Histoire de l’esclavage dans l’antiquité (2)

INTRODUCTION.

I.

L’esclavage, tel que l’antiquité l’avait produit, tel que les temps modernes l’ont vu renaître, est enfin remis en discussion parmi nous, et l’idée de l’abolir a passé de la théorie à l’application; c’est une question qui n’est plus seulement à débattre parmi les philosophes, mais à résoudre par les législateurs.

Il semble que pour la trancher il ne soit pas nécessaire de la reprendre de bien haut. La simple raison parle un langage clair, et devant le sentiment public, si fortement prononcé, l’esclavage compte de nos jours peu de partisans assez hardis pour essayer de le défendre en lui-même, et revendiquer encore le monopole du libéralisme par ce motif qu’en maintenant la servitude, seuls ils établissent la liberté… a contrario (1). On préfère généralement laisser le droit pour le fait; on renonce à la philosophie pour se rejeter dans l’histoire; on compte retrouver dans ses ombres des arguments que les lumières de notre civilisation repoussent, et l’on ne se croit pas condamné au silence, quand on a, pour combattre la voix unanime de l’âge présent, l’autorité des temps anciens.

(1). Lettre de M. Granier de Cassagnac au Journal des Débats avec la réponse très-sensée du journal, 23 juillet 1841.

Il n’est donc pas superflu de suivre sur ce terrain les défenseurs de l’esclavage. Ils s’y sont jetés, il faut le dire, un peu à la légère et parce que le terrain moderne leur manquait. Mais ils s’y sont établis avec une assurance capable de désarmer les plus intrépides, et plusieurs y verraient d’ailleurs un moyen d’accorder à leur défaite une honorable capitulation. Qu’est-ce, en effet, que cette affaire de l’esclavage aujourd’hui? Une question pratique. Il ne s’agit point de palmes académiques à recueillir, mais d’hommes à rendre à la liberté; et devant de pareils intérêts, qui ne ferait volontiers le sacrifice de son amour-propre? On consentirait donc de bon coeur à n’avoir raison qu’à demi, et on accepterait sans plus de débats une transaction qui, laissant à l’esclavage l’honneur du passé, réserverait à la liberté le domaine de l’avenir.

Qu’on y prenne garde pourtant: nos adversaires ne sont pas hommes à se contenter d’un semblable partage; et cette concession de fait, pour des temps qui ne sont plus, compromettrait, plus qu’on ne le pense, la réalisation du droit que l’on revendique aujourd’hui. Que serait-ce, en effet, qu’un droit stérile et sans application possible dans le passé, à côté d’un fait qui aurait pour lui l’autorité de la religion et de l’histoire? Et ne pourrait-on pas le regarder comme une chimère, s’il devait, pour se produire dans le monde, donner un démenti à la double action de la Providence et de l’humanité? D’ailleurs, tout en faisant à la liberté la plus large part, si l’esclavage a été bon et nécessaire aux peuples anciens, pourquoi ne le serait-il pas à certains pays et pour certaines races? L’exception une fois admise peut s’imposer encore; et ainsi, on le voit, cette théorie ne recule vers le passé que pour y trouver les raisons de s’étendre au présent, au moins jusque dans les limites où elle a intérêt de se maintenir.

Que demandent les défenseurs de l’esclavage? Ce n’est pas la consécration solennelle du principe sur lequel il repose: ils laissent volontiers aux philanthropes et aux idéologues le plaisir tout platonique d’une solution conforme à leurs théories généreuses; ils vantent même comme un progrès salutaire l’établissement de la liberté parmi les peuples; ils l’exaltent pour les races européennes où elle domine; ils l’espèrent pour les races africaines d’où elle est éloignée; mais ils prétendent que l’heure n’en est pas venue encore pour elles, qu’il faut attendre; et leurs théories ont pour but de faire voter l’ajournement de la question. Et comment se presserait-on de conduire ces peuples à la liberté, si l’on admettait leur apologie de l’esclavage!

L’esclavage, par ses origines, par sa nature, par ses effets, devient une des institutions humaines les plus bénies de Dieu.

Ses origines, on les place dans la famille, et l’esclavage de l’étranger n’est plus qu’une forme bienveillante d’adoption: adoption du pauvre d’abord, puis adoption du vaincu. Le pauvre menacé de mourir de faim, le vaincu placé sous le glaive du vainqueur, voient leurs jours conservés et renaissent à une vie nouvelle. C’est le maître qui la leur a donnée; n’est-il point justement appelé père de famille? et l’asservissement, qu’est-ce autre chose qu’un acte suprême de charité et d’amour?

L’esclavage ne s’arrête point là: c’est le commencement de ses bienfaits. Il les étend à la vie et à la postérité même de ces fils d’adoption; il leur a donné un père, il leur donne un tuteur dans le maître; c’est lui qui veille à leur salut, pourvoit à leurs nécessités, et les protége comme siens, au milieu d’une société qui refuse de les admettre parmi ses membres. L’esclavage n’est pas seulement pour eux une tutelle, c’est une éducation. Il leur apprend, même par force, comme il convient à des esprits indociles ou à des races jeunes encore, la loi sacrée du travail, du travail, source de toute vertu et de tout progrès. Il les initie donc à la vie policée, il les achemine vers la civilisation des maîtres, et leur prépare une place parmi les hommes libres… pour eux ou pour leurs descendants.

Conservation des races humaines, développement matériel et moral, discipline primitive, apprentissage de la liberté, indispensable noviciat et passage inévitable de la barbarie à la vie policée: voilà les titres de l’esclavage à la reconnaissance des hommes (1); et s’il faut à ces titres une sanction plus sacrée, on la demandera à la religion. L’esclavage se lit dans la Bible comme établi par Noé, interprète, nous dit-on, de la volonté divine, aux secondes origines du genre humain, avant la dispersion des races. Il y a donc, pour le philanthrope, raison d’humanité, pour le chrétien, raison de dogme: que l’un et l’autre s’inclinent et laissent agir la sagesse de Dieu.

(1). MM. Granier de Cassagnac, Des classes ouvrières et des classes bourgeoises, Voyage aux Antilles; Petit de Baroncourt, Lettres à M. le duc de Broglie et au ministre de la marine; De la Charrière, De l’affranchissement des esclaves dans les colonies françaises, et les divers Rapports faits aux conseils coloniaux sur les questions relatives à l’esclavage.

II

Notre respect pour cette double autorité ne nous permet point cependant d’accepter sans nouvel examen de telles conclusions; et, pour les réfuter, nous pourrons nous borner souvent à l’exposition pure et simple des raisons dont on les appuie.

Prenons d’abord l’origine de l’esclavage.

Selon M. Granier de Cassagnac, l’esclavage n’a jamais été établi tout d’une pièce: à plus forte raison n’a-t-on pas «réduit en esclavage des hommes primitivement libres et les égaux des autres hommes. » L’esclavage lui paraît «un principe mêlé par Dieu même aux mille principes de la société humaine, d’une nature spontanée et en quelque sorte providentielle. » Et il en voit le commencement «dans le commencement même des familles, dont il faisait partie intégrante, dont il formait une loi naturelle, essentielle, constitutive.» Reste à savoir comment l’idée de famille, qui comprend le rapport nécessaire de père et de fils, renferme en même temps celui de maître et d’esclave. «Primitivement, dit M. Granier de Cassagnac, l’idée de père et de maître se confondait entièrement… qui est père est maître absolu. Nous devons dire, ajoute-t-il, ce qui est fort important, qu’il ne suffit pas d’être père selon la chair, il faut encore l’être avec de certaines conditions de tradition, de durée, de famille, d’aïeux. Dans Homère, les pères qui sont maîtres sont tous fils des dieux.» Cette loi de l’esclavage, loi naturelle, essentielle, constitutive de la famille, ne se rapporte donc plus qu’à certaines familles, à celles dont le chef est fils des dieux, divin? Mais quelles sont en réalité ces familles, et quel est le sens de ce mot divin? «Nous l’ignorons, dit M. de Cassagnac: peut-être signifie-t-il maître, et a-t-il été donné aux chefs primitifs des familles précisément parce qu’ils étaient puissants. En l’état où se trouvent les études historiques, il y a là quelque chose de mystérieux; mais quelle grande question n’a pas de mystère (1)? Ainsi, tout en cherchant dans l’autorité du père l’origine de la puissance du maître, l’auteur est amené à trouver dans la puissance du maître la source de l’autorité paternelle. La déduction peut paraître étrange, mais le fond n’a rien de mystérieux.

(1). M. Granier de Cassagnac, Des classes ouvrières et des classes bourgeoises, p 42, 43, 45 et 51.

Ce pas une fois franchi, à l’aide du mystère, tout devient facile dans la théorie de l’esclavage. L’esclavage n’est plus qu’un fait «naturel, primordial, simple, logique», sans enivrement pour le maître, sans amertume pour l’esclave, sans violence surtout: il sort de la famille et entre tout naturellement dans la morale des anciens, tirée de l’état de la famille. «Nous avons trouvé les premiers esclaves qui furent, c’étaient les enfants (1). Dès lors, toutes les formes d’esclavage ne sont plus que des associations ou des changements de famille. La famille ne fait que recevoir et le pauvre qui s’y réfugie, et le débiteur qu’elle y attire, et le vaincu aussi: le vaincu est un enfant sans père, il en trouve un dans le vainqueur; c’est un homme sans dieu, et les dieux sont les ancêtres des grandes familles. La famille pourra perdre quelqu’un de ses membres à son tour: «le fils vendu, donné, engagé ou perdu par son père, devient le serviteur d’un maître étranger sans que rien change dans son état, et sans qu’il ait quelque chose à regretter ou quelque chose à craindre; il devient esclave, d’esclave qu’il était.» Puis la société se forme… «les faits déjà existants sont constatés, régularisés, sanctionnés; les moeurs se font lois, les coutumes s’écrivent, l’esclave reste encore esclave; il n’y a rien dans tous ces changements qui doive le blesser et le révolter. La société n’est pour lui que la continuation de la famille, et les lois n’ajoutent pas une maille au fouet du père (1).» Et peu après il ajoute: «C’est en suivant le fil de ces idées que nous arrivons à faire comprendre comment dans l’histoire de tous les peuples il y a toujours deux races ennemies en présence l’une de l’autre» (2): la race des pères, sans doute, et la race des fils!

(1). M. Granier de Cassagnac, Des classes ouvrières et des classes bourgeoises, p. 69.

(2). M. Granier de Cassagnac, Des classes ouvrières et des classes bourgeoises, p. 91 et suiv.

L’esclavage, nous le reconnaissons ici, et la preuve en sera dans notre ouvrage, existait à presque tous les âges et chez presque tous les peuples de l’antiquité. C’est donc un fait à peu près général parmi les hommes; mais est-ce pour cela un fait nécessaire; est-ce une loi de la nature des hommes, une phase que la Providence ait nécessairement marquée au développement de l’humanité? Il n’y a entre ce principe et cette conclusion aucun lien réel. Ce serait singulièrement compromettre les idées morales que de les faire dépendre de l’état de la famille à telle époque donnée; ce serait fausser la philosophie de l’histoire que de voir une loi nécessaire dans toute chose générale; car alors les ordres de faits les plus divers se trouveraient confondus, et on risquerait de rapporter aux principes constitutifs de la nature de l’homme les actes libres de sa volonté.

Non, l’esclavage n’est pas une loi de l’humanité, une condition fatale de son développement. Rien dans le domaine de la raison, ni dans les traditions religieuses, n’autorise à en rejeter le principe de l’homme à la Providence, qui, pour le tolérer, ne l’approuve pas nécessairement. L’esclavage est un fait ancien, un fait général, mais pas plus ancien que le mal, pas plus général que les vices répandus par tout le monde, de cette source altérée du genre humain. Pour en expliquer l’ancienneté, la généralité parmi les hommes, il suffit donc de cette dégradation du libre arbitre, et vous chercheriez en vain parmi les traditions sacrées une autre source à l’esclavage. Quand Dieu prononce le châtiment de notre premier père, il le condamne à travailler, non à servir. La liberté, telle est donc notre nature; le travail, telle est notre condition dans cette vie, désormais mélangée de bien et de mal, de joies et de misères; et le souvenir de cette double destinée est resté parmi les rêves de l’âge d’or, dans toutes les traditions des peuples. Prométhée, qui ravit au ciel le feu sacré dont il anima l’homme, avait humecté de ses larmes le limon dont il le forma (1)!

(1).Ton gar phlon autv d PrmhqeuV, ay ou ton anqrwpon dteplasatt, ouc eyertyrasen ndati alla dacruoiV. (Ésope, cité par Thémistins, ap. Stobée, Florileg., tit. I, nº 87.)

Mais l’homme condamné au travail se révolta contre la peine et ne pouvant la renvoyer à son auteur, il la rejeta sur ses semblables. Dès lors l’égalité primitive fut confondue, et il y eut deux classes parmi les hommes: les uns vivant, dans le loisir, des fruits du travail auquel ils vouaient les autres; et cette distinction se transmettant comme un héritage à leur postérité, il y eut des maîtres et des esclaves. A-t-on le droit d’en rapporter à Dieu l’établissement? Loin de là, Dieu ayant imposé à l’homme la loi du travail, l’homme seul en fit une loi de servitude par un partage qui réservait aux uns toutes les jouissances, laissant aux autres, à perpétuité, toutes les rigueurs de cette condition.

L ‘esclavage est donc, en principe, une oeuvre de violence, et quand on remonte aux origines des sociétés antiques, c’est le même fond qu’on retrouve sous toutes les formes qu’il a pu revêtir. Ainsi il a pu sortir de la famille, mais gardons-nous de croire qu’il ait ses racines jusque dans les bases sacrées où repose le foyer. La soumission de la femme, la dépendance de l’enfant forment, il est vrai, les premiers rapports de l’association domestique. L’enfant obéit par l’obligation même de sa naissance; la femme, par la nécessité de sa position: en s’unissant à l’homme, elle contracte une société où l’un doit avoir sur l’autre la prééminence et le commandement; une influence plus douce a été son partage. Mais, quelle que soit la rigueur que les temps de barbarie aient pu donner à ces rapports, ils ne constitueront jamais l’esclavage.

Ce qui forme l’essence même des relations du maître et de l’esclave, c’est l’hérédité et la perpétuité des droits de l’un, des devoirs de l’autre, en deux lignes profondément séparées. Du père au fils, au contraire, il y a comme une succession naturelle de devoirs et de droits qui alternent et se perpétuent dans la même série de générations. L’esclavage n’a pour avenir que l’esclavage; le fils, au milieu des plus dures exigences de l’autorité paternelle, a du moins pour héritage la liberté et le commandement. Pour qu’il devienne esclave, il faut que cet ordre naturel soit arbitrairement suspendu, le père cédant à un étranger les droits qu’il tient de la nature; mais, qu’on le remarque bien, l’enfant vendu par son père ne change point de maître, il change d’état; et ce premier acte qui constitue l’esclavage, loin de se fonder sur la nature, en viole les droits les plus saints. En effet, le père n’est point le maître absolu de l’existence qui vient de lui; la vie est un dépôt sacré qu’il doit transmettre comme il l’a reçu, et le principe de l’autorité tutélaire qu’il exerce sur ses enfants, c’est aussi à eux qu’il doit le laisser, comme le principe même de la reproduction et de la vie. La puissance d’être père, la puissance paternelle sont donc deux choses inséparablement unies par la nature; et l’on ne peut, par une délégation arbitraire de ses droits, en ravir l’héritage à sa postérité, sans aller contre l’ordre même de la création, dont les lois doivent se perpétuer inaltérables dans toute la succession des êtres. Ainsi l’esclavage n’a point son principe dans les relations de la famille, il faut les rompre pour qu’il en puisse sortir; et si, par un oubli sacrilége de tous les devoirs, il a pu se préparer au foyer domestique, il ne s’est accompli qu’au seuil de la maison, quand le père livra son enfant aux mains de l’étranger.

Ce qui est vrai de l’aliénation des enfants est vrai aussi de l’aliénation volontaire. On peut se soumettre à la puissance d’un autre: c’est un acte libre qui donne force à ce contrat de servitude; mais on ne peut convertir cette servitude en esclavage, c’est-à-dire en un droit perpétuel, dont le principe, accepté librement, s’impose ensuite, par une contrainte héréditaire, à toute une postérité, parce qu’on ne peut pas plus détruire ou modifier en soi qu’en ses propres enfants les lois de la génération et de la vie. Enfin, l’esclavage n’est pas mieux fondé quand il repose sur la volonté d’autrui. Le droit civil, qui y condamne le débiteur, le droit des gens, qui y livre le vaincu, n’ont pas de meilleurs titres que le rapt ou la violence; car l’homme n’est point une chose qui, en droit naturel, s’estime à prix d’argent, et le droit de tuer un ennemi dans le combat, ne tenant qu’à la nécessité de se défendre, ne peut se transformer en un droit d’asservissement qui altère les conditions de l’existence de génération en génération (1).

(1). Il est faux qu’il soit permis de tuer dans la guerre autrement que dans le cas de nécessité; mais dès qu’un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas fait. (Montesquieu, Esprit des lois, XV, 2.) Il condamne de même l’esclavage résultant du droit civil et du droit de naissance. Ce passage du chapitre 6, dont on a voulu se servir pour faire de Montesquieu un partisan de l’esclavage doux et modéré comme on aime à le montrer aux Antilles, ne peut s’entendre, que d’une servitude temporaire «fondée sur le choix libre» et résultant d’une convention réciproque, comme le dit expressément l’auteur. Cela n’a rien de commun avec l’esclavage véritable, dont il avait si clairement ruiné les principes, quelques chapitres plus haut.

Toutes ces raisons, il est vrai, feront sourire les défenseurs de l’esclavage. Nous parlons de droit naturel et nous vivons dans la société! Or on sait, disait un membre du conseil colonial de la Martinique, «on sait que ces quatre mots: droit naturel, ordre social, impliquent contradiction; que les choses qu’ils indiquent ne peuvent exister ensemble; que l’une finit où l’autre commence; qu’il n’y a aucun tribunal institué par l’humanité pour appliquer un droit qui varie suivant chaque homme, et qui n’est écrit nulle part ailleurs que dans sa conscience. Il faudra donc en appeler à la force brutale, qui deviendra la seule autorité compétente (1).» – Ainsi le droit naturel est bon pour les sauvages, et le progrès de la civilisation consiste à sortir de son domaine pour établir à l’encontre un droit de convention. Nous n’avions jamais pensé, nous l’avouons, que tout ordre social fût essentiellement contre le droit de la nature. Il nous semblait, au contraire, que cet ordre n’était bon qu’autant qu’il se conformait aux règles qu’elle a tracées; il nous semblait que le droit n’était vraiment sacré que s’il était, non pas seulement reconnu par la loi politique, mais avoué par la raison, et que la conscience n’était pas une si équivoque autorité. Les partisans de l’esclavage, à ce qu’il paraît, pensent tout le contraire. Entre eux et nous, qui décidera? Il n’y a pas de tribunal qui nous juge, et nous ne voulons pas, comme on le dit, en appeler à la force brutale. Nous nous bornerons à en laisser le jugement à la conscience et à la raison du lecteur.

(1). La victoire alors, ajoute-t-il, proclamera sa décision par des cris de mort et à la lueur des incendies. C’est ce que veulent les abolitionistes, etc. Séance du 1er novembre 1839. Avis des conseils coloniaux sur les questions relatives à l’esclavage. Imprimerie royale.

III.

La nature de l’esclavage ne répugne-t-elle pas à ses origines et quoi qu’il en soit des causes qui l’ont produit, faudra-t-il au moins en bénir les effets? Faut-il admettre qu’il ait été un principe actif de conservation au milieu des guerres perpétuelles des races barbares? Faut-il lui reconnaître un caractère si éminemment tutélaire et une si puissante vertu d’éducation? Faut-il lui laisser enfin ce grand rôle qu’on lui prête dans le développement du genre humain? Serait-il vrai que «le critiquer, c’est critiquer la marche même de l’humanité, et que le lui reprocher, c’est lui reprocher d’être progressive (1).

(1). De l’affranchissement des esclaves dans les colonies françaises, par M. André de la Charrière, propriétaire, président de la Cour royale et membre du conseil colonial de la Guadeloupe (1836).

Si l’on pose la question sous cette forme: Est-il mieux de conserver le vaincu pour le travail que de le tuer? la réponse ne sera pas douteuse. Mais si vous faites de l’homme ainsi gardé une propriété, alors je n’oserai plus répondre; car dès ce moment l’homme n’est plus un travailleur, c’est un instrument; ce n’est plus un homme, c’est une chose qu’on exploite, dont on trafique; et de là naît un intérêt, non pas seulement de conserver, mais de multiplier cette marchandise. L’homme était devenu esclave par une conséquence de la guerre: on fera la guerre uniquement pour acquérir des captifs; et dans le cours plus continu de ces agressions, sans parler des prisonniers, plus d’hommes perdront la vie qu’il n’en eût péri sans doute dans une guerre sans merci et sans esclavage. C’est ce que prouve l’histoire des pirates et des trafiquants de chair humaine dans tous les temps. L’humanité, au fond, n’a jamais rien gagné à ces prétendus adoucissements des coutumes barbares. Autrefois on immolait des victimes humaines sur les tombeaux, puis on trouva moins cruel de laisser aux victimes le soin de se disputer elles-mêmes leur vie. Qu’arriva-t-il? les sacrifices humains auraient cessé d’eux-mêmes, les combats durèrent; ils servirent non plus seulement au deuil des familles, mais aux fêtes du peuple; ils entrèrent dans les devoirs des magistratures; ils firent corps pour ainsi dire avec la civilisation des Romains. Plus d’hommes périssaient en une seule de ces années de splendeur, qu’il n’en eût péri sous le couteau du sacrifice pendant des siècles de barbarie. Car ces jeux sanglants se multipliaient comme les plaisirs, s’imposaient en tout lieu comme la puissance de Rome. Et aujourd’hui qu’est-il resté surtout des monuments de sa domination dans les provinces? Les amphithéâtres où s’immolaient les gladiateurs.

Voilà pour le bienfait de l’institution de l’esclavage; et quant à son influence sur les peuples soumis, faisons d’abord justice de ces mots de tutelle et d’éducation, qui ne peuvent que donner des idées fausses; toute analogie disparaîtra devant une simple définition. La tutelle est un devoir plutôt qu’un droit, c’est une charge qui impose au tuteur des soins continus, et lui refuse sur la personne et sur les biens du pupille non-seulement la propriété, mais jusqu’au simple usage; qu’y a-t-il de commun entre le maître et le tuteur? Le but de l’éducation est de faire de l’enfant un homme, de l’élever au partage des idées, des devoirs et des droits de celui qui le forme. L’éducation de l’esclave eut toujours pour but de le façonner à l’esclavage; c’est la théorie d’Aristote et la pratique des maîtres de tous les temps. Que l’on cesse donc d’abuser de ces termes; et, si de la définition vous passez à la réalité, si vous cherchez dans l’histoire la condition, l’influence véritable, ou, comme on dit, la fonction sociale de l’esclavage, qu’y verrez-vous? L’esclavage y paraît-il comme un chemin nécessaire entre la vie sauvage et la vie civilisée? On a vu, il est vrai, surtout dans la dernière période des temps anciens, des barbares jetés au sein de la civilisation par l’esclavage; le fait est constant et nous en verrons plus bas les influences. Mais il n’en est pas moins certain que, dans la suite de l’histoire, au milieu des grandes révolutions du monde, c’est le contraire qui s’est souvent produit. Ce sont les peuples les plus civilisés qui tombent sous le joug des peuples plus barbares, mais plus belliqueux; car dans ces crises qui décident de la liberté des nations, c’est la force qui l’emporte. Ainsi nous voyons dans toutes les parties de l’Asie, les races les plus policées descendre tour à tour dans l’esclavage. Les Assyriens de Ninus et de Sémiramis, asservis par les Mèdes; les Mèdes, les Bactriens et les Lydiens de Crésus, et toute cette florissante Asie-Mineure, et l’Égypte des Pharaons, s’inclinant sous le joug des Perses; puis les Arabes dominant où Alexandre avait régné; puis cette succession de hordes turques passant bien moins encore de l’esclavage à la civilisation que de la civilisation à l’esclavage; puis les féroces Mongols promenant la mort et la servitude depuis les royaumes nouvellement établis aux bords de la Méditerranée, de la Caspienne et de la mer Noire jusqu’aux vieux peuples de l’Inde. Même spectacle parmi les races européennes. Les Pélasges, qui ont développé dans la Grèce les germes de la civilisation, sont chassés ou asservis par les Hellènes encore incultes. Ces Achéens illustres qui ont fait la guerre de Troie et l’âge héroïque de la Grèce, ces compagnons d’Agamemnon, d’Achille et de Ménélas, ces fils des Dieux, sont les esclaves des temps historiques; quels sont les étrangers qui leur sont associés dans le cours de cet âge? quelques hommes de la Thrace, ancienne patrie d’Orphée; beaucoup de l’Asie-Mineure et de la Syrie, de ces contrées qui avaient su donner tant d’éclat à leurs institutions indigènes (témoin les récits d’Hérodote et les tableaux de la Bible), et qui, après Alexandre, s’ouvrirent aux arts de la Grèce, sans trouver pour leurs populations plus de garanties. Mais les villes mêmes de la Grèce, et les plus illustres, ne payaient-elles point encore leur tribut au recrutement de l’esclavage? Ainsi rétablissons cette vérité qui n’aurait jamais dû faire un doute: l’esclavage a jeté plus de races de la civilisation dans l’abrutissement, qu’il n’en a élevé, de la barbarie à la vie policée. Son rôle dans le monde est de détruire au contraire le travail de la civilisation, de niveler ce qu’elle a élevé, de dissoudre ce qu’elle a réuni; et si chaque fois il n’a point fait table rase, c’est qu’il y avait au fond de la civilisation des vaincus un principe qui, tout affaibli qu’il fût, avait encore la force de se relever et de refleurir.

De la Grèce passons à Rome, et sur un théâtre plus grand, cette vérité apparaîtra avec plus d’éclat. Rome vainquit, presque barbare encore, les peuples florissants de l’Etrurie et de la Campanie, de la Grande-Grèce et de la Sicile; Carthage, qu’elle asservit après eux, l’avait aussi devancée par l’étendue de son commerce, les recherches de son luxe, et, selon les données d’Aristote et de Polybe, par la science, sinon par la force de son organisation politique. La Grèce enfin, conquise par Rome, lui imposa cette civilisation que Rome alla porter aux peuples de l’Occident. Ainsi, même dans cette initiation des races occidentales à la vie romaine, les idées qui seront dominantes viennent pour la meilleure partie d’une race soumise. De telle sorte que, pour donner à l’esclavage un semblable rôle entre les vainqueurs et les vaincus, il faudrait dire qu’il servit à l’éducation non pas des esclaves, mais des maîtres:

Graecia capta ferum victorem cepit.

Voilà la seule conclusion qui puisse sortir de l’histoire, et l’on se demande pourquoi la nouvelle philosophie du progrès social a pris l’habitude d’affirmer précisément le contraire de cette thèse. Il est vrai qu’elle serait peu goûtée aux colonies.

Et pourtant, si, pour la contre-épreuve, vous examinez non plus seulement les races barbares dans leurs rapports avec les races plus civilisées qu’elles ont soumises, ce qui est le cas général, mais les barbares dans leurs rapports avec les peuples civilisés qui, par l’esclavage, les ont attirés dans leur sein; si vous passez de l’asservissement des peuples à la servitude individuelle, vous acquerrez une nouvelle démonstration de cette vérité: que l’esclavage ne fit jamais l’éducation d’une race, et que son influence fut toujours fatale et aux esclaves et aux maîtres. Sans empiéter ici sur le développement que cette proposition doit recevoir dans notre livre, en son lieu, nous indiquerons cependant en passant les raisons et les faits sur lesquels elle repose.

Comment l’esclavage eût-il fait l’éducation des races barbares, dans quel sens aurait-il eu la force de perfectionner l’individu? l’homme ne se forme point comme se forme la cire sous la main du modeleur; l’éducation n’est pas une chose purement active d’une part et passive de l’autre, mais active des deux côtés. L’enfant qu’on élève ne doit point seulement recevoir des idées, mais réagir, en quelque sorte, sur elles pour se les approprier; et si l’on veut en faire un homme, il faut développer en lui, en les réglant dans leur mouvement, les facultés dont il est doué; il faut surtout en affermir et fortifier dans son âme le principe, c’est-à-dire la conscience, le sentiment de la personnalité. Or, que fait l’esclavage? il commence par détruire ce principe de toutes les forces de l’âme, il supprime la personnalité, il fait d’un homme une chose. Il pourra bien quelquefois lui donner plus de valeur comme chose, le perfectionner comme instrument; il pourra de même gouverner ses mouvements extérieurs, composer son maintien, et en apparence régler sa conduite. Mais là n’est pas l’homme, l’homme moral lui échappe, car il l’a renié; et, quelque forme qu’il arrive à lui donner, ce ne sera jamais qu’une machine vivante. Les anciens avaient la franchise de l’avouer, quand ils appelaient les esclaves des corps (swmata).

Il y a une âme pourtant dans ce corps, quoiqu’on veuille l’oublier. Il y a une force intérieure, une volonté dont il faudra bien tenir compte; et le but suprême de l’esclavage, ne pouvant la détruire, est de l’enchaîner à la volonté du maître: c’est en lui qu’il transporte, pour cet être avili, le principe de la conscience, de la personnalité. L’esclave n’est plus qu’un rejeton enté sur la personne du maître. Le maître est tout pour lui: famille, patrie, Dieu, arbitre souverain du juste et de l’injuste, toute l’existence de l’esclave se confond et s’absorbe dans cette vie supérieure:

Emoi poliV esti cai catajuih cai nomoV

Kai tou dicaiou tou t adicou pantoV crithV

’O despothV. ProV touton ena dei Vhn eme (1).

(1). Ménandre, ap. Stobée, Florileg. LXII, 34.

Toute sa vertu consiste à obéir.

Quel fruit devait produire un tel système au sein de la société païenne? on le peut facilement deviner: l’esclave ne fut pas seulement un agent de travail, mais un instrument de fraude ou de plaisir, et il dut avec la même docilité se prêter à toutes les exigences bonnes ou mauvaises. Mais, quoi qu’on voulût faire, il gardait toujours en lui un principe d’action, et, quand une si douteuse autorité le retenait vers le bien, comment ne serait-il point allé au mal avec toute l’impétuosité d’une nature rejetée dans le domaine des sens? Enfermé dans ce cercle fatal de la sensualité, il y accommoda sa vie; et, dans ces conditions, le contact d’une société brillante ne pouvait donner que plus d’aliments à ses vices, plus de raffinement et d’éclat à sa perversité. Telles sont les moeurs du théâtre, et telles étaient celles de la vie réelle, comme le prouvera le rapprochement des comiques et des orateurs chez les Grecs comme chez les Romains.

Ainsi l’esclavage ne conservait l’homme que pour détruire en lui la meilleure partie de l’homme: l’homme moral, l’homme véritable. Égaré par les influences d’une civilisation qui ne s’adressait point à son esprit, sans autre guide que le caprice d’un maître, sans autre inspiration que les sens, il y puisa les germes d’une corruption dont il porta les traces jusque hors de l’esclavage; car l’affranchissement n’a jamais suffi à régénérer entièrement cette nature viciée. «Nous nous servons, dit M. Granier de Cassagnac, nous nous servons des mots de race libre et de race esclave, quoique l’espèce humaine sorte évidemment du même lit, parce qu’une fois saisis par l’esclavage, les serviteurs ont réellement vécu et multiplié à part, marqués parmi chaque nation d’un sceau indélébile et qui a résisté à toutes les réhabilitations. Toujours, partout, non-seulement les affranchis, mais encore les anoblis eux-mêmes ont été montrés et moqués (1).» – Qu’on parle donc de l’éducation de l’esclavage, si, au lieu d’élever au même niveau deux races profondément distinctes, il a su créer, dans la même famille, deux races à jamais séparées par l’indélébile flétrissure de celle qu’il a touchée!

