Histoire médicale de la fièvre jaune

Pag. IX-X

Pour démontrer que la fièvre jaune de l’Amérique et celle de la Catalogne étaient semblables, il devenait indispensable de les opposer l’une à l’autre. Nous étions d’autant plus en mesure d’essayer cette comparaison, que deux d’entre nous avaient assisté au déplorable spectacle de l’épidémie de Saint-Domingue en 1802, épidémie qui enleva quarante mille Français, tant dans l’armée de terre que dans l’armée navale, et dont M. Bally a donné l’histoire en 1814. Ce parallèle, dont nous nous sommes occupés, et que, l’Académie royale de médecine avait également demandé, prouve incontestablement l’identité des deux typhus.

Nous avouons notre ignorance sur la thérapeutique de la fièvre jaune, et cependant beaucoup de malades sont sortis guéris de nos mains. Il ne faut pas néanmoins désespérer, non de trouver un spécifique, chose absurde, mais d’arriver un jour à quelques moyens de médication efficaces. Deux procédés nouveaux sont proposés dans cet essai. On espère que de nombreux moxas posés sur le trajet de la colonne vertébrale, le premier et le second jour de l’invasion, peut-être mieux encore des éponges imbibées d’eau bouillante, sauveront quelques malades. On compte aussi sur l’énergie de la base salifiable organique des quinquinas. Cette préparation, que nous avons employée sous forme de sulfate de quinine, a donné quelques résultats avantageux qui doivent inspirer une certaine confiance.

Après avoir proposé quelques vues hygiéniques et de police médicale, nous terminons par un appendice qui renferme des renseignemens nouveaux, et un certain nombre de faits intéressans, recueillis à bord des vaisseaux du Roi dans les Antilles, faits qui tendent à prouver que la contagion est aussi évidente sur mer que sur terre.

Pag. 10-17

Si, par-tout où s’est montrée la maladie de Barcelone, se rencontraient des dispositions locales absolument semblables, ces idées d’infection auraient en leur faveur une probabilité de plus. Mais est-ce donc l’infection du port de Barcelone qui a porté la maladie à Malgrat, à Canet-de-Mar, sur la côte du nord; à Sitjès, à Salou, à Vilaseca, sur la côte au midi; à Tortose, sur les rives de l’Ebre, à huit lieues de la Méditerranée et à trente-six de Barcelone; et plus avant dans l’intérieur des terres, à Asco, à Mequinenza, à Nonaspe, &c.! Est-ce l’infection du port de Barcelone qui a tué notre malheureux ami, M. Mazet, lui qui, pour contracter un mal si affreux, n’a respiré que trois jours l’air de Barcelone, dans un lieu bien exposé, et à une température beaucoup moins élevée que celle de l’été! Est-ce l’infection de Barcelone qui a communiqué la fièvre jaune à deux d’entre nous, ainsi qu’à M. Jouarii, à une époque et dans des circonstances où les partisans les plus outrés de ce système n’oseraient plus en admettre la possibilité! Étrange infection qui agit où elle n’est pas et n’agit pas où elle est!

Rien n’est donc moins fondé que ce système d’idées, rien de plus gratuit et de plus invraisemblable. Quelle qu’ait été la fréquence des épidémies qui ont affligé Barcelone depuis la dernière moitié du XIV.e siècle, cette ville, malgré l’étendue de son commerce et la faiblesse de sa police, est considérée depuis plus de cent ans comme une des villes les plus saines de l’Europe. Sa population, plus riche qu’aucune autre, parce qu’elle est plus laborieuse, est aussi mieux pourvue et mieux nourrie. A cet égard, Barcelonette a peut-être moins d’avantages; mais la différence est fort peu considérable, puisque cette petite ville est à-la-fois un lieu de travail, d’affaires et de plaisirs. Elle sert d’asile à beaucoup de capitaines de navires retirés, à beaucoup de négocians; elle est le centre de tout le mouvement du commerce maritime de Barcelone. Aussi les maladies habituelles sont-elles, dans l’une et l’autre, en assez petit nombre, sur-tout pendant l’été. On y voit dans l’automme quelques fièvres intermittentes; elles devraient foisonner si l’infection était réelle.

