Le Cri des Africains contre les Européens, leurs Oppresseurs,

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CHAPITRE IV.

Les esclaves Africains pendant leur passage aux colonies européennes. Que l’un des effets de la Traite est de démoraliser les agens qu’elle emploie.

Nous avons suivi les malheureux Africains réduits en esclavage, depuis leur départ de leur patrie jusqu’à leur arrivée au lieu de leur embarcation. Ici commence un nouveau spectacle. Les marchands noirs qui les ont amenés les ont vendus aux avides Européens. Continuons de les suivre. Embarquons-nous avec eux sur l’Océan, et voyons ce qu’ils vont devenir sous leurs nouveaux maîtres. Tous les témoins interrogés par le parlement britannique, se sont accordés à dire que, dès qu’ils sont mis à bord des bâtimens, une noire mélancolie et un sombre abattement les saisissent; que cet état dure pendant quelque temps, quelquefois même pendant tout le voyage, et qu’il ne doit être attribué qu’aux douloureuses pensées que fait naître dans leur esprit le regret de se voir arracher à leur patrie; à leur famille et à leurs amis. A leur arrivée à bord, les hommes sont enchaînés deux à deux, c’est-à-dire qu’on attache la jambe droite de l’un à la jambe gauche de l’autre; c’est dans cet état qu’on les renferme dans la prison qui leur est destinée; cette prison est la cale même du navire; quant aux femmes et aux enfans, on ne les enchaîne point et on les place dans un endroit séparé des hommes.

Quand le temps est beau, on leur permet de quitter leur prison pour venir respirer sur le pont un air plus frais et moins pestilentiel, ainsi que pour prendre leurs repas. A cet effet on les place deux à deux sur une longe file, des deux côtés du navire; mais pour empêcher qu’ils ne se jettent sur l’équipage ou qu’ils ne se précipitent à la mer, on fait passer dans les fers de chaque paire d’esclaves une longue chaîne dont les deux bouts sont attachés au pont. Quand le vaisseau est plein, la situation de ces infortunés est vraiment déplorable. Dans les navires les mieux réglés, un homme qui a atteint toute sa croissance, ne peut disposer que de seize pouces anglais en largueur, deux pieds huit pouces en hauteur, et cinq pieds huit pouces en longueur. C’est moins d’espace qu’il n’en occupera dans son cercueil. Et cependant il n’y a que peu de navires où l’on accorde tant d’espace! Il en est beaucoup où les esclaves ne peuvent se coucher que sur le côté; aucun où ils puissent se tenir debout. En outre, ils sont continuellement nuds, et ils n’ont sous eux que les planches. Le mouvement du vaisseau leur cause souvent des souffrances violentes, en ce qu’il occasionne des écorchures aux parties saillantes de leurs corps et est cause que leurs fers leur déchirent les jambes.

Mais le moment le plus affreux de leur situation, c’est lorsque le mauvais temps et l’impétuosité du vent obligent de fermer les écoutilles. Aucune langue ne peut décrire ce que souffrent alors ces infortunés; alors on les entend souvent crier dans leur langue, d’une voix lamentable: «Au secours! Au secours! Nous nous mourons!» Des témoins ont comparé la vapeur émanée de leurs corps à travers le caillebotis, à la chaleur qui sort d’une fournaise ardente. Plusieurs d’entr’eux suffoqués par la chaleur, l’infection et l’air corrompu, ont été transportés à demi morts, de la cale sur le pont du navire; et d’autres qui étaient en bonne santé quelques heures auparavant, ont été retirés morts de suffocation. Quelqu’horribles que paraissent ces détails, nous pouvons affirmer que nous n’avons rien avancé que de conforme à la stricte vérité et que nous avons omis plusieurs autres détails qui auraient pu ajouter encore à l’horreur de ce hideux tableau(*):

(*) Voyez dans le Résumé des interrogatoires relatifs à la Traite, imprimé par ordre du parlement britannique, les dépositions qui constatent que les esclaves ont été affectés de maladies contagieuses, particulièrement de celle qu’on nomme le flux. C’est à cette occasion qu’un témoin dit: «Le plancher de leur prison était inondé de sang et de glaires, comme si c’eût été un abattoir.»