(1). M. Granier de Cassagnae, Classes Ouvrières, etc., p. 95-96.

Mais cette dépravation morale devait réagir sur le physique, et les fausses conditions où l’on plaçait l’esclave ne permettaient même pas de perfectionner ces êtres, dont on prétendait faire les instruments d’une civilisation plus avancée. Partout, en effet, chez les peuples anciens et chez les peuples modernes, au moins tant que l’esclavage ne fut pas modifié, partout ces corps succombent sous la double influence d’un travail abrutissant ou d’une énervante oisiveté. La race dégénère et s’éteint par la disparité des sexes et l’infécondité des unions vagabondes; et il faut que les marchés ravivent perpétuellement cette population placée hors des voies de la nature; il faut que la guerre, la piraterie jettent sans cesse de nouvelles races libres dans cette rapide consommation: car l’esclavage, semblable à Saturne, dévore ses enfants. Et cette image appliquée avec tant d’éloquence aux origines de nos libertés appartient à plus d’un titre à l’esclavage; c’est le dieu des esclaves, dieu dont les fêtes n’étaient point toujours les débonnaires saturnales: au fond de l’arène consacrée aux jeux du peuple romain, il y avait, sous un rideau de pierres, une tête de Saturne pour boire le sang des gladiateurs (1)!

(1).‘En acmiV de oushV eti thV ‘EllhnichV (Gentilis) deisidaimoniaV, amillai monomaciaV epetelounto para ‘RwmaioiV cata cairouV cecrupno de tiV upo ghn KronoV liqoiV tetrhuenoiV upocechnwV, ina tw tou pesontoV catamiainoito luqrw. (Saint Cyrille d’Alexandrie, IV, c, Julian, t. VI, p. 128, d.

Ces mêmes influences que l’esclavage exerça sur les classes serviles de l’antiquité, il les étendit aux classes libres; il les corrompit moralement, il les épuisa physiquement. Quelle morale, en effet, que celle qui, retranchant de l’humanité la moitié de la race humaine, accorda sur elle à l’autre, une si longue et si générale impunité! Quelles excitations à la cruauté, quelles facilités à la débauche, quel abus dans tous les droits, quel relâchement dans tous les devoirs de la famille! L’histoire du foyer antique en donne un triste enseignement (1). Mais l’esclavage ne vicia pas seulement l’organisation de la famille, il altéra la constitution des États. En effet, toute société se maintient par le double concours du gouvernement et du travail; et les fonctions que ces besoins réclament sont assez ordinairement partagées. Où est le principe véritable de la vie et de la force? On inclinait généralement à le placer dans la classe supérieure. Lycurgue, à Sparte, réservait même exclusivement à la classe libre le soin de régir et de défendre l’État, excluant le travail de la cité pour l’imposer à des esclaves; et des philosophes, au sein de la démocratique Athènes, inclinaient vers un semblable partage dans l’organisation de ces républiques qu’ils prétendaient élever sur les fondements de l’expérience, selon les règles de la raison. Quel était leur but? Voulaient-ils réserver aux charges civiles de l’État une plus nombreuse population d’hommes libres? Loin de là, ils recouraient aux mesures les plus monstrueuses, pour contenir en de certaines limites le nombre des citoyens. Mais ils croyaient, par ces moyens, maintenir les deux classes dans les conditions d’équilibre où ils les avaient placées, et à ce prix assurer à l’État une sorte de perpétuité. Qu’arriva-t-il pourtant? Les classes libres séparées du travail dépérissent comme la plante détachée du sol. Sparte se meurt, faute d’hommes (2); il ne reste sur cette vieille terre aristocratique que les races asservies. Ailleurs, les classes ouvrières étaient comprises dans l’État, admises au partage de tous les droits de la cité; mais le législateur qui leur avait ouvert les fonctions politiques ne leur avait pas suffisamment assuré l’exercice du travail. L’esclavage était admis au sein de ces républiques, et le travail libre ne soutint pas longtemps cette redoutable concurrence. Devant cette puissante industrie, qui avait les grandes fortunes pour mobile et l’esclavage pour instrument, le travail libre s’appauvrit, se dégrada; et il ne resta aux classes ouvrières que la triste ressource de trafiquer du pouvoir pour la ruine de leur patrie. C’est l’esclavage qui jetait sur les places publiques ces hommes libres ou anciens affranchis, repoussés ou dégoûtés du travail, tout prêts à vendre leur témoignage dans les procès, leurs votes dans les élections et leurs droits de citoyens et les intérêts de l’État. Aristocraties et démocraties portèrent donc la peine de cette institution coupable: les premières supprimaient, les secondes avaient trop peu garanti cette classe libre de travailleurs qui est la véritable base de la force publique; et elles finirent, les unes par épuisement, les autres par corruption.

(1). Le cri pour l’esclavage es! donc le cri du luxe et de la volupté, et non pas celui de la félicité publique. (Montesquieu, Esprit des lois, X, 9.)

(2). Aristote, Polit. II, VI, 12.

Rome donne à ces vérités une nouvelle confirmation. Forte et puissante tant qu’elle vécut du travail libre et qu’elle sut l’honorer des plus hautes charges de l’État, elle se corrompit en même temps qu’elle laissa une plus grande place au travail des esclaves. Elle se maintient longtemps encore par la solidité de son organisation et l’étendue de ses ressources; mais partout la race libre s’est énervée. Vainement, quand le travail des esclaves fera défaut à son tour, et que les ressources extérieures seront épuisées, le prince fera-t-il appel au travail libre; vainement s’efforcera-t-il de lutter contre la désorganisation sociale, en fixant chacun en son lieu par une contrainte héréditaire: les générations s’épuisent et se dissolvent dans ces liens de l’origine où l’on prétend les retenir; le vide se fait partout dans l’empire, Les barbares qu’on a dû depuis longtemps y introduire comme soldats, comme généraux, comme empereurs même, y viendront comme peuples, et la société antique aura cessé d’exister. Mais les sociétés qu’ils ont formées de ses débris ne nous donnent-elles pas le même enseignement? Est-ce l’esclavage, sous sa forme adoucie, qui a conservé et nourri les germes de la civilisation dans leur sein? La civilisation s’est développée sous la bienfaisante influence du christianisme, qui prêchait l’égalité des hommes; elle s’est développée au sein des villes où les hommes se constituaient libres, où ils trouvaient un refuge contre le servage. Le progrès n’a commencé aussi pour les campagnes que du jour où ce dernier lien de servitude fut brisé.

Partout donc l’esclavage exerça la même influence: il entrave le travail libre, il appauvrit ou dégrade par sa concurrence les classes inférieures qui y sont nécessairement vouées, et diminue d’autant la source unique de la force et de la prospérité des États. Que s’il fut pour les peuples anciens un principe de ruine, loin d’être un moyen de force, il faut encore bien moins lui rapporter l’éclat qu’ils ont jeté dans le monde. Ni le loisir des villes aristocratiques, ni le travail des esclaves sur lequel ils étaient fondés, n’ont l’honneur de la civilisation antique; car le loisir des villles aristocratiques, même dans la pensée des législateurs et des philosophes, était consacré, non aux lettres, mais aux armes. Il aboutit à ces guerres intestines qui paralysèrent les destinées de la Grèce et hâtèrent son déclin; et le travail des esclaves tient de sa nature l’immobilité. Tout ce que touche l’esclavage est comme frappé d’impuissance. L’agriculture et les métiers sont, dans la Grèce ou à Rome, et, nous le verrons, aussi parmi nous, un objet d’honneur ou de mépris selon la part qu’il y prend. La médecine, les sciences, les beaux-arts, réservés exclusivement aux hommes libres, font la splendeur de la race hellénique; abandonnés en partage aux esclaves, ils ne trouvent plus un nom, digne d’être associé aux grands noms de la Grèce, parmi les Romains.

Nous affirmerons donc dès à présent, à notre tour, que l’esclavage, à le prendre dans la généralité de l’histoire, a moins sauvé qu’il n’a détruit par son institution même, moins formé que perverti par l’influence de son action, éclairant parfois les intelligences pour dépraver les instincts, offrant plus de loisir pour donner plus de facilités à tous les désordres. Nous dirons que non-seulement il flétrit, dégrada, dévora les classes serviles, mais qu’il corrompit et ruina les classes libres, dans l’organisation de la famille et dans les constitutions des États. L’esclavage a été l’éducation du vice pour toutes les races. Tant de captifs de toutes les nations du monde, introduits par une longue et constante infiltration au coeur de la société romaine, que sont-ils devenus? La populace de la république et les affranchis de l’empire. Quand la Providence voulut appeler les peuples barbares à la civilisation de Rome, c’est comme maîtres et non comme esclaves qu’elle les y fit entrer.

Il faudra donc retrancher l’antiquité des arguments présentés en faveur de cette institution; mais dès lors toute la philosophie de l’esclavage a perdu son fondement. L’esclavage n’est plus une loi essentielle de l’organisation de la famille, une condition nécessaire du progrès de l’humanité; il n’a plus rien de providentiel ni de divin; il est tout simplement ce que le sens vulgaire nous le montrait: une usurpation de l’homme par l’homme. Il lui restera son ancienneté et ces obscurités des premiers âges où son origine se perd; il a été, je l’accorde, un fait avant d’être un droit, et c’est, si l’on veut, la raison pourquoi «il ne serait pas resté dans la mémoire des peuples, dans les légendes, dans les hymnes, dans les poëmes quelque chose de cette époque terrible, sacrilége et abominable, où des hommes auraient enchaîné, de propos délibéré, d’autres hommes, leur auraient ôté non-seulement la liberté, mais beaucoup plus que cela: leurs familles, leurs droits, leur personnalité, leur nom; beaucoup plus que cela encore: la foi en eux-mêmes, la conscience de la noblesse et de la sainteté de leur nature (1).» Cette énormité ne s’est point faite en un coup parmi les peuples anciens: la date nous manque donc; mais nous l’avons pour l’esclavage moderne: elle s’est accomplie au quinzième siècle au sein du christianisme et de la civilisation.

(1) M, Granier de Cassagnac, Classes ouvrières, etc., p. 91.

IV.

Il est vrai que l’esclavage, aux yeux de ses défenseurs, perd tout à coup ce caractère dans nos colonies; et comme c’est en vue de ce qu’il est aujourd’hui qu’on exalte tout ce qu’il fut autrefois, c’est surtout dans le régime moderne que l’on vante la légitimité de ses origines et les bienfaits de son influence. Les idées sont sur tous ces points si bien établies, que l’on supporte à peine le doute, que l’on ne comprend plus la contradiction; et les hommes les mieux faits pour donner une forme littéraire à la discussion, n’ont plus pour leurs adversaires que ces étranges paroles: «Il faut l’impénétrable croûte d’absurdité qui sert d’enveloppe à la cervelle des philanthropes européens, pour qu’ils ne soient pas saisis de ces vérités qui sont mathématiques.»

Le premier de ces axiomes est celui-ci: que les nègres transportés comme esclaves en Amérique étaient esclaves en Afrique, esclaves de naissance, ou esclaves par châtiment, et que, s’il y a de loin en loin quelques prisonniers de guerre, c’est l’exception, et c’est rare. Voilà ce qu’avance M. Granier de Cassagnac; et le moyen d’en douter? «Des négociants qui ont acheté et apporté des esclaves toute leur vie» le lui ont affirmé, et un jeune nègre, qu’il a fait causer aux Antilles, lui a confirmé leur témoignage (1). Dès lors il supprime de l’histoire de la traite, «cette chasse aux hommes dans les bois, ces malheureux courbés sous le poids des fers, ces gémissements plaintifs des filles, des épouses violemment séparées d’un père, d’un mari.» Ces tristes scènes décrites par Homère, ces plaintes auxquelles Eschyle, Sophocle, Euripide prêtaient, dans leurs tragédies, de si pathétiques accents, ne sont plus, dans l’histoire de l’esclavage moderne, que «le produit d’imaginations burlesques, une fantasmagorie ridicule, bonne tout au plus à la littérature sensible et larmoyante de l’Honnête Criminel.» Dans la traite il ne faut plus voir que «des nègres fort grossiers, fort ignorants, fort mal nourris, vivant sans famille et à moitié sauvages avant d’être esclaves de blancs civilisés; en un mot il faut y voir la colonisation de l’Amérique opérée avec des ouvriers africains, avec augmentation pour eux de bien-être matériel et de garantie morale.» Qui, en effet, hésiterait à les croire «vingt fois plus heureux avec leurs nouveaux maîtres qu’avec ces rois stupides, nus et dévorés par la gale (2)?

(1). M. Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles, t. I, p.138-140.

(2). M. Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles, tom. I, p. 140-142.

Aussi la légitimité de la traite est-elle dans la pensée de tous les défenseurs du régime actuel (1). Rien de plus digne de la raison et de l’humanité, rien de plus digne du christianisme. La traite, quand elle a été autorisée, avait, selon le Globe, pour but «non-seulement de donner des travailleurs au climat des Antilles, mais d’enlever les nègres à la dégradation de l’Afrique pour les former à la morale sublime de l’Évangile.» La repousser par motif d’humanité serait donner au système le démenti le plus formel, et on s’en gardera bien. «Nous la repoussons, disait le même journal, non pas en ce qu’elle blesse la justice, la religion ou l’humanité: car nous la trouvons établie et protégée par la loi, par l’église et la raison; car il nous semble bien qu’on aille sur une terre barbare arracher au malheur de misérables sauvages pour les transporter au sein de la civilisation. Toutes les déclamations des philanthropes là-dessus nous paraissent insensées. Nous repoussons la traite parce qu’elle nous paraît une cause de ruine pour les colons. (2)»

(1). «Voici l’exacte vérité sur ce prétendu commerce de marchandise humaine, qui se réduit, pour les hommes de bon sens, à un simple déplacement d’ouvriers, avec un avantage incontestable pour ceux-ci.» Ibid., p. 137. – Cf. M. de la Charrière, ouvr. cité, p. 40. – «La traite, selon M. Petit, est tout simplement le transport des nègres d’une plage de la mer Atlantique à une autre, l’acte de prendre des esclaves oisifs et souvent destinés à être mangés, pour en faire des esclaves laborieux.» – «Le trafic des noirs par les Européens, dit-il encore à M. le ministre de la marine, a commencé la civilisation de la race africaine éternellement soumise dans sa patrie à l’esclavage, à l’indigence d’idées et même à l’anthropophagie.» – Niera-t-on que ce commerce a eu l’heureux, l’humain, le noble résultat d’arracher à une mort certaine une infinité de malheureux, esclaves dans leur pays et dans toute la rigueur du droit absolu, que le sort avait livrés à des ennemis implacables; que ces prisonniers, encore appelés captifs au Sénégal, après avoir été payés chèrement au commerce de l’Europe par les colons, ont été par eux convertis au christianisme, et jouissent du bienfait de notre religion consolante; que, de barbares et d’anthropophages qu’ils étaient, ils ont imité quelques-uns de nos exemples, ils sont entrés dans quelques-unes des voies de la civilisation; qu’ils jouissent aujourd’hui de tout le bien-être matériel qui peut être compatible avec leur état?» etc. (Séance du 13 décembre 1838, Avis des Conseils coloniaux, etc.: Guadeloupe, p. 164; cf. pour la Martinique, p. 82.)

(2). Globe du 24 juin et du 11 août 1844.

Si le dernier point semble contestable, à voir les mesures réclamées et prises pour entraver ce commerce, les autres offrent bien aussi quelque difficulté. On invoque la raison et la loi: et la loi aujourd’hui, interprète de la raison publique, proscrit la traite comme un crime parmi nous; ailleurs, elle l’assimile à la piraterie et la livre à la justice sommaire du Code maritime. On invoque la religion: et la religion, par l’organe des souverains pontifes, l’a frappée des condamnations les plus formelles. Je sais bien qu’on voudrait détourner l’anathème dont cette abominable tentative d’asservir les Indiens: – Il n’en reste plus dans nos colonies; – c’est pour cela que l’on cite les anciennes bulles des papes. Ce n’est pourtant point ainsi que l’entendait pour le passé, et que le règle pour le présent le bref de Grégoire XVI, qui les résume et les confirme. Après avoir rappelé l’influence du christianisme pour tempérer la condition servile, multiplier les affranchissements, supprimer l’esclavage, et cette époque fatale qui le vit renaître parmi les chrétiens, aux dépens des Indiens et des noirs, il montre la voix des pontifes de Rome s’élevant en même temps contre de pareils attentats: «Ces prescriptions et ces soins de nos prédécesseurs, continue-t-il, n’ont pas été inutiles, avec l’aide de Dieu, pour défendre les Indiens et les autres ci-dessus désignés, contre la cruauté des conquérants et contre la cupidité des marchands chrétiens. Non cependant que le saint-siége ait pu se réjouir pleinement des résultats de ses efforts dans ce but, puisque la traite des noirs, quoique diminuée, en quelque partie, est cependant encore exercée par plusieurs chrétiens. Aussi, voulant éloigner un si grand opprobre de tous les pays chrétiens, après avoir mûrement examiné avec quelques-uns des cardinaux de la sainte Église romaine, appelés en conseil, marchant sur les traces de nos prédécesseurs, nous avertissons par l’autorité apostolique, et nous conjurons instamment dans le Seigneur tous les fidèles, de quelque condition que ce soit, qu’aucun d’eux n’ose à l’avenir tourmenter injustement les Indiens, les nègres ou autres semblables, ou les dépouiller de leurs biens, ou les réduire en servitude, ou assister ou favoriser ceux qui se permettent ces violences à leur égard, ou exercer ce commerce inhumain par lequel les nègres, comme si ce n’étaient pas des hommes, mais de simples animaux réduits en servitude, de quelque manière que ce soit, sans aucune distinction et contre les droits de la justice et de l’humanité, sont achetés, vendus, et voués quelquefois aux travaux les plus durs, et de plus, par l’appât du gain offert par ce même commerce aux premiers qui enlèvent les nègres, des querelles et des guerres perpétuelles sont excitées dans leur pays. – De l’autorité apostolique nous repoussons tout cela comme indigne du nom chrétien, et par la même autorité nous défendons sévèrement qu’aucun ecclésiastique ou laïque ose soutenir ce commerce des nègres, sous quelque prétexte ou couleur que ce soit, ou prêcher ou enseigner en public et en particulier contre les avis que nous donnons dans ces lettres apostoliques.»

Nous avons pris cette citation à M. Granier de Cassagnac (1) en nous permettant de souligner quelquefois un peu autrement que lui; mais croit-on qu’on puisse en induire «qu’il résulte évidemment des termes de cette bulle que la condamnation tombe uniquement sur ceux qui réduisent les Indiens ou les nègres en servitude, qui les dépouillent de leurs biens ou qui en font commerce? d’où l’on est en droit de conclure que le saint-siége APPROUVERAIT les hommes sensés qui, mus uniquement par le désir de civiliser les noirs et de les gagner à la religion et au travail, les rachèteraient de leurs maîtres idolâtres, les transporteraient humainement, sans vue d’aucun trafic, dans les îles ou sur le continent d’Amérique…» Partez, bons et honnêtes négriers, partez pour la côte d’Afrique, des esclaves vous y attendent (le crime en retombe sur ces rois galeux qui les ont asservis); partez vite, car en vous attendant, épuisés par les fatigues et les privations d’une longue route, ils gémissent haletants sur cette plage brûlante: et si, sur votre vaisseau, ils ne trouvent guère plus d’aise, si, entassés pêle-mêle, hommes et femmes, dans des entre-ponts infects, ils meurent par centaines, sans même débarrasser toujours les autres de leurs cadavres, le crime en retombe sur ces philanthropes qui ne vous permettent pas de leur ménager une place plus commode! Qu’ils répondent aussi devant Dieu de tous ceux que, poursuivis de trop près, vous aurez dû jeter vivants à la mer, afin de sauver votre équipage compromis par cette mission mal comprise (2)!

(1). Voyage aux Antilles, II, p. 474-479.

(2). Voyez les nombreux témoignages d’officiers de marine ou de voyageurs, rapportés dans l’Appel sur l’esclavage et la traite des nègres, par la société religieuse des Amis. Le zèle de ces hommes droits et honnêtes pour la cause de la liberté n’est pourtant vas une raison de préférer à leurs textes le témoignage «des négociants qui ont acheté et transporté des esclaves toute leur vie.» – Voyez aussi un très-bon article de M. Cochut dans la Revue des Deux-Mondes (15 juillet 1843). Ce sont d’ailleurs des faits qui se reproduisent sans cesse, et tous les jours on en trouve de nouvelles preuves dans les journaux les moins défavorables au maintien de l’esclavage: Une lettre d’un croiseur français, rapportée par la Presse du 25 novembre 1845, parle d’un capitaine négrier brésilien, qui attendait son équipage avec des nègres, enchaînés au cou, dix par dix. Une autre lettre d’un officier de la marine anglaise, citée dans le même journal (19 octobre 1845), disait: «Tous les moyens que nous employons, et que nous pouvons employer, échouent misérablement, ou plutôt leur unique résultat est de décupler les horreurs de la traite. Pour compenser les chances qu’ils courent, les négriers entassent un plus grand nombre de malheureux dans d’étroits espaces. Et, en dépit de toute notre vigilance, des quantités considérables de noirs sont régulièrement débarquées au Brésil, à la Havane et ailleurs.

Ni les artifices des systèmes, ni la hardiesse des affirmations ne parviendront à déguiser ces vraies origines de l’esclavage. Que beaucoup de nègres soient déjà esclaves quand ils passent aux mains des négriers, je le veux bien; mais pourquoi le sont-ils? Pense-t-on sérieusement que la traite en soit si complétement innocente? Croit-on que l’espoir de les vendre entre pour si peu dans les causes qui les ont asservis? Ce serait ignorer ce principe des plus élémentaires, que plus une marchandise est demandée, plus elle est produite; et l’esclave est une marchandise. On se fait donc complice soit de ces barbares coutumes qui, pour les plus légères fautes, jettent une famille dans l’esclavage, soit de ces guerres perpétuelles qui ravissent des tribus entières à la liberté; et à défaut de déclarations des négriers, on a sur ce point capital l’aveu des conseils coloniaux, jusque dans les anecdotes arrangées pour montrer l’humanité de ce trafic (1); on a le témoignage de vingt voyageurs qui citent des faits et nous montrent la dépopulation s’étendant des rivages jusque dans l’intérieur de l’Afrique, à la suite de ces guerres de brigandage excitées par la traite (2). La traite n’a donc pas ce caractère inoffensif et bénin de transporter des esclaves d’un bord de l’Atlantique à l’autre, au grand profit des Antilles, et sans péril pour l’Afrique. Il faut laisser là toute excuse. Quelles que soient l’origine et la date de l’asservissement, votre prétendue marchandise est un homme ravi à la liberté; et la loi qui punit le vol s’est toujours et justement étendue à celui qui en trafique.

(1). Avis des Conseils coloniaux, etc., p. 165.

(2). Voyez les Rapports du capitaine Lyon, du major Denham, du commodore Owen, dans l’Appel, etc., et différents témoignages du géographe Ritter pour les contrées du nord comme pour celles de l’ouest de l’Afrique (Traduction, t. I, p. 482, 507; II, p. 218-221, 294-295, 306-478, t. III, p. 318). Il y montre que la guerre est la principale source de l’esclavage. Chez les Mandingues, il est même défendu d’exporter les esclaves indigènes: il faut donc les prendre au dehors; et il y a des guerres et des chasses régulièrement organisées pour cet objet, comme celles que les Garamantes faisaient aux Troglodytes-Éthiopiens (Hérod., IV, 183). Voyez aussi M. Léon de La Borde, Chasse aux Nègres (1838) – Après cela, dira-t-on de l’Afrique «qu’on ne lui achète jamais que les ouvriers qu’elle veut vendre?»

V.

L’esclavage moderne rachète-t-il par ses bienfaits le vice de son institution? Cela résulterait au moins du caractère qu’on lui suppose et de l’influence qu’on lui prête. A entendre ceux qui le défendent, le nègre, dût-il échanger sa vie libre d’Afrique contre le régime des colonies, gagnerait encore en bien-être comme en morale et en religion.

Sa condition en deviendrait beaucoup meilleure; car après tout, nous dit-on, quelle est-elle? «La servitude ne constitue pas pour ceux qui la subissent un état violent, c’est une manière d’organisation du travail qui garantit l’entretien du travailleur sa vie durant, moyennant la somme d’efforts dont il est capable.» Colons, journaux et publicistes, tous y voient l’organisation du prolétariat: c’est le problème que l’Europe essaie vainement de résoudre, pour y avoir introduit l’élément de liberté (1); et si l’on veut, à la condition de l’esclave, un terme de comparaison, on ne l’ira point chercher en Afrique, au milieu des misères de la vie errante et de tous les hasards du régime anthropophage, on le prendra en Europe: on place le nègre en face de l’ouvrier européen.

(1). «L’établissement de la liberté en Europe y a détruit l’ancienne organisation économique qui résolvait le problème de l’existence matérielle des hommes par le travail obligatoire, mais elle n’a pas encore trouvé une solution nouvelle et équivalant.» (Voyage aux Antilles, I, p, 145; et le Rapport de la Commission du Conseil colonial de la Guadeloupe, 1840.; Cf. la Presse du 9 avril 1845.)

Le parallèle, il faut en convenir, n’est pas toujours à l’avantage de ce dernier. La vie de l’ouvrier européen est exposée à de cruelles vicissitudes. Les luttes de la concurrence qui sont pour les maîtres une question de fortune, sont pour lui une question d’existence; et le progrès des machines, force terrible qui produit plus à moins de frais, diminue tous les jours le champ de ses occupations: concurrence bien supérieure à celle de l’esclavage ancien, qui suffit pour ruiner le travail libre (1)! Ainsi à l’âge de la santé et de la force le travail peut lui manquer, et que devient-il lorsque ses bras se refusent au travail? La famille, qui a été si longtemps pour lui un embarras, ne lui sera pas souvent un secours.

(1) «Les machines devraient être nos esclaves; elles sont devenues nos plus formidables compétiteurs.» Mot des associés de Brighton, cité par M. Huret, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, ouvrage plein de curieuses et tristes révélations, et qui fait tant regretter la mort de l’auteur, sitôt ravi à ses sérieuses études.

Mettez en regard le sort de l’esclave. Le nègre redoute peu la réduction du travail: il bénirait la concurrence, il bénirait les machines, si elles pouvaient avoir ces effets. Pour lui, l’ordinaire est grossier mais suffisant; le travail, réglé mais également (la loi le veut du moins), la suspension du travail; sa famille peut croître sans embarras: c’est la richesse de la maison, et encore se passe-t-il volontiers de famille; nulle nécessité présente, nul souci de l’avenir. C’est en quelque sorte la réalité de cette fabuleuse époque, idéalisée par les poètes: négrillons se jouant parmi les friandises et les caresses, danses sauvages au milieu des champs, bals à la ville, vie assurée, fantaisies permises, libres amours, et dans la vieillesse repos et sécurité (1). Ce bonheur, dont nous empruntons l’image aux rêves de la poésie, sera, s’il est nécessaire, démontré par les mathématiques. Le progrès du bonheur d’un peuple, a dit M. Charles Dupin, se prouve par l’accroissement de la durée moyenne de la vie. Sous Louis XIV, elle était pour les Français libres d’Europe, de vingt-trois ans; sous Louis XV et Louis XVI, de vingt-huit ans: pour nos esclaves, aujourd’hui elle est de trente-deux ans (2). – La conclusion est facile à tirer.

(1). Rapport fait au Conseil colonial de la Martinique (Avis des Conseils coloniaux, etc., p. 78). – Voyage aux Antilles, passim. M. Schoelcher, que son antipathie pour l’esclavage préservait des poétiques influences du pays, a reconnu lui même qu’il y avait du vrai dans ces conditions de bien-être matériel assurées quelquefois à l’esclave. (Col. franç., p. 1-22.)

(2). Séance de la Chambre des Pairs, 3 avril 1843.

J’ai grand’peur qu’on ne la tire contre le système; et pour ce qu’il y a de vrai dans le rapprochement que nous avons fait, M. de Rémusat y avait déjà noblement répondu dans son remarquable rapport: «Le bonheur même de l’esclave n’absoudrait point l’esclavage: ceux qui ignorent cela n’ont point l’idée du droit. Il ne suffit pas à l’humanité que la vie et la santé de l’esclave soient ménagées; car des animaux pourraient en obtenir autant. L’humanité veut qu’on n’oublie pas que l’homme a une intelligence, un coeur, une conscience l’esclavage est fondé sur l’oubli de tout cela (1).

(1). Rapport fait à la Chambre des Députés le 12 juin 1838 sur la proposition de M. Passy.

Il y a en effet une compensation à toutes ces douceurs de l’esclavage, compensation telle, qu’elle fait oublier toutes les misères de la liberté. C’est que l’esclave est ainsi traité sous la réserve de n’être plus qu’une brute. Cette condition, que l’on vante tant, c’est comme M. le comte d’Harcourt l’a exprimé avec sa verve habituelle, celle du boeuf à l’étable (1). C’est aussi cette du boeuf au travail. Le même signe règle et gouverne la vie de l’esclave et de la brute; c’est ce que l’on appelle «l’instrument d’excitation au travail,» ou en termes plus simples, le fouet. – Mais quoi, dit-on, le maître peut-il chasser son esclave? il se priverait de sa propriété. Peut-il le mettre en prison? il s’en ôterait l’usage. Les coups donc, et parmi les moyens de battre, non le bâton, qui pourrait endommager ses membres, mais le fouet, qui se borne à lui enlever la peau par lanières, à le tailler, comme on dit; le service en souffrira moins (2). Aussi le fouet est-il l’expression la plus vraie de l’autorité domestique; c’est mieux que l’oeil du maître, c’est «le symbole de la contrainte, dont la présence inspire le mouvement à tous.» Il donne le signal du départ, le signal du travail, le signal du repos, le signal du retour; il donne le signal de la prière: c’est le bruit du fouet qui dit à l’esclave d’élever son âme à Dieu (3)… Et saint Clément d’Alexandrie défendait, comme une insulte à la dignité humaine d’appeler un esclave par le seul bruit des lèvres ou le claquement des doigts (4)!

(1). Séance de la Chambre des Pairs, 4 avril 1845.

(2). Les maîtres ont toujours fait assez bon marché de la peau de leurs esclaves; on n’en refusait pas la satisfaction à un ami, s’il avait à se plaindre de quelque malheureux: Qui sibi placet… quod ad dominum accessit et petiit corium (ostiarii). Sénèque, De Const. Sap. 14.

(3). «La première fois que je vis sur une habitation les esclaves réunis le soir pour la prière, et que j’entendis le fouet du nègre commandeur qui taillait pour donner le signal, je sentis en moi un mouvement de tristesse.» La réflexion le calma. (Voyage aux Antilles, II, p.394.

(4). Poppusmoi de, cai surismoi, cai oi dia twn dactulwn yoyoi twn oicetwn oi proclhticoi, alogoi, shuasiai ousai,

logicoiV anqrwpoiV eccliteon (eccliteoi). (Clém. D’Alex. Poedag, II, 7, p. 174 Sylb.)