Nous concluons de là que la cause de l’horrible fièvre jaune ne réside ni dans des vices de localités, ni dans des vices de constitutions personnelles, ni dans la mauvaise qualité du régime. En un mot, cette cause ne saurait être intérieure ou indigène; elle ne se forme point spontanément en Espagne: elle est donc étrangère au sol; elle est extérieure, exotique, et par conséquent importée.

Pour rendre cette importation plus manifeste, il est à propos de rappeler ici qu’en 1821, pendant les mois d’avril, mai et juin, et jusque vers la fin de juillet, la température à Barcelone, après avoir été un seul jour, dans chacun des trois premiers mois, à 11, 13 et 15 degrés, s’était élevée jusqu’à 19, 20, 21 et 22 degrés du thermomètre de Réaumur; chaleur assez forte pour hâter le développement de l’infection et la faire agir de très-bonne heure. Cependant on n’entendait point parler de maladies à Barcelone; jamais la santé publique n’y avait été plus florissante.

Le 12 juillet on voulait célébrer l’anniversaire du jour où la constitution avait été promulguée. Le temps ne le permit pas; on remit la fête au dimanche suivant 15 juillet. Ce jour-là, le temps était superbe. Dès la pointe du jour, Barcelone toute entière sortit pour se répandre sur les quais, les cales, la muraille de mer et la vaste esplanade de Barcelonette. On avait préparé des joûtes sur l’eau; ces joûtes attirèrent tous les yeux. Les vaisseaux du port se couvrirent de spectateurs qui se mêlèrent tout le jour avec les hommes des équipages. Personne ne se plaignit de l’insalubrité du port, l’odorat de personne ne fut offensé, et sur-tout personne ne songeait au péril plus affreux qui l’environnait.

A cette époque, il y avait dans le port un assez grand nombre de vaisseaux, tant étrangers qu’espagnols; et l’on en comptait plus de vingt qui étaient récemment arrivés de la Havane et de la Vera-Cruz avec les plus riches cargaisons (1). Les équipages de quelques-uns avaient eu la fièvre jaune à la Havane: d’autres pendant la traversée. On avait jeté les cadavres à la mer, et les effets sur lesquels ils avaient expiré avec le vomissement noir avaient été conservés. On en fit séréner, sous les yeux du capitaine Simiane, qui portaient encore les traces de cet affreux vomissement. Les capitaines des bâtimens avaient eu l’art de tromper les médecins de la police sanitaire, en attribuant à des accidens, à des chûtes du haut du mat, par exemple, la perte des hommes qu’ils ne pouvaient plus représenter; ou bien, pour ses soustraire aux rigueurs de la quarantaine, les équipages forçaient les malades de faire leur toilette et de paraître sur le pont pour y figurer avec le reste des matelots ou des passagers. Tous les bâtimens du port avaient entre eux les communications les plus fréquentes et les plus libres. Les officiers, les hommes d’équipage, passaient de l’un à l’autre, soit pour faire des échanges, soit pour prendre quelque divertissement: ils recevaient des vivres, et par conséquent des visites du dehors. Des porte-faix s’y rendaient pour faire le chargement; des charpentiers, des serruriers, des calfats, y travaillaient pour réparer les avaries; des douaniers y étaient reçus, ainsi que des gardes de santé. Enfin la solennité du 15 juillet multiplia singulièrement ces communications, et les rendit plus intimes. Des capitaines firent venir sur leur bord leurs familles et leurs amis; des matelots y introduisirent leurs femmes, et les gardèrent quelques jours. Il est permis de supposer que beaucoup d’entre eux passaient la nuit sur les effets, matelas ou couvertures qui avaient servi aux morts. Tout conspirait donc à produire entre tant d’individus divers ces rapprochemens, et, pour ainsi dire, ces mélanges funestes d’où les épidémies de fièvre jaune en Espagne ont presque par-tout tiré leur origine.