Néanmoins, nous ne nous dissimulerons pas qu’il est quelques personnes qui refuseront de nous croire. Celles-là nous les renverrons à la gravure ci-jointe; on y voit la coupe et les dimensions d’un navire anglais, le Brookes, employé à la Traite des noirs; nous les prévenons que la planche a été tirée par ordre du parlement britannique; nous les invitons à donner à cette gravure une attention particulière, et nous nous en rapportons, pour fixer leur opinion sur ce sujet, à l’impression que cet examen aura produit sur eux.

                                                                                                                          Anglais.

                                                                                                          Pieds.                      Pouces.

Longueur du premier pont en dedans, A A.            100                  0

Largueur du même, en dedans, B B.                                   25                   4

Profondeur de la cale, O O O, De plafond à plafond.         10                    0

Hauteur des entre ponts.                                         5                      8

Longueur de la chambre des hommes C C, sur le

premier pont.                                                                     46                    0

Largeur de ditto C C sur ditto.                                            25                    4

Longueur des plateformes, D D, dans ditto.                        46                    0

Largeur des ditto, dans ditto, de chaque côté.                     6                     0

Longueur de la chambre des garçons E E.               13                   9

Largeur de ditto.                                                     25                    0

Largeur des plateformes F F dans ditto.                   6                     0

Longueur de la chambre des femmes G G.             28                    6

Largeur de ditto.                                                      23                    6

Longueur des plateformes H H dans ditto.              28                    6

Largeur de ditto, dans ditto.                                    6                      0

Longueur de la sainte-barbe I I sur le premier pont.            10                    6

Largeur de ditto, sur ditto.                                       12                    0

Longueur du gaillard d’arrière K K.                        33                    6

Largeur de ditto.                                                     19                    6

Longueur de la chambre L L.                                             14                    0

Hauteur de ditto.                                                    6                      2

Longueur du demi pont M M.                                             16                    6

Hauteur de ditto.                                                     6                     2

Longueur des plateformes N N sur ditto.                 16                    6

Largeur de ditto sur ditto.                                        6                      0

Second pour P P.

Supposons maintenant que ce sont là les vraies dimensions du navire négrier le Brookes; supposons que l’on accorde à chaque esclave mâle six pieds anglais, sur un pied quatre pouces d’espace; à chaque femme cinq pieds dix pouces, sur un pied quatre pouces; à chaque garçon cinq pieds, sur un pied deux pouces; et à chaque fille quatre pieds six pouces, sur un pied; il s’ensuit que le nombre d’esclaves qu’on trouve dans la gravure est le nombre juste que le Brookes pouvait contenir d’après ces données; si nous en faisons le compte, déduction faite des femmes contenues dans les figures 6 et 7 de l’espace Z destiné aux matelots, nous trouverons que ce nombre s’élève à 451, et qu’on ne pourrait pas placer un seul individu de plus. Maintenant si nous considérons que le Brookes était du port de 320 tonneaux et que la loi lui permettait de porter 450 personnes, mais pas davantage (1), il est clair, qu’en ajoutant trois personnes de plus, on atteindra précisément le nombre accordé par la loi. Au reste, la gravure parle d’elle-même; elle prouve que nous n’avons rien exagéré quand nous avons peint les souffrances occasionnées par le défaut d’espace et le manque d’air. Car si 451 esclaves ne peuvent être contenus dans le navire le Brookes, sans que leurs corps ne couvrent toutes les planches et toutes les plateformes et ne se touchent même les uns les autres, quelle devait donc être horrible la situation de ces infortunés avant la promulgation de cette loi, puisque les témoignages ont prouvé que ce même navire avait coutume de transporter six cents esclaves! Combien cette situation doit être encore affreuse aujourd’hui dans les navires négriers! Car la Traite déclarée illicite et conséquemment ne pouvant être assujettie à des règles, les malheureux Africains sont entassés dans leurs prisons flottantes, sans être soumis à d’autre loi qu’à celle de la cupidité des marchands d’esclaves!

(*) Quelques années avant d’abolir entièrement la Traite, le parlement britannique avait reglé, d’après le tonnage, le nombre d’esclaves que pourrait porter un navire négrier.

On conçoit sans peine que les pauvres Africains traités si cruellement sur les navires de leurs nouveaux maîtres, doivent méditer les moyens de s’affranchir de tant de maux, dispositions bien naturelles de la part d’hommes opprimés qui savent qu’ils ni mérité ni provoqué les outrages de leurs oppresseurs.