L’esclave est une brute, l’esclave est une chose, c’est toujours sa condition légale depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il n’a rien à lui, pas même ses enfants (1), il n’a même plus, depuis la séparation du mariage religieux et du mariage civil, ce mariage légal que lui assurait le code noir, et l’on a vu comment fut accueillie la pensée de le rétablir (2). Tout ce qu’il a, est à celui qui le possède lui-même (3). Il est marchandise entre les mains des traitants: les rois d’Afrique signent des lettres de change valeur en esclaves (4). Il est meuble dans l’atelier du colon, et se vend comme ses meubles, avec ses meubles (5). On trouve dans les journaux de commerce des colonies, des annonces telles que celle-ci:

(1). Rapport de la Commission instituée pour l’examen des questions relatives à l’esclavage (1843), p. 133. M. de Broglie cite l’art. 47 du Code noir, qui défend de vendre séparément le mari, la femme et les enfants impubères (ce qui implique la faculté de vendre séparément les enfants parvenus à l’âge de puberté); et un Rapport du procureur du roi de Saint-Paul, qui prouve qu’à Bourbon on n’attend pas au delà de sept ans.

(2). M. de Rémusat, Rapport, etc.

(3). «Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leur maître, et tout ce qui leur vient par industrie ou par la libéralité d’autres personnes ou autrement, à quelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leurs maîtres, sans que les enfants des esclaves, leur père et mère, leurs parents et tous autres, libres ou esclaves, puissent rien y prétendre par succession, disposition entre-vifs ou à cause de mort; lesquelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par gens incapables de disposer et de contracter de leur chef, (Code noir, 28.)

(4). «J’ai eu entre les mains une lettre de change pour la valeur de vingt-huit esclaves, consentie par un roi africain au profit d’un capitaine français. (Voyage aux Antilles, I, p. 44.)

(5). «Dans les saisies des esclaves seront observées les formalités prescrites pour les saisies mobilières. (Code noir, 46).

«En vertu d’une ordonnance de M. le juge royal du tribunal de première instance de la Pointe-à-Pitre… il sera procédé à la vente au comptant, au plus offrant et dernier enchérisseur, de divers objets mobiliers consistant en linge de corps, deux fusils et une négresse, le tout estimé à 1,172 francs (1).»

(1). Journal commercial de la Pointe à Pitre, cité par M. Schoelcher. (Colonies françaises, p. 59.)

ou bien encore:

«Au nom du Roi, la loi et justice.

«On fait savoir à tous ceux qu’il appartiendra que le dimanche 26 du courant (juin 1840), sur la place du marché du bourg du Saint-Esprit, à l’issue de la messe, il sera procédé à la vente aux enchères publiques de l’esclave Suzanne, négresse âgée d’environ quarante ans, avec ses six enfants, de treize, onze, huit sept, six et trois ans, provenant de saisie-exécution, payables au comptant.

«L’huissier du domaine, J. CHATENAY (1). »

(1). Journ. offic. de la Martinique du 22 juin 1840, ibid., p. 57.

Le dimanche, à l’issue de la messe!…Quinze cents ans plus tôt, à pareil jour et après semblable cérémonie, un tel préambule n’eût pu annoncer que l’affranchissement. Et cela se fait régulièrement parmi nous, sous la formule consacrée AU NOM DU ROI, LA LOI ET LA JUSTICE!

La loi, qui ne reconnaît à l’esclave que le caractère des choses dans les actes de la vie civile, ne le relève pas de sa déchéance dans les causes qu’elle évoque devant les tribunaux. Son témoignage est nul en justice (1). On ne le traite en homme qu’en cas de meurtre ou de sévices graves; eût-on pu faire moins que le droit païen de l’Empire (2)? On le traite aussi comme homme pour tous les délits qui entraînent châtiment; et on sait combien était sévère la législation du Code noir pour le crime le plus légitime, à coup sur, dans l’esclavage, celui de fuir: à la première fois, l’oreille coupée avec la marque de la fleur de lis à l’épaule gauche; à la deuxième fois, la marque à l’autre épaule et le jarret coupé; à la troisième, la mort (3). On se demande comment Louis XIV a pu faire, des armes de sa race, un signe de flétrissure entre les mains du bourreau! Mais l’esclave était une chose, et conséquemment la fleur de lis un timbre, et le bourreau un marqueur. Jusque dans les exécutions capitales on tenait compte de cette nature du condamné. Il était estimé et payé au maître, avant qu’on le livrât au supplice (4).

(1). «En cas qu’ils soient ouïs en témoignage, leurs dépositions ne serviront que de mémoires pour aider les juges à s’éclaircir d’ailleurs, sans que l’on en puisse tirer aucune présomption, ny conjecture, ny adminicule de preuve.» (Code noir, art. 30.)

(2). Cette considération avait peu touché certaines colonies anglaises. Une loi de la Barbade (1688), adoptée aux Bermudes en 1730, exemptait de poursuites le maître qui aurait tué son esclave en le châtiant; celui qui le tuait par méchanceté était condamné à une amende de 10 liv. sterl. (M. Schoelcher, Colonies étrangères, I, pag. 122.) – La loi moderne a prétendu fixer aussi un maximum aux châtiments qu’elle abandonne à la discipline domestique. Le nombre des coups de fouet a été limité à vingt-neuf. Mais pour convaincre le maître de l’avoir dépassé, il faut constater plus de vingt-neuf cicatrices distinctes sur le corps de l’esclave. Le maître a le bénéfice des coups dont la trace se confond et on lui passe encore les coups doubles, c’est-à-dire laissant double trace: aussi n’y a-t-il pas d’exemple de condamnation sur ce point. Voyez M. Schoelcher, Colonies françaises, et M. Rouvellat de Cussac, Situation des esclaves, etc. (1845), p. 73.

(3). «L’esclave fugitif, qui aura été en fuite un mois à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lis sur une épaule; et s’il récidive, à compter pareillement du jour de la dénonciation, aura le jarret coupé et sera marqué d’une fleur de lis sur l’autre épaule; et la troisième fois, il sera puni de mort.» (Code noir, art. 38.)

(4). Code noir, art. 40.

Mais nous avons cité le Code noir; on le répudie, je le sais, devant le public aujourd’hui, et peu s’en faut qu’on ne le fasse passer pour «une supposition des philanthropes à l’usage des gobe-mouches,» sauf à lui rendre en cour d’assises toute sa réalité au profit des maîtres. Et pourtant on ne peut pas le retrancher de l’histoire de l’esclavage moderne. La condition qu’il fait aux esclaves est celle qu’on voudrait maintenir à tout prix; et quant aux mesures de rigueur qu’il contient, sans aucun doute, à l’époque où il fut promulgué, elles n’aggravaient pas, elles tempéraient plutôt, par une sorte de compromis, les violences et le caprice des maîtres. Sans doute encore ces rigueurs sont passées d’usage, et ce qu’il y avait d’humain dans les actes et dans les intentions de la métropole, à cette époque, a été dépassé généralement par le progrès des moeurs Nous ne contestons pas les améliorations accomplies dans le traitement du nègre, pas plus que les avantages réels qu’il trouve par une sorte de compensation dans son état. Plusieurs de ces améliorations imposent aux maîtres des sacrifices momentanés, et nous les en louons; la plupart sont conformes à leur intérêt bien entendu, et nous ne voulons pas le leur reprocher, ne demandant pas, mieux que le bon soit en même temps utile. Mais il convient d’examiner pourtant jusqu’où va ce progrès, et, pour en mesurer la portée dans l’avenir, quelles influences l’ont produit et le soutiennent.

Quant au premier point, le régime des esclaves est-il, aux colonies, dans des conditions vraiment normales et en voie de progrès? On a cité des chiffres pour montrer que la mortalité y est moindre parmi les enfants que dans certains pays; mais M. Passy en a cité d’autres qui prouvent qu’en somme le nombre des décès dépasse fort sensiblement le nombre des naissances, et M. Ch. Dupin n’y a pas répondu (1)! A part ces résultats généraux, les améliorations à leur sort sont-elles communément adoptées? Les publicistes qui sont allés aux, Antilles pour étudier la question ont visité surtout les grandes habitations coloniales. C’est là qu’ils ont été reçus, c’est là d’ailleurs qu’ils trouvaient l’esclavage le plus complétement organisé: le champ d’observation le plus étendu et le plus accessible. Or, ces familles créoles, riches et généreuses, liées à la métropole, soit par l’éducation qu’elles y ont reçue, soit par les rapports qu’elles continuent d’y entretenir, ont volontiers plus d’abandon et de bienveillance envers leurs esclaves: c’est un hommage que les ennemis les plus déclarés de ce régime se sont plu à leur rendre. Mais elles forment la minorité et sont loin d’avoir la plus grande partie de la population servile (2). A côté, il y a le petit propriétaire, abaissé souvent, par la fortune, au-dessous du nègre affranchi, et usant avec d’autant plus d’insolence, envers ses nègres esclaves, du privilége de la peau; il y a les affranchis qui, dès l’antiquité, sont signalés comme les plus durs des maîtres: «Esclave, disait Ménandre, crains de servir un maître d’origine servile: le boeuf dans le repos oublie le joug qu’il a porté (3).» Et même sur les grands domaines il y a le chef d’exploitation, le géreur, blanc ou noir; il y a les commandeurs, esclaves qui conduisent et surveillent les esclaves au travail, substituts d’un pouvoir dont ils se sentent plus véritablement les maîtres, quand ils le portent au delà des limites marquées à leur action. Ce sont des choses actuelles, et, sur ce terrain, il n’est que trop facile d’opposer des exemples aux exemples; il faut des autorités, et nous renvoyons à celle de trois hommes qui n’ont point vu les colonies en voyageurs, mais qui les ont habitées et ont dû pénétrer dans le secret de leurs habitudes, l’un comme magistrat, l’autre comme chef de la gendarmerie, et le troisième comme prêtre: M. Rouvellat de Cussac, M. France et M. l’abbé Dugoujon (4). Ils citent des faits de tous les jours, des faits constants: des malheureux, pour la moindre négligence, appliqués aux quatre-piquets, ou conduits et fouettés à la geôle de la ville (5), exécution légale dont les maîtres ne sont absous que pour la condamnation de la loi. Et, si la dureté du despotisme se produit ainsi au dehors, que doit-on attendre du régime de l’intérieur (6)? Je sais que l’on n’y est pas facilement observé. On repousse le contrôle de l’État, et, s’il faut le subir, on s’y prépare tout à son aise (7). Le magistrat ne voit que ce qu’on veut lui montrer, et n’entend que ce qu’on veut laisser dire. Qu’un esclave dépose une plainte: si on la repousse, il est directement puni (8); si on l’accueille, il le sera par contre-coup et bien plus sûrement, puisqu’il devra payer et pour la dénonciation, et pour la réprimande ou le châtiment encouru par le maître (9), Aussi, peu s’y hasardent; et, si on les interroge, ils se tairont encore; car ils voient, derrière le magistrat, le maître, la puissance en laquelle ils demeurent, quand a passé cette ombre de la puissance publique, et ils savent que leurs paroles sont comptées (10). Le patronage, dans ces conditions, a donc plus compromis les esclaves qu’il ne les a protégés; il a plus affermi qu’ébranlé la tyrannie contre laquelle il était dirigé, et depuis, 1840, on a pu signaler les premiers symptômes d’une réaction funeste (11). Les cangues, les carcans, les autres instruments de supplice qui restaient suspendus dans l’appareil de l’atelier, cessent d’être un simple épouvantail. Quel que soit le voile dont on se couvre, certains faits transpirent, et l’on cite plus d’une mort peu naturelle (12). On rencontre quelquefois, dans les colonies, des enfants ou autres le visage couvert d’un masque de fer-blanc, espèce d’instrument de torture au moyen duquel l’habitant veut les empêcher, dit-il, de manger de la terre, et de périr ainsi par consomption (13). C’est à cette cause que l’on attribue beaucoup de morts de cette sorte. Les malheureux, usés dans la pourriture des cachots, meurent du mal d’estomac. En 1842, un petit propriétaire avait haché son nègre à coups de fouet: il fut enterré à la hâte; mais, sur la dénonciation d’un chasseur des montagnes, la justice s’en mêla, on exhuma le cadavre, on en fit l’autopsie… il était mort du mal d’estomac (14)!

(1). Chambre des Pairs, séances des 3 et 7 avril 1845.

(2). A Bourbon, il y a trois propriétaires ayant de 401 à 500 esclaves; quatre, de 301 à 400; dix-sept, de 201 à 300; cinquante et un, de 101 à 200; cent quarante et un; de 51 à 100; quatre cent soixante deux, de 21 à 50; six cent quatre-vingt-huit, de 11 à 20; et quatre mille soixante-trois, de 1 à 10; c’est-à-dire que le nombre des petits propriétaires est plus des quatre-cinquièmes du nombre des propriétaires moyens ou grands. (Avis des Conseils coloniaux(1839). Bourbon, p. 14.)

(3).          Doulogenei de, doule, douleuwn yozou

Amnhmonei gar tauroV arghsaV zugou.

(Grot., Excerpt., p. 761.)

(4). Situation des esclaves dans les colonies françaises, urgence de l’émancipation, par M. Rouvellat de Cussac, ancien conseiller aux cours royales de la Guadeloupe et de la Martinique (1845). – M. France, l’Esclavage à nu (1846). – Lettres sur l’esclavage, par M. l’abbé Dugoujon, ex-missionnaire apostolique du Saint-Esprit. – Sur la misère de l’esclave chez le maître peu fortuné qui l’exploite en le pressurant, voyez M. Rouvellat, pag. 18, 24, 37, 38, etc.; sur la cruauté des géreurs, Idem. pag. 126, 127, 131, etc.; sur la dureté des commandeurs ou esclaves chefs d’atelier, M. l’abbé Dugoujon, p. 14.

(5). M. Rouvellat de Cussac, p. 14, 26, 36, etc. – M. l’abbé Dugoujon, p. 17. – L’amiral De Moges avait pris un arrêté pour que l’esclave, avant d’être soumis à ce supplice, fut visité par le médecin et reconnu capable de le subir… Il y a quelquefois eu des certificats de confiance. (M. Rouvellat, p. 74.)

(6). M. l’abbé Dugoujon, p. 85-87; M. Rouvellat de Cussac, pag. 83. Voyez, entre autres, le chapitre VI intitulé: Quatre femmes esclaves à la Martinique, idem, p. 77-111. – Des fils ont été quelquefois contraints d’infliger le supplice du fouet à leur père ou à leur mère. (Idem, p. 40 et 41.)

(7). M. Rouvellat de Cussac, p. 138-142, où il insiste sur les impossibilités et les obstacles qui font échouer l’ordonnance de 1840, concernant les visites des procureurs du roi.

(8). La police y donnera même la main. Six esclaves allèrent un jour, au nom de l’atelier, se plaindre de la dureté d’un nouveau géreur à leur maîtresse d’abord, puis au procureur du roi. On les renvoya à l’atelier avec tout l’appareil de la force publique…, pour y être fouettés. «Cette scène barbare, ajoute M. Rouvellat, ce déplorable triomphe du statu quo sur l’ordonnance du 5 janvier 1840 eut lieu au commencement du mois de juin de la même année. (P. 152.)

(9). «Règle générale: Tout nègre qui ose porter plainte est fouetté.» (Idem, 153 avec des exemples.)

(10). «M. le procureur du roi de Fort-Royal ne trouva aucun de ces nègres disposé à braver les barbares traitements auxquels les aurait exposés la moindre révélation sur les actes du géreur. (Idem, po 127.) – Cf. 43, 142, etc.

(11). M. l’abbé Dugoujon, p. 81. M. de Tocqueville a avancé de même que, si l’esclavage était devenu plus doux sur certains points, ailleurs il est plus dur que par le passé. (Séance du 30 mai 1845).

(12). M. Rouvellat de Cussac, p. 83 et passim. «Quant aux autres supplices, disait le vénérable abbé Lamache à l’abbé Dugoujon, ils assurent qu’ils ne les emploient plus. Je sais que cela est vrai pour quelques-uns; mais je sais aussi que la grande majorité ne se contente pas du fouet.» Il cite un acte de cruauté et la mort assez mystérieuse d’un esclave. On sut d’un autre nègre que depuis plusieurs jours cet esclave recevait un quatre-piquets tous les matins; la gangrène s’était mise à ses blessures et il était mort dans le cachot. «Voilà encore un meurtre qui fera du bruit dans les tribunaux et dans les feuilles publiques,» dit quelqu’un; «il est plus probable au contraire, répliqua M. Lamache, qu’il sera étouffé comme beaucoup d’autres. Il faut que l’on soit forcé par la publicité pour poursuivre un crime de cette nature.» (M. l’abbé Dugoujon, Lettres, p. 15- Cf. pag. 88 et M. Rouvellat de Cussac, p. 43.)

(13). M. Rouvellat de Cussac, p. 13.

(14). Idem, p. 117, Cf. 75.

Mais qu’est-il besoin de témoignages ou d’inductions? l’opinion publique ne s’est-elle point émue de ces scandales révélés et donnés par des procès récents? Je n’en citerai que trois, où l’on vit un géreur avide, un homme de couleur parvenu, un grand propriétaire créole donner l’exemple des plus révoltantes atrocités: les affaires Fourrier, à Cayenne, Amé Noél et Douillard-Mahaudière, à la Guadeloupe(1). Ce sont des exemples isolés, dira-t-on; mais les procès ont cependant une portée générale par ce système de défense qui, sans nier les faits, opposait à la vindicte des lois des exceptions tirées de la nature de l’esclave ou du maître, par le scandale de l’acquittement qui le consacrait, et par ces acclamations publiques qui acceptaient, pour la colonie tout entière, l’action du maître, la plaidoirie des avocats et l’arrêt des juges. C’est que l’abus du pouvoir peut bien diminuer dans les habitudes d’une société à esclaves; mais il est comme dans le fond même de son institution. A-t-il diminué? nous le croyons; mais depuis quand? M. Granier de Cassagnac n’osait point donner plus de quinze ans à ce qu’il appelle cette complète révolution dans le régime des esclaves (2); le temps où la dureté était la loi commune est donc encore bien près de nous! Mais cette révolution est-elle si complète? Naguère M. Ternaux-Compans allait révéler à la Chambre des sévices si atroces que M. le ministre de la marine le pria de les taire pour l’honneur du pays (3). Le député s’est abstenu, mais la presse a été moins discrète… Devant de pareils faits, ce n’est pas le silence qui couvre l’honneur du pays. – Cette révolution au moins est-elle durable, et vient-elle vraiment d’un complet changement dans les idées ou dans les moeurs? il y a lieu d’en douter, à la manière dont les colonies parlent de leurs droits et de l’usage qu’elles en font. A leur sens, de tout ce qui touche à la question de l’esclavage, il n’y a rien à supprimer que les abolitionistes, «secte tolérée au mépris des lois contre les associations.» La discipline est bonne en elle-même, bonne dans ses moyens. Le fouet, nous l’avons vu, est un symbole (4); quant aux fers, «ils ne sont jamais employés comme peine sur les habitations, mais comme moyens préventifs.» C’est pour cela que le Conseil colonial de la Guadeloupe demande assez naïvement que le temps n’en soit pas limité (5).

(1). Moniteur du 19 mars 1840 avec le réquisitoire de M. Dupin à la Cour de cassation; Gazette des Tribunaux et Courrier français du 22 février 1841; Journal des Débats, 21 février 1844. – Ces procès sont rares. Les actes de violence contre les esclaves, quand ils ont été dénoncés, ont été suivis le plus souvent d’ordonnances de non-lieu, quelquefois d’arrêts de renvoi en police correctionnelle, et toujours de peines sans proportion avec le crime. C’est le dire de M. Rouvellat de Cussac, qui fut pendant quinze ans magistrat aux colonies. «Si l’on parcourt, ajoute-t-il, les arrêts des cours de justice de nos pays à esclaves, on y verra que le nègre qui commet le plus léger vol est plus sévèrement puni que celui qui le tue.» (P.126, cf. 111 et suiv.)

(2). Voyage aux Antilles, II, p. 395, 396. – Une loi de Saint-Christophe du II mars 1784 était portée contre ceux qui coupaient les oreilles ou le nez, extirpaient l’oeil ou arrachaient la langue à leurs esclaves. (M. Schoelcher Colonies étrangères, I, p. 25.)

(3). Séance de la Chambre des Députés du 15 mai 1846 – Voyez le Constitutionnel du 16. «Les coupables ont été absous, par le concert systématique des assesseurs à repousser toute condamnation; et le scandale a été tel, que, d’après la déclaration du ministre, il ne pourrait pas se renouveler sans compromettre l’organisation même de ces cours de justice. Les faits ont été rappelés dans la séance du 26 avril 1847.

(4). Rapport au Conseil de la Martinique. (Avis des Conseils coloniaux, p.80)

(5). Rapport au Conseil colonial de la Guadeloupe, ibid., p. 115. – «Les renseignements obtenus des maîtres et des noirs m’ont appris que la chaîne était infligée pour un, deux, ou trois ans, peut-être plus… J’ai vu sur un atelier, au travail, deux noirs enchaînes, chacun par les deux pieds, et un troisième dont la chaîne, soutenue par le milieu par une corde passée autour de la ceinture, se terminait à chaque extrémité par une barre de fer s’élevant de l’anneau de chaque pied à la hauteur du genou… J’ai vu une négresse et un noir attachés à la même chaîne. J’en ai fait parler au maître comme d’une chose contraire à la morale… Le jour de mon arrivée à Saint-Luc, un jeune noir a été vu dans la ville ayant au cou une chaîne qui ne pouvait convenir qu’à un homme fait. Le commissaire de police la lui a enlevée.» (Exécution de l’ordonnance royale; rapport de divers magistrats inspecteurs, île Bourbon, publication de 1842, p. 107, 115, 116.) A ces faits, tirés de documents officiels, M. l’abbé Dugoujon en ajoute d’autres dont il a été témoin: un jeune nègre mis aux fers par son maître, «fort honnête homme d’ailleurs,» de peur qu’il ne se sauvât dans les bois où il s’était vanté d’avoir trouvé une excellente cachette, et deux autres petits garçons, dont l’un faisait dire: «Ah! monsieur, il y a si longtemps, qu’on voit cet enfant avec sa chaîne qu’il semble être né ainsi.» Il appartient à un boulanger, qui, pour l’avoir toujours sous la main, lui a mis ces entraves.» (Lettres, etc., p. 84-86.) Si l’on appelle l’attention du Ministère public sur ces faits, il répond que le maître a le droit de tenir ses esclaves à la chaîne, et quand on alléguait les dernières ordonnances (16 septembre 1841)et les circulaires ministérielles, plus d’une fois il lui est arrivé d’opposer le Code noir, (Voy. M. Rouvellat de Cussac, p. 87)

Sans nier le progrès des moeurs, il faut donc convenir que les idées ont peu changé aux colonies, et l’on est en droit de rechercher si quelque autre influence n’a pas contribué à hâter les réformes dont on parlait tout à l’heure. Il en est une, disons-le, c’est la crainte de l’émancipation, et, à ce point de vue, les abolitionistes, qu’on voudrait tant supprimer, ont été bons à quelque chose. La pensée de l’émancipation était déjà répandue dans le public avant qu’elle fût prise en considération par le gouvernement. Aujourd’hui, l’exemple d’un pays voisin, les déclarations du nôtre pèsent sur les colonies, et font sentir aux maîtres la nécessité de tempérer un régime dont la dureté peut pousser la métropole à une prompte et radicale décision. Mais cette influence n’agira qu’autant qu’elle sera sérieuse; et, si trop de mollesse et d’indifférence dans la presse ou dans le pouvoir permettait d’en douter, on verrait peut-être bien se modifier, dans le même sens, le système de ménagement adopté à l’égard des esclaves; car la crainte est le seul frein du despotisme, et l’exemple de quelques âmes qui se contiennent par la seule force de leur nature n’est point une loi sur laquelle on puisse se reposer (1).

(1)M. Rouvellat de Cussac, ibid., p. 81.

VI.

Quelles que soient les rigueurs de cette condition, l’esclavage a-t-il au moins pour effet d’apporter aux races nègres, en échange de la liberté, les bienfaits de la religion et de la morale?

On l’a dit depuis longtemps, et Montesquieu y répondait avec une verve justement inspirée par ce rapprochement de l’Évangile ou du Code noir: «J’aimerais autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes; c’est sur cette idée qu’ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves; car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très-dévots (1).»

(1). Montesquieu, Esprit des Lois, XV, 4.

Malgré cette rude boutade de Montesquieu, c’est encore la thèse qui est en faveur aux colonies. On y croit que «l’asservissement des nègres aux blancs est la première visite de Dieu à la race noire (1).» On y trouve toujours que l’esclavage est «une voie ouverte par la Providence aux succès de la religion, un progrès pour la race africaine, une tutelle patriarcale, etc. (2);» et, pour produire ces heureux effets, on ne pense même pas qu’il doive changer aujourd’hui de nature (3).

(1). Conseil colonial de Bourbon, cité par M. Schoelcher, Colonies étrangères, p. 440.

(2). Conseil de la Martinique. Avis des Conseils coloniaux, p. 82… «Nous montrer un crime là où nous n’aurions jusqu’alors aperçu que l’occasion d’exercer des vertus inconnues dans la pratique en Europe.» Ibid., p. 82-83.

(3). «L’esclavage adouci, comme il l’est, par la religion et par les moeurs, et qui se borne, en général, à un patronage, à une tutelle, aurait pour effet certain, infaillible, d’amener, avec l’aide du temps, la population africaine à peu près tout entière à la vie civilisée. Si bien qu’un nombre considérable de créatures humaines, qui restées en Afrique, y auraient vécu et y seraient mortes dans l’idolâtrie et dans la barbarie, se seront trouvées introduites par la servitude à la vie morale et intelligente du christianisme. (Voyage aux Antilles, II, p. 290.)

Or quelles furent les véritables influences de l’institution de l’esclavage moderne sur les nations sauvages? Il y avait deux races qui peuplaient, l’une l’Amérique, l’autre l’Afrique, lorsque les Européens vinrent se mettre en contact avec elles. Si on voulait les élever à la religion et à l’état social de l’Europe, il semblait naturel de les y former dans le pays même où les avait fait naître la Providence. Se refusaient-elles, sur leur propre territoire, à sortir de la vie sauvage pour s’initier an travail, qui est le commencement de toute civilisation? On l’a prétendu (1), et l’on se croit fort de l’état actuel des deux pays et des deux races pour convaincre d’impuissance la liberté. «Que deviennent, nous dit-on, les peuples indigènes de ces vastes contrées que la navigation européenne a ajoutées à l’étendue du globe? Où sont aujourd’hui les Caraïbes qui peuplaient les Antilles? Qu’on voie l’état sauvage des peuplades de l’Amérique du Sud… Que sont devenus les peaux-rouges de l’Amérique du Nord? Ils fuient devant la civilisation, qui les détruit quand elle les touche. On peut déjà prévoir le moment où la race des peaux-rouges aura disparu de la surface du globe (2).» Et M. Granier de Cassagnac y voit un exemple de plus de l’absurdité des théories abolitionistes (3).

(1). Rapport au Conseil de la Guadeloupe. Avis, etc., p. 116.

(2). Conseil colonial de la Guadeloupe, séance du 13 décembre 1838; Avis, etc., p.162. Cf. M. Petit de Baroncourt, Lettres, etc., p. 22.

(3). Voyage aux Antilles, II, p. 290.

Les races américaines dépérissent en effet; mais pourquoi? Étaient-elles essentiellement inhabiles à la civilisation? N’occupaient-elles leur pays que comme ces plantes parasites auxquelles le travail de l’Européen vient disputer le sol, et qui sont destinées à périr? Non; et les faits sont là qui le prouvent. Les peuples des Antilles ne repoussaient point un travail modéré; il eût suffi de les y amener par degrés et dans la mesure de leur force, et les premières missions y avaient parfaitement réussi: M. Granier de Cassagnac, que nous citions tout à l’heure, le reconnaît. Quant aux peuples du continent, ils n’étaient pas plus rebelles aux devoirs de l’agriculture et de l’industrie: témoin les deux grands empires qui, avant l’arrivée des Européens, s’élevaient dans l’une et l’autre Amérique avec tant d’éclat; témoin encore, parmi les tribus sauvages, les fameuses missions de l’Espagne au Paraguay. Pourquoi donc les races indigènes ont-elles péri aux Antilles? Pourquoi, sur les deux continents, les voit-on reculer et se fondre, pour ainsi dire, devant le progrès de la colonisation européenne? On ose l’imputer à la liberté, et on ne veut pas voir que c’est au contraire l’effet de la servitude. La civilisation, qui les attirait quand elle se communiquait à elles par la religion, les a détruites quand elle les a touchées par l’esclavage. C’est l’excès du travail forcé qui dévora les populations des Antilles; c’est l’horreur de ce travail qui rejette les tribus de l’intérieur dans les instincts de leur sauvage indépendance; et on leur fait un crime de leur fin! Mais qu’a-t-on fait pour les conserver ou les retenir? Cette ferveur de prosélytisme qui amena, comme on sait, l’établissement de l’esclavage, ne trouvait-elle point en elles de quoi se satisfaire? Pourquoi aller, à si grands frais, chercher jusqu’en Afrique des hommes à convertir? Ne sont-ce pas des hommes comme les autres, ou leur barbarie touche-t-elle moins? C’est qu’on a été touché d’autres raisons. Ils étaient moins forts et ne rapportaient pas autant (1). On les a délaissés, dès qu’on put avoir d’autres travailleurs, comme on, délaisse l’instrument inutile, et l’on aidera, s’il le faut, à leur émigration, on y poussera même. Au mois de juin 1843, les journaux ont rapporté les plaintes tristement résignées des chefs indiens aux officiers des États-Unis chargés de veiller à leur déportation au delà de l’Illinois, Et voilà comment la race américaine s’éteint sur le continent, comment elle a péri aux Antilles. Je me trompe, il en est resté quelques débris à Porto-Rico, dans les Ibaros, descendants des indigences et des premiers colons, «laborieux, paisibles, fidèles,» se prêtant à tous les travaux de culture ou de défrichement, moins nombreux que les nègres et pourtant capables de les ramener, esclaves rebelles, à l’obéissance, ou de les remplacer, libres insoumis, au travail: garantie assurée «d’une prospérité immense» pour le pays où ils sont restés (2). Ils sont demeurés là pour servir à la condamnation de l’esclavage, en montrant qu’il n’était pas nécessaire à l’exploitation du sol, si l’avidité des premiers colons n’avait indignement abusé des forces des naturels (3). Mais quoi! faudra-t-il aussi rapporter à la Providence cette conduite des maîtres et la destruction des indigènes, comme cet esclavage des nègres qui s’y trouve si étroitement lié? Dieu avait-il donc fait les peaux-rouges pour être exterminés, et les noirs pour être asservis par les blancs?

(1). On n’a pas toujours pris la peine de dissimuler cette raison: Une ordonnance du gouvernement espagnol (1511) porte: «La cour ordonne que l’on cherche les moyens de transporter aux îles un grand nombre de nègres de Guinée, attendu qu’un nègre fait plus de travail que quatre Indiens.» (M. Schoelcher, Colonies étrangères, p. 369.)

(2). Voyage aux Antilles, II, p. 190.

(3). Montesquieu, après avoir donné l’exemple des travaux des mines, où l’on reléguait jadis les esclaves et les criminels, tandis qu’aujourd’hui des hommes libres y sont employés et y vivent heureux, dit: «Il n’y a point de travail si pénible qu’on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison et non pas l’avarice qui le règle;» et il ajoute: «Je ne sais si c’est l’esprit ou le coeur qui me dicte cet article-ci: il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des hommes paresseux; parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage» ( XV, 8). Or, quel pays semblait mieux fait pour être une terre de liberté que ces îles dont on a pu dire. «Ceux qui ont vu l’agriculture européenne et l’agriculture tropicale, et comparé les fatigues du travailleur qui récolte le blé ou le vin, à celles du travailleur qui récolte le sucre, le café et les épices, sont forcés de reconnaître que Dieu a presque tout fait pour ceux-ci et presque tout fait contre ceux-là; prenant peut-être en pitié l’insuffisance de la race noire qui amasse d’immenses richesses avec de petits efforts» (Voyage aux Antilles. I, p. 317). Les indigènes, si faibles qu’ils fussent, suffisaient donc au travail; mais l’homme d’Europe n’en a pas eu pitié.