F. Bally, La fièvre jaune, 1823, p. 13.

F. Bally, La fièvre jaune, 1823, p. 14

Le premier cas de ces navires que nous pouvons citer, est le Grand-Turc, un des plus beaux de la rade, et dans l’intérieur duquel nous sommes descendus pendant qu’on le radoubait. Ce bâtiment entra dans le port de Barcelone le 29 juin 1821. En se rendant! à la Havane, il était allé faire la traite; et, dans la traversée des côtes d’Afrique à Cuba, ses nègres avaient, dit-on, prodigieusement souffert d’une dysenterie maligne. Il était revenu de la Havane à Barcelone en soixante-un jours. Peu de temps après, le capitaine, M. Sagredas, fit venir à bord sa famille, qui demeurait à Sitjès. Cette famille, la femme, les enfans et une domestique, ne restèrent qu’un jour ou deux sur le bâtiment; à sa sortie, toute cette famille tomba malade et mourut à Barcelonette. Malgré cette imprudence du capitaine, le contre-maître fit venir également à bord, le 15 juillet, jour de la fête, sa femme, sa belle-soeur et son beau-frère. Vingt-quatre heures après, sa belle-soeur et son beau-frère furent attaqués; ils expirèrent, l’un à la fin de juillet, l’autre le 3 août. Tous ces malades ont eu le vomissement noir et la majeure partie des symptômes qui caractérisent la fièvre jaune de la Havane: ce sont les propres paroles du contre-maître lui-même, témoin oculaire et digne de foi. Enfin, on raconte que de quarante personnes qui, le 15 juillet, montèrent sur le Grand-Turc pour voir le spectacle des joûtes, trente-cinq ont péri peu de temps après. Il est difficile de connaître tous les détails de ce fait important; mais ce qu’on raconte du nombre des morts, prouve au moins la gravité du mal.

Vers le même temps, la polacre espagnole Nuestra Señora del Carmen, capitaine Pablo Soler, arriva de la Havane. Sa traversée avait été de soixante-treize jours; elle avait touché à Carthagène et à Alicante. Ce navire entra dans le port de Barcelone le 11 juillet. Sur ses six hommes d’équipages, trois avaient eu la fièvre jaune à la Havane; un était mort: les trois autres, ayant fait plusieurs fois le voyage d’Amérique, avaient probablement éprouvé la maladie. Quoi qu’il en soit, cette polacre avait pris à Alicante un pauvre passager pour l’amener gratis à Barcelone. Deux jours avant d’y arriver, cet homme tomba malade; ce fut lui que l’on contraignit de se raser et de s’habiller pour paraître sur le pont avec l’équipage, comme s’il eût été bien portant. Le soir de l’entrée dans le port, on le débarqua à terre, et le lendemain il expira. Eut-il le vomissement noir? c’est un fait qu’affirment beaucoup de personnes; mais on ne peut nier qu’une maladie si rapidement mortelle n’ait une grande affinité avec la fièvre jaune. La pauvreté de cet homme, et peut-être l’impossibilité où il avait été de donner des renseignemens sur lui-même, firent que sa mort fut ignorée de l’autorité qui devait la connaître; mais il n’est pas déraisonnable de supposer que sa maladie put se propager dans la maison qui l’accueillit. Avec quoi payer, en effet, l’hospitalité qu’il recevait! avec ses vêtemens; et l’on ne manqua pas sans doute de s’en emparer et de les faire servir.

Pag. 132-133

III.

La fièvre jaune de Barcelone &c. a été importée d’Amérique en Espagne, par les vaisseaux du convoi parti de la Havane le 28 avril 1821, et même par quelques vaisseaux qui n’ont quitté ce port que beaucoup plus tard.

Le convoi dont il s’agit était, avons-nous dit, composé de cinquante-quatre voiles. Dix neuf étaient destinées pour Barcelone, treize pour Cadix, quatre pour Malaga; en tout trente-six, ou les deux tiers. Le tiers restant, ou les dix-huit autres, étaient destinées pour neuf ports différens.