Il y a dans le coeur de l’homme un désir violent d’échapper à la douleur, et il est rare que ce désir ne soit pas accompagné de celui de la vengeance. Ne nous étonnons donc pas des tentatives faites par les Africains pour immoler leurs tyrans; elles sont fréquentes. Mais leurs nouveaux maîtres qui n’ignorent pas cette disposition de la nature humaine et qui ont la conscience de leur crime, n’oublient aucune précaution pour leur ôter toute chance de succès. Communément ils construisent une forte barricade de bois, qu’ils fortifient par des pièces de canons, de manière à assurer le salut de tous ceux que ces canons protègent et à exterminer ceux qu’ils menacent. Malgré ces redoutables précautions, souvent il est arrivé que les esclaves, n’ayant d’autres armes que leur désespoir, ont attaqué leurs tyrans avec un courage digne d’admiration. Ces exploits n’ont point été célébrés, parce qu’ils n’étaient l’ouvrage que de pauvres esclaves; s’ils eussent été l’ouvrage d’hommes libres, si les armées de l’antiquité ou de nos temps modernes en eussent été le théâtre, l’histoire les eût immortalisés dans ses fastes et la gloire eût été le partage de leurs auteurs. Quelquefois le massacre de tout l’équipage a été le prix de leurs efforts; mais quand ils ont eu le malheur d’échouer dans leurs tentatives, le lecteur frémirait d’horreur si j’essayais de lui décrire les barbaries et les effroyables châtimens qui en ont été la suite. Ainsi trompés dans leurs projets de résistance et de révolte, les malheureux enfans de l’Afrique n’aspirent plus qu’à se donner la mort pour terminer d’un coup leur vie et leur misère, et, quand ils en trouvent l’occasion, ils la saisissent avec une avidité qui surpasse toute croyance. Le moyen qu’ils employent le plus ordinairement est de se jeter à la mer; mais on a pourvu à ce qu’ils ne pussent, par ce moyen, échapper à leurs bourreaux. Non-seulement lorsqu’ils sont sur le pont, on leur ferme soigneusement toutes les issues; mais encore on a soin d’équiper le navire avec des filets de bastingage qui s’élèvent très-haut de chaque côté du pont. Mais tant de précautions sont souvent inutiles; on a de nombreux exemples d’esclaves qui se sont détruits de cette manière.

 Lorsqu’ils n’ont pu réussir à s’arracher la vie par ce moyen, ils ne perdent pas l’espoir de réussir par d’autres. Leurs oppresseurs ont beau les guetter, ils ne réussissent pas toujours à les empêcher d’exécuter leur funeste dessein. Si par hasard ils peuvent trouver sous leurs mains quelque corde, ils s’en servent pour s’étrangler: on en a vu plusieurs, surtout des femmes, périr de cette manière. Rencontrent-ils sous leur main quelque instrument de fer, ou seulement quelque morceau de métal qu’on a oublié, ils les emploient à se donner la mort en se faisant de profondes blessures. D’autres qui n’ont pu trouver l’occasion de se détruire ainsi, prennent la résolution de refuser toute nourriture, dans la vue de mourir de faim. En vain on emploie dans cette occasion un instrument appelé speculum oris, destiné à ouvrir les mâchoires quand elles sont resserrés par la maladie; tout est inutile, et on en a vu persister dans leur résolution pendant onze jours consécutifs au bout desquels la mort venait ordinairement terminer leurs souffrances (*). Quant à ceux (et dans cette classe on doit ranger surtout les femmes) qui, plus faibles d’esprit et de corps, ont un sentiment plus vif de leur situation, avec moins de résolution pour y mettre fin, souvent il arrive que la sombre mélancolie dans laquelle leur esprit est plongé se termine par la folie, et qu’ils continuent d’être dans cet affreux état jusqu’à leur mort qui ne tarde pas à les en délivrer.

(*) Cette violation des lois du Créateur que commettent ces malheureux est un nouveau crime qui doit retomber sur la tête des négriers.