Passons à la race africaine. Était-il impossible de lui communiquer les bienfaits de la religion et de la vie européenne sans la tirer des conditions où l’avait placée la nature? Loin de là. Ces rivages de l’Afrique, où se pratique la traite, offrent, sur beaucoup de points, la même force de végétation, la même fécondité que les Antilles; et, dans plusieurs contrées de l’intérieur, plus heureusement protégées contre les influences de ce trafic, on trouve même des populations fixées au sol par l’agriculture et groupées en villages (1). On pouvait donc fortifier en elles ces tendances par le contact de nos moeurs et de nos arts, et répandre dans leur esprit, avec les lumières de l’Évangile, toutes les bonnes influences de la civilisation moderne. Et en effet de pieux missionnaires, dès le temps des premières découvertes, y avaient organisé des chrétientés; ils avaient semé, d’autres voulurent la moisson. Les négriers profitaient de la réunion de ces hommes simples pour les saisir et les emmener en esclavage. Avant même la découverte de l’Amérique, dès 1462, avait par une bulle de Pie II pour les protéger (2), et ce fut en vain. Ils durent fuir les missions comme autant de piéges, et redemander à leurs habitudes sauvages un asile contre les dangers de la religion et de la vie nouvelle qu’ils avaient adoptées.

(1). Voyez Ritter, Afrique, passim; Desboroug-Cooley, Histoire des Voyages; un Voyage en Afrique, publié par la Presse (août 1845).

(2). M. Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles, II, p. 471.

L’esclavage a donc étouffé ou détruit les germes d’une civilisation libre et vraie, déposés par le christianisme au sein des races indigènes en Afrique et en Amérique. Après cela convient-il encore de l’exalter comme l’instrument de la Providence et l’agent suprême de la conversion des Gentils? Pour avoir introduit dans l’Amérique dépeuplée quelques débris de ces populations africaines, décimées par la même influence, pour leur avoir donné le baptême en échange de la liberté, les colons méritent-ils les honneurs de l’apostolat? Quand les apôtres allaient conquérir les peuples à l’Évangile, ils se donnaient à eux, non comme des maîtres, mais comme des serviteurs, à l’exemple de celui qui, pour sauver les hommes, prit la forme d’un esclave, formam servi accipiens!

Mais qu’ont fait nos modernes apôtres pour cette race africaine que leur zèle fait venir à grands frais d’un bord de l’Atlantique à l’autre, pour les convertir à domicile? Il ne suffit pas de baptiser un peuple pour le faire chrétien, et encore négligea-t-on longtemps de baptiser les nègres aux colonies espagnoles (1). – Il faut lui apprendre la loi de l’Évangile, lui en inspirer l’esprit, lui en faire aimer la pratique. Or examinons la situation religieuse des colonies. On dit régulièrement la prière dans les ateliers; la prière, cette libre élévation de l’âme, se fait, nous l’avons vu, comme tout autre exercice de l’esclavage, au signal du fouet! Voilà ce qui rappelle la religion aux esclaves. Après cela, si quelques femmes créoles, vraiment animées de l’esprit chrétien, se font elles-mêmes un devoir de catéchiser les enfants de la maison, en somme et à prendre la généralité des faits, il n’en est pas moins vrai que l’enseignement religieux, comme l’enseignement primaire, est dans la plus triste condition (2). Cela résulte de l’aveu des prêtres les plus favorables: «Le mouvement de la propagation religieuse,» dit M. l’abbé Castelli, préfet apostolique à la Martinique, «est NUL ou PRESQUE NUL, en comparaison de ce qu’il devrait être dans la situation actuelle;» et il invoque un pareil témoignage pour la Guadeloupe. «Osons le dire, l’instruction religieuse et morale des esclaves, si fortement recommandée par les ordonnances royales et les prescriptions ministérielles, si impérieusement prescrite, surtout par les divins préceptes de l’Évangile, est NULLE à la Guadeloupe. La tâche est immense et de la plus haute importance. Mais jusqu’à ce jour elle y est encore à faire (3).» A qui s’en prendre? aux nègres? Mais on eut des exemples autrefois, et l’on a dès à présent de nouvelles preuves de leur zèle pour la religion, dans les îles émancipées et sur les côtes d’Afrique (4). Ce n’est donc pas non plus la faute de la doctrine, et il faut s’en prendre aux obstacles que l’esclavage élève entre la doctrine et leur coeur: à l’indifférence des maîtres, à leur opposition. Au premier abord on doit en être surpris. Il semblerait qu’à défaut de foi, l’intérêt même du maître devrait stimuler son zèle; car les devoirs de l’esclavage sont bien durs, et le christianisme fait accepter tous les devoirs, plus que les devoirs. C’est que le christianisme, qui a fait disparaître l’ancien esclavage, est coupable aussi de l’avoir supprimé déjà chez nos voisins. C’est qu’il y a au fond de ses doctrines un souffle de liberté que l’on redoute. Il dit a l’esclave de se résigner, mais il l’élève à la qualité d’enfant de Dieu; et comment posséder comme des brutes des êtres marqués du sceau divin? Un colon protestant, plus scrupuleux, pour n’avoir pas de frères dans l’esclavage, ne les baptisait qu’à l’article de la mort (5)!

(1). Vie du père Claver, citée par l’abbé Dugoujon, p. 72.

(2). Rapport de M. de Broglie, p. 92-109 et 116-125.

(3). M. l’abbé Castelli, de l’Esclavage en général et de l’émancipation des noirs. (1844), p. 164 et 165. Les mots écrits en capitales le sont ainsi dans le texte.

(4). Annales de la propagation de la foi (1843, 1844 et 1847), Cf. M. l’abbé Dugoujon; Lettres, p.40-42. Il en donne des exemples, même pour nos colonies, parmi les libres, grâce au zèle de plusieurs de nos pasteurs, p. 21.

(5). M. l’abbé de Castelli, ibid., p. 162, note. – Quel qu’en soit le motif, le baptême est loin d’être régulièrement donné aux enfants d’esclaves en certains points de nos colonies. Nous ne parlons pas des autres sacrements… Voyez M. l’abbé Dugoujon, p. 71-73. M. Schoelcher, fort hostile d’ailleurs à l’influence chrétienne, a sur ce sujet de bien tristes révélations. Coup d’oeil sur l’état de la question de l’affranchissement, p. 14 et suiv.

Les maîtres sont donc partagés entre ces deux sentiments. Ils voudraient pour leurs esclaves de la vertu, de la résignation surtout (1); à cet effet, on invoque la bienfaisante influence du christianisme, et les Conseils coloniaux se montrent tout disposés à étendre les fondations religieuses. Mais on tient à «ne pas faire vibrer toutes les cordes évangéliques»; et pour cela que faut-il? un clergé spécial et dépendant (2). Telle est la constitution religieuse des colonies, et, sur ce point, nous craindrions de nous laisser tromper par de fausses apparences, si nous n’avions le témoignage d’un honnête missionnaire, qui parle des choses pour les avoir vues et éprouvées. C’est une Église constituée en dehors, ou, si l’on veut, tout à côté des formes de la hiérarchie catholique. Ainsi point d’évêques, le supérieur de la mission est un simple prêtre comme les autres, le préfet apostolique, un fonctionnaire ecclésiastique, comme on l’a fort justement, appelé (3). L’évêque, c’est le gouverneur, et il s’en attribue tous les droits sur les membres du clergé. Il leur adresse des circulaires (on ne les nomme pas encore mandements); il leur trace les limites de leurs obligations dans l’exercice du saint ministère, et leur dicte la manière dont ils doivent enseigner l’Évangile; il fait interdire, ou plus directement il expulse du pays (c’est son mode d’excommunication) ceux qui ne se conforment pas scrupuleusement aux canons rédigés dans ses bureaux. «C’est moi qui suis évêque ici,» disait un jour M. Goubeyre à un prêtre de la Guadeloupe (4). C’est de lui donc que les missionnaires, en arrivant, reçoivent leurs pouvoirs, et le directeur de l’intérieur, son grand-vicaire, prend quelquefois le soin de leur en donner l’exacte mesure (5). Ainsi pourvu et dirigé, le prêtre va prendre possession de sa charge, sous le bon plaisir du maire (6); et les colons achèveront de l’instruire des besoins du pays. Ils l’attireront chez eux, dans leurs salons, peu dans leur atelier: ces visites pourraient en déranger le régime, troubler le travail; elles sont aussi mal vues que celles des procureurs du roi (7). Ils viendront plutôt eux-mêmes au presbytère. «Le presbytère, dit M. l’abbé Dugoujon, est une sorte de club où se réunissent tous les soirs, après souper, les blancs qui habitent le bourg, et le dimanche, ceux qui descendent des campagnes; les vices des esclaves, les désordres des sang-mêlés, les Anglais, les philanthropes, tels sont les sujets quotidiens de la conversation (8).

(1). «Oui, nous voulons que la religion vienne ici proclamer son empire, afin qu’elle tempère et qu’elle arrête les excès qui pourraient être commis par un peuple soulevé au nom de la liberté,» etc. Avis, etc., p. 78 (Martinique).

(2). M. l’abbé Dugoujon, ibid., p. 19.

(3). Ibid., p. 98.

(4). M. l’abbé Dugoujon, ibid., p. 114.

(5). Ibid., p. 20.

(6). Ibid., p. 99.

(7). M. de Montalembert à la Chambre des Pairs du 7 avril 1845, et les documents qu’il cite à l’appui. Cf. M. l’abbé de Castelli, p. 111.

(8). M. l’abbé Dugoujon, ibid., p. 43.

Voilà sous quelle autorité et sous quelles influences on a soin de placer celui qui vient porter aux esclaves la parole de Dieu. Et maintenant qu’il leur parle de leurs vices, il les connaît; qu’il tonne contre le vol, le vagabondage et la paresse; qu’il condamne le concubinage où ils vivent, c’est de la morale. Mais qu’il n’aille point en faire un cas de conscience à la maîtresse qui le tolère: ceci est «de la police des habitations (1).» De même qu’il leur parle de Cham, c’est de l’histoire sacrée; qu’il leur parle même de Caïn, car on remonterait volontiers au delà du déluge et jusqu’à Caïn, pour trouver l’origine de cette race maudite (2). Mais qu’il s’arrête à la malédiction; pas un seul mot de l’unité et de la fraternité du genre humain: c’est de la politique, et sa mission ne va pas jusque-là: Comment un prêtre catholique accepte-t-il tant d’entraves? L’inamovibilité est-elle donc nécessaire à son indépendance? – Elle l’est forcément à son apostolat. Un ordre d’embarquement peut le venir prendre dans sa chaire et mettre fin à ses discours. Beaucoup, au reste, en épargnent la peine au gouverneur, et, découragés de la stérilité de leurs efforts, sollicitent, de leur propre mouvement, leur congé: témoin M. l’abbé Dugoujon lui-même. D’autres demeurent parce que l’Église ne peut pas délaisser les esclaves; et quelques-uns ont conquis le droit de faire entendre des vérités utiles: leur ancien confrère s’est fait un devoir d’en rendre témoignage. Mais un plus grand nombre, il a dû l’avouer, finissent par se laisser aller aux influences des colons, ou, pour mieux dire, de la colonie: car enfin les colons sont entraînés eux mêmes. – Quel attrait peut avoir pour les nègres la prédication évangélique ainsi comprimée? Beaucoup accourent pour entendre le nouveau prédicateur, peu reviennent le dimanche suivant: «Nous n’avons pas besoin d’aller à l’église, disaient-ils une fois, pour savoir qu’il faut travailler et obéir, on nous l’apprend assez sur l’habitation, et le commandeur, avec son fouet, nous empêche de l’oublier.» Le maire qui racontait au préfet apostolique cette anecdote ajoutait: «Quelle folie de songer à instruire de pareilles gens (3)!»

(1). Ibid., p.102.

(2). Bergier, Dictionnaire théologique, au mot NÈGRE, cité par M. l’abbé Dugoujon, ibid., p. 24.

(3). M. l’abbé Dugoujon, ibid., pages 65, 100 et 114; M. Schoelcher, Colonies étrangères, II, p. 418-445; M. Rouvellat de Cussac, p. 169-170; M. l’abbé Dugoujon, ibid., p.39.

Prêché dans de pareilles conditions et contenu dans ces bornes, le christianisme ne pouvait pas produire parmi les nègres des fruits bien abondants. Il y a, je le reconnais, des différences entre le nègre de traite et le nègre créole; différence dans les formes, différence même dans la valeur: où le nègre de traite valait 200 fr., le nègre créole pourrait en valoir 1200. Qu’est-ce- à dire? Il vaut mieux comme instrument, sans doute: il a été dressé au travail; il vaut mieux comme animal: il s’est acclimaté; mais vaut-il mieux comme homme? Les anciens ne croyaient guère à cette influence morale de l’esclavage. Un homme qui avait passé une seule année dans l’esclavage était réputé vétéran (veterator), et si on le donnait comme nouveau (novitius), il y avait contre le vendeur action rédhibitoire: il semblait trop difficile de réformer les moeurs d’un esclave vieux d’un an (1)! Si les modernes n’ont point emprunté cette loi au droit ancien de l’esclavage, c’est qu’à leurs yeux l’instrument est plus que l’homme dans l’esclave. Allez à l’homme et cherchez ce qu’il devient! demandez où en sont ces progrès très-réels des négresses dans les moeurs régulières et civilisées!» C’est qu’au lieu de se donner à qui veut les prendre, elles se donnent à qui veut les acheter, non pour du cuivre ou de l’argent, sans doute, comme ces Européennes, mais pour des doublons, ce qui est bien plus noble! c’est que leur pudeur est arrivée à rechercher l’ombre pour ces actes coupables dont elles divulgueront tout le mystère dès le matin. Il leur manque encore, dit-on, la pudeur du silence. Mais qu’importe? est-ce le chemin de l’honnêteté? Or combien suivent cette voie? «Moins précoces que les Européennes, les jeunes négresses sont jusqu’à dix-huit ans assez modestes; mais alors le danger commence, et peu savent ou veulent échapper (2). Ajoutons qu’elles le peuvent bien moins encore parmi les séductions du service domestique, les licences de l’atelier ou les dangers de ces petits commerces qui les retiennent sur la voie publique et devant les casernes, au profit d’une maîtresse avide du produit de la journée, quelle qu’en soit la source Avec ces moeurs dans les femmes, on a peu de choses à attendre des hommes, et il ne faut guère espérer les retenir par le mariage, quand le mariage leur impose les devoirs de l’époux sans leur conférer les droits du père. Aussi le concubinage est-il l’état ordinaire du nègre (3), et le mariage, selon un document officiel, n’offre parmi eux de garantie de stabilité que quand il vient consacre une longue habitude (4). Disons le, le désordre s’est à demi voilé, comme se couvrent à demi ces corps apportés nus des rivages africains; le mal commence à se comprendre, mais ne s’en commet pas moins, et la promiscuité, pour avoir changé de lieu n’a guère changé de nature.

(1). «Praesumptum est enim ea mancipia quae rudia sunt, simpliciora esse et ad ministeria aptiora et dociliora et ad omne ministerium habilia; trita vero mancipia et veterana difficile est reformare et ad suos mores formare. L.. 37. (Ulp.) D., XXI, 1, de AEdict. edicto.

(2). Voyage aux Antilles, p. 242-243.

(3). M. Schoelcher, Colonies françaises, p. 22-78; M. l’abbé Castelli, ibid., p. 122; M. l’abbé Dugoujon, p. 28; M. de Broglie, Rapport, p. 134-138, et les documents officiels dont il s’appuie. M. l’abbé Dugoujon (p. 91) cite une habitation modèle où sur deux cent cinquante nègres il n’y a pas une seule union légitime. M. de La Charrière, dans l’ouvrage cité (ch. V), dit que ces associations durent généralement un an à peine.

(4). Avis des Conseils coloniaux, etc., p. 225 (Guyane). – Encore le nombre de ces unions n’est-il pas fort considérable. M. de Tocqueville a dit à la Chambre des Députés (séance du 30 mars 1845) qu’en 1842 il y avait eu cent trente mariages pour toute la masse des esclaves.

Le nègre, dans cet état d’esclavage, répugne donc à ces liens qui l’attacheraient à la famille (1). Y prend-il davantage ces habitudes de travail qui le fixeraient au sol? Il travaille sans doute sous la loi de la contrainte, mais on trouve qu’il travaille mal (2), et l’on dit que, quand il sera libre, il ne travaillera plus. On connaît le proverbe du nègre: travail pas bon; cette paresse est, dit-on, le fond même de sa nature, et tient à l’influence fatale du climat où il vit. Mais pourtant, s’il en est ainsi, c’est un étrangle moyen d’amener au travail cette race naturellement rebelle, que de la transporter sous un climat qui la convie nécessairement au sommeil, à l’imprévoyance, à la paresse (3), à moins que la contrainte ne soit indispensable, et qu’on ne puisse arriver à la civilisation si l’on n’y marche à coups de fouet. Allons plus loin. Si la haine du travail est tellement dans la nature du nègre, il semble difficile que l’esclavage l’en corrige, et l’on peut craindre, au contraire, qu’il ne fortifie en lui cet instinct. Que lui apprend, en effet, le régime de nos colonies? Il lui apprend, par le double exemple de la vie servile et de la vie libre, que le travail est lié à la servitude et que le loisir est le propre de la liberté. Devenu libre, il se repose, à moins que la nécessité ne le presse, et peu lui suffit. Mais on ne veut pas qu’il se contente de si peu; c’est pour cela qu’on en appelle à l’esclavage, et les bonnes raisons ne manquent pas: «C’est peut-être par ce motif, se dit-on, et parce qu’alors cette grande obligation imposée à l’humanité n’eût pas été générale, que l’esclavage est aussi ancien que le monde. La Providence l’a toléré jusqu’à ce jour, sans doute dans cette pensée que le travail est la condition de la vie, et que, de gré ou de force, on ne peut manger son pain qu’à la sueur de son front (4).»

(1). M. Petit de Baroncourt (p. 147) croit justifier le maintien de l’esclavage en citant des mères esclaves qui abandonnent leurs enfants nouveau-nés!

(2). Les noirs ont la pioche à la main depuis quatre heures du matin jusqu’au coucher du soleil; mais les maîtres, en revenant d’examiner leur ouvrage, répètent tous les soirs: Ces gueux ne travaillent pas.» Lettres de Parny à Bertin, 1775, ap. M. Schoelcher, Colonies françaises, p. 276.

(3). M. Petit de Baroncourt, Lettres, etc., p. 19.

(4). Rapport fait au Conseil colonial de la Martinique, 31 octobre 1838. Avis, etc., p. 65…

On peut fort commodément se faire de pareils systèmes dans ces loisirs que donne l’esclavage aux maîtres, il est moins aisé de les faire accepter; et M. de Rémusat les avait déjà ruinés dans leurs fondements. Cette résistance au travail qui est un fait, il montre qu’il ne faut l’attribuer ni à la nature du climat, ni à la nature du nègre, mais bien à la nature de l’esclavage, et il en donne deux ordres de preuves: les serfs se refusant aux soins de l’agriculture sous le froid climat de la Gallicie, et ces hommes libres, blancs ou noirs, se pliant à toutes les nécessités qu’elle impose, à Porto-Rico et ailleurs. C’est l’esclavage qui dégrade le travail et en inspire le dégoût, et la preuve encore, c’est que le travail le plus méprisé est précisément celui qui est le plus généralement dévolu aux esclaves: le travail de la terre (1). On a contredit cette assertion dans le rapport fait au Conseil colonial de la Guadeloupe; mais on l’a corroborée, dans la discussion, par les aveux les plus explicites. «Le travail, y dit-on, est, pour les anciens esclaves le signe et le symbole de la servitude; et, si quelques affranchis en ont pourtant retenu l’habitude, on n’en connaît aucun qui cultive la terre, et c’est là qu’est la difficulté (2).» Cette difficulté que l’on oppose à l’établissement de la liberté, il faut donc la reporter à l’esclavage qui l’a faite; et le grand exemple de Saint-Domingue, si souvent allégué en faveur de ce régime, doit tourner aussi à l’appui de l’accusation. Saint-Domingue, c’est la race nègre, non comme elle peut être naturellement en liberté, mais comme l’a faite l’esclavage, avec ces habitudes d’imprévoyance et de corruption que le maître se garde bien de combattre: ce sont les vrais fondements et les seules garanties de son pouvoir. Saint-Domingue est le résultat le plus vrai de cette éducation tant vantée, après plus de cent ans; et si longtemps qu’elle se fût prolongée, il n’en serait point sorti autre chose. Car l’esclavage peut bien imposer le travail, il ne l’apprend pas; non-seulement il ne l’apprend pas, mais il en détourne en y laissant cette sorte de flétrissure qu’il imprime à tout ce qu’il touche; et ce mépris est étendu par les esclaves eux-mêmes jusqu’aux blancs qui, libres d’origine, descendent au milieu d’eux à la condition d’ouvriers (3).

(1). Rapport de M. de Rémusat, p. 39; Cf. M. Schoelcher, Colonies françaises p. 267-280; M. l’abbé Castelli p. 104, etc.

(2). Avis, etc. p 171-172 – Il faut dire pourtant que la difficulté n’est pas insurmontable, et qu’elle a été exagérée. Voyez M. Rouvellat de Cussac, p. 163.

(3). Voyage aux Antilles, p. 250.

Ainsi l’esclavage n’a donné aux nègres ni l’habitude du travail, ni la pratique des bonnes moeurs. Qu’ont-ils donc pris à cette civilisation au sein de laquelle ils ont été jetés? Le goût des futilités et des jeux, un amour ridicule et désordonné pour tout ce qui frappe leurs yeux par un faux éclat de richesse et de luxe. En accusera-t-on l’infériorité de leur nature et cette éternelle enfance ù elle les retient? Mais si le nègre est d’une nature inférieure, s’il est absolument ou provisoirement incapable de s’élever à notre niveau, pourquoi l’y attirer? Ne vaudrait-il pas mieux pour lui une civilisation qui négligeât pour quelque temps encore les bottes vernies et les gants jaunes (1); et s’accommodât à sa nature de nègre, qui ne comporte pas les recherches de notre luxe, sans blesser sa nature d’homme qui veut la liberté?

(1). «Je voudrais bien savoir comment de bottes vernies, Sakoski envoie chez les Iolofs et chez les Congos, tandis que les Africains, victimes malheureuses de cette traite abominable, entrent pour plus d’un cinquième dans l’achat des quatorze millions de francs d’objets de modes que la seule ville de Paris expédie chaque année à nos quatre colonies de Cayenne, de la Martinique, de la Guadeloupe et de Bourbon.» Voyage aux Antilles, II, p. 227-228.

C’était pourtant pour élever les nègres à la religion et à la morale qu’on les avait introduits aux colonies; c’est par ces grands motifs qu’on entraîna Ferdinand et Isabelle (1), c’est par là qu’on triompha des répugnances de Louis XIII: «Louis XIII, dit Montesquieu, se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies; mais, quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit (2).» Cette éducation n’ayant point paru suffisante aux Antilles, on voulut la poursuivre en Europe, et de même qu’on avait mis en oubli le principe chrétien qui proclame tous les hommes égaux en Jésus-Christ, on demanda et l’on obtint du gouvernement de Louis XV une dérogation à cette grande maxime nationale qui tenait pour libre quiconque touchait le sol de France (3). La chose en valait la peine en effet; il s’agissait «de conformer les esclaves dans les instructions et les exercices de notre religion, et de leur faire apprendre en même temps quelque art et métier dont les colonies recevraient beaucoup d’utilité par leur retour (4).» La religion avait servi de prétexte, la philosophie s’en accommoda; et un jour, en 1762, on s’aperçut que esclavage avait repris possession des habitudes domestiques. A la faveur de l’édit de 1716, en dépit des précautions qu’il avait prises et des entraves que la déclaration de décembre 1738 y avait encore apportées, «un déluge de nègres avait envahi la France: Paris était devenu un marché public où les hommes se vendaient au plus offrant et dernier enchérisseur;» et les prisons de l’État se trouvaient converties en geôles d’esclaves. Au moment où parut l’ordonnance provoquée par ces abus, l’autorité était sans cesse occupée à en ouvrir les portes aux nègres qu’y détenait, sans plus de formalité, la volonté de leurs maîtres, par une audacieuse usurpation des pouvoirs publics (5).

(1). Bergier, Dictionnaire théologique, au mot NÈGRE, cité par M. l’abbé Dugoujon, p. 111.

(2). Esprit des lois, XV, 4.

(3). L’étranger, réduit à la servitude, y trouva même un asile et il a toujours suffi, depuis, qu’il soit entré dans ce royaume pour y recouvrer un bien qui est commun à tous les hommes. Ordonnances de M. le duc de Penthièvre, amiral de France, 13 mars et 5 avril 1762 (Code noir, p. 433).

(4). Edit du roi, octobre 1716 (Code noir, p. 170).

(5). Le fait est assez curieux pour que nous mettions sous les yeux du lecteur une partie du document officiel: «Uniquement destinés à la culture de nos colonies, la nécessité les y a conduits, cette même nécessité les y conserve, et on n’avait jamais pensé qu’ils vinssent traîner leurs chaînes jusque dans le sein du royaume. C’est néanmoins ce qu’ont voulu introduire parmi nous quelques habitants de nos colonies dont l’orgueil, resserré dans ce nouveau monde, a voulu s’étendre jusque dans la capitale de cet empire et dans le reste de son étendue. Le voile de l’utilité des colonies leur servit de prétexte. En 1716, celui de la religion vint à l’appui. Ils demandèrent au roi la permission de faire passer en France quelques nègres, pour les confirmer dans les instructions et dans les exercices du christianisme, comme si dans nos colonies on n’avait pas de pareils exemples, et pour leur faire apprendre quelques métiers. Le roi, toujours porté à faire tout ce qui peut contribuer au bonheur de ses peuples, leur octroya leur demande par l’édit du mois d’octobre, édit subreptice et obreptice, rendu sur un faux exposé et sans aucun motif de nécessité. – A l’abri de cette loi non enregistrée, un déluge de nègres parut en France, bientôt on oublia les formalités prescrites par cet édit, depuis renouvelé par une déclaration de 1738. La France, surtout sa capitale, est devenue un marché public où l’on a vendu les hommes au plus offrant et dernier enchérisseur: il n’est pas de bourgeois ni d’ouvrier qui n’ait eu son nègre esclave. Nous avons été instruits de plusieurs achats de cette nature, nous avons eu la douleur de voir plusieurs ordres obtenus et surpris à la religion du lieutenant général de police, au moyen desquels plusieurs particuliers ont fait constituer prisonniers leurs nègres; en sorte que l’esclavage, si vous n’y remédiez promptement, reprendra bientôt ses droits en France, contre les saines maximes de ce royaume, qui n’admettent aucun esclave en France. (Ordonnances du duc de Penthièvre, amiral de France, 31 mars et 5 avril 1762; Code noir, p. 435.)

Qui eût pensé que la société de Voltaire ait porté jusque-là l’agiotage dans le prosélytisme et l’intolérance dans la foi (1)? Laissons donc là les pieux motifs, il y a beaucoup plus de fondement dans ces raisons que Montesquieu résumait avec tant de verve dans sa mordante ironie:

(1). Ce n’est pas sans dessein que nous avons nommé Voltaire. Il est invoqué, avec quelque raison, par les défenseurs de l’esclavage, comme ayant dit d’un intérêt qu’il avait pris dans une compagnie de traite: «J’ai fait une bonne affaire et une bonne action.»

«Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. – Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. – Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. – Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. – De petits esprits exagèrent trop l’injustice qu’on fait aux Africains; car si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié (1)?

(1). Esprit des lois, Liv. XV, 5.

VII.

Le dernier argument, grâce à Dieu, n’en est plus un aujourd’hui. Les peuples se sont émus, ils ont posé en principe l’abolition de l’esclavage. En Angleterre, c’est un fait accompli; ailleurs, c’est au moins un fait commencé. Mais on est bien loin de s’y résigner partout, et, si longtemps qu’il durera, il trouvera des partisans pour le défendre. Retranchez-le de l’histoire comme moyen d’éducation des esclaves, il restera dans le présent comme instrument de production pour les maîtres, et, pour n’être plus qu’une affaire d’intérêt, la question n’en revendiquera pas moins les formes sacrées du droit. Le Globe, cherchant à rallier tous ceux qu’atteindrait une semblable mesure, s’écriait: «Que les planteurs de tous les pays à esclaves persistent donc à former entre eux une alliance à laquelle ils pourront aussi donner le nom de sainte, parce qu’il n’y a rien au monde de plus saint que la légitime défense des biens qu’on ne tient de ses pères qu’à la charge de les transmettre à ses enfants (2 juillet 1843).»

Les colons ne pouvaient pas manquer de répondre à cet appel, car depuis longtemps ils en avaient: posé le principe. L’auteur du rapport fait au Conseil de la Martinique déclare athée la loi qui doute de l’esclavage (1), et un membre, entrant dans l’examen de la question, professait franchement, nous l’avons vu, que le droit naturel n’a rien de commun avec le droit social, que l’un finit où l’autre commence, que le premier consiste même à nier le second (2). Si vous en appelez à la raison, ils citeront le Code noir: point de réplique. D’autres trouvent que la propriété de l’homme vaut la propriété du sol, et demandent à la métropole, qui parle d’abolition, si elle veut les lois agraires (3). M. de La Charrière, président de la cour royale de la Guadeloupe, va même plus loin; il trouve que la possession de l’esclave est la plus sacrée des propriétés. Selon lui, la première propriété fut celle d’un meuble, la deuxième, celle de l’esclave, et la troisième, celle de la terre, «fille de l’occupation, la dernière à s’établir et la plus difficile à justifier peut-être.» Chef de la magistrature, il ne soutiendra pas cette radicale opposition du droit naturel et du droit civil. Il fait pis, selon nous, car il invoque le premier à l’appui du second pour sanctionner sa thèse: «Si, maintenant, nous comparons les deux genres de propriétés qui nous occupent, nous verrons que l’une est établie aux dépens de l’ennemi, l’autre aux dépens de la tribu; que la première est née du droit naturel, que l’autre ne s’appuie sur aucun principe et n’a pour sanction que sa durée. Si quelqu’un me demandait quelle est l’origine de ma propriété sur mon esclave, je ne craindrais point de remonter avec lui dans l’antiquité, de livrer mes titres à son investigation, car ils s’appuient et sur le droit civil et sur le droit naturel. Si un de mes concitoyens, au contraire, me demandait comment il se fait qu’étant tous enfants de la même patrie, les uns ne possèdent rien tandis que les autres possèdent tout, je me garderais bien de me reporter jusqu’au temps où le sol appartenait en commun à toute la tribu. Je lui montrerais mes contrats, j’invoquerais le droit arbitraire, la prescription.» Aussi, n’a-t-il qu’un foi très-équivoque au maintien de la propriété du sol; il se demande: «si elle subsistera toujours cette propriété foncière? si le dernier développement du christianisme, la dernière phase de l’humanité ne sera pas la société moins la propriété.» Mais, pour la propriété de l’homme, il est plus rassuré quand il en trouve l’origine «dans la plus fondamentale des lois de la nature humaine,» et la sanction dans l’histoire de tous les pays et de tous les temps (4).

(1). «La loi est athée, car elle laisse mettre en problème la sainteté de nos droits, celle (la sainteté?) de notre existence et de nos fortunes.» (Avis, etc., p. 70.)