Ces neuf derniers ports n’ont point eu la fièvre jaune. Les trois premiers l’ont eue, et l’ont eue presque en proportion des bâtimens qui leur sont arrivés: à quoi nous ajoutons que, parmi les bâtimens originellement destinés pour Cadix, il en est qui se sont rendus à Barcelone: tel a été le Grand-Turc. Or, avant de se rendre à la Havane, le Grand Turc avait fait la traite, et perdu beaucoup de noirs, probablement du typhus des vaisseaux, ou d’une dysenterie maligne. Dans sa traversée d’Amérique en Europe, il avait encore perdu plusieurs hommes de son équipage, et ceux-ci de la fièvre jaune. Parmi les morts que causa ce navire à Barcelone, nous ne rappellerons ici que celle du jeune garçon boulanger qui porta du pain à bord, et y prit la maladie.

IV.

Le germe de cette fièvre apportée par les vaisseaux, réside ou dans les hommes actuellement malades, ou dans les effets usuels, ou dans certaines marchandises amenées des Antilles, telles que le coton ouvré ou brut, &c. ou dans l’air que l’on respire sur ces vaisseaux.

Aussi deux choses corrélatives ont lieu: la première, qu’en mettant le pied dans ces bâtimens immédiatement après leur arrivée, on contracte fort aisément la fièvre jaune; et voilà pourquoi, dans l’origine, tous les premiers malades sortirent des vaisseaux, ou s’étaient mêlés de manière ou d’autre avec les équipages du convoi: la seconde, que lorsqu’on a nettoyé ces vaisseaux par le déchargement, le balayage, les fumigations, les lotions avec l’eau de chaux, l’intromission d’un air plus pur, et sur-tout par la submersion, laquelle a l’inappréciable avantage de déplacer tout l’air ancien pour lui faire succéder un air tout nouveau, on peut sans risque habiter désormais ces mêmes bâtimens. Les exceptions à cet égard ne sont qu’apparentes. Au lazaret de Mahon, par exemple, on a vu la fièvre jaune se déclarer sur des bâtimens déjà fumigés, sur la goëlette le Jessay, et sur les deux brigs, l’un anglais, l’autre espagnol, l’Eclipse et la Catalina, où furent attaqués le 24 octobre deux gardes de santé qui moururent: mais ces bâtimens n’avaient reçu qu’une purification incomplète, laquelle ne peut guère s’achever que par la submersion. Tous les navires, au nombre de dix, qui le 14 août furent submergés à Barcelone, et qui auparavant avaient eu des malades et des morts, n’en eurent plus aucun, et devinrent des asiles assurés.

On a vu aussi qu’un bâtiment dont la maladie ne se manifeste point encore parmi les hommes de l’équipage, peut néanmoins la donner. Tels ont été le Tellus et la Virgen de los Angeles. Dans les premiers temps de l’épidémie, une circonstance toute semblable eut lieu à Barcelone. C’étaient spécialement les équipages stationnés depuis long-temps dans le port, celui de la polacre napolitaine, celui du brig français la Joséphine, qui, par leurs communications répétées avec les nouveaux venus des Antilles, contractaient la fièvre jaune et fournissaient les premiers malades. De là vint la dangereuse illusion qui fascina les esprits, savoir, que la maladie se montrant de préférence parmi des hommes qui ne venaient point d’Amérique et habitaient le port bien avant le convoi, elle devait avoir pour cause une infection locale, prochaine, immédiate, que l’on faisait dépendre elle-même du mauvais état du port.

Pag. 485-487

SECTION X.

Du principe contagieux. Voici quelques explications qui, sans réunir en leur faveur une grande certitude, ont néanmoins un certain degré de probabilité, fondée sur l’expérience. Les épidémies de fièvre jaune, quoique leurs symptômes soient les mêmes en apparence, sont loin de se ressembler dans leurs moyens de propagation. Les unes sont très-meurtrières; les autres agissent à la manière des épidémies les plus simples: aussi les unes paraissent évidemment contagieuses, tandis que les autres offrent à peine ce caractère. Si ce raisonnement est fondé sur l’observation des faits, n’en devrait-on pas conclure que, dans certaines maladies, l’activité contagieuse des miasmes est beaucoup plus énergique que dans d’autres. Or, tous les rapports, tous les faits, s’accordent sur ce point, qu’au commencement de 1821, la fièvre jaune fut des plus meurtrières à la Havane: aussi les équipages qui de l’île de Cuba firent la traversée en Espagne, eurent-ils tous, ou presque tous, des malades dans des proportions fort grandes. l’arrivée des navires destinés pour Barcelone se fit successivement, depuis l’entrée du brig l’Eucharis, au 17 juin, jusqu’à celle du brig l’Espérance, au 25 de juillet. On sait, d’une manière certaine, que les équipages de dix de ces navires ont eu des morts, soit dans la traversée, soit dans le port; et l’on conçoit de suite que la fièvre jaune, ayant un caractère plus pernicieux, a bien pu se communiquer à ceux qui vinrent si imprudemment se mêler aux équipages des navires infectés.