 Telles sont les scènes déplorables qui se passent sur les vaisseaux négriers depuis leur départ des côtes d’Afrique jusqu’à leur arrivée aux colonies européennes. Il n’est pas nécessaire de dire que, durant cet intervalle, une effrayante mortalité règne parmi les esclaves. Les insurrections, les suicides, les maladies produites par les peines de l’esprit, par la transition subite du froid au chaud, par la malpropreté, par les odeurs fétides, par une atmosphère corrompue et par les barbares traitemens, contribuent à rendre cette mortalité plus rapide encore. Il résulte des dépositions de témoins dignes de foi devant le parlement britannique que, sur 7904 esclaves qu’ils avaient eux-mêmes exportés d’Afrique à diverses époques, tous jeunes et en bonne santé (*) lors de leur embarcation, il en est mort 2053, c’est-à-dire un quart, dans l’espace de six ou huit semaines. Quelle dévastation meurtrière de la race humaine! quelle révolte impie contre le voeu du Créateur!… Ah! si le reste du genre humain mourrait dans cette effrayante proportion, bientôt l’univers ne serait plus qu’un vaste désert.

(*) L’esclave le plus âgé a rarement plus de vingt cinq ans à son départ d’Afrique.

Après avoir donné le détail des souffrances que la Traite inflige à ses victimes pendant la traversée, nous serions impardonnables si nous ne faisions pas connaître en même temps la démoralisation qu’elle engendre dans les agens qu’elle emploie. Comment supposer que des hommes sont témoins journaliers des barbaries que nous avons décrites, sans devenir barbares eux-mêmes? Sans doute que, lorsqu’ils s’engagent pour la première fois dans ce commerce coupable, ils prennent la résolution d’abjurer tout sentiment d’humanité; mais cette abjuration ne peut se faire sans qu’intérieurement leur âme ne se révolte, jusqu’à ce qu’enfin l’habitude qui est une seconde nature, les réconcilie insensiblement avec les horreurs qu’ils commettent et dont ils sont témoins tous les jours. Leur coeur s’endurcit bientôt sans remède. C’est ce que l’on voit dans les exécuteurs de la haute justice. Dans les premiers jours où ils entrent dans leurs emplois, ils éprouvent une certaine émotion intérieure; mais bientôt, ils s’accoutument à une insensibilité complette. Les dames romaines ne furent-elles pas amenées par degrés à prendre plaisir aux combats de gladiateurs? La même révolution a lieu dans le moral de tous ceux qui s’emploient au service de la Traite. Bientôt le spectacle et l’action du crime les laissent insensibles; et par la suite, les souffrances des malheureux qu’ils achètent ne leur causent pas plus d’émotion que celles des plus vils insectes. Ils n’envisagent la vie de leurs semblables que sous le rapport de leurs intérêts; que dis-je? ils s’en font un jeu cruel! Ayant étouffé dans leur coeur tout sentiment d’humanité, ils deviennent des monstres, et il n’y a pas de crimes dont de pareils êtres ne soient capables. Nous nous contenterons de citer pour exemples les faits suivans.

Un navire négrier Anglais, ayant 400 esclaves à bord, donna sur un bas fond à une demi lieue de trois petites îles appelées Morant Keys, et distantes d’environs onze lieues de la Jamaïque. Les officiers et l’équipage se voyant dans l’impossibilité de sauver le navire, descendirent dans les chaloupes y mirent leurs armes et leurs provisions et débarquèrent sains et saufs à l’une de ces îles. Ils y passèrent la nuit. Le lendemain matin, ils aperçurent que le navire était encore entier, et que les esclaves, ayant brisé leurs fers, avaient construit des radeaux sur lesquels ils avaient placé les femmes et les enfans. Bientôt ils virent ces radeaux se diriger vers l’île où ils étaient, tandis que les hommes nageant autour semblaient veiller sur les êtres chéris qu’ils portaient. Ils les laissèrent s’approcher jusqu’à une légère distance du rivage. Alors il firent pleuvoir sur ces infortunés un feu continuel de leurs armes et en tuèrent 366. Ils prirent les 36 qui avaient échappé à cet horrible massacre et les vendirent à Kingstown de la Jamaïque.

Voici maintenant un second fait.