(2). Avis, etc., p. 84 (Martinique), cité plus haut.

(3). «Si, dans une question de ce genre, on vient invoquer les grands principes de justice absolue qui n’admettent ni restriction, ni mesure, on répondrait facilement à M. le rapporteur que la société tout entière est fondée sur l’oubli de ce principe. Et pour ne parler que d’une seule, n’en résulterait-il pas d’abord cette mesure non moins équitable qu’on est convenu d’appeler loi agraire.» (Rapport fait au Conseil de la Martinique; Avis, etc., p. 65.) – «Le droit de posséder tel morceau de terre, disait un autre colon, n’est pas plus de droit naturel que celui de posséder un homme: ces deux droits sont ceux de la force légalisée par des nécessités sociales. Serais-je admis à prêcher contre votre propriété du sol en Europe? Non. Je respecte votre droit, respectez le mien; et si vous ne voulez point le laisser exister, payez votre fantaisie en espèces, au lieu de la payer en phrases sur la dignité humaine.» (Voyez M. Schoelcher aux chapitres XVII et XVIII.)

(4). M. de La Charrière, ouvrage cité, ch. I.

Cet exemple montre jusqu’à quel point l’esprit de système peut, en cette matière, égarer une âme honnête. On oublie le négrier, on ne voit plus que l’homme des anciens temps, sauvant l’homme qu’il pouvait tuer, pour en faire son esclave. On voit Cham et les malédictions de la Bible, on ne voit point Jésus et l’héritage de bénédictions du Nouveau Testament. Je me trompe, on le connaît, on sait combien est sublime la doctrine de l’affranchissement, et l’auteur dont nous parlions plus haut est autant que personne capable de le comprendre. «Ajoutant l’exemple au précepte, l’Évangile à la main, il aurait dit à ses nègres: Soyez libres, soyez mes égaux; vous perdez un maître, mais vous conserverez un protecteur et un ami.» Telles étaient ses premières impressions; mais quand il a interrogé l’histoire, quand il a consulté les faits,… il a compris «qu’il ne fallait pas mettre le coeur à la place de la raison (1).»

(1). M. de La Charrière, ouvrage cité, p. 67.

Et voilà ce qui donne à cette question toute d’intérêt, des défenseurs désintéressés et d’autant plus ardents à la défendre. On se défie du coeur, source de toute bonne inspiration, et l’on suit un fantôme que l’imagination a revêtu des dehors de l’expérience et de la raison. Ce que prouve l’expérience de l’histoire, nous l’avons fait pressentir et nous l’exposerons avec plus de développement dans notre livre. Le second ordre d’arguments est plus décisif encore. La nature n’a pas donné à l’homme un droit de propriété sur son semblable; car ce droit détruit la nature même de l’homme, qui est essentiellement la personnalité. Et si elle ne l’a point établi, à quel titre aurait-il pu s’introduire? Comment surtout a-t-il pu reparaître parmi les sociétés modernes? Si les anciens retranchaient du droit de propriété les choses saintes, quoi de plus sacré pour un chrétien que l’homme, qui est l’image de Dieu (1)? La liberté, c’est-à-dire la possession de soi-même, est donc inviolable, et elle est à tous égards imprescriptible; car la prescription transfère, elle ne crée point le droit de propriété. La loi civile elle-même n’a pas cette puissance contre le droit de la raison qui s’y oppose, et du moins quand elle l’a établi par son propre fait, elle a dû retenir sur son oeuvre toutes les prérogatives du pouvoir constituant. Elle a donc essentiellement le droit de modifier, de restreindre ou d’abolir cette propriété, qui tient d’elle seule l’existence; et, pour ne point abuser des mots, elle n’en a fait qu’une possession légale, évidemment conditionnelle, nécessairement temporaire, et toujours révocable, comme M. le duc de Broglie l’a clairement établi (2): d’autant plus révocable qu’elle a duré davantage, parce qu’un plus long abus demande, en faveur de cette race, une plus prompte et plus complète réparation.

(1). Saint Cyrille revendiquait noblement ce droit de l’homme en rappelant que, tandis que les autres animaux étaient créés pour son service, lui seul était fait à l’image du Créateur. (Catech., p. 106, c.) – Voyez l’exposition de la Doctrine des Pères de l’Église sur ce sujet, au ch. VIII du IIIe volume de notre Histoire de l’esclavage dans l’antiquité.

(2). Rapport, etc., p. 262-268.

Il est vrai qu’on se montre quelquefois moins rigoureux sur la nature du lien qui attache l’esclave au maître. L’esclavage n’est plus un fait simple et absolu de propriété, mais une sorte de contrat où le maître et l’esclave donnent et reçoivent par une mutuelle compensation… comme s’il y avait contrat là où il n’y a point, de part et d’autre, égale liberté d’engagement. – Mais qu’importe, dira-t-on, l’égalité des contractants, s’il y a balance égale dans les parts qui font l’objet de l’échange? Pourquoi dès lors troubler cette association, quelle qu’elle soit? Servira-t-on les esclaves en leur donnant au lieu de cette vie laborieuse, mais assurée, toutes les misères du travail libre?

Nous n’avons pas dissimulé ce que la vie de l’esclave pouvait avoir quelquefois d’avantages matériels, et nous avons aussi reconnu ce que la vie de l’ouvrier libre àa de hasards et de pénibles vicissitudes. Certes, l’humanité gagnerait doublement si, par une sorte de compensation, on satisfaisait en même temps aux instances de la métropole en faveur de l’un et aux récriminations des colonies en faveur de l’autre: pourvu toutefois qu’elles formulent un système, et qu’en retour de la liberté donnée aux nègres, elles aient autre chose que l’esclavage pour nos ouvriers. Oui, l’esclavage, à certains égards, peut paraître préférable à la vie libre; et pourtant l’esclave aspire à la liberté: c’est même la récompense que les colons promettent à ses efforts et à sa bonne conduite; et nul ouvrier européen, dans le plus grand dénûment, n’eut la pensée d’envier l’esclavage! Quelle plus forte preuve que cette condition est contre la vraie nature de l’homme? Aussi, vainement cherche-t-on à donner ici le change à l’opinion. Si la résignation est devenue, en effet, une vertu commune de l’esclave, si l’esclavage a presque effacé dans son âme le sentiment de la personnalité (1), il n’en a pas détruit le principe, il n’a point étouffé la pensée de la liberté tout entière, ni le désir d’y arriver à la première occasion: témoin les nègres marrons, de tous les temps (2); les lois sévères qui appelaient, pour arrêter leur fuite, les mutilations et la mort (3); et, depuis qu’elles ont passé d’usage, ce redoublement de mesures préventives, ce cordon de troupes qui borde nos îles pour épier et contenir toute tentative d’évasion (4). Car la fuite, dont les maîtres font un si grand crime à l’esclave, sera toujours un droit pour lui, et Plaute osait le proclamer sur le théâtre même de Rome, en face de cette législation redoutable:

(1). M. Petit de Baroncourt, Lettres etc., p. 85.

(2). M. l’abbé Dugoujon dit que tout récemment le nombre des fugitifs dans le quartier de Petit-Bourg (Guadeloupe) fut assez inquiétant pour faire exécuter plusieurs battues dans les bois. Plusieurs furent arrêtés et «appliqués à des tortures dont on ne soupçonnerait pas les barbares raffinements.» (Lettres sur l’esclavage (1845), p. 94.)

(3). L’article du Code noir qui, pour la seconde fois, ordonnait de couper le jarret fut encore appliqué en 1815. Cette peine est abolie expressément depuis 1833. On n’a plus pour prévenir ou réprimer la fuite que des cages massives, sorte de cercueil, un peu large, ou de fort petits cachots, comme ceux dont se servait M. Douillard-Mahaudière; à quoi il faut ajouter les barres, les entraves, les chaînes, les carcans ramifiés pour empêcher l’esclave d’entrer dans les bois… Disons, cependant, que ces derniers instruments, au témoignage de M. Schoelcher, qui les a vus, ne servent plus que d’épouvantails. (Voyez Colonies françaises, p. 99-121); Cf. M. l’abbé Dugoujon, p. 85.)

(4).M. l’abbé Castelli, p. 181; M. l’abbé Dugoujon (p. 68), dit que les évasions sont nombreuses, mais qu’on les dissimule. Cf. M. Rouvellat de Cussac, p. 200, et M. Schoelcher p. 113 et suiv. – Un gouverneur de la Guadeloupe accusait ces nègres de porter atteinte à la propriété en se sauvant, et il disait vrai (ibid.). Aujourd’hui, on les renvoie généralement en Cour d’assises pour vol de bateaux (M. Rouvellat de Cussac, p. 123). Les bateaux étant souvent enchaînés, cela peut constituer un vol avec effraction: il en serait probablement ainsi de l’esclave qui romprait sa chaîne!

Neque Pol tibi nos, quia nos servas, aequom’st vitio vortere,

Neque te nobis, si abeamus hinc, si fuat obcasio (1).

(1). Plaute, Captiv., II, II, 194. Celui qui parle est un homme, libre d’origine, pris à la guerre, et vendu par le vainqueur à un maître: à ce second degré, c’est un esclave comme le plus grand nombre des esclaves romains.

A l’intérieur, nous le reconnaissons encore, le colon n’a pas besoin de semblables défenses pour protéger la vie de sa famille. Il dort portes ouvertes, au milieu de ses esclaves armés: noble confiance, plus efficace que toute autre chose pour prévenir et détourner le mal. Il y a même dans la nature du nègre un fond de bonté qui résiste à l’influence des mauvais traitements. On en a cité de fort touchants exemples (1), et l’histoire en a consacré plusieurs parmi les actes du plus héroïque dévoûment; mais l’Histoire nous rappelle en même temps ces grandes révoltes au milieu desquelles ils se sont produits. Le désastre de Saint-Domingue a des témoins vivants encore; et naguère, à Cuba, une grande conspiration, découverte à temps, menaçait la colonie d’une semblable catastrophe (2). Il ne faut donc pas croire que ces temps soient passés pour toujours; que les nègres, gagnés par un meilleur traitement, vont renoncer à la révolte, à la fuite, accepter, bénir leur esclavage. La nature protestera encore contre la séduction comme contre la violence… Depuis tant de siècles qu’on y travaille, on n’est point arrivé à faire de l’homme un animal domestique.

(1). M. Rouvellat de Cussac, p. 183-194; M. l’abbé Dugoujon, p. 38.

(2). Le son des cloches de Pâques (1844) devait renouveler le massacre des vêpres siciliennes. M. le duc de Broglie a rappelé que dans les colonies anglaises, sous le régime de l’esclavage, sans remonter au delà du siècle présent; on a compté cinq grandes révoltes accompagnées d’incendie et de massacre. (Rapport, p. 11.) Pour n’avoir pas toujours ce caractère grave, les rébellions n’en semblent pas moins alarmantes et funestes dans quelques pays où l’esclavage dure encore. C’est à cette cause qu’un document officiel attribue, en partie, le faible revenu de l’exploitation des mines du Brésil. (Avis divers, publiés par le ministère du commerce, n° 281 (1845.))

Ainsi l’état de nos colonies ne doit pas nous inspirer une fausse sécurité; la patience et la bonne discipline de nos esclaves sont choses dont il faut craindre d’abuser, et le danger ne s’éloigne point parce qu’on en détourne la tête. La question d’ailleurs n’est plus entière. Depuis que le cri de l’émancipation a retenti dans nos îles, depuis que la liberté est proclamée aux îles anglaises, nos esclaves attendent; et cette situation qui, en cas de guerre, serait un grave danger (1), est, comme on l’a montré, dès à présent, une cause de malaise et de crise (2). Ils attendent, mais ils espèrent: l’exemple de l’antiquité nous enseigne que de telles espérances n’ont jamais été impunément comprimées.

(1): On a dit qu’en cas de guerre, les colonies, avec l’esclavage, se battront à outrance, et qu’après l’émancipation elles seraient indifférentes et désaffectionnées (Presse du 5 avril 1845). C’est ne voit que les blancs et oublier les esclaves qui, à Bourbon et à la Martinique, sont le double, à la Guyane le triple, à la Guadeloupe le quadruple de la population libre. On n’a pas répondu au dilemme décisif de M. le duc de Broglie. (Rapport, p. 49-50.)

(2). «Vous avez réussi a faire un enfer d’un pays où régnait le bonheurConseil colonial de la Martinique, séance du 1er novembre 1839 (p. 81). – Voyez des faits plus positifs, sur cet état de crise des colonies, dans le Rapport de M. le duc de Broglie, p. 51 et suiv., et dans les discours de M. Beugnot à la Chambre des Pairs, et de M. de Tocqueville à la Chambre des Députés (4 avril et 30 mai 1845). Cf. M. l’abbé Dugoujon, p. 93.

VIII.

Mais pourquoi tant s’agiter, nous dit-on; l’esclavage s’en va, laissez-le suivre son cours (1). On ne conteste pas le principe; c’est un fait, un fait contemporain de moeurs qui ont disparu, un fait par conséquent sans racine et prêt à disparaître devant ce souffle puissant qui modifie sans cesse la forme des sociétés… – Ce serait trop attendre. L’esclavage s’est établi au XVe siècle, contre les idées et les moeurs de la civilisation chrétienne; il a trouvé des hommes pour l’exploiter depuis lors, et, si l’on n’y met ordre, il en trouvera toujours, comme il en eût toujours trouvé pour en faire trafic: on en a pour garant ces apologies de l’esclavage et de la traite elle-même, si fort en vogue aujourd’hui. L’esclavage ne s’en ira pas tout seul; et, quant à le supprimer, toutes les conditions que l’on y met, tous les délais qu’on réclame sont vraiment comme autant de fins de non-recevoir.

(1). Un colon a prétendu en donner une preuve mathématique en montrant par des chiffres que le nombre des naissances est inférieur au nombre des décès et des affranchissements combinés. Le chiffre de la mortalité s’élève en effet, mais celui des affranchissements diminue, comme l’a montré M. de Tocqueville; et, du reste, ce ne sera probablement point par là que l’esclavage finira en suivant son cours. M. Rouvellat de Cussac a montré combien les affranchissements sont peu en progrès, et combien les esclaves ont de la peine à obtenir la liberté, même à prix d’argent, p. 134-135, p. 220-224.

Qu’est-ce que la liberté, dit-on, si l’on n’en sait user? Un présent funeste: donner à l’enfant la liberté de s’entretenir et de vivre sans la tutelle de ses parents! «Et les nègres ne sont-ils pas une race à l’état d’enfance.» On veut donc attendre pour les affranchir qu’ils soient, «ces éternels enfants,» en âge d’être affranchis (1). Ou bien on établit que le nègre, par sa constitution, répugne au travail libre, et que les régions tropicales, par leur climat, ne comportent que le travail forcé. Après de semblables prémisses, ne faut-il pas désespérer de la conclusion? «Non,» dit le conseil colonial de la Guyane; «mais il faudra du temps et un temps considérable pour y parvenir, parce qu’il faudra combattre non-seulement de longues habitudes infiltrées dans le sang de toutes les générations qui précèdent, mais encore le tempérament de ces hommes travaillés par l’éternelle influence du climat (2).»

(1). M. Petit de Baroncourt, Lettres, p. 139 et encore p. 123. «Pourquoi me révolterais-je contre les impénétrables décrets de la Providence qui veut que les nègres obéissent longtemps avant de s’asseoir au banquet des sociétés modernes? C’est la loi commune de l’humanité. La civilisation ne s’achète qu’au prix des larmes et du sang.» Hâtons-nous de dire que le système de notre honorable collègue est beaucoup plus humain qu’il ne l’annonce.

(2). Avis des Conseils coloniaux, p. 241.

Mais qu’espère-t-on changer? L’éternelle influence du climat ou le tempérament des nègres? Notons bien que, pour changer le tempérament des nègres, il n’est pas question de le soustraire à cette éternelle influence du climat des Antilles; et d’ailleurs ce n’est point à des causes extérieures qu’on en rapporte vice. On est assez peu fixé, dans le camp de nos adversaires, sur la place qui appartient à la race africaine dans l’échelle des races animales; tel qui vante l’esclavage comme un moyen de l’élever à la civilisation de l’Europe, vous dira confidentiellement que le nègre a une vertèbre de moins que le blanc! Aussi se fait-on peu d’illusions, et le Globe (5 mai 1844), dans un article où il insistait sur la nécessité de rendre avant tout le travail libre possible, en moralisant l’esclave, déclarait, pour sa part, qu’on n’y arriverait pas.

Il faut le dire: soit découragement devant ces fatales influences et de la race et du pays, soit tout autre motif, on a peu fait pour l’éducation de l’esclave; et le peu d’efforts tentés dans le passé, alors que les progrès du nègre devaient servir uniquement à donner au maître de meilleurs instruments de travail, n’en fait guère espérer davantage pour un avenir où ces mêmes progrès doivent aboutir à l’affranchissement. Cette induction est malheureusement confirmée par les manifestations qui se sont produites au sein des conseils de nos colonies contre toutes les réformes; et, pour mesurer les effets qu’elles promettent d’avoir sous la sanction des ordonnances, il n’est pas inutile de rappeler l’accueil qu’elles y ont reçu à l’état de simples projets. On repousse l’instruction primaire. «Il est dans les vues des colons,» disait un membre du conseil de la Guadeloupe, «d’y faire participer tous les enfants de la population libre, mais les jeunes esclaves n’ont pas besoin de cette espèce d’éducation; leur place est à la garde des troupeaux et aux travaux légers des habitations.» Quant au rapporteur, il trouvait la question fort incertaine encore et toute solution, pour le moins, prématurée (1). Nonobstant, le gouvernement a fait bâtir des écoles et ordonné que les enfants de toutes les classes y fussent indistinctement reçus. Mais les colons n’ont prétendu les ouvrir que pour les enfants des blancs, et l’on vit un maire entrer dans un établissement des frères de Ploërmel et se charger lui-même, sur leur refus, d’expulser, comme intrus, les jeunes nègres admis en vertu de la loi (2). Les faits ont été soutenus sans démenti, dans la session de 1845, et M. Dubois (de la Loire-Inférieure), après avoir énergiquement résumé ses griefs, a su donner à sa réclamation une garantie légale, par un amendement introduit dans une loi de finances, il a fait décider que tous les ans on rendrait compte aux Chambres de la répartition des fonds destinés à cet emploi (3)… Mais les documents récemment déposés ont prouvé que depuis 1839 on avait dépensé 3,900,000 francs (aujourd’hui 4,500,000 francs, sans doute), pour apprendre à lire à douze jeunes noirs (4)!

(1). Avis des Conseils coloniaux, p. 149-150 et p. 113; et pour la Martinique, p. 80. M. de Broglie avait déjà signalé ces répugnances des maîtres et l’état déplorable de l’éducation des noirs (Rapport, p.92 et suiv.). – Selon M: Agénor de Gasparin (Esclavage et Traite, p. 167), dans les États du sud de l’Union, il est défendu d’enseigner à lire et à écrire aux esclaves.

(2). M. l’abbé Dugoujon, p.18; M. Rouvellat de Cussac, p. 136. – MM. Ternaux et Lherbette, séances du 29 mai et du 2 juin 1845.

(3). «A l’avenir, le Gouvernement rendra compte aux Chambres de la répartition de l’allocation destinée à l’instruction publique aux colonies d’après la loi du 25 mai 1837.» (Juin 1845.)

(4). M. J. de Lasteyrie et M. Ledru-Rollin ont relevé ces faits à la Chambre des Députés dans les séances des 24 et 26 avril dernier. Cf. M. Schoelcher, Histoire de l’esclavage dans les deux dernières années, p. 76:

On se défie de même de l’instruction religieuse; et, si les Conseils s’y montrent officiellement plus favorables, cette sourde opposition des maîtres a pourtant des organes jusque dans leur sein. Par respect pour la liberté de conscience, on se refuse d’imposer une forme déterminée d’enseignement chrétien; et ces nègres qu’on traite partout ailleurs comme des choses, on les place ici sous le régime de la Charte! – On repousse le mariage civil: «Ses effets violeraient le droit sacré de la propriété (1); et d’ailleurs,» ajoute-t-on, «le consacrer par le ministère d’un officier de l’état civil, ce serait atténuer l’importance et le caractère du sacrement religieux qui, pour le nègre, sera toujours le bon mariage, celui qui lie (2).» – Et si le gouvernement, comme garantie de la discipline, veut demander au maître de tenir registre des châtiments infligés aux esclaves, on s’écrie: «Il est toujours pénible pour le maître d’infliger des châtiments; il cherche autant qu’il est en lui d’en atténuer la rigueur; et ce serait une législation barbare, que celle qui, dans un registre tenu à cet effet, chercherait à en perpétuer le souvenir (3)!» Les règlements touchant la nourriture et le travail (4), les adoucissements proposés en faveur des mères de plusieurs enfants, ce que pratiquait, ce que prescrivait du moins l’antiquité païenne (5) n’ont été ni mieux reçus ni mieux compris. «Le maître,» dit le rapporteur du conseil de la Martinique, «se trouvera amené à la triste nécessité de faire violence à la morale et d’éviter, pour jouir de tout le travail de ses négresses, qu’elles n’aient des enfants, ou du moins qu’elles n’en aient plus de deux vivants (6).» Tout est repoussé comme d’un ennemi perfide (7), et il est difficile de se rapprocher et de s’entendre, quand on est placé sur deux terrains aussi contraires. Lorsque le gouvernement se pose déjà en présence de la liberté, les colons restent retranchés dans le camp de l’esclavage. Si M. de Rémusat parle des caisses d’épargnes, pour habituer le nègre à l’économie, on lui répond que «le nègre n’a pas besoin d’économie pour le temps de la vieillesse ou de l’infirmité: son maître est sa caisse d’épargnes (8).» S’il veut l’habituer à connaître; et à craindre la loi, en la faisant entrer dans son régime, on répond que «la société aura toujours un plus grand avantage à ce que l’esclave s’affectionne à son maître plutôt qu’à la loi (9).» J’ai dit que les vues de la métropole n’étaient pas comprises: elles le sont trop peut-être. On voit où elles tendent et l’on a peur d’y aider. Aussi les progrès mêmes qui se sont accomplis dans les moeurs, on les repousse de la loi; et quelle que soit la diversité des opinions dans les Conseils, sur les points divers que nous avons touchés; il y eut unanimité (excepté à Cayenne) pour repousser les projets du gouvernement. En effet, au point de vue des colonies, tous ces projets paraissaient fort justement illogiques et absurdes: elles ne voient qu’une chose à elles, là où le gouvernement voit un homme à réhabiliter. C’est pour cela qu’elles s’opposaient au mariage civil de l’esclave, c’est pour cela qu’elles lui refusaient le pécule légal: «Ce ne serait plus une chose, ce serait un homme; dès lors point d’état intermédiaire possible (10).» Mais quel intermédiaire y a-t-il entre une chose et un homme, si ce n’est peut-être la brute, et quelle éducation voulez-vous donner à une chose?

(1). Avis du Conseil colonial de Bourbon (1839), p. 24.

(2). Conseil de la Martinique. Avis, etc., p. 93.

(3). Ibid., p. 80.

(4). «Modifier le travail de l’enfant au-dessous de quatorze ans, ou du vieillard au-dessus de soixante, n’est-ce pas modifier la propriété, y porter une grave atteinte? N’est-ce pas rendre cette propriété illusoire, conditionnelle, soumise aux caprices du législateur, en faire une exception et non plus un droit commun, un droit général? Le propriétaire, par conséquent, le colon peut seul modifier son droit.» (Rapport fait au Conseil colonial de la Martinique, 31 octobre 1838, Avis, etc., p. 79)

(5). Feminis quoque fecundioribus, quarum in sobole certus numerus honorari debet, otium non nunquam, et libertam dedimus, cum complures natos educassent: nam cui tres erant filii, vacatio; cui plures, libertas quoque contingebat (Colum- De re rustica, I, VIII, 19).» – Cf. l’annonce citée plus haut, qui met aux enchères une négresse et ses six enfants,

(6) Avis, etc., p. 79. – Nous voulons croire que le rapporteur a, par ses craintes exagérées, calomnié la colonie.

(7). «Oui, messieurs, dit un membre du Conseil de la Martinique, comme vous je repousse le pécule et le rachat forcé individuel, et les mariages contre le gré du maître, et la diminution de son pouvoir disciplinaire, et l’intervention de l’autorité publique entre son esclave et lui pour surveiller les détails de leurs rapports, et les caisses d’épargne pour les esclaves, et les écoles pour eux et leurs enfants, et l’émancipation des enfants à naître et celle des mères de tel nombre d’enfants, et toutes ces prétendues améliorations demandées.» – Et cependant il se dit partisan de l’émancipation. Conseil de la Martinique, séance du 2 novembre (p. 92).

(8). Rapport au Conseil de la Guadeloupe, p. 105-106.

(9). Ibid., p. 128.

(10). Rapport au Conseil de la Martinique, p. 70-71.

D’ailleurs, il est, ce me semble, permis de douter que l’éducation des esclaves puisse jamais faire de grands progrès sous la direction des maîtres. Il eût été bien étrange, en effet, que l’esclavage n’eût pas produit dans les sociétés modernes les mêmes effets que dans les temps anciens, et que les moeurs eussent su mieux s’y défendre de tant d’entraînements à la licence ou à la cruauté. Ces facilités au relâchement que la condition de la femme esclave offre à celui dont elle est la propriété, éloignent, si l’on veut, le soupçon de violence dans ces sortes de rapports. Il n’arrive guère que la fantaisie des créoles ait à forcer la vertu de leurs négresses (1). Mais n’est-ce rien qu’un ascendant qui ne rencontre pas même de résistance? et ces désordres sont-ils irréprochables, dès qu’ils ne tombent pas sous la vindicte des lois (2)? Il n’est pas besoin de soulever le voile de la vie privée; il y a un fait public et reconnu: la population mulâtre est très-nombreuse aux colonies, et il y a peu ou point de mariages entre les blancs et les noirs (3).

(1). «Elles se considèrent comme les épouses des hommes noirs ou blancs sous le toit desquels elles vivent!» (Voyage aux Antilles, I, p. 236.) L’auteur ajoute qu’ils valent bien leurs fiancés ordinaires, amenés avec elles par les négriers.

(2). M. Rouvellat de Cussac, p.41; M. l’abbé Dugoujon, p. 27.

(3). M. Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles, I, p. 235.

Mais ici la récrimination, sans être bien fondée, ne serait que trop facile: elle est impossible en matière de sévices, et l’influence de l’esclavage y est d’autant plus évidente qu’elle produit dans les moeurs des colonies un contraste plus frappant. On connaît le caractère généreux des colons, leur désintéressement, leur loyauté: ces qualités françaises n’ont nulle part plus d’éclat; tous les voyageurs leur ont rendu cet hommage. Et pourtant voyez ce qu’ils sont vis-à-vis des esclaves: c’est l’homme en face de la brute avec le fouet pour intermédiaire. On voit même des femmes manier avec aisance la cravache de leur mari; et, devant ces étranges alliances de délicatesse et de brutalité, on a pu dire: «Il y a dans les rapports des créoles avec leurs esclaves une barbarie qui s’ignore elle-même et qui, si l’on peut profaner cette expression, à quelque chose de candide (1). Mais dans cette voie et sous ces influences on peut aller bien loin. Un vieillard vénérable et vénéré de la Grande-Terre, dont la demeure était devenue une maison de secours ouverte à tous les noirs libres du voisinage, a été traduit en cour d’assises et absous, mais convaincu du crime d’avoir séquestré et torturé, de la manière la plus atroce, une femme esclave dont il avait eu un enfant (2). Qu’attendre des autres, si ce sont là les actes avoués d’un homme charitable? – Chaque jour donne à cette question sa réponse, chaque arrivage vient ajouter un fait à cet odieux catalogue qui témoigne si hautement de la dépravation des esprits et des coeurs dans cette condition contre nature: des femmes grosses de quatre, de sept mois, liées nues à une échelle, un billot sous le ventre, pour que les coups portent mieux; une autre, outrageusement découverte et fustigée devant ses neuf enfants; un fils contraint de tenir sous le fouet le corps dépouillé de sa vieille mère, dont le sang lui rejaillit à la face; un enfant de cinq ans traité en nègre marron! les fers aux pieds, le cou pris dans des entraves, de peur qu’il ne s’échappe à travers les haies de l’enclos où on le retient parqué; et dans la même famille d’autres petits malheureux, liés à la même chaîne, déchirés de coups et frottes d’un acide qui ravive la douleur dans leur chair meurtrie; forcés de manger des excréments, et forcés de chanter pour ajouter à l’amusement du maître: «manger des excréments, c’est bon!» Par quelle série d’abus de pouvoir et de crimes a-t-il fallu passer avant d’en arriver là? Je ne sais, mais le chemin se fait vite; l’esclavage, qui, au sentiment des Romains, gâtait sitôt l’âme d’un esclave, agit bien plus énergiquement encore sur les maîtres. Les auteurs de ces atrocités, inimaginables partout ailleurs que dans des pays à esclaves, ces âmes déjà blasées par le despotisme, sont deux jeunes hommes de 20 à 22 ans, élevés en France et nouvellement revenus dans la colonie! Et c’est peu encore: un de ces pauvres enfants, nourris comme on l’a vu, ayant volé quelque igname, l’un des deux maîtres tire son canif, lui coupe un bout d’oreille et le force à l’avaler! Mais n’a-t-on pas vu un autre maître, soupçonnant un esclave d’avoir empoisonné un boeuf, le condamner à en porter au cou la tête jusqu’à entière putréfaction, jusqu’à ce qu’il périt lui-même par cette lente aspiration de la mort!

(1) Mme Letellier, Esquisse de moeurs coloniales, citée par M. Schoelcher (Colonies françaises, p. 89). Le procureur du roi de la Basse-Terre parle, dans des termes analogues, d’un colon dont on lui avait signalé la barbarie: «Sur mes interpellations, il m’exhiba un énorme collier avec une chaîne d’une dimension inadmissible; il me montra aussi, placé sous sa terrasse, dans la maçonnerie, un petit cachot carré, où un négrillon ne pouvait tenir qu’assis. Je l’invitai formellement à détruire cet étouffoir. Cet habitant a avoué ses moyens disciplinaires avec une grande simplicité, et je demeurai frappé de cette pensée, que dans sa conduite il y avait plus d’ignorance que de méchanceté (Exécution de l’ordonnance, etc., citée par le même auteur). Voyez les faits nombreux qu’il a recueillis dans le chapitre intitulé le Fouet, et beaucoup d’autres dans les lettres de M l’abbé Dugoujon, p. 84-87, et dans l’ouvrage de M. Rouvellat de Cussac qui en abonde.

(2) «Un vieillard vénérable et vénéré de la Grande-Terre, M. Douillard-Mahaudière, a établi dans sa maison, depuis plusieurs années, un service de distribution journalière et gratuite de farine, de morue et de boeuf salés, pour près d’une centaine de noirs libres de son voisinage qui ne veulent pas travailler et qui meurent de faim. Ce n’est pas là une distribution de bouillon à l’eau claire; et pourtant M. Douillard-Mahaudière en a été récompensé, devinez par quoi? Par une décoration? Pas précisément. Par un procès en cour d’assises, et par les injures vertueuses et philanthropiques des journaux judiciaires de France. (Voyage aux Antilles, I, p. 170.) L’auteur oublie de dire que ce n’est pas pour des distributions de farine, de morue et de boeuf salés, que M. Douillard-Mauaudière a été traduit en cour d’assises.

