie; que les matelots perdent leur état, après avoir passé dix ans en prison; que les armateurs enfin soient recherchés et frappés avec une égale vigueur. L’assassin d’un homme meurt sur l’échafaud; les négriers, les marchands de viande, comme ils s’appellent, assassinent un peuple tour entier!

Les noirs pris sur un négrier seraient reconduits dans leur patrie sans indemnités ni conditions, et nulle nation ne pourrait se les approprier, comme font aujourd’hui les anglais, sans devenir coupable aux yeux de toutes, sans être punie par toutes les autres.

Loin de nous cependant la pensée de bouleverser le monde, de compromettre les intérêts et la vie de tant de colons attachés à l’esclavage. Ceux qui veulent l’émancipation des noirs actuelle et spontanée parlent et agissent dans un esprit d’humanité bien honorable sans doute; mais soit ignorance, soit entraînement, ils ne tiennent pas compte d’une circonstance qui présente à l’affranchissement immédiat des difficultés insurmontables. Cette circonstance, c’est l’état moral de nos protégés. que faire des nègres affranchis?

Pour quiconque les a vus de près, cette question est impossible à résoudre. Les nègres, sortis des mains de leurs maîtres avec l’ignorance et tous les vices de l’esclavage, ne seraient bons à rien, ni pour la société ni pour eux-mêmes, parce que telle est la paresse et l’imprévoyance qu’ils ont contractées dans leur bagne, où ils n’ont jamais à penser à l’avenir, qu’ils mourraient peut-être de faim plutôt que de louer la force de leur corps ou leur industrie.

Je ne vois pas plus que personne la nécessité d’infecter la société active (déjà assez mauvaise) de plusieurs millions de brutes décorées du titre de citoyens, qui ne seraient en définitive qu’une vaste pépinière de mendiants et de prolétaires. Quant à cela, laissons faire le grand maître, laissons faire le temps. La mort et les affranchissements successifs feront disparaître peu à peu les restes de l’esclavage; mais la seule chose dont on doive s’occuper aujourd’hui, c’est d’en tarir la source, en mettant fin à la traite, Envisager la question autrement, c’est faire du sentiment en pure perte.

A une époque déterminée, quinze ans, vingt ans si l’on veut, l’esclavage serait aboli: nulle part il ne pourrait plus être même toléré, car on aurait déjà proclamé l’émancipation de tous les enfans d’esclaves, quitte à donner une indemnité au propriétaire.

Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans les détails d’exécution de notre projet; mais on peut déjà poser comme principe que les esclaves seraient déclarés par le congrès universel libres de droit et de fait. Chaque gouvernement veillerait avec une scrupuleuse rigueur à ce que ce décret eût force chez lui; les ambassadeurs, les ministres, les consuls, seraient réciproquement chargés d’y tenir la main; enfin l’esclavage serait coupé dans toutes ses racines par les combinaisons les plus sûres et les lois les plus fermes, exécutées avec une stricte bonne foi. Alors les hordes africaines ne se feraient plus la guerre, comme aujourd’hui, pour avoir des prisonniers à vendre, et la civilisation se faisant jour avec la paix jusqu’à elles, on verrait peut-être (sans pour cela rêver un bonheur de l’âge d’or) l’Afrique, régénérée par ses relations avec l’Europe, bientôt rendue à son ancienne splendeur, à des institutions sages, à la raison enfin, à ce principe souverain qui doit un jour gouverneur seul le monde.

V. Schoelcher.

Related Posts