Plusieurs esclaves étaient morts à bord du navire négrier le Zong et la mortalité augmentait avec tant de rapidité, qu’il était difficile de prévoir où elle s’arrêterait. Le capitaine, craignant de perdre tous ses esclaves, prit l’horrible résolution de choisir ceux qui étaient les plus malades et de les jeter à la mer, calculant que, pourvu qu’il pût prouver la nécessité où il avait été de s’en défaire ainsi, la perte serait supportée non par les propriétaires, mais par les assureurs du navire. Le prétexte qu’il proposa fut le manque d’eau, quoique ni la ration d’eau des matelots, ni celle des esclaves n’eût encore été réduite. Ainsi pourvu de ce qu’il croyait être une invincible excuse, il ne s’occupa plus qu’à exécuter son affreux dessein. En conséquence, il choisit parmi les esclaves cent trente-deux des plus malades. Cinquante-quatre furent immédiatement jetés à la mer. Le jour suivant, quarante-deux subirent le même sort. Mais comme si la providence, condamnant son infâme projet, eût voulu lui ôter toute excuse pour sacrifier le reste de ces malheureux et fournir une preuve contre son crime, à peine cette effroyable exécution venait-elle d’avoir lieu, qu’il tomba une pluie abondante qui dura pendant trois jours. Mais le capitaine, étouffant tout remords, n’en ordonna pas moins d’amener sur le pont les vingt-six esclaves qui restaient encore à immoler. Les seize premiers se laissèrent jeter à la mer; mais les autres, s’armant d’un vertueux courage et d’une noble indignation, ne voulurent pas souffrir que des mains impies les touchassent, et s’élançant d’eux-mêmes au milieu des flots, allèrent rejoindre leurs infortunés compagnons. Ainsi fut consommé, en plein jour, un forfait presque sans exemple dans la mémoire des hommes et dans les annales de l’histoire, forfait d’une nature si atroce, que, sur un seul témoignage, il serait impossible d’y ajouter foi. Plusieurs de ceux qui avaient assisté à ces horribles meurtres, déposèrent du fait devant la cour judiciaire de Guild-hall, à Londres, qui condamna les propriétaires à supporter la perte des esclaves.

Il est nécessaire d’observer que ces horribles crimes ont eu lieu avant l’abolition de la Traite par le parlement britannique; s’ils eussent été commis depuis, la peine capitale eût été le juste châtiment de leurs auteurs, et de tous leurs complices.

Mais, dira-t-on, il y a long-temps que ces cruautés ont été commises, et ce sont des Anglais qui en sont les auteurs. Nous allons citer deux autres faits d’une date plus récente et dont les auteurs appartiennent à une autre nation.

Le Rodeur, navire français de 200 tonneaux, fit voile du Hâvre le 14 Janvier, 1819; au mois de Mars suivant, il mit à l’ancre dans la rivière de Bonny, sur la côte d’Afrique. C’est là, qu’en violation des lois françaises contre la Traite, il chargea une cargaison d’esclaves; le 6 d’Avril, il mit à la voile de ce dernier endroit pour la Guadeloupe. Peu de temps après son départ, quelques esclaves ayant été amenés sur le pont du navire pour prendre l’air, réussirent à se détruire en se précipitant dans la mer. Le Capitaine du Rodeur en fit un effroyable exemple. Il fit fusiller quelques esclaves et en fit pendre d’autres. Mais cette barbarie fut sans succès, et l’on prit le parti d’enfermer tous les esclaves à fond de cale. Bientôt une effrayante ophtalmie se manifesta parmi eux; ce fléau ne tarda pas à atteindre l’équipage dans lequel il fit de si rapides progrès, qu’il ne resta bientôt plus qu’un seul homme qui fût capable de diriger le navire. C’est alors que le Rodeur rencontra un navire considérable qui paraissait flotter au gré des vents et des vagues. L’équipage de ce navire entendant la voix des gens du Rodeur, se mit à jeter des cris douloureux en implorant des secours. Le Rodeur apprit que c’était un navire négrier Espagnol appelé le St. Léon, que l’ophtalmie les avait attaqués, et qu’esclaves et équipage, tous étaient devenus aveugles. Ce récit déplorable fut inutile. Le Rodeur ne put secourir ces infortunés dans l’état affreux où il était lui-même. Le St. Léon passa outre, et depuis, on n’en a plus entendu parler. Enfin, grâce au courage et à la persévérance de l’unique matelot qui avait conservé la vue à bord du Rodeur, ce navire favorisé d’ailleurs par un heureux concours de circonstances, arriva à la Guadeloupe le 21 de Juin. Avant cette époque, parmi les esclaves, trente-neuf étaient totalement aveugles, douze avaient perdu un oeil et quatorze étaient plus ou moins affectés à cette partie. Parmi l’équipage qui consistait en vingt-deux hommes, douze avaient perdu la vue, parmi lesquels était le chirurgien du navire: cinq, dont était le Capitaine, avaient perdu un oeil; quatre autres avaient plus ou moins éprouvé les suites de l’ophtalmie. Le lecteur s’imagine sans doute que, lorsque ce funeste voyage toucha à sa fin, lorsque bientôt allait s’offrir un port à tant d’infortunés, la première chose que fit l’équipage fut de rendre grâce à Dieu d’une délivrance aussi miraculeuse. Le lecteur se trompe étrangement. Ignore-t-il que la reconnaissance envers Dieu, et la compassion pour nos semblables sont des vertus étrangères au coeur des négriers qui, en se dévouant à ce coupable métier, ont commencé par se dépouiller de tous les sentimens qui honorent l’homme! La première chose qui fit l’équipage du Rodeur, fut de jeter à la mer tous les malheureux esclaves qui étaient incurablement aveugles, pour ne pas avoir à les nourrir en pure perte, puisqu’en cet état déplorable, il n’était pas possible de les vendre. Ils avaient encore un autre motif pour commettre cet acte atroce: en alléguant une nécessité quelconque où ils avaient pu être de se défaire de ces infortunés, ils étaient sûrs que la valeur leur en serait intégralement payée par les assureurs.