Ces exemples nous montrent ce que l’esclavage fait des maîtres; la conclusion juridique des mêmes affaires nous enseigne ce qu’il fait des magistrats. Ce crime renouvelé de Mézence,

Mortua quin etiam jungebat corpora vivis,

a été déclaré par les magistrats instructeurs une affaire de rien, et suivi d’un arrêt de non-lieu. Le bout d’oreille coupé et mangé? Enfantillage! Traduits en cour d’assises, les deux frères y vinrent accompagnés de toutes les sympathies de la race blanche, escortés respectueusement plutôt qu’amenés par les gendarmes! Deux des jeunes esclaves étaient morts par suite des mauvais traitements; les maîtres furent acquittés (1)!

(1) M. France, La Vérité et les faits, ou l’esclavage à nu, p. 101, 102, etc.; M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années (1847), p. 164-186. Ces faits, appuyés de toutes les pièces officielles, ont été portés à la tribune par M. Ledru-Rollin, dont la parole chaleureuse a vivement ému la Chambre.

Voilà les tuteurs et les patrons des esclaves, voilà ceux qui revendiquent le droit de les former à la vertu! Voilà où nous en sommes encore après tant de progrès accomplis; et l’on voit si les faits de ces dernières années ôtent quelque chose à la vérité du jugement porté par M. le duc de Broglie sur l’ensemble de ces influences détestables, dans ce beau rapport digne de servir d’introduction à l’abolition de l’esclavage parmi nous (1). M. de Broglie a raison de dire qu’un système qui, après 200 ans, produit ces résultats, est un système condamné… Mais ils répondent que 200 ans de prospérité sont un grand argument en faveur de l’esclavage!

(1). Rapport, p. 130.

IX.

En présence de ces résultats, lorsque le droit réclame la liberté des esclaves et qu’ils sont prêts à l’accepter à leurs risques et périls, il n’y a donc point d’hésitation possible, et l’abolition doit être décrétée. Sera-t-elle funeste aux colonies? Nous venons de dire à quelle situation morale elle porterait remède. Et ces influences, qui pervertissent le caractère de l’homme dans toutes les conditions, ne sont pas les seules dont se ressente cette société qui veut rattacher toute sa prospérité à l’esclavage. Combien de ses membres, et des plus considérables, ont payé par la misère ce mépris du travail qu’il entraîne toujours après lui! Ruinés par de fausses spéculations, et privés en grande partie de leurs ouvriers, ils se sont trouvés comme sans bras sur cette terre féconde, et sont tombés au-dessous des affranchis, au niveau même des esclaves qui leur sont restés (1)! Ces exemples ne sont rien, cependant, et l’on pourrait n’y voir qu’une chose commune à tous les pays, une suite ordinaire des révolutions de l’industrie et des chances du commerce; c’est dans le fond même de la société coloniale que se manifestent les véritables effets de cette institution. L’esclavage, qu’elle a pris pour fondement, étend son influence jusqu’aux degrés supérieurs. Au sein de cette classe libre où la constitution a établi l’égalité pour en rapprocher tous les éléments et la rendre une et forte, il crée des divisions et fomente des haines. Du blanc au noir, le préjugé de couleur descend à toutes les nuances de la peau; et, loin de se fondre en un tout harmonique, sous l’action de cette loi civile, dérivée de la liberté, elles réagissent l’une contre l’autre, sous l’empire de l’opinion qui résulte de l’esclavage: elles ne se touchent que pour se froisser (2). A ces causes de plus en plus menaçantes de conflit parmi les libres, joignez le danger des esclaves, d’autant plus à craindre qu’on s’en défie moins, et dites si l’avenir est dans ces conditions fort rassurant!

(1). Voyez le tableau que fait M. l’abbé Dugoujon, dans sa IXe Lettre, de la population des Grands-Fonds.

(2). Sur le préjugé de couleur, lire deux chapitres de M. Schoelcher, Colonies françaises, p. 168, et Histoire de l’esclavage dans les deux dernières années (1847), p. 165-187.

Mais l’avenir ne serait-il pas plus sûrement compromis par l’abolition de l’esclavage?

Cette question a été l’objet d’une longue et scrupuleuse enquête, et M. de Broglie l’a exposée dans son rapport avec l’autorité que lui donnent sa conscience et son dévouement à l’État. Quelque arriéré que soit le travail entre les mains de semblables ouvriers, il paraît qu’une abolition immédiate de l’esclavage devra y jeter le trouble et diminuer la production: l’exemple des colonies anglaises le prouve. Mais cette même expérience a montré que la cause en était moins dans l’émancipation même que dans l’absence de certaines mesures propres à concilier les exigences de la grande culture et la liberté des affranchis; et déjà même, après ces premiers temps de crise, l’équilibre se rétablit, la production se relève. Lord Stanley a pu dire à la tribune, sans trouver d’adversaire, que les résultats de l’affranchissement avaient dépassé toutes les espérances (1). Du reste, le dommage fût-il plus grand, l’abolition serait encore nécessaire; car, en thèse générale, la réparation d’un tort ne doit pas dépendre du plus ou moins d’inconvénient qu’elle aura pour la partie coupable; mais ici, hâtons-nous de le dire, les plus coupables ne sont pas les colons. C’est l’État qui les a, sinon entraînés, du moins suivis, soutenus et encouragés dans ce mode funeste d’exploitation (2); il ne peut détruire cette propriété qu’il a faite, sans tenir compte au maître de la valeur qu’il retire de ses mains. Ajoutons seulement que s’il y a, pour l’État, obligation de partager cette perte, il n’y a pas moins obligation d’agir; ces deux choses se tiennent. Complice des colons, il est coupable envers les esclaves; et il ne doit pas moins, sans doute, aux victimes qu’aux auteurs du mal. Il ne suffit donc pas de désintéresser les colons, de rendre la liberté aux esclaves: il faut prendre des mesures, pour que les populations, jetées dans cette voie, trouvent, hors de l’esclavage, les moyens de se suffire. Voilà tous les éléments de la question dans leur ordre d’importance: Supprimer au plus tôt l’esclavage, en mettant la population servile en mesure de se conduire; et opérer cette grave révolution de la manière la plus équitable pour les colonies, la moins onéreuse à l’État,

(1). M. de Gasparin, séance du 30 mai 1845. Cela doit s’entendre avec M. de Tocqueville (même séance) des espérances raisonnables qui promettaient, après la première secousse, un retour au mieux avec progrès, et non des espérances exagérées qui rêvaient pour les Antilles la réalisation immédiate des effets du travail libre en Europe. Du reste, cette thèse s’appuie encore sur des résultats trop récents pour ne pas rencontrer de contradicteurs dans les deux Chambres.

(2). Voyez dans le recueil intitulé Code Noir les lettres patentes et autres actes publics en faveur des compagnies de traite et du commerce des nègres, 1696, 1716, 1719, 1720. Le gouvernement poussait aux importations et s’opposait aux affranchissements, ne permettant d’affranchir que moyennant l’autorisation expresse et l’acquittement d’un droit (1719, etc.). «Sa Majesté, dit l’ordonnance du 15 juin 1736, étant informée qu’au préjudice de cette ordonnance il se trouve des maîtres qui affranchissent leurs esclaves sans en avoir obtenu la permission, et que d’ailleurs il y en a d’autres qui font baptiser comme libres des enfants dont les mères sont esclaves, et qui, par ce moyen, sont réputés affranchis, etc.» Ord. 15 juin 1736.

Depuis que ce problème est à l’étude, trop d’intérêt s’y est attaché, trop de bons esprits ont essayé de le résoudre, pour qu’on ait le droit de hasarder une théorie toute neuve. Tout ce que l’on a pu dire à ce sujet a été recueilli et scrupuleusement examiné dans le rapport de M. de Broglie. La seule tentative qui ne soit pas téméraire est peut-être d’essayer quelque combinaison nouvelle des éléments qui entrent dans les divers projets. Tous se ramènent à deux modes généraux d’émancipation: l’émancipation simultanée et l’émancipation progressive; et la commission chargée de les examiner s’est divisée entre ces deux partis. La majorité veut l’émancipation simultanée au terme fixe de dix ans, avec un système de mesures propres à maintenir le travail; la minorité préfère une émancipation progressive, dont elle fixe d’ailleurs le dernier terme à 20 ans. La liberté simultanée a une grande supériorité morale. Elle atteste plus authentiquement la reconnaissance du droit des esclaves et leur donne une plus solennelle réparation; mais en même temps elle les pose, en quelque sorte, en masse, vis-à-vis de leurs anciens maîtres, et peut rendre moins facile, par les exigences du nombre et les dangers d’un retard dont les colons pâtiraient seuls, le règlement des rapports nouveaux qui doivent se rétablir entre le propriétaire et l’affranchi (1). Instituez encore, au delà de l’affranchissement, une période nouvelle d’engagement forcé, vous ajournerez, vous diminuerez peut-être la difficulté, vous ne l’aurez pas complétement résolue. L’émancipation progressive échappe à ce péril, et cette raison, développée par M. Agénor de Gasparin, nous paraît d’un certain poids en sa faveur. D’ailleurs, l’expérience de ces dernières années nous apprend que, pour arriver au plus vite à l’émancipation, le plus sûr n’est pas d’en marquer le terme dans un avenir plus ou moins prochain, mais d’en bien poser le commencement dès aujourd’hui.

(1). M. Agénor de Gasparin, Esclavage et Traite, p. 117-118.

Le gouvernement n’a adopté encore ni l’un ni l’autre de ces modes; mais du moins son attitude n’a pas été complétement inactive, et la loi du 18 juillet 1845, en attendant qu’on supprime l’esclavage, entreprend d’en réformer sérieusement le régime. L’État s’est décidément interposé entre l’esclave et le maître. Cette intervention, repoussée avec tant d’aveuglement aujourd’hui, est pourtant de droit commun dans l’organisation de l’esclavage. Elle date parmi nous de l’institution même, et elle a ses antécédents dans la législation des peuples de l’antiquité. Mais, dans l’antiquité comme chez les peuples modernes, elle eut un but constant: ce fut de tempérer, en faveur de l’esclave, l’abus du despotisme; et c’est pour cela qu’elle n’a jamais été acceptée sans protestation. Malgré ces résistances, la métropole avait, depuis plusieurs années, témoigné de sa sollicitude par des actes assez graves: des registres d’état civil ouverts pour les esclaves, le recensement prescrit, le patronage institué. La loi nouvelle a prétendu aller plus loin. Elle a remis au gouvernement le soin de statuer par ordonnance sur le mariage des esclaves, ses conditions, ses formes et ses effets pour les époux et leurs enfants; sur l’éducation religieuse et élémentaire, sur le régime des ateliers, sur la nourriture et l’entretien des esclaves et sur le remplacement de la nourriture par un jour de travail, si l’esclave le demande (art. 1er). Elle étend, de plus, à la Guyane et à Bourbon l’ordonnance de 1786, commune à la Guadeloupe et à la Martinique, portant «qu’il sera distribué, pour chaque nègre ou négresse, une petite portion de l’habitation pour être par eux cultivée à leur profit comme bon leur semblera (art. 2). Elle fixe les jours et les heures du travail ordinaire, et elle renvoie au décret colonial la détermination du minimum de salaire dû par le maître pour tout ce que l’esclave ferait au delà de ces limites (art. 3). Ainsi l’esclave aura de la terre et du temps pour la cultiver. Sur le produit, il devra vivre; mais on veut qu’il puisse, par son industrie, par ses épargnes, se faire, comme l’esclave antique, un pécule qui, dès à présent, sera sa propriété. Ce qui était de tolérance devient un droit. Contrairement au Code noir, la loi établit pour l’esclave l’entière propriété de son pécule, avec capacité de l’accroître par donation, testament ou succession, ou d’en disposer par les mêmes moyens (art. 4) (1); et elle lui permet d’en faire, ce qui est pour lui d’un intérêt suprême, le prix de sa rançon.

(1) La loi accorde aux personnes non libres cette propriété «à la charge de justifier, si elles en sont requises, de la légitimité de l’origine de ces objets, somme ou valeur;» et, sur une interpellation, M. Galos a dit qu’il est bien entendu que c’est l’illégitimité qu’il faudra prouver. C’est aller un peu loin dans l’interprétation. Mais il est bien clair aussi que la loi n’a pas prétendu bouleverser le principe fondamental qu’en fait de meuble possession vaut titre. La loi a écrit ce qui se pratique tous les jours à l’égard des voleurs.

Ces deux mesures du pécule légal et du rachat forcé avaient, nous l’avons dit, suscité les plus vives résistances aux colonies, et ces résistances ont trouvé des organes aux Chambres, dans le cours de cette discussion. On y a vu l’émancipation déguisée, l’émancipation sans indemnité. Je ne sais si l’on y peut voir l’émancipation; mais, si peu qu’elle y soit, elle y est, à coup sûr, sans aucun voile; elle y est avec l’indemnité bien et dûment payée. Vainement dira-t-on, que le pécule est la chose du maître. Depuis longtemps l’usage repoussait la fiction qui le lui attribuait au même titre que l’esclave lui-même: car, si l’esclave l’amasse, c’est dans l’assurance de le garder; et comment d’ailleurs l’amasse-t-il généralement? La terre qu’on lui a donnée à cultiver et le temps qu’on lui laisse, c’est l’équivalent de sa nourriture; son épargne est donc prise sur ses besoins, ventre fraudato, c’est sa propre substance: quelle plus légitime rançon de sa liberté (1)? Ajoutons, contre le dire des colonies, qu’il n’en est pas de plus morale (2); le contraire seul pourrait avoir une funeste influence sur la conduite de l’esclave. En lui refusant le droit de se racheter, on ôterait tout stimulant à son activité, tout principe de progrès à son travail; on le retiendrait à l’état de brute, vivant au jour le jour, et faisant de son pécule le seul usage qui ne lui en fût point refusé, un moyen de satisfaire sa sensualité et de s’abrutir encore davantage (3). Le prix est sérieux et réel, et dès lors le maître a-t-il le droit de l’accepter ou de le refuser selon sa convenance? Il le peut, quand il s’agit de lui acheter son esclave, car dans ces transactions l’esclave est une chose; il ne le peut plus quand on veut le racheter, car l’esclave est une personne, un homme ravi à la liberté, quelle que soit son origine: «Si le captif, a dit M. Odilon Barrot, a toujours le droit de se racheter, pourquoi l’esclave, plus malheureux, en ce que la loi de la guerre s’est perpétuée en lui, ne l’aurait-il pas de même?» Et à ce sujet qu’on nous permette un mot encore sur la véritable fin de l’esclavage. Il est si vrai qu’il n’est pas une éducation, mais une spéculation, que le grand argument des maîtres contre le rachat forcé, c’est qu’il aurait pour résultat de leur enlever les esclaves les plus habiles, ceux dont l’éducation est faite. On les veut retenir, peut-être pour aider à l’éducation des autres!

(1). Peculium suum quod comparaverunt ventre fraudato pro capite numerant, disait Sénèque avec éloge (Ep. LXXX, 5). «Pour admettre, en principe, le rachat forcé, disent les Colonies, il faut dénier que la liberté doive être la rémunération de la bonne conduite.» (Rapport fait au Conseil de la Martinique (1838), p. 71). On prétend que l’esclave sera poussé au vol par l’attrait de la liberté. Mais n’y a-t-il que cette légitime passion qui puisse conduire au mal, et l’usage public qu’il doit faire de cet argent, sous le contrôle de la commission, n’est-il pas une suffisante garantie pour le maître? – On a d’ailleurs exagéré beaucoup cette propension des nègres au vol. «Nous laissons tout à l’abandon, sans précaution d’aucune espèce, disait un colon fort considéré, et cependant nous ne sommes jamais volés. Tout ce qu’on peut leur reprocher, c’est de dérober quelques cannes à sucre, quelques ignames, quelques bananes. M. l’abbé Dugoujon (Lettres, p. 37) et M. Rouvellat de Cussac (p. 230) ont établi qu’on ne citait pas plus de vols pour les pays où le rachat forcé était en usage.

(2). M. Duval d’Ailly, etc. – M. Granier de Cassaguac y a du reste répondu en montrant que le rachat forcé, pratiqué à Porto-Rico, a toujours été sans inconvénient (Voyage aux Antilles, II, p. 193-195.) Ajoutons comme on l’a rappelé à la Chambre des députés dans le cours de cette discussion (31 mai 1845), que les colons, effrayés de l’exemple des colonies anglaises, avaient d’eux-mêmes, par manière de concession, demandé l’établissement du pécule légal et du rachat forcé.

(3). M. Agénor de Gasparin: Esclavage et Traite, p. 178 et suiv. Il voudrait que l’esclave pût se racheter en détail, en rachetant successivement chaque jour de la semaine.

L’esclave devrait donc acquérir, avec une instruction plus régulière et sous une discipline qui promet d’être plus digne, qui sera sans doute mieux surveillée, un commencement d’état civil: la famille consacrée par le mariage, la propriété étendue jusqu’au droit de se racheter lui-même et de se posséder pleinement. Alors il cesserait d’être chose; et, en pratiquant ces premiers droits de l’homme, il comprendrait mieux la dignité et les devoirs de la, liberté. Il sortirait de cette indifférence machinale qui est le principal effet de l’esclavage, il sentirait le prix du travail qui devrait achever sa réhabilitation; et ainsi il pourrait contracter dès l’esclavage les bonnes habitudes de la vie libre; car la liberté serait dès lors avec lui par l’espérance.

Telle est la loi du 18 juillet 1845, tel le but qu’elle se propose; et pourtant elle a déplu aux partisans et aux adversaires du régime colonial; aux premiers, parce qu’elle est un pas décisif hors du statu quo; aux seconds, parce qu’elle ajourne une solution qui semblait devoir être immédiate et définitive; et, pour tout résumer en deux mots, les uns y voient une transition; les autres une transaction. S’il y a du vrai dans ces deux opinions, la dernière, il faut en convenir, est par-dessus tout vraisemblable; car, si la loi donne un peu à l’affranchissement, elle donne bien plus à l’esclavage. Songe-t-on sérieusement à abolir ce que l’on prend tant de peine à réorganiser (1)? Les abolitionistes s’y sont ralliés pourtant, par des raisons d’humanité; et ce sont les autres qui résistent, malgré toutes les raisons d’intérêt qui s’y ajoutent pour eux. Que fait la loi, en réalité? Elle essaie de réconcilier l’esclavage avec les moeurs de notre temps; elle veut en faire ce que les colons disent qu’il est: une éducation; éducation dont elle n’enlève aucun profit aux maîtres. Elle leur accorde l’usage, elle supprime l’abus; elle leur maintient le travail dont ils ont besoin, elle leur ôte des droits qui leur sont funestes. Si l’esclavage pouvait être sauvé, ce serait par cette loi. Mais quoi! l’esclave deviendrait une personne! l’esclavage perdrait ses abus! Serait-ce encore un esclave et serait-ce l’esclavage? La transaction n’est pas acceptée, et la loi, telle qu’elle est, n’arrivera même pas à cette réforme de l’institution qu’elle laisse encore debout.

(1). Il y a des réformes bonnes à commander, ne fùt-ce que pour un jour, à la veille même de l’émancipation; mais ce que l’on prescrit sur la construction de salles de police, par exemple, est-ce l’indice que l’émancipation soit bien prochaine?

Pour qu’elle y arrive, il faudrait d’abord qu’elle se complétât dans le même sens, non-seulement par les ordonnances réservées au gouvernement, mais par les décrets soumis aux Conseils des colonies; il faudrait qu’à tous ces degrés de la hiérarchie législative, loi, ordonnance et décret, elle fût acceptée, exécutée dans sa lettre et dans son esprit.

Comment le gouvernement, comment les Conseils des colonies ont-ils répondu à l’attente du législateur en complétant la loi; comment l’administration locale et les colons eux-mêmes se sont-ils mis en mesure de l’accomplir: un coup d’oeil jeté sur ce qui a été fait permettra de conjecturer ce que l’on en doit attendre.

X.

Le gouvernement n’a point encore publié l’ordonnance relative au mariage des esclaves, la première dans l’ordre moral, puisqu’elle restitue à l’esclave le premier droit de l’homme en société, puisqu’en lui rendant la famille, elle commence à le faire rentrer dans la classe des personnes d’où il était exclu jusqu’à présent. Cette ordonnance est attendue de jour en jour; les autres, après quelques retards fort regrettables, sans doute, ont paru, et, il faut le dire, elles répondent généralement au sentiment d’humanité qui inspire la loi!

L’ordonnance du 4juin 1846 (1) réforme la discipline des ateliers. Elle maintient au maître le droit de police; mais elle le renferme dans des limites précises, renvoyant tous les cas non prévus aux tribunaux ordinaires (art. 1er). Dans ces limites qu’elle lui marque, elle supprime les fers, les entraves les cachots (art. 3), bornant à quinze jours la durée de la détention sur les habitations privées (art. 2). Elle supprime pour les femmes, pour les enfants, pour les vieillards le régime abrutissant du fouet (art. 4). Elle s’arrête là, malheureusement! elle le conserve provisoirement pour les hommes qui n’ont l’excuse ni des infirmités ni de l’âge; mais, si elle le garde comme châtiment, elle le retranche comme «instrument d’excitation au travail:» ce symbole, si cher aux colonies, n’a point trouvé grâce devant la loi. Comme châtiment, elle prétend encore en modifier l’application: elle défend d’en user plus d’une fois par semaine; elle en réduit le maximum de moitié (15 coups au lieu de 29); elle voudrait, s’il était possible, en bannir la colère, en établissant six heures au moins d’intervalle entre la faute et la peine; elle y veut la garantie de la publicité: la présence de l’atelier à l’exécution, et le contrôle de l’État par les registres qui doivent en conserver la trace (art. 4 et 5). Enfin par une sage prévoyance du résultat des plaintes de l’esclave, pour le plus grand nombre des cas, elle le protège, contre l’arbitraire du châtiment domestique, lors même que la plainte serait déclarée mal fondée (art. 6) (2).

(1). Ordonnance du roi concernant le régime disciplinaire des esclaves, 4 juin 1846. Compte-Rendu de l’exécution des lois des 18 et 19 juillet 1845 (mars 1847); p. 115.

(2). L’esclave qui porte une accusation contre son maître est détenu à la geôle pendant l’instruction. Ce n’est pas l’accusé, c’est le plaignant qui subit la prison préventive; et c’est pour lui une garantie nécessaire! Voy. M. Schoelcher: Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années (1847) p. 410.

L’ordonnance sur le régime alimentaire (5 juin 1846) fait aux esclaves une condition qui, sans doute, n’est pas le bien-être, mais contre laquelle la misère de nos classes laborieuses ne permet pas de s’élever. Elle détermine la nature et la quantité des vivres qui leur sont dus (art. 1er) (1); elle réglemente et précise la faculté, étendue à tous par la loi, d’échanger leur ration hebdomadaire contre la libre disposition d’un jour de travail par semaine, peut-être, cependant, avec un peu trop d’arbitraire dans la faculté donnée au juge de paix de suspendre cette faveur (art. 4); elle rappelle que cet échange est tout personnel, et n’exempte point le maître de nourrir les autres membres de la famille, femme ou enfants, dans la proportion fixée pour leur âge (art. 5) (2); elle établit qu’il ne regarde que la nourriture (art. 7), et prescrit des règles pour la distribution des vêtements aux deux saisons de l’année. (art. 7) (3), pour les dispositions et l’état du logement (art. 6) (4), et pour tout ce qui concerne l’entretien et les soins du corps (art. 8) (5). La loi ne se borne pas aux conditions matérielles des esclaves; elle se préoccupe aussi de leur état religieux et moral, et l’ordonnance du 18 mai 1846 est venue confirmer et compléter les ordonnances antérieures. Elle prescrit la prière commune du matin et du soir, l’instruction régulière des dimanches et des fêtes, et une instruction spéciale à faire sur chaque habitation dans le cours de la semaine; de plus, pour en constater les résultats, elle veut que le curé visite une fois par mois les ateliers de sa paroisse (art. 1-4). Même sollicitude pour l’instruction élémentaire, des écoles seront établies dans les villes et dans les bourgs, et ailleurs même, s’il le faut, et tous les colons, compris dans un rayon de 2 kilomètres, devront y envoyer leurs esclaves de 8 à 14 ans (art. 5); pour les enfants au-dessous de cet âge il pourra même y avoir des salles d’asile (art. 7) (6).

(1). La ration due par le maître à chacun de ses esclaves, pour sa nourriture, se compose, par semaine:

Pour les individus des deux sexes de plus de 14 ans, de:

Six litres de farine de manioc, ou six kilogrammes de riz, ou sept kilogrammes de maïs;

Un kilogramme et demi de morue ou de viande salée.

La ration sera de la moitié de ces quantités pour les individus des deux sexes de 8 à 14 ans, du tiers pour ceux au-dessous de 8 ans» (art. 1).

Des arrêtés des gouverneurs doivent régler divers cas d’échange. On les trouve à la suite de la circulaire du ministre, qui recommande vivement à la sollicitude de l’administration locale les détails de l’application. (Compte-Rendu, etc., p. 88-97.)

(2). «Cet article, dit la circulaire ministérielle, a pour but de compléter les garanties données à l’esclave pour sa nourriture et d’empêcher, quant au remplacement de la ration par le samedi, un abus qu’on peut considérer comme assez fréquent aujourd’hui, et qui consiste à excepter plusieurs membres d’une même famille du régime de l’ordinaire, bien qu’ils ne soient pas tous au même degré en état de profiter du samedi qu’on leur laisse.» Compte-Rendu, etc., p. 90.

(3). 1º A la première époque:

Pour les hommes, deux chemises, un pantalon et une veste, en étoffe de coton, et un chapeau de paille.

2º A la seconde époque:

Pour les hommes, deux chemises et un pantalon en étoffe de coton, une casaque en drap et un bonnet de laine;

Pour les femmes, deux chemises en étoffe de coton, une chemise de laine, une jupe de serge, un mouchoir de tête (art. 7).

(4). Les cases devront être construites en maçonnerie ou en bois.

Leurs dimensions seront proportionnées au nombre des individus qui devront y loger, à raison d’un minimum de 3 mètres de longueur, 3 mètres de largeur et 2 mètres 50 centimètres de hauteur, pour chaque esclave logé séparément, et moitié pour les enfants.

Chaque case sera pourvue d’un foyer et garnie du nombre de lits et de couvertures nécessaire, ainsi que du mobilier et des ustensiles de ménage dont la nomenclature sera déterminée par un arrêté du gouverneur (art.6).

Le ministre avait joint à l’ordonnance une disposition qui exigeait que les cases fussent planchéiées; il l’en a retranchée à la demande des délégués, tout en rappelant pourtant que cet usage est général à la Guyane hollandaise, et qu’on ne trouve pas qu’il soit «si mal approprié au climat.» La raison d’économie, ajoutée par les délégués à ce motif d’hygiène, a paru plus concluante. ( Compte-Rendu, etc., p. 90.)

(5). On ne peut que louer les prescriptions qui concernent l’établissement et la disposition des infirmeries, les visites des médecins, etc. L’article 9, en rappelant que les esclaves vieux ou malades sont à la charge des maîtres, donne à l’administration le soin de recueillir et de traiter, aux frais de ces mêmes maîtres, ceux qui seraient abandonnés ou mal soignés par eux. (Compte-Rendu, etc., p. 88. )

(6). Compte-Rendu, etc., p. 139.

Par cette simple analyse, on voit que le gouvernement, dans ses ordonnances, a suivi la pensée de la loi avec sincérité, mais peut-être avec trop de réserve; et les circulaires ministérielles qui les accompagnaient, généralement fidèles au même esprit, fléchissent un peu déjà devant les difficultés de l’application. Elles renferment dans les limites de la commune la faculté que l’ordonnance donne à l’esclave de louer son samedi au dehors (1); elles autorisent à partager entre les heures de repos et les heures de travail, entre le temps des esclaves et le temps des maîtres, le temps de l’enseignement élémentaire et des instructions religieuses: et n’est-ce pas pourtant une des charges de ce droit de propriété, que les maîtres revendiquent précisément sur les esclaves, pour les former à la doctrine chrétienne et à la vie policée (2)? Elles admettent les enfants libres au bénéfice des écoles instituées pour les esclaves, non pas seulement pour les y confondre, ce qui serait bien, mais pour les y faire instruire séparément, si le préjugé s’oppose à la réunion (3), Les gouverneurs, dans leurs arrêtés, tout en suivant la ligne qui leur est tracée (4), l’inclinent un peu plus encore devant les nécessités qui les pressent. Ainsi, les nouvelles écoles créées par l’ordonnance seront ouvertes tous les jours, matin et soir. Mais il faudra faire la part des différents quartiers, la part des différents âges. En somme les plus favorisés, à la Guadeloupe, auront deux leçons d’une heure et demie par semaine, en tout trois heures! et en dehors du périmètre légal rien n’est prescrit (5). – Si l’administration donne l’exemple, que feront les pouvoirs qui tiennent au sol même des colonies? Qu’attendre des Conseils, lorsque c’est à leurs décrets que la loi et les ordonnances auront à demander leur complément?

(1). Compte-Rendu, etc., p. 90.

(2). «La combinaison qui me paraîtrait le plus équitable serait de faire en sorte que le temps consacré à l’enseignement religieux fut pris partie sur la durée du travail dû aux maîtres, partie sur les heures qui appartiennent aux esclaves» (Compte-Rendu, p. 143). Un maître jaloux des progrès de ses élèves (nous adoptons cette figure familière aux colonies) ne reléguera pas l’enseignement le plus indispensable à leur éducation dans le temps réservé au repos. Ailleurs la circulaire indique que le supplément de loisir laissé aux jeunes esclaves au milieu des travaux, se peut fort commodément attribuer à l’enseignement élémentaire.

(3). «Les écoles que l’article 5, paragraphe 1eR, prescrit d’établir, pour les jeunes esclaves, dans les villes et les bourgs, seront-elles spéciales, ou communes aux libres? C’est ce qu’il a paru convenable de ne pas préciser. Je n’ignore pas, et les derniers documents en font foi, l’extrême répulsion des familles libres, même de celles de couleur, contre toute idée de réunir à leurs enfants, et sur les mêmes bancs, des enfants esclaves… Le mieux serait donc, tant pour éviter les inconvénients dont je viens de parler, que pour donner moins de prise aux critiques qui s’élèveraient ici contre une séparation des classes qu’on représenterait comme systématique; de faire servir, jusqu’à nouvel ordre, les mêmes écoles élémentaires aux enfants libres et esclaves, soit en y installant des classes spéciales pour ces derniers, si ce moyen devait suffire pour vaincre la répugnance de la population libre, soit en recevant les uns et les autres dans les mêmes classes, mais à des heures différentes.» (Compte-Rendu, etc., p. 144). Nous ne comprenons guère cette alternative. Il nous semble que dans l’un et dans l’autre cas la séparation est maintenue, le préjugé respecté et l’ordonnance faussée. Le ministre insiste cependant pour que l’on essaie de l’enseignement en commun. Mais il nous semble qu’il eût été plus simple d’ajouter a ces mots de l’ordonnance: «Des classes seront établies dans les villes et bourgs pour l’enseignement des jeunes esclaves,» cette phrase: «Les enfants libres pourront y être admis,» et de les y admettre effectivement en commun, par une extension bénévole de la mesure que la loi avait prescrite pour les esclaves, sinon, de ne pas les y admettre du tout.

(4). Compte-Rendu, etc., p. 84. Annexes, sous les titres des diverses ordonnances auxquelles ils se rapportent.

