Le Capitaine de négrier

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Un des amis d’enfance du marin qui écrit cet article, après avoir servi comme officier dans la marine militaire, se livra en 1816 à la traite des noirs, et parvint à s’enrichir en peu de temps, au milieu des périls attachés à cette triste navigation. Revenu malade à la Martinique, à la suite d’un voyage pénible, il était à peine convalescent lorsqu’il se disposa à entreprendre une autre tentative à la côte d’Afrique. Son ami, qu’il revoyait après sept à huit ans de séparation, crut devoir employer dans cette circonstance tout l’empire que lui donnait sur son esprit un ancien attachement, pour le détourner d’un projet qui selon toutes les apparences devait lui coûter la vie. Mais toutes ses instances furent vaines, et la dernière conversation qu’eurent ensemble les deux marins, est assez caractéristique pour pouvoir être rappelée ici au profit de ceux qui ne s’imaginent pas ce qu’une vie aventureuse peut offrir de charmes à une jeune imagination et à l’exaltation d’une ame avide et forte.

L’ami. – Pourquoi, avec une fortune acquise aux dépens de ta santé, et au milieu des dangers, vas-tu encore, malade comme tu l’es, chercher une mort presque certaine, tandis que tu pourrais vivre si commodément maintenant au milieu d’une famille que tu chéris, et qui n’aura pas de plus grand bonheur que celui de te revoir?.

Le capitaine. -Si tu connaissais comme moi toutes les sensations que j’ai éprouvées dans le métier que je fais, tu ne m’adresserais pas une question pareille.Fatigué d’exister au milieu des habitudes uniformes de l’Europe, j’ai trouvé un autre monde, une autre nature sur la côte d’Afrique. C’est là que je me suis senti vivre le plus énergiquement; c’est là seulement que j’ai compté pour quelque chose les arts qui nous élèvent au-dessus de l’incivilisation des sauvages. Et crois-tu que ce ne soit pas quelque chose de délicieux que de paraître avec supériorité au milieu d’une peuplade de nègres qui vous regardent tous comme un homme au-dessus d’une nature ordinaire, qui vous admirent comme un être miraculeux? Très-souvent, dans mes rêves de gloire, je me suis imaginé que j’étais amiral, et qu’après un combat, je paraissais enivré d’applaudissemens, dans une salle de spectacle. Eh bien, dans ma fièvre de gloire, j’éprouvais mille fois moins de plaisirs que lorsque j’ai parcouru à côte du Cacique des Bisagos un marché ou une ville où trois ou quatre mille noirs attachaient sur moi leurs regards avides. L’idée que j’allais choisir dans cette multitude trois ou quatre cents esclaves, me repoussait moins que la puissance que j’allais exercer sur tout ce monde ne me séduisait. Et puis cette mâle satisfaction de commander à un équipage d’hommes aventureux que j’avais conduits à travers tant de dangers, sur des côtes où les croiseurs nous poursuivaient encore, me donnait en moi une sorte de confiance que toutes les récompenses décernées par l’Europe à une belle action ne m’auraient pas inspirée. Va, crois moi, c’est quelque chose de bien séduisant que de réussir à surmonter de grands périls, et à faire des choses inconnues au reste du monde entier.

L’ami. -Mais enfin, avec ton bon sens et le respect que tu fus habitué à porter aux lois de l’humanité, il t’a fallu vaincre bien des obstacles et surmonter beaucoup de remords déjà, pour exercer un métier comme celui que tu fais.

Le capitaine. -Et c’est justement parce qu’il fallait braver des lois qui gênaient mon indépendance, que j’ai fait la traite. Si elle avait été permise, je n’y aurais jamais songé. Aujourd’hui, je la ferais pour rien, non pas que je sois inhumain; car un nègre qui souffre me fait plus de mal que la douleur que je ressentirais moi-même; mais c’est parce que l’attrait qui m’attire vers les choses extraordinaires, est irrésistible pour moi.

L’ami. – Et ta famille, tu n’y penses donc plus?

Le capitaine. -Dans le moment où je me crois sur le point de perdre la vie, je pense à ma mère; mais je l’ai mise dans l’aisance, et ce qui me console, c’est que je lui laisserai plus de 150.000 francs.