Nous admettons la nécessité d’une maladie plus grave, et par conséquent plus contagieuse, non d’une manière absolue, mais comme très-probable, puisque l’explosion de la fièvre jaune en Europe a toujours coïncidé avec l’existence de maladies fort meurtrières en Amérique.

Voici une autre hypothèse, à laquelle nous attachons moins d’importance, mais que nous livrons au public, qui en fera justice si elle ne réunit pas une grande somme de probabilités en sa faveur: dans les longues traversées de l’Amérique, lorsque la fièvre jaune est à bord d’un navire, les miasmes contagieux qui se transmettent d’un individu à l’autre, qui sont mélangés avec certaines émanations des vaisseaux, qui flottent emprisonnés au milieu d’un air altéré, qui reçoivent une nouvelle activité du régime des matelots, ne pourraient-ils pas acquérir, par l’effet de ces circonstances et d’autres qui nous sont moins connues, des propriétés plus éminemment délétères.

Atteignant ensuite les populations européennes, leur effet ne devrait-il pas être plus ostensiblement contagieux! Et quand il serait vrai, ce que nous sommes loin de croire démontré, qu’ils ne fussent pas doués en Amérique de la faculté de se reproduire et de se communiquer, serait-il bien raisonnable de conclure, contre les faits observés en Europe depuis vingt-deux ans, que ces miasmes, appliqués sur des peuples plus susceptibles et plus éminemment disposés, n’acquissent pas le funeste pouvoir de se communiquer d’un individu à l’autre! Eh! qu’est-ce, d’ailleurs, qu’une maladie qui n’arrive jamais dans une ville où elle est inconnue, qu’aux époques où des bâtimens infectés viennent la lui apporter!

Nous ne parlons pas ici de la funeste propriété que les miasmes de la plupart des maladies contagieuses ont d’adhérer à de certains corps, comme les étoffes de laine, de s’y conserver vivans ou sans être détruits. Cette faculté, qu’attestent un grand nombre de faits bien observés, est jusqu’ici aussi bien prouvée; que beaucoup d’autres théorèmes admis en médecine. Mais ce qu’on a à en dire appartient plus à un article d’hygiène qu’au chapitre qui nous occupe actuellement.

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SECTION VII.

Navires. C’est donc un phénomène bien digne d’être médité, celui qui se passe habituellement dans les ports! Les navires y arrivent, ils apportent les germes du typhus; le poison annonce sa présence en faisant explosion, soit durant la traversée, soit à l’époque de l’arrivée. Bientôt le mal se fait apercevoir dans la ville; on en accuse les vaisseaux; on les purifie, on les blanchit, on les submerge même, puis on les isole. Or, remarquez bien ceci! la maladie fait des progrès dans la cité; mais les navires qui ne communiquent point, ceux mêmes qui sont la source de l’infection, deviennent des abris sûrs contre les dévastations! Ce fait est l’histoire de Barcelone, où le Grand-Turc, le Taille-pierre, la Joséphine, n’ont, après leur purification, jamais eu de malades dans tour le cours de l’épidémie, de même que tous les autres bâtimens stationnés dans le prétendu foyer de l’infection. C’est l’histoire de ces nombreux pêcheurs que nous avons vus se réfugier tous les soirs à l’embouchure des égouts de la ville. Observez, en passant, que les vaisseaux qui, dès le commencement, ont recélé le principal foyer de la contagion, étaient stationnés vers le quai de Barcelonette, à l’extrémité orientale du port, tandis que les égouts tombent dans la mer à l’extrémité occidentale, au pied des murs de Barcelone. Nous répéterons ici l’observation que nous avons appliquée aux rues de las Molas et d’Estruch: il est impossible qu’à une si grande distance, des vaisseaux battus sans cesse par les grands courans d’air, puissent être atteints par un foyer d’infection aussi limité que l’embouchure des égouts, lavés sans cesse, et parles vagues de la mer, et par la chute d’un ruisseau assez rapide.