(5). Arrêté du gouverneur de la Guadeloupe, Compte-Rendu, p. 156, et M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 81. Un fragment de la correspondance du gouverneur de la Guadeloupe, reproduit dans le précédent compte-rendu et cité par M. Schoelcher dans le même ouvrage (p. 77), pourrait faire croire que si les fonds consacrés à l’éducation des noirs ont été affectés à celle des blancs, les instructions parties des bureaux du ministère n’y ont pas été entièrement étrangères, L’administration locale des colonies, il faut le dire, est suspecte de trop de complaisance à les interpréter ainsi. Un ancien gouverneur disait: Il est vrai que les noirs ont aujourd’hui le droit d’aller à l’école; mais il n’est pas temps qu’ils en usent (M. Schoelcher, ibid., p, 78). C’est bien la pensée des colons, on l’a vu. Dans un procès récent, l’un d’eux, Européen de naissance, déclarait qu’il n’eût jamais acheté un nègre parlant français. (Ibidem, p. 316-317.)

Avant de s’occuper de ces décrets, les Conseils coloniaux ont eu l’occasion de s’exprimer déjà dans leurs adresses sur l’ensemble des mesures qu’on les invite à appliquer et à étendre. Ils se plaignent unanimement qu’on n’y ait point accepté leur concours; et, lors qu’on a vu ce qu’il promettait d’être, on n’est pas étonné qu’ils trouvent si mal ce qu’on a fait sans eux. La loi du 18 juillet, à leur sens, n’est point, comme le disaient leurs délégués, une abolition, c’est un déplacement de l’esclavage. Elle change les rôles entre le maître et l’esclave; le joug a passé de l’un à l’autre. Plus de contrainte pour l’esclave; c’est sur le maître que pèse l’arbitraire: à lui les obligations et toutes les pénalités. C’est une loi de désordre, «le point de départ d’une situation irrégulière et d’agitations successives;» c’est une loi de spoliation, et les ordonnances viennent consommer la désorganisation du travail, la destruction de la propriété, la ruine des colonies. La loi sera subie, pourtant; et la Guadeloupe rejette la responsabilité du mal sur la métropole, qui l’a voulu. Mais la Martinique, après plus de six mois, avoue qu’elle n’a encore été exécutée que dans les dispositions qu’elle avait été prévenue «par la philanthropie des colons depuis un temps immémorial!» La Guyane, tout en s’y résignant, voit dans les ordonnances «d’insurmontables difficultés;» et Bourbon se réserve d’apporter dans les détails d’application, attribués au décret, «le tribut de son expérience locale,» afin d’en rendre les effets «moins désastreux pour la colonie (1).»

(1) Compte-Rendu, etc. Adresse du Conseil colonial de la Martinique (19 mai 1845), p. 56; de la Guadeloupe (2 juin 1846), p. 64; de la Guyane (19 octobre 1846), p. 76; de Bourbon (29 décembre 1845), p. 79.

La dissolution du conseil de Bourbon et l’éloignement des lieux n’ont pas permis de présenter encore les résultats de ce concours ainsi défini. Mais, pour les trois autres, on peut en mesurer déjà la portée.

Le régime disciplinaire, l’instruction élémentaire et religieuse restent entièrement sous l’empire de la loi, des ordonnances royales et des arrêtés des gouverneurs. Le régime alimentaire, le travail tombent dans le domaine des décrets, et, jusque dans les projets de la métropole, on sent l’influence des colonies. Ainsi, déjà la loi, tout en appliquant à la Guyane et à Bourbon, comme aux Antilles, l’obligation de fournir à chaque esclave une petite portion de terrain, faisait entrevoir des exceptions que ne contenaient pas les anciennes ordonnances. Le projet les précise en bornant cette faveur aux esclaves agricoles; et le décret n’a pas manqué de consacrer cette énorme dérogation aux intentions du législateur. Le projet stipulait au moins qu’il serait donné des compensations à ceux qui perdaient ce moyen de se former un pécule; le décret (excepté à la Martinique) passe l’article sous silence, laissant ainsi à l’esclave, pour toute compensation, la faveur d’être nourri! A quoi d’ailleurs se bornent les avantages de la loi pour les autres? C’est au décret qu’elle avait laissé le soin de fixer l’étendue de terre à donner à chacun. Or la Guadeloupe accorde 8 ares, la Martinique 6, 4 et 3 ares, selon la nature des habitations, avec faculté de réduire de moitié ces nombres déjà si faibles, si le maître, justifie que cette réduction lui est nécessaire; la Guyane 2 ares en terres hautes, 1 are en terres basses dans les desséchements, 10 mètres carrés (1)! Le projet portait que ces terres ne pouvaient être à plus de 1 kilomètre du centre de l’habitation, à moins d’impossibilité dûment justifiée: restriction dangereuse, mais où du moins il appelait l’intervention de la justice; la Guadeloupe se contente d’une convention entre le maître et l’esclave: «à moins qu’il ne convienne à l’esclave d’accepter son jardin à une plus grande distance (2)!»

(1). L’étendue du jardin de l’esclave avait été fixée à la Guadeloupe, en 1804, à un douzième de carré, détermination qu’une note ajoutée au projet de décret déclarait insuffisante, le carré ayant 100 pas de côté, ce qui donnerait à l’esclave un carré de 8 pas, ou de 6 mètres environ; mais alors l’esclave n’en devait pas moins être nourri par son maître. La même note rappelait qu’un ordre en Conseil de 1831 réglait ainsi cette distribution dans les îles anglaises: Pour un esclave âgé de 16 ans ou au-dessus, un demi-acre de terre (20 ares) propre à la culture, situé à 2. milles au plus (3 kilom.) du lieu de sa résidence; pour les enfants de moins de 16 ans, un quart d’acre (10 ares) au père ou à la mère. Il y ajoutait l’obligation de fournir les instruments, les semences, etc. – Les décrets, on le voit, se sont plus rapprochés de l’exemple de la Guadeloupe que de celui des colonies anglaises. Ils ont aussi modifié les termes du projet quant aux enfants. Le projet stipulait, pour les enfants de 4 à 14 ans, un cinquième de la part attribuée aux adultes. La Martinique et la Guadeloupe fixent à 8 ans la limite d’âge inférieure; et la Martinique réduit la part à un sixième. (Compte-Rendu, etc., p 193 et suiv.)

(2). Art. 5. Compte-Rendu, etc., p. 197,

La loi du 18 juillet, en fixant la durée du travail (de 6 heures du matin à 6 heures du soir) et celle du repos qui doit le suspendre (2 h. 1/2), avait renvoyé aux Conseils le soin de régler la répartition des intervalles de repos parmi les heures de travail, le partage du travail lui-même selon l’âge ou le sexe des esclaves et leur état de maladie ou d’infirmité, les surcroîts exigibles pendant les mois de la récolte ou de la fabrication (5, 6 et même 7 mois de l’année), et le minimum de salaire dû pour le temps pris au travailleur sur ses légitimes loisirs. La loi devrait s’appliquer à tous, et c’est ici que l’on voit combien il est impossible de réglementer l’esclavage. Le service en effet demande des hommes à tout faire, toujours prêts et toujours disponibles; et parmi nous cet arbitraire du commandement est sans danger, parce qu’il reste dominé par la liberté de l’engagement. Mais il n’en est plus ainsi dans le régime servile; et, si l’on cherche quelque autre garantie dans la législation, c’est une entrave qui s’applique à l’usage autant qu’à l’abus. Aussi le ministre, ne pouvant rien prescrire sans gêner beaucoup les maîtres avec peu de profit pour les esclaves, déplore son impuissance et prend le parti de s’en remettre à la providence locale des gouverneurs (1). Pour le travail rustique et les industries qui se prêtent plus facilement à des règles, il a proposé, conformément à la loi, une distinction dans la nature des travaux, des limites d’âge, des adoucissements pour les femmes enceintes ou nourrices. Mais ses propositions ont subi plus d’un amendement. Le terme où l’on cesse de prendre part aux travaux de l’atelier, fixé par le projet à 55 ans pour les femmes et à 60 pour les hommes, a été porté à 60 pour les premières comme pour les autres par les décrets coloniaux. Ceux de la Martinique et de la Guadeloupe abaissent de 12 à 10 ans l’âge des enfants qu’on y emploie; ils oublient du reste la faveur qui, dans le projet, les y appelait une heure plus tard, et les en rappelait une heure plus tôt; et, pour les mères d’enfants de moins d’un an, comprises dans la même mesure, ils la réduisent d’une heure à une demi-heure (2). Quant aux autres, le projet exprimait formellement que le temps nécessaire pour aller aux champs ou revenir à la maison, l’apport des herbes et autres corvées, devraient se prendre sur le temps du travail, et il stipulait des compensations pour la garde des bestiaux pendant la nuit ou pendant les jours de dimanche et de fête: le Conseil colonial de la Martinique transfère aux maires des communes le droit de régler tout cela, «suivant l’usage des lieux et suivant les circonstances (3)!» Enfin le salaire dû pour chaque heure de travail supplémentaire est fixé à 10 centimes dans les trois colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de Bourbon; et la Guyane l’a fixé à 8 et à 5 centimes pour les hommes, à 5 et à 3 pour les femmes, à 2 centimes pour les jeunes travailleurs de 12 à 16 ans (4)!

(1). Instructions ministérielles jointes au projet de décret. Compte-Rendu, p. 209.

(2). Compte-Rendu, p. 203 et suiv. – L’article II du projet accordait encore un jour d’exemption de travail par semaine pour les mères de plus de trois enfants légitimes. Le décret du Conseil de la Martinique leur demande quatre enfants.

(3). Art. 2. Compte-Rendu, p. 210.

(4). Compte-Rendu, p. 231 et suiv.

En résumé, la pensée libérale de la métropole, déposée dans la loi du 18 juillet, continuée mais quelquefois affaiblie dans les ordonnances, baisse en plusieurs points dans les circulaires, en d’autres encore dans les arrêtés, et elle se serait retrouvée, dans les décrets, au niveau de l’esclavage, n’étaient certaines réformes que la loi ne permettait plus de décliner.

XI.

Mais c’est peu de constituer officiellement le régime des esclaves il faut que les colons l’acceptent, il faut que tout ce système de réformes, plus ou moins mutilé dans le détail, passe du droit écrit dans la pratique; il faut que loi, ordonnances, arrêtés des gouverneurs ou décrets des Conseils soient rigoureusement exécutés. Si l’on en croit les rapports officiels, tout est pour le mieux, il y a dans la société, comme dans les Conseils, mauvais vouloir, sans doute, mais soumission. Les abus que l’on avait encore à déplorer ont cessé depuis les dernières nouvelles. Mais les pièces antérieures le disaient déjà; les pièces postérieures le diront encore. Cette succession de démentis pour le passé donne peu de confiance au présent (1); et sans attendre même que ce que l’on affirme aujourd’hui soit infirmé demain, nous avons à opposer aux plus récents rapports des gouverneurs les plus récentes adresses des Conseils: qu’on se rappelle les paroles du Conseil de la Martinique citées plus haut. Nous avons, non pas seulement des paroles, mais des faits; et ils prouvent que ces paroles ne sont pas une sorte de défi jeté à la loi qui commande par le mauvais vouloir, qui cependant s’y résigne, mais bien la vérité, moins peut-être que la vérité. Les mariages ne s’augmentent pas: mais la loi n’est pas faite. L’instruction religieuse est stationnaire (2): les esclaves n’y donnent pas volontiers leur dimanche, ni les maîtres les autres jours. L’instruction élémentaire fera-t-elle plus de progrès depuis la dernière ordonnance? Mais le Conseil de la Guadeloupe a déclaré «qu’en y affectant une partie de temps réservé au maître, elle commet une usurpation de propriété que la loi même ne peut accomplir sans indemnité (3).» Après avoir dépensé ses 4 à 5 millions pour l’éducation de douze jeunes noirs, l’État, qui l’aurait pensé? se trouve encore en dette! En attendant on ne se presse donc pas davantage. Les documents officiels constatent que les enfants sont toujours retenus aux travaux de la maison (4); six mois après les ordonnances, le directeur de l’intérieur à la Martinique en est encore à inviter les maîtres à se rappeler qu’elle existe (5): la loi n’a guère d’autre moyen de l’imposer (6).

(1). Du reste, dans les derniers rapports, on, trouve surtout des formules de ce genre: «J’ai lieu de croire que cela se fait. J’ai lieu de croire que cela se fera.» Voir un rapport du II janvier 1847; Compte-Rendu, p. 110.

(2). Lettre du gouverneur de la Martinique (26 août 1846) Compte-Rendu, etc., p. 152.

(3). Adresse du Conseil colonial de la Guadeloupe (28 octobre 1846), Compte-Rendu, etc., p. 67.

(4). «Je dois vous prévenir, dit le procureur du roi de Saint-Pierre, après un rapport favorable sur d’autres points des ordonnances que, relativement à l’instruction élémentaire, il y aura peu de maîtres qui se montreront disposés à envoyer leurs jeunes esclaves aux écoles qui seront ouvertes à cet effet; les uns et les autres allèguent les distances, et, sauf ceux dont les maisons d’habitation touchent les bourgs, ils se prétendent tous au delà des limites fixées (3 novembre 1846). Compte-Rendu, p. 60.

(5). Avis du directeur de l’Intérieur, inséré le 17 février 1847 dans le journal les Antilles, de Fort-Royal, cité par M. Schoelcher: Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années (1847), p. 159.

(6). Ce n’est pas un oubli; le ministre le fait remarquer aux gouverneurs en leur faisant passer ampliation de l’ordonnance. (Compte-Rendu, p. 146.)

L’ordonnance sur le logement, tout urgente qu’elle soit, rencontre des difficultés qui se comprennent (1); la situation des colonies ne leur permet guère de refaire à neuf les cases de leurs esclaves dans les conditions prescrites par les arrêtés. L’ordonnance sur les vêtements, plus facile à observer, ne paraît pas s’exécuter davantage, si l’on en croit les plaintes du commerce attiré par elle dans de trompeuses spéculations (2). L’ordonnance sur la nourriture a été faussée par la connivence même du gouvernement dans le décret colonial; et, quant à la libre disposition du samedi, assurée à l’esclave au cas d’échange, un exemple récent nous montre comment elle est entendue des maîtres. Des esclaves s’étant crus libres d’en user, comme le permet la loi, en se louant ailleurs, le maître les fit fouetter; et pour donner plus d’appareil au châtiment, le maire de la commune y requit la présence de la gendarmerie (3). Il en arrive de même du travail extraordinaire: deux esclaves, ayant refusé d’aller chercher des herbes après le temps du travail, si on ne les payait selon leur droit, furent torturés et envoyés à la geôle, où ils eurent encore à se défendre contre les admonestations du procureur général. L’un d’eux, dit-on, sera déporté comme «sujet dangereux (4).» Il serait dangereux de laisser aux colonies un esclave qui remontre sur le droit à un procureur général!

(1). Rapport du premier substitut du procureur-général (Guadeloupe), II janvier 1847. Compte-Rendu, p. 110.

(2). M. Schoelcher: Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 86.

(3). M. Schoelcher: Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 330.

(4). Ibid., p. 84.

   Lorsque le châtiment peut frapper ainsi les esclaves qui osent soutenir leur droit, qu’attendre de la loi qui prétend le modérer quand il se borne à punir leurs fautes? L’ordonnance elle-même par ses oublis a laissé mille voies ouvertes à l’arbitraire qu’elle voulait en bannir. Elle supprime les entraves, sauf des cas exceptionnels et à la condition d’en référer au juge de paix dans les vingt-quatre heures (art. 3) (1). Mais tout homme trouvé dans les entraves sera censé n’y être que depuis moins de vingt-quatre heures; et comment contredire? Le témoignage des esclaves est nul, en droit, contre le maître. L’emprisonnement sur l’habitation est réduit au maximum de quinze jours: mais l’ordonnance n’a pas fixé d’intervalle entre deux périodes d’emprisonnement; de telle sorte que, pour ne pas transgresser la loi, il suffirait de faire passer le détenu de quinzaine en quinzaine d’une prison dans une autre, ou de rompre, par quelque temps de liberté, la continuité de la réclusion. Au reste il n’est pas probable qu’on se donne tant de peine pour s’affranchir de la loi, quand il est si facile de la violer sans qu’il en coûte davantage. Les fers, ainsi que le conseil de la Guadeloupe l’avait déclaré pour le passé, ne seront pas employés comme châtiment, mais comme moyens préventifs; pendant seize mois des esclaves furent envoyés les pieds enchaînés au travail, sur le soupçon qu’ils pourraient bien avoir la pensée de fuir aux îles anglaises (2): s’ils ne l’avaient pas, quel moyen plus capable de la leur inspirer! Les malheureux employés à ce dur et pénible cabotage des gros-bois, sont suspects par le seul fait de leur état, et quelquefois aussi chargés de fers, au risque de périr infailliblement s’ils tombent à l’eau: ce qui arrive souvent dans ce rude service (3). Les détentions illégales se continuent par une sorte de révolte contre cette loi envahissante, qui ne permet même pas au maître de se priver, comme il le veut, de l’usage de son esclave (4); et s’il se montre capable de pareils sacrifices, comment s’abstiendrait-il des moyens qui, loin d’interrompre le travail, sont censés y aider? La suppression du fouet du commandeur au milieu des occupations agricoles fut la chose la plus incroyable, la plus inattendue: elle arrivait au moment où le journal le plus avancé de la Pointe-à-Pitre demandait qu’on remplaçât l’inutile épée des sergents de ville par un nerf de boeuf (5)! C’est une révolution qui confond toutes les idées reçues sur la marche du travail; Xerxès ne fut pas plus étonné, quand on lui dit que Léonidas et les Spartiates viendraient combattre ses soldats sans y être poussés à coups de fouet (6). On s’y résigne, dit-on; on a laissé l’instrument défendu, mais on en cherche quelque autre. A la rigoise on substitue les garcettes; et un propriétaire, maire de sa commune, inventeur de ce moyen, ayant été officieusement prévenu qu’il violait encore la loi, se plaignit aigrement qu’on voulût entraver «ses expériences administratives (7).» Le fouet, supprimé là, reste d’ailleurs, on l’a vu, comme châtiment, seulement avec certaines exceptions de personnes et réduit à quinze coups. Mais n’est-ce donc point assez, si la main qui les donne compense le nombre par la rigueur? et il ne faut pas attendre que l’exécuteur, esclave lui-même, compatisse à cette flagellation de ses confrères, à moins qu’il ne désire changer de rôle et prendre leur place. L’un d’eux, qui ne se refusait pas à cet office, mais qui s’en acquittait trop mollement, fut transféré à la geôle, et, sur l’ordre du directeur de l’intérieur, ramené par la force publique chez son maître, afin d’y subir, en présence de la gendarmerie et de tout l’atelier, le châtiment qu’il semblerait bon de lui infliger (8)!

(1). Une exception à cette règle absolue du régime disciplinaire se trouve dans un arrêté du gouverneur de la Guadeloupe concernant la nourriture, l’entretien et le logement des esclaves, ainsi que les soins à leur donner en cas de maladie (art. 8):

«Les esclaves atteints d’ulcères aux jambes ou de toutes autres affections de nature à exiger un repos indispensable à leur guérison, pourront, sur l’ordonnance du médecin, être retenus au moyen d’une barre en bois établie à cet effet à l’extrémité inférieure des lits de l’hôpital.» (Compte-Rendu, p. 110.)

(2). «Ils avaient à chaque pied un anneau du poids de deux kilogrammes et demi, auquel était rivée une baguette de fer qui montait le long des jambes jusqu’à la ceinture, où elle était retenue par une corde ceignant les reins… S’ils ne pouvaient travailler aussi vite que les autres, on les faisait coucher sur le ventre et on leur donnait des coups de fouet… Aux heures de repos, la nuit et le dimanche on les mettait à la barre.» Cela dura du 5 octobre 1844 au 4 janvier 1846. (M. Schoelcher: Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 355.) – Le lendemain, 5 janvier 1846, le même fait se renouvelait sur une autre habitation: un esclave était chargé de fers et forcé de travailler ainsi, avec le régime de la barre pour les heures de repos et les jours de fête. Et le maître, à qui l’on reprochait le poids énorme des chaînes, répondait que l’ancienne législation ne fixait pas le maximum du poids. (Ibid., p. 381.)

(3). Ibid.

(4). Ibid, p. 391 et suiv. Il s’agit de deux femmes mises aux fers et emprisonnées dans un affreux galetas pour avoir voulu apporter au travail l’enfant qu’elles allaitaient.

(5). M. Schoelcher: Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 127.

(6). Hérod. VII, 103 et 104.

(7). M. Schoelcher, ibid., p. 97.

(8). M. France, ce brave et honnête commandant de gendarmerie à qui l’on doit de si tristes révélations, se permit quelques observations auprès du directeur de l’Intérieur sur le rôle qu’on voulait lui donner dans cette affaire. Le directeur de l’Intérieur réfuta ses arguments. «Pour peu qu’une semblable doctrine fut autorisée, dit-il, le désordre ne tarderait pas à être général dans la colonie.» On sait que ce commandant, qui comprenait si mal ses fonctions de police, a été honorablement rappelé et mis à la retraite. M. Ternaux-Compans, en portant ce fait à la tribune, dans la séance du 15 mai 1846, demandait qu’au moins les esclaves ne soient pas traités plus durement que les forçats. Voy. aussi M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 51.

Ces violations n’auraient rien d’extraordinaire, rien qui prouvât contre le système, si elles trouvaient, pour se contenir et les réprimer, la justice vigilante et sévère. Mais, nous avons dit comment se faisait le patronage et avec quels résultats! et si l’augmentation des juges de paix et leur association au procureur du roi dans cet office, le rend plus sérieusement possible, le choix des hommes seul peut le rendre vraiment efficace: que serait-ce si nous devions avoir un patronage de confiance, comme les certificats des médecins au rapport (1)! L’exemple en a été donné (2), et il vient même de plus haut: car ce n’est pas seulement dans la surveillance, c’est dans la répression que la justice fait défaut aux opprimés. Dans une société séparée en deux camps par l’esclavage, tout est solidaire entre les maîtres et entre les esclaves; et surtout quand la question est posée comme elle l’est aujourd’hui, nulle plainte ne peut s’élever d’en bas, qui n’ébranle tout ce système de despotisme. Or, les maîtres seuls jugent, les maîtres sont donc juges et parties. Ici encore, comme pour le patronage, on a, depuis 1845, cherché quelque remède à cette fausse situation. Autrefois les cours d’assises se composaient de trois juges et de quatre assesseurs, sorte de jury associé à la magistrature, dans les causes criminelles; la loi du 18 juillet a renversé la proportion. Mais la majorité, pour la condamnation, étant de cinq, le concert des trois assesseurs suffit pour faire absoudre; et qu’importe leur nombre? Qu’on les supprime (3), il reste les magistrats; et les magistrats sont aussi des maîtres: ils l’ont prouvé dans les circonstances où la présence des assesseurs n’était point là pour couvrir leur complicité. C’est la magistrature seule qui a le droit de poursuivre; c’est la magistrature seule qui forme les chambres de mise en accusation et prononce, pour la plupart des crimes, des arrêts de non-lieu; c’est la magistrature qui renvoie les prévenus en police correctionnelle, sous prétexte d’échapper à l’influence des assesseurs en cour d’assises: prétexte coupable, s’il n’est aveugle; car mieux vaut encore le scandale de ces absolutions, qu’un système de justice qui dénature le caractère des faits, qui leur ôte légalement leur flétrissure, qui s’incline devant les préjugés des colons et reconnaît comme deux espèces parmi les hommes, réputant simple délit, s’il s’agit d’un esclave, ce qui est crime en tout autre cas (4). C’est la magistrature enfin qui, beaucoup trop souvent encore, dans ces tribunaux, absout le coupable et condamne la loi. – Chaque ordonnance a subi son arrêt: 1º L’ordonnance sur le régime alimentaire: Dans l’affaire de ces esclaves, si cruellement châtiés par leur maître pour avoir voulu user librement de leur samedi, selon la loi, le ministère public a pensé qu’il n’y avait pas excès de pouvoir (5). 2º L’ordonnance sur le travail ordinaire: Des esclaves à la Guadeloupe ayant été forcés de travailler au delà du temps prescrit et aux heures de repos, la cour, saisie incidemment de cette affaire, a opposé à l’ordonnance «l’ancien usage, autorisé par le silence significatif de l’autorité spécialement chargée de veiller à l’exécution des lois (6)!» Ou bien, elle-même, elle rompt le silence pour déclarer, contre les prescriptions légales, que l’esclave doit faire pour rien, le samedi et le dimanche comme les autres jours, les gardes de nuit et la coupe des herbes (7). 3º L’ordonnance sur le régime disciplinaire: Une femme esclave ayant été frappée à coups de canne par un géreur la cour a prononcé que la loi de 1845 n’avait pas prétendu retirer au géreur son droit de correction, et que, comme il ne suffisait pas «qu’un instrument fût susceptible d’être appelé bâton» pour appliquer les rigueurs de l’ancien édit à une «correction toute paternelle,» il n’y avait ni contravention ni délit dans le fait incriminé (8). La cour de Cayenne a même jugé dans un cas où il s’agissait d’une femme grosse de 6 à 7mois, que le maître ayant eu l’attention «de ne pas remettre au bras inintelligent d’un commandeur la tache de réprimer la faute de l’esclave, mais bien de lui infliger lui-même le châtiment,» il n’y avait pas lieu à suivre (9). Et quand on poursuit, quel en est le résultat? 5 francs, 25 francs d’amende, ou, pour les plus malheureux, 500 francs d’amende et 16 jours de prison! Des femmes avortant sous le fouet, un malade écrasé sous la botte et pilé sous le bâton de son maître, toutes ces formes aggravantes de meurtre, devenues simples délits, n’ont pas coûté davantage (10). Condamné ou absous, le maître gagne même le plus souvent à violer la loi. Un colon qui réduit de moitié la nourriture, qui double pour tout un atelier le temps et la mesure du travail et, par suite, ses profits, en sera quitte pour 50 ou pour 100 francs d’amende (11). Même en matière de sévices, il y gagne encore, si l’esclave survit; car alors on le lui rachète, et on le paye, comme il arrive dans les cas d’expropriation forcée, deux ou trois fois sa valeur (12).

(1). Le ministre, en parlant des ordres qu’il a donnés sur ce dernier sujet (Rapport, p. 32), confirme tous les griefs que nous avons exposés ci-dessus. Cf. M. Schoelcher; ouvrage cité, p. 293-297.

(2). Deux esclaves ayant porté plainte contre un maître dont la dureté fut suffisamment établie par le fait de l’incarcération des deux femmes dont nous avons parlé plus haut, le procureur du roi les renvoya avec cette lettre adressée au maire: «J’ai pu d’autant mieux apprécier que ces deux plaintes n’étaient pas fondées que, tout récemment, j’avais inspecté l’habitation de *** et que je m’étais assuré que l’administration de ce propriétaire est non-seulement réglementaire, mais sage et paternelle.» Les deux esclaves furent donc, selon l’usage, renvoyés avec une escorte de gendarmes; et cette circonstance fournit au procureur du roi l’occasion de nous donner une autre preuve de sa confiance dans l’infaillibilité de la discipline domestique: «Un esclave de l’habitation Martin est également venu porter plainte à son maître contre le géreur de cette propriété. M. Martin, n’ayant pas trouvé sa réclamation fondée, l’a fait mettre à la geôle, et il m’a prié de le lui renvoyer en même temps. Cet esclave fera partie de la même conduite. Je vous serai obligé de me faire connaître l’effet moral que cette mesure aura produit.» Il paraît que l’on a été fort irrité aux colonies de l’effet moral produit par la publication de cette lettre. Voy. M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 394.

(3). Le gouvernement vient de prendre ce parti. «Convaincu qu’une plus longue expérience du système de 1845 ne ferait que perpétuer le mal et aggraver le scandale,» il a présenté à la Chambre des députés (22 mai) un projet de loi qui abroge l’article II de la loi de 1845 et porte que «les individus libres accusés de crime envers les esclaves, et les esclaves accusés de crime envers les libres, seront traduits devant une cour criminelle composée de six membres de la Cour royale, dont deux conseillers-auditeurs au plus pourront faire partie.» – «Il y a, dit le ministre en terminant l’exposé des motifs, des scandales moraux dont le renouvellement prolongé serait aussi périlleux que douloureux.» Quoi qu’il en soit de l’efficacité de la mesure, elle a, sans contredit, le mérite de répondre catégoriquement et fort à propos aux protestations soulevées par les dernières discussions de la Chambre.

(4). Voir les faits nombreux recueillis par M. Schoelcher, et les réflexions fort justes qu’il y joint, dans son dernier ouvrage, p. 417 et suiv.

(5). Ibid., p. 330.

(6). M. Schoelcher, ibid., p. 89.

(7). Ibid., p. 364.

(8). «Attendu, disait encore l’arrêt, que le prétendu bâton dont s’est servi le géreur n’est qu’une baguette de moins de trois centimètres d’épaisseur; que s’il est permis d’avancer que, dans des conditions données et par un coup violent, le bras d’un homme peut être fracturé à l’aide d’un tel bâton, il ne le serait pas moins de dénier que les mêmes résultats sont également possibles, dans les conditions posées, pour un coup de rigoise et autres instruments tolérés jusqu’à ce jour dans le châtiment des esclaves…» La chambre aurait bien fait d’abréger ses considérants. Voy. M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 87.

(9). Ibid., p. 360.

(10). Le défenseur, dans ce dernier cas, disait de l’accusé: «qu’il n’avait fait qu’user de ce lambeau de pouvoir que les lois nouvelles ont laissé aux maîtres (ibid., p. 369-375). – Un géreur avait fait périr à coups de fouet un vieux nègre soumis à sa direction; il fut condamné par le maître à lui en payer le prix sur ses appointements, et acquitté par la Cour d’assises. Ce fait, rapporté par M. France (l’Esclavage à nu, p. 79), est un de ceux qui ont été cités à la tribune par MM. J. de Lasteyrie et Ledru-Rollin.

(11). C’est la peine infligée, pour des excès de ce genre, à un planteur qui tire du travail de ses esclaves 50,000 à 60,000 fr. par an. (M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 382, cf. p. 389.)

(12). Dans l’affaire des deux frères dont nous avons parlé, plusieurs de leurs esclaves, les plus compromis par leurs dépositions, avaient été, par l’ordre du gouverneur, mis aux enchères, pour éviter les effets du ressentiment de leurs maîtres: ils furent vendus, un homme 1200 fr.; deux femmes, 355 et 272 fr. Et à peu près en même temps, l’administration rachetait des maîtres, à l’amiable, la femme qui avait été l’objet de leurs sévices et celui de ses trois fils qui avait survécu aux mauvais traitements: la femme, cultivatrice africaine de 40 ans, pour 1100 fr., et le fils, âgé de 8 ans, 600 fr.! (Voy. M. Schoelcher, ouvrage cité, p. 319.)

On avait remarqué déjà une sorte de réaction provoquée par l’institution incomplète du patronage, on a cru voir de semblables effets se produire depuis la loi de 1845 (1); que sera-ce depuis les dernières ordonnances, avec une magistrature qui offre aux coupables un tel asile contre la loi? Sans méconnaître d’honorables exceptions (et plusieurs ont mérité d’être hautement signalées à la tribune nationale), sans généraliser des faits qui pourtant ne sont point isolés, en prenant les choses comme elles sont officiellement constatées, on a eu le droit de dire (2) qu’il n’y a qu’une justice incomplète, ou plutôt qu’il n’y a point de justice aux colonies: car, comme l’a exprimé M. Dupin aîné avec cette rectitude de jugement et cette précision de langage qui font de lui, dans la Cour suprême, l’organe si digne de la loi, il n’y a pas de plus ou moins dans la justice; «elle est ou elle n’est pas». Que faut-il pour qu’elle soit? Il a traité la question de personnes au point de vue non des hommes, mais des situations, ce qui est encore une question générale; il a montré tout ce qu’avait de légitimement suspect une position qui, dans ces débats éternellement ouverts entre les maîtres et les esclaves rattache le juge au parti des maîtres, lors même qu’il n’est pas maître lui-même, par les liens de la famille, par les motifs les plus puissants d’affection et d’intérêt. Il a rappelé la nécessité d’appliquer encore au choix des magistrats ces grands principes du droit romain de l’Empire, si souvent oubliés (chose étrange!) même en matière d’esclavage, principes d’une sage méfiance, d’une juste et clairvoyance sollicitude, qui ne permettaient pas aux gouverneurs de se marier dans leurs provinces… Et les colons viennent se plaindre qu’on les traite en provinces conquises, lorsqu’ils tiennent un peuple entier en servitude! Ils se plaignent qu’on leur mesure avec quelque restriction les droits politiques, quand ils retranchent des droits de l’humanité une population cinq ou six fois plus nombreuse qu’eux-mêmes! Ils revendiquent pour leur pays tous les priviléges de la France, comme si le plus noble de ces priviléges n’était point de conférer à quiconque en a touché le sol le plein droit de liberté!