L’ami. -Et crois-tu aujourd’hui que si tu voulais te marier, et que tu eusses des enfans auxquels tu t’attacherais, ton sort ne serait pas plus heureux que celui que tu vas chercher en prodiguant ta vie pour une fortune dont tu n’as plus besoin, ou pour des succès sans gloire ou plutôt sans excuses?

Le capitaine. -Bah! une femme, des enfans, ne m’en parle pas! cette pensée me gêne trop. Une jolie goëlette, quelques vaillans matelots, une bonne paire de pistolets et un sabre, voilà tout ce qu’il me faut. Avec cela et mille lieues de mer à parcourir, un homme comme moi est le plus heureux du monde! Voilà tout mon bagage et ma fortune. Je n’en aurai jamais d’autre, s’il plaît à Dieu.

 L’ami. -Et les souffrances que tu as éprouvées à la suite de ton voyage, et les maladies que tu vas braver encore?

Le capitaine. -Quoi! les maladies de la côte d’Afrique? c’est si vite fait; dans cinq à six heures, on est expédié. Jamais je ne me suis senti fait pour mourir de la goutte. Tiens, vois-tu, depuis qu’ici je dors tranquille et sans craindre aucune alerte, je m’ennuie à la mort. Mais à mon bord, quand je m’étends tout armé sur le pont, avec trois cents noirs dans ma cale, et que je pense que je serai peut-être éveillé par une révolte ou la chasse d’un croiseur, je ne puis pas te dire combien je m’estime comme homme, combien je méprise la vie d’un buraliste, par exemple, ou celle d’un épicier.

L’ami. – Tu ne comptes donc pour rien l’estime de tes semblables, la considération dont tu pourrais jouir dans le monde?

Le capitaine.- Et qui t’a dit que le roi des Bisagos ou du Vieux Calebar ne m’estimât pas? Et crois-tu que la considération des armateurs que j’enrichis, et le respect de mon équipage ne soient pas quelque chose pour moi! le monde est tout entier à mes yeux dans mon navire ou le lieu que j’aborde! Tous ceux qui me regardent comme une espèce d’écumeur de mer, m’estiment plus qu’ils ne s’estiment eux-mêmes. Je suis dix fois plus homme qu’eux tous. A terre je vaudrais autant qu’eux dans la plupart des professions qu’ils exercent; en mer je ne voudrais d’aucun d’eux, peut-être, pour mon mousse. J’ai rencontré jusqu’ici bien de ces hommes-femmes qui me regardaient avec une sorte d’effroi ou d’étonnement, mais je n’ai vu personne qui ait l’air de m’examiner avec mépris. Tu connais d’ailleurs assez mon caractère, pour penser que tes remontrances ne pourront ébranler une résolution prise depuis si long-tems, et à laquelle cinq voyages de traite ne m’ont pas fait renoncer. Tu m’offres la perspective d’une vie tranquille dont je ne veux pas, et pour laquelle je ne suis pas fait. Tu as rempli envers moi les devoirs de l’amitié, et tu as suivi les impulsions de ton coeur en cherchant à me ramener au sein de ma famille. Je te remercie de tous tes efforts, et si, comme il est probable, nous ne nous revoyons plus, crois bien que jusqu’à mon dernier jour je me rappellerai ta conduite, qui est celle d’un vieux camarade et d’un brave garçon. Adieu! embrasse ma pauvre mère pour moi, et dis lui qu’elle est riche aujourd’hui, et qu’elle ne me pleure pas trop, si je meurs avant elle. Adieu!… Je n’aime pas à m’attendrir, parce que cela ne me va pas du tout…

Après cet entretien, le capitaine négrier quitta son ami, s’embarqua sur sa goëlette, et ne revint plus. Assassiné à la côte d’Afrique, par ses nègres qui se révoltèrent, dans la rivière des Bisagos, quelques jours avant le départ, son corps fut jeté à l’eau par les esclaves furieux, qui mirent, en s’échappant, le feu au navire qui devait les jeter sur les côtes de la Havane

Ed. C…

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