D’ailleurs, qu’est-ce qu’un foyer d’infection qui a servi d’asile pendant toute la durée de l’épidémie!

Cale des vaisseaux. Nous ne traitons point ici la question complexe de l’infection et de la contagion; elle a été suffisamment éclaircie dans les sections précédentes. Qu’il nous soit permis toutefois de faire observer que, dans beaucoup de circonstances, l’une ne doit pas exclure l’autre; car, en admettant même qu’un petit ruisseau, au moment où il se décharge dans la mer, fût, comme on le dit, le foyer de l’infection, il resterait toujours à expliquer comment la maladie est parvenue à l’extrémité opposée de la ville, où, assurément, les émanations n’ont pu être transportées; il resterait toujours à expliquer comment la maladie a pénétré sur les bords de l’Ebre, à trente-cinq lieues de ce premier foyer. Nous demanderions encore comment il se fait que, dans les villages qui environnent Barcelone, des individus, en petit nombre à la vérité, ont eu la vraie fièvre jaune sans avoir habité le foyer de l’infection. Il faudrait nous dire comment, sur la montagne de Montalegre, à six milles de Barcelone, le fléau a fait périr sous nos yeux une mère intéressante, et rendu son fils fort malade: fait singulier que nous expliquons par le défaut de purification dans les effets et l’appartement du chef de la famille, qui de Barcelone était venu mourir à Montalegre.

M. Salva, savant et honnête médecin de Barcelone, à qui on a prêté des opinions qui ne sont pas les siennes, ne trouvait aucun moyen de répondre à des objections aussi puissantes, qu’en associant constamment l’idée de l’infection à celle de la contagion: par l’une, il expliquait l’origine de la maladie; par l’autre, son extension et sa propagation.

De nouvelles questions se pressent dans la pensée, lorsqu’on examine les opinions relatives aux cales et à l’intérieur des vaisseaux. On dit que la fièvre jaune peut s’y développer spontanément; on le dit, et il existe pas un seul fait bien avéré qui le prouve. Les annales maritimes semblent démontrer au contraire que les fièvres observées dans les vaisseaux, et nées spontanément, ne sont autre chose que le typhus d’Europe. Vainement voudrait-on bouleverser toutes les idées reçues à cet égard, la tentative serait d’autant plus facilement déjouée, qu’on ne raisonne plus aujourd’hui que sur des faits nombreux et légitimement recueillis.

Dans les bâtimens de la marine militaire, si admirablement entretenus, la peste occidentale se développe avec autant de facilité que dans les bâtimens de la marine marchande, s’il y a eu des communications avec des personnes ou des effets infectés. Si, d’ailleurs, nous admettions l’infection des cales comme pouvant être la source de la maladie de Barcelone, nous ne saurions expliquer comment elle est passée de ces cales dans l’intérieur de la ville; il faudrait encore avoir recours au système de la contagion.

Voici, au surplus, un fait précieux, qui mérite d’être connu, soit parce qu’il est récent, soit parce qu’on lui a donné une tournure qu’on pourrait appeler comique, si la pauvre humanité ne payait souvent de ses plus chers intérêts les erreurs, et sur-tout les interprétations forcées. Les pièces originales ont été communiquées au conseil supérieur de santé par notre respectable collègue Keraudren, et par ordre du ministre de la marine.

Dans le mois de mars 1821, le brig français l’Euryale, étant parti de la rade du Fort-Royal pour une croisière, la fièvre jaune s’empara quelques jours après de l’équipage, en pleine mer, et hors de la portée de tout foyer d’infection. Le brig rentra le 28, après avoir perdu son chirurgien-major et trois marins: à son arrivée, quatre autres succombèrent; puis il y eut successivement huit nouvelles victimes.