(1). M. Schoelcher, ouvrage cité, p. 164 et p. 391. C’était un des motifs de la pétition récemment discutée dans les deux Chambres.

(2). MM. P. de Gasparin, J. de Lasteyrie, Ledru-Rollin, Chambre des députés, séances des 24 et 26 avril 1847.

XII.

Cet exposé sommaire des efforts et des résultats de la loi du 18 juillet aura prouvé, je pense, qu’il n’y a qu’un seul bon moyen de faire cesser les abus de l’esclavage, c’est de l’abolir. La loi du 18 juillet, il est vrai, ne s’annonce pas seulement comme une loi de réforme, c’est aussi une loi d’affranchissement, et elle prétend mener à cette fin par ses dispositions sur le pécule et sur le rachat forcé. Mais c’est ici principalement qu’elle se montre insuffisante. Ce pécule, en effet, l’esclave ne peut le gagner que sur le temps que ne lui prend pas le maître, et principalement sur ce jour de travail qui lui est donné en échange de la nourriture, avec une portion de terrain à cultiver. Or toute une moitié des esclaves se trouve entièrement privée du bénéfice de cette mesure. Pour les autres, on a vu à quoi se réduit la part qui leur est faite sur le domaine du maître; et comment compter qu’ils y suppléeront en louant, ce jour-là, leur travail, quand ce travailleur est payé 3, 5 et au plus 10 centimes par heure: – 1 franc par semaine pour vivre et pour se racheter! La plupart seront donc hors d’état de porter jusque-là leurs économies, surtout quand le but où elles tendent détournera les maîtres d’y concourir. Aussi l’insuffisance du pécule, comme moyen général d’affranchissement, est-elle aujourd’hui reconnue sans contestation (1); tel, dès 1845, on avait fait, pour y venir en aide, un pas décisif, par la loi du 19 juillet. La Chambre des députés, toute pleine de cette pensée libérale, qu’elle n’avait pu faire entrer dans la loi de la veille, sans l’ajourner en l’amendant, a saisi l’occasion que lui donnait cette fois son initiative; et d’une loi de finances, destinée à des essais de travail libre, au profit des colons; elle a fait, au profit des esclaves, une vraie loi de liberté. Une simple addition de crédit lui a suffi pour transformer le projet primitif (2); et par là elle est entrée, sans détour et sans bruit, dans une des voies tracées par les anciens projets, dans la voie de l’émancipation progressive.

(1). Chambre des députés, séances des 24 et 26 avril 1847.

(2). Le gouvernement, on se le rappelle, avait demandé un crédit de 600,000 fr. pour subvenir à l’introduction de cultivateurs européens dans les colonies et à la formation d’établissements agricoles. La commission, et après elle la Chambre des députés, transformant le projet, a voté 120,000 fr. pour le premier point, 360,000 fr. pour le deuxième, et, en outre, 400,000 fr. pour concourir au rachat des esclaves «lorsque l’administration le jugera nécessaire, et suivant les formes qui seront déterminées par une ordonnance royale à intervenir» (4 juin 1845). La loi sur le régime des esclaves avait été votée la veille.

Le concours actif de l’État au rachat des esclaves n’est donc plus seulement un principe reconnu, c’est un fait commencé. Mais pour qu’il soit un acte véritable d’abolition, il ne suffit pas qu’il se continue, il faut qu’il aboutisse à une fin; le législateur n’a pas prétendu, sans doute, servir une rente perpétuelle à l’esclavage, épuiser nos finances, sans arriver à l’épuiser jamais. Pour épuiser cette mare corrompue où tant de générations sont venues s’engloutir, il ne suffit pas d’y avoir pratiqué cette issue, il faut en tarir les sources. Il y en avait deux, la traite et la naissance. La traite est abolie: qu’on supprime l’asservissement par la naissance, qui, pour paraître moins odieux, n’est pas moins coupable au fond ni plus avouable au siècle où nous sommes. Si l’on ne se croit pas en mesure d’abolir immédiatement l’esclavage, si on le tolère comme fait à où il existe, c’est bien le moins qu’on ne souffre pas qu’il se reproduise désormais.

Cette déclaration du droit que l’homme apporte en naissant, faisait l’objet de la proposition de M, Passy, en 1838, et plusieurs la trouvèrent alors injuste, incomplète et prématurée; il convient de dire un mot de ces attaques puisqu’elles semblent avoir pour elles force de chose jugée. La mesure est-elle injuste? La question peut être envisagée relativement aux maîtres ou relativement aux esclaves. Quant aux premiers, si vieux que soit leur droit, il n’en supporte pas plus l’examen. L’esclavage, en effet, ne doit pas donner au maître plus que le maître n’a le droit d’en exiger. Il a droit au travail: qu’il l’exige; mais la loi l’autoriserait-elle, par hasard, à propager la race de ses esclaves, comme celle de ses troupeaux, par des accouplements forcés? Non. L’enfant est donc le fruit libre de l’esclave; il doit naître en liberté. Je sais que ce ne fut le droit ni des anciens ni des modernes; mais l’opinion publique n’en comporte pas d’autre aujourd’hui. L’esclavage, tant qu’il subsistera encore, ne peut plus être qu’une sorte d’usufruit perpétuel donné au maître sur l’esclave; les défenseurs désintéressés qu’il peut avoir encore n’osent pas demander plus. Nous revendiquons au profit des enfants à naître le principe qui, dès l’antiquité païenne, refusait le fruit de l’homme au simple usufruitier (1). Après avoir assuré à l’esclave la propriété de son pécule, il serait plus qu’étrange que la loi continue de donner au maître la propriété de ses enfants!

(1). On connaît cette belle sentence de Gaius:

In pecudum fructu etiam foetus est…; partus vero ancillae in fructu non est: itaque ad dominum proprietatis pertinet. Absurdum enim videbatur hominem in fructu esse, cum omnes fructus Rerum natura gratia hominis comparaverit. (l. 28 D., XXII, I De usuris.) Justinien n’a pas trouvé de termes plus forts pour la reproduire; il la cite littéralement: Instit., II, 1, 37. Ce fut donc le droit constant de l’Empire, et c’était déjà le droit de la République. (l. 68 (Ulp;) D. VII, I, De usufr.)

A défaut du droit de naissance on fait valoir, il est vrai, pour le maître, un autre droit, celui de l’éducation. L’esclave, dit M. Granier de Cassagnac, reçoit du maître les soins de l’enfance et de la vieillesse, il lui donne le travail de l’âge mûr: ils sont quittes. Et il invoque à l’appui de ce calcul «deux ou trois admirables lois de Dioclétien et de Constantin,» d’après lesquelles les enfants exposés devaient rester jusqu’à vingt-cinq ans au service de ceux qui les auraient recueillis. «Seulement,» ajoute-t-il, «au lieu de rompre le contrat à vingt-cinq ans, on le continue jusqu’à la mort de l’enfant devenu homme; moyennant quoi, le maître entretient l’homme devenu vieillard (1).» Le législateur, trop préoccupé de l’enfance, avait évidemment manqué de sollicitude pour la vieillesse; mais admirez comme les modernes y ont pourvu! Pour les soins de la jeunesse, nous reconnaissons que le maître ne peut pas être tenu de les donner gratuitement à des enfants qui ne le serviraient pas; il y aurait lieu pour cela, mais pour cela seulement, de lui allouer une convenable indemnité, soit en argent comme le proposait M. Passy (2), soit en travail, selon les bases des lois citées. Mais nous nous bornerons là: douze ou quinze années d’un travail de novice pour dix ou douze années de soins que l’on a reçus, c’est bien; mais quarante ou cinquante ans d’un travail exercé, pour quelques années de loisirs où beaucoup n’atteindront pas, c’est trop.

(1). M. Granier deCassagnac, Voyage aux Antilles, I, p. 190, cf. p. 195.

(2). Article premier. «A dater de la promulgation de la présente loi, tout enfant qui naîtra dans les colonies françaises sera libre, quelle que soit la condition de ses parents. Les enfants nés de parents esclaves resteront confiés aux soins de leurs mères, et une indemnité de 50 fr. par tête d’enfant sera allouée aux propriétaires des mères pendant 10 années consécutives.»

Cet affranchissement des enfants à naître, si facile à justifier à l’égard des maîtres, l’est-il moins à l’égard des esclaves? On pourrait le craindre quand on se rappelle comment la proposition en a été accueillie par les abolitionistes les plus résolus. On a jugé contraire à l’ordre une situation qui place des fils libres à côté de parents esclaves. Mais cela est-il donc si rare et si choquant dans le régime des colonies (1)? Craint-on que la mère ne regrette de n’avoir pas donné à son maître la propriété de ses enfants, quand on voit, pour cette raison, des femmes répugner au mariage (2); quand on voit des parents esclaves employer leurs épargnes à les racheter (3)? et l’enfant respectera-t-il moins sa mère parce qu’elle lui aura donné la liberté avec la vie (4)? On a trouvé inique de laisser dans l’esclavage des générations qui ne différeront des nouvelles que pour être venues trop tôt. Soit; mais vaut-il mieux ne rien faire et laisser toutes les générations à venir se multiplier dans l’esclavage, sous la puissance du droit acquis? L’affranchissement des enfants à naître a le mérite de proclamer ce droit de liberté, que tout homme apporte en naissant, et qu’on ne peut plus laisser prescrire, sans un oubli coupable; il a de plus la vertu de trancher la question du maintien de l’esclavage, en lui laissant, pour délai extrême, le terme des générations présentes. La mesure ne serait mauvaise que si l’on voulait s’en tenir là; mais la loi du 19 juillet, renouvelée chaque année, offre dès à présent le moyen de la compléter en permettant de reprendre et d’accomplir, sans plus de débats, les différentes mesures comprises dans les projets d’émancipation progressive (5). C’est l’affaire de l’ordonnance royale à laquelle elle a renvoyé le soin de répartir les fonds annuellement votés pour cet usage. Ainsi, les générations nouvelles seraient libres de droit; les générations antérieures resteraient esclaves de fait. Mais l’État, par un large concours, travaillerait à leur libération avec l’indemnité à laquelle les maîtres ont droit.

(1). M. le duc de Broglie, Rapport, etc.

(2). Le père Dutertre, cité par M. l’abbé Dugoujon, p. 65, et M. l’abbé Castelli, p. 122.

(3). On voit souvent arriver qu’un bon sujet, décidé à mourir chez son vieux maître et dans la condition dans laquelle il a vécu, achète et fait successivement affranchir ses enfants. Rapport au Conseil de la Guadeloupe (10 décembre 1838). Avis, etc., p. 112.

(4). On ne conteste pas l’intérêt que les affranchis portent à leurs parents restés dans l’esclavage (M. Rouvellat de Cussac, p. 229.) Comment donc ne pas croire que cet affranchissement des enfants serait déjà, pour les auteurs de leurs jours, comme un gage assuré de liberté?

(5). Voyez particulièrement le plan de la minorité de la commission présidée par M. le duc de Broglie, Rapport, etc., p. 167-175.

1º Il rachèterait les enfants au-dessous de douze ans, moitié à prix d’argent, moitié par des conditions d’apprentissage.

2º Il rachèterait les infirmes et les vieillards, en combinant d’ailleurs les droits de cette libération avec les devoirs que la loi de l’esclavage a fait contracter à leurs maîtres envers eux (1).

(1). M. le duc de Broglie, dans son Rapport, p. 110, a très-nettement établi le droit acquis des esclaves vieux ou invalides à cette obligation.

3º En outre, par des subsides largement accordés, il aiderait les autres à se racheter d’eux-mêmes; et il fixerait dès à présent le prix de rachat, non pour tous en général, par une loi de maximum qui lèserait les esclaves comme les maîtres, mais pour chacun en particulier, par une estimation individuelle. – Si on laisse aux esclaves l’obligation de concourir de leur pécule à leur libération, on ne voudra pas sans doute décourager leur ardeur au travail en souffrant que le but puisse s’éloigner d’autant plus qu’ils feraient plus d’efforts pour y atteindre, en frappant d’une sorte d’amende leurs progrès, en les forçant à racheter chèrement l’habileté même qu’ils auraient acquise. On ne voudra point condamner les derniers restés en esclavage, les plus dignes de pitié, sans doute, à payer la liberté d’autrui par la surtaxe que la réduction de leur nombre ajouterait à leur valeur (1).

(1). Dès à présent, le prix des esclaves qui demandent à se racheter a été porté si haut dans plusieurs cas particuliers, que le rachat deviendrait véritablement impossible. On a, pour reconnaître cette exagération de prix, le prix des esclaves vendus par autorité de justice dans les partages de famille et à la requête des créanciers. Chambre des députés, séance du 15 mai 1846.

Liberté aux générations nouvelles ou aux générations vieillies; et aux autres aide et protection de l’État pour les rendre capables d’y arriver: tel serait le résumé de ce système. Il offrirait aux plus timides l’avantage de trancher la question de l’émancipation, dès à présent, sans engager l’État au delà des bornes de la plus sévère prudence: le terme en est placé dans un délai non pas fixe, mais certain; délai que l’on peut toujours modifier dans les limites où il est renfermé par la nature, en activant ou ralentissant, selon les circonstances, les progrès de l’émancipation partielle. Il n’a rien d’injuste pour les maîtres. On ne leur reconnaît plus, il est vrai, de propriété sur les enfants à naître: chaque enfant qui naît dans l’esclavage est ravi à la liberté, et c’est un rapt dont l’État ne peut pas se rendre plus longtemps complice; mais pour ceux dont ils ont acquis la possession, on ne leur en reprend pas un seul sans le payer: nous avons répondu à leurs arguments contre l’emploi du pécule de l’esclave. Pour les esclaves ce système est aussi juste que peut l’être un moyen de transaction: aux uns il reconnaît leur droit de nature; et quant aux autres, il le leur rend ou les aide à le reconquérir par un ensemble de mesures appropriées à leur position personnelle. Il rachète ceux que l’âge n’a point encore soumis aux influences de l’esclavage, ou ceux que la maladie et la vieillesse ont déjà libérés des devoirs de leur état. Dans l’âge intermédiaire il les associe à l’oeuvre de l’affranchissement, en y prêtant un concours libéral; et de tous les moyens préparatoires nul ne saurait être plus efficace que ce concours habilement calculé. Il pourrait répandre parmi eux les habitudes d’ordre, d’économie, de bonne conduite par des encouragements au mariage, des récompenses à l’assiduité, des primes aux plus fortes épargnes; il exciterait leur émulation, soutiendrait leur confiance, non pas seulement en complétant ce qui manquerait à leur rachat, mais en procurant même la libération des esclaves signalés par les magistrats comme les plus dignes: de telle sorte qu’il n’y ait point de degré si bas dans l’esclavage, d’où l’on ne puisse, avec du travail et du zèle, arriver d’une manière sûre et prompte à la liberté. – En attendant, la loi du 18 juillet, exécutée selon son esprit, leur en assurerait tous les droits, hors celui de se refuser absolument au travail (1).

(1). Si la loi du 18 juillet fait véritablement, comme on le dit, de l’esclave une personne, il serait bon de défendre, par un simple arrêté de police, de le mettre en vente, comme on le fait encore aujourd’hui, pêle-mêle avec les meubles, non pas seulement dans les annonces (M. Schoelcher en cite, pour 1846, de toutes semblables à celles que nous lui avions déjà empruntées), mais sur le marché public, où il est donné au plus offrant et dernier enchérisseur. C’est une mesure dont l’exemple nous a été donné par le Danemark. Sur cette malheureuse question de l’esclavage les exemples nous viennent de partout. (Voy. M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 437.)

Ce système, tout en prenant ses éléments divers à des projets anciens et mûrement étudiés, ne demanderait donc que de joindre une chose aux lois de 1845: une renonciation solennelle de l’État à faire désormais de nouveaux esclaves, une déclaration que dans les possessions de la France tout homme naît libre. En montrant que cette mesure n’aurait rien que de juste, nous avons répondu à ce qu’on reprochait encore à la proposition de M. Passy: qu’elle était incomplète et prématurée. L’objection, vraie peut-être ou du moins vraisemblable, en 1838, en présence de la résolution du parlement anglais et de ces projets d’émancipation radicale mis à l’étude, tourne même aujourd’hui contre les partisans du statu quo. Aujourd’hui, en effet, l’expérience anglaise est consommée; aujourd’hui les études chez nous sont faites, le rapport déposé; et le gouvernement, sans se prononcer entré les deux plans d’émancipation qu’il présente, sans s’arrêter au terme de 10 ou de 20 ans, a voulu procéder par voie de réforme et d’affranchissement individuel. Mais ces lois, évidemment incomplètes et déclarées provisoires, manquent de caractère; elles manquent à ce titre d’autorité morale et de puissance. Une seule chose peut les compléter: c’est cette proposition jadis repoussée comme incomplète; elle seule peut leur donner un sens précis et une suffisante efficacité. Sans elle, les lois de 1845 flottent indécises entre l’esclavage et la liberté; et, à tout prendre, si elles cherchent des garanties aux esclaves, elles n’en assurent pas moins au droit des maîtres. La loi du 18 juillet le consacre en le limitant, elle le fortifie en cherchant à le dégager des abus qui sont le signe de sa réprobation et le motif le plus pressant pour le détruire; et la loi du 19 juillet, avec des tendances plus décidées vers l’abolition, peut encore, dans l’application, venir en aide à l’intérêt des maîtres. Car les fonds qu’elle consacre à la libération des esclaves, ne peuvent-ils pas servir à racheter, sous prétexte de liberté litigieuse, des hommes libres de droit? qui sait même? à libérer des esclaves moins utiles que coûteux à garder? Ce qui s’est fait autorise tous les doutes, toutes les défiances à cet égard (1). Réorganisation et renouvellement de l’esclavage au profit des maîtres, tels pourraient donc être les effets des deux lois de juillet; et encore, répétons-le, si la seconde à toute chance d’être accueillie dans ces conditions, la première ne le sera même pas, parce que l’esclavage, étant par sa nature un excès de pouvoir, tant que l’on restera sur ce terrain, tant qu’on aura l’espoir de s’y maintenir, on combattra les réformes, on défendra les abus par tous les moyens, à tous les degrés, au sein des Conseils et, quand la loi commande, au sein de la vie privée, sous la sauvegarde des tribunaux! Ce n’est donc pas seulement la loi de rachat du 19 juillet, c’est la loi de réforme du 18, qui appelle, si elle veut sérieusement atteindre son but, ce complément indispensable. Alors peut-être le maître se décidera-t-il à se détacher d’un système frappé à mort, pour se placer franchement devant un régime qu’il verra grandir avec ces jeunes générations déjà libres. Alors aussi on pourra plus raisonnablement attendre de la loi qu’elle commence, avant même l’affranchissement, l’éducation des esclaves; qu’elle leur apprenne, en leur conférant les droits des personnes, à mieux en connaître les devoirs; qu’elle les rattache au mariage par la puissance rendue au père, par la liberté assurée aux enfants; qu’elle les rattache sérieusement au travail, par la confiance d’y trouver pour eux-mêmes la liberté. Alors encore on pourra espérer que le travail, réhabilité à leurs yeux par le but où il les aura conduits, reste après l’affranchissement dans leurs habitudes. Mais il faudrait que le salaire assuré au travail volontaire de l’esclave pût le conduire en effet à la liberté, il faudrait qu’il pût suffire après l’affranchissement à l’entretien de sa famille. A ces seules conditions, le travail libre pourrait aller grandissant; et, s’il se ressentait encore des influences morales de l’esclavage, l’État aurait toujours le moyen d’en rendre la proportion plus forte et la prépondérance plus certaine, en se rapprochant du système de l’émancipation simultanée (2).

(1). Le compte-rendu publié récemment prouve, par la liste des esclaves rachetés, qu’une partie des fonds a été employée, contre l’intention de la Chambre formellement exprimée, à racheter des enfants impubères de parents affranchis, ou les parents d’enfants impubères mis en liberté, quoique les uns et les autres fussent libres de droit, en vertu du principe de non-séparation posé par l’article 47 du Code noir. Ce principe, étendu par la Cour de cassation, du cas de vente au cas d’affranchissement, est repoussé par les Cours locales. Cela suffit pour faire déclarer la liberté litigieuse et racheter ces esclaves! Il est vrai que tant de difficultés s’opposent à ce que l’esclave puisse revendiquer son droit, que le plus court, sinon le plus légitime moyen de le lui faire reconnaître, c’est de le racheter. Voyez le discours de M. Ledru-Rollin à la Chambre des députés, séance du 26 avril 1847.

(2). On demande des crédits à l’État pour des essais de travail libre aux colonies, on demande la continuation de l’esclavage, jusqu’à ce que l’autre forme de travail soit constituée, et on maintient à côté de l’ouvrier libre la concurrence d’un travailleur à qui l’on donne de 75 cent. à 1 fr. 25 cent de salaire, sur quoi il doit vivre (même pendant huit jours)! Aussi ne doit-on pas s’étonner de l’impuissance de l’État, et la Chambre des députés a-t-elle fort sagement fait, dans la loi du 19 juillet, de détourner une partie de ces fonds vers le rachat des esclaves. C’est en définitive le seul bon moyen d’arriver à l’établissement du travail libre.

Loin de nous l’intention de rien proposer qui puisse servir de prétexte à l’ajournement de cette grande mesure; mais l’ajournement n’est pas aujourd’hui en discussion dans les régions du pouvoir, c’est un système adopté. La loi du 18 juillet, quoique bonne dans le détail, n’a pas au fond un autre caractère; et le ministre de la marine déclarait qu’elle pourrait suffire longtemps encore. Et cependant, tandis qu’il publiait des documents à l’appui de son opinion, d’autres étaient produits à l’encontre: car aujourd’hui, sur ce grave sujet, l’enquête se fait à partie double, le compte-rendu officiel voit surgir à la Chambre un compte-rendu improvisé qui n’a pas moins d’autorité sur les esprits; et tout à l’heure le gouvernement, malgré la satisfaction qu’il témoignait dans le sien, a bien été obligé de se rendre aux preuves de l’autre. Il les a reconnues, non par des paroles, mais par des actes, par un projet de loi qui réclame d’urgence une grave réforme à cette loi de réforme du 18 juillet (1)! Mais sa proposition, qui sans doute est un progrès, n’est encore qu’une demi-mesure, et elle témoigne qu’on ne sait point se décider à sortir de ce triste provisoire, que l’on recule devant toute solution définitive, même quand l’Angleterre a donné l’exemple, même quand cette expérience ôte à la décision à prendre tout ce qu’elle pouvait avoir de hardi autrefois. Quoi qu’il en soit, on ne peut plus rester dans cette situation sans danger et sans honte. S’il est peu honorable pour la France de n’avoir point précédé l’Angleterre dans cette voie, il le serait bien moins, sans doute, de ne point l’y suivre; il serait honteux de nous y laisser devancer par les autres peuples chrétiens. Que dis-je! on a laissé le Coran prendre le pas sur l’Évangile: on vend à Alger des esclaves, quand un semblable commerce est interdit à Tunis (2). Ajoutons que cette conduite si peu digne du nom de la France a des dangers de plus d’une sorte. L’optimisme des gouverneurs est bien forcé d’avouer l’inquiétude des maîtres et la sollicitude des esclaves sur l’avenir qui les attend (3); il ne suffit point à nous rassurer sur la situation des ateliers (4). Il y a toujours des tentatives d’évasion (5), il y a eu des mouvements d’insubordination mieux combinés et plus graves (6); il y a eu surtout des refus de travail. Le gouverneur de la Martinique n’ose pas répondre qu’il ne s’établisse pour la prochaine récolte un concert plus embarrassant dans ces résistances. «La force d’inertie, dit-il, qui est bien celle qui paraît être conseillée aux esclaves, est un élément puissant de désordre, d’autant plus à craindre qu’il offre peu de prise à l’action du gouvernement. C’est celui que je redoute le plus.» M. le gouverneur est un bon militaire; on voit comme il comprend l’action du gouvernement (7). Mais si le gouvernement, sans avoir moins de confiance dans ses armes, a moins le désir d’en user; si, vraiment résolu à l’abolition de l’esclavage, il ne pense pas qu’il convienne de recourir au canon pour le maintenir provisoirement, sa conduite est encore ici imprudente et aveugle. Car ces lenteurs, qui, en faisant douter de ses intentions, risquent de jeter les noirs de l’inertie dans un mouvement peu souhaité des maîtres, rendent aux maîtres des espérances que, depuis le rapport de M. de Broglie, on devait croire évanouies. Ainsi, par là, loin de rapprocher du but, il en éloigne; loin d’aplanir, il multiplie les obstacles, il encourage les résistances. La défense de l’esclavage, non comme principe (qu’importe?), mais comme fait, trouve des organes jusque dans la presse de Paris; et dès 1845 on a pu dire à la Chambre des Pairs: «Autrefois il y avait une sorte de courage à émettre une opinion contraire à l’émancipation; mais aujourd’hui le bon sens public a fait des progrès (8).» C’est au public à montrer clairement s’il veut qu’on loue le progrès de son bon sens, ou qu’on accuse son indifférence. La question est posée, il faut qu’elle soit résolue. Si l’on veut l’ajournement jusqu’à la moralisation des noirs, qu’on supprime de l’ordre du jour, qu’on retire même de l’étude tout projet d’abolition de l’esclavage: bien des siècles doivent s’écouler, avant qu’il vienne en temps utile. Mais si l’on comprend enfin que c’est là un cercle vicieux, il faut en sortir par un acte significatif. C’est à ce titre, et pour prendre les choses au point où elles sont, sans les pousser brusquement hors des voies où l’on s’est engagé, que nous sollicitons en faveur des enfants à naître cette simple déclaration d’état. C’est l’émancipation dans des proportions assurément bien modestes, mais enfin c’est l’émancipation non plus seulement en principe mais en fait, l’émancipation dans un délai qu’il n’est plus donné à l’homme de reculer selon son caprice. Dès lors l’affranchissement général n’est plus qu’une question de temps; cette question même, depuis la loi du 19 juillet, n’est plus qu’une affaire d’argent, et combien elle se résoudrait vite si nos législateurs demandaient leurs inspirations je ne dis pas au droit chrétien, mais seulement à la jurisprudence romaine de l’Empire, qui dictait à Ulpien cette règle: «Il ne serait pas humain qu’une question d’argent fît ajourner la liberté.»…neque humanum fuerit ob rei pecuniariae quaestionem libertati moram fieri (9)!

(1). Comparez aux conclusions du rapport sur l’exécution des lois du 18 et du 19 juillet 1845 (mars 1847) l’exposé des motifs du projet de loi présenté à la Chambre des députés dans la séance du 22 mai.

(2). Voir M. Schoelcher, Histoire de l’Esclavage dans les deux dernières années, p. 532-547.

(3). Compte rendu, etc., p. 63.

(4). Le gouverneur de la Guadeloupe, dans sa lettre du 10 avril 1846, parlait de la quiétude générale qui avait suivi la promulgation de la loi; dans sa lettre du II septembre il parle de l’inquiétude générale qui a suivi la promulgation des ordonnances; mais il ajoute: «qu’elle continue à se calmer, que l’état «est satisfaisant, très-satisfaisant, et que rien n’indique qu’il puisse changer.» (ibid., p. 63 et 69). Cependant, il disait dans sa lettre du II juin: «Les ateliers travaillent, leur attitude est paisible et soumise; mais il est facile d’apercevoir qu’ils sont sous l’empire de préoccupations qui pourraient dégénérer en manifestations dangereuses, si, dans l’état d’esprit où sont les esclaves, les maîtres s’écartaient des règles que leur imposent la prudence et la nouvelle législation. – Cette crise, plutôt sourde qu’apparente, n’a au fond rien qui m’inquiète» (ibid., p. 65): elle pourrait en inquiéter d’autres. Cf., sur Bourbon, ibid., p. 81.

(5). Compte-rendu, p. 58 et 70. Les lettres des gouverneurs ont un supplément assez considérable sur ce sujet dans le livre déjà cité de M. Schoelcher, p.439-454.

(6). «Je restai à Fort-Royal, dit le gouverneur de la Martinique, pour prendre toutes les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre et pour diriger l’action de la force armée. Nous avions bien étouffé ce mouvement grave d’insubordination, mais cela ne suffisait pas. Les tentatives d’indiscipline qui venaient d’éclater à peu d’intervalle au Lamentin et au Macouba semblaient le résultat d’un plan arrêté et donnaient de la consistance aux bruits qui circulaient partout que les fêtes de la Noël seraient signalées par les événements les plus graves, les plus compromettants. Quoique ces bruits fussent sans doute bien exagérés, car ils se reproduisent chaque année à cette époque, avec plus ou moins de force, cependant la sourde fermentation qui s’était manifestée avec quelque ensemble au Lamentin et au Macouba, les renseignements qui me parvenaient des maîtres et de la gendarmerie devaient me préoccuper. – Je pensai que ce ne serait que par l’emploi d’une force compacte, réunie sur le même point, et dans les communes qui donnaient le plus d’inquiétude, que l’on imposerait aux meneurs de ces désordres. L’emploi de petits postes détachés était inefficace. – J’ai augmenté la garnison de Saint-Pierre, etc.» (lettre du 26 décembre 1846). – Une dépêche du 9 janvier annonce que les fêtes de Noël se sont encore bien passées. L’état de tranquillité du pays, ajoute le gouverneur, est «satisfaisant.» (Compte rendu, p. 61-62 ).

(8). M. le prince de la Moskowa, Chambre des pairs, séance du 4 avril 1845.

(9). L. 37 D., XL, V De fideic. Libert. – Nous n’avons pas besoin de dire que, pour rester fidèle à la pensée de la loi du 19 juillet 1845, il faudrait ne pas s’en tenir au chiffre qu’elle avait improvisé en quelque sorte, bien loin de le réduire comme on le fait dans le projet de budget.

L’antiquité, quoique bien dépassée, sans doute, par le progrès de notre temps, a donc encore plus d’un enseignement à nous donner sur la question de l’esclavage. C’est le motif qui nous a conduit à y reprendre l’histoire de cette institution; et les conclusions posées dans les pages qu’on vient de lire auront ainsi un supplément de preuves dans les trois volumes que nous y avons consacrés. Ce livre, du reste, n’est pas un plaidoyer, mais une histoire. Sans bannir la question moderne de notre pensée, nous sommes resté en présence du fait ancien; et notre aversion pour l’esclavage, en tous les temps, ne nous a point porté (nous croyons qu’on nous rendra ce témoignage) à en exagérer les rigueurs, ou à voiler les côtés de la question qui peuvent lui être favorables. Nous n’avons pas oublié, d’ailleurs, que le rôle de l’historien est celui non de l’avocat, mais du juge; et nous nous sommes rappelé le devoir que le juge impose au témoin sur la foi duquel il fonde son arrêt. Avec cette règle on doit peu craindre le résultat quand on défend la liberté contre l’esclavage. Une bonne cause gagne moins devant le public à tout l’éclat de la défense qu’aux simples considérants du jugement.

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