Le contre amiral Duperré fit fournir, par le vaisseau la Gloire, une corvée de trente hommes, qui ne travaillèrent qu’à dégréer et à déverguer les voiles. A leur retour, quatre d’entre eux furent atteints de la maladie.

On ne put trouver dans le brig le siége de l’infection; la cale était sèche et sans odeur; le lest, aussi propre que si l’arrimage avait été de la veille. Observez que la garnison de la ville comptait déjà plusieurs victimes de la fièvre jaune.

A la demande de M. le contre-amiral Duperré, et par ordre du gouverneur, une commission se transporta à bord de l’Euryale pour visiter le bâtiment, découvrir la source du mal, et proposer des moyens convenables d’assainissement.

Selon le rapport de MM. les commissaires, aucune mauvaise odeur ne se faisait sentir dans la cale; tout y était propre; le bordage intérieur, encore blanc de chaux, n’offrait point de traces d’humidité; les hommes qui composaient l’équipage étaient bien tenus, et semblaient contens de leur situation.

Cependant, continuent MM. les commissaires, la maladie la plus grave vient de se manifester spontanément à bord, pendant la dernière croisière: des hommes étrangers à son équipage, mis à bord, y sont tombés malades. Il y a donc, indépendamment des causes extérieures, une cause cachée, mais réelle, de maladie dans le brig l’Euryale. Cette cause, disent encore les médecins commissaires, ne peut être qu’un air vicié, un gaz délétère, moins appréciable par les sens que par ses effets funestes. Ces messieurs, tous partisans exclusifs du système de l’infection, ont failli, en parlant du gaz délétère, à avouer que ce gaz était un principe contagieux. C’eût été la conclusion la plus simple, la plus juste, la plus naturelle, la plus vraie; mais on a préféré tomber dans l’absurde, plutôt que de se soumettre à une vérité palpable.

Voici donc, pour laisser juge le lecteur, les propres expressions consignées dans deux passages du rapport officiel: C’est la vermine, retranchée entre les bordages; et ailleurs: C’est l’immense quantité de ravets ou cancrelas qui se nichent dans les recoins du bâtiment, se retranchent dans les lieux inaccessibles, y périssent, tombent en putréfaction, et contribuent ainsi dénaturer l’air, qui ne peut y être renouvelé. Les rapporteurs ajoutent qu’ils indiquent les fumigations, moins dans la vue de purifier ou de désinfecter l’air corrompu, que comme le moyen le plus propre à déloger et à asphyxier toute la vermine retranchée entre les bordages!… Et ce sont des médecins qui ont fait et signé ce rapport!!!

Toutes ces contestations nous conduisent à proposer un doute, que nous énonçons avec toute la réserve que mérite une idée nouvelle: nous savons par expérience que la fièvre jaune se fait voir en Amérique avec beaucoup de férocité, et souvent avec un caractère éminemment contagieux; mais enfin, des personnes respectables soutiennent qu’elle leur a paru dépouillée de la puissance de communication. Cependant la fièvre jaune est pour nos climats une production exotique; son génie contagieux se montre plus fréquemment en Europe qu’en Amérique; ne se pourrait-il pas que, dans une longue traversée, lorsque la matière de la contagion est alimentée par les maladies, cette matière reçût de circonstances qui nous sont inconnues, une énergie toute particulière, et qu’à cette énergie augmentée dût être attribuée la propriété plus ostensiblement contagieuse de la fièvre jaune en Europe!

Il ne faut pas croire pour cela que les nouvelles combinaisons qui, au surplus, ne sont peut-être qu’imaginaires, donnent à la peste d’Amérique la forme du typhus nosocomial. Il suffirait, pour en faire sentir la différence, de rappeler à la mémoire deux points principaux: dans la marche de ces fièvres: 1º. le peu de durée du typhus d’Amérique; 2º. sa prédilection pour les pays chauds, pour la saison de l’été, et la prédilection du typhus d’Europe pour les pays froids et la saison de l’hiver.

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