L’année 1820 nous fournit l’exemple d’un fait également horrible, quoiqu’accompagné de circonstances différentes. Le commodore Sir George Collier commandant l’escadre anglaise, stationnée en croisière dans les mer d’Afrique, à l’effet de faire exécuter la loi d’abolition promulguée par le parlement britannique, ainsi que les traités conclus entre la Grande Bretagne et diverses puissances maritimes, était, de sa personne, à bord de la frégate le Tartar. Au mois de Mars 1820, il donna la chasse à un navire qu’il soupçonnait d’être un négrier. Pendant le temps que dura cette chasse, on observa plusieurs barils flottant çà et là; mais personne n’eût alors l’idée de les examiner. Après quelques heures, l’équipage de la frégate anglaise aborda le navire qu’on poursuivait et qui fut reconnu pour être la Jeune Estelle, navire français, commandé par un nommé Olympe Sanguines. Cet homme interrogé nia qu’il eût pour le moment aucun esclave à bord; il avoua cependant qu’il en avait eu quelque temps auparavant, mais qu’il en avait été dépouillé par un pirate espagnol. Il y avait quelque chose de si douteux dans sa contenance, que le lieutenant du Tartar cru devoir ordonner une visite dans le navire. Un matelot anglais ayant frappé sur un baril, en entendit sortir une voix comme d’une personne expirante. Sur le champ le baril fut ouvert et l’on y trouva deux jeunes esclaves d’environ douze ou quatorze ans. Elles furent transportées aussitôt à bord du Tartar et ainsi arrachées à la plus affreuse mort. C’est là qu’elles furent reconnues par une personne qui les avait vues sur la côte d’Afrique. Cette personne avait été mise depuis peu à bord du Tartar et faisait partie d’un équipage de navire négrier. Il fut constaté par sa déposition qu’un certain Capitaine Richards, commandant un négrier américain, était mort dans un village de cette partie de la côte d’Afrique appelée Trade-Town, laissant après lui quatorze esclaves faisaient partie les deux jeunes infortunées trouvées à bord de la Jeune Estelle. Après la mort du Capitaine Richards, le Capitaine Olympe Sanguines prit terre avec son équipage armé d’épées et de pistolets et s’empara de ces quatorze esclaves qu’il embarqua à bord de la Jeune Estelle. Sir George Collier après avoir reçu ces informations, ordonna une seconde visite, afin de trouver les douze autres esclaves: elle fut infructueuse. C’est alors que lui et ses officiers conjecturèrent avec un sentiment bien douloureux, que le Capitaine Sanguines, craignant que son navire ne fût saisi comme pirate, avait donné pour tombeau à ces douze malheureuses victimes ces mêmes barils qu’on avait aperçus flottans sur les ondes, au commencement de la chasse. Mais hélas! il était trop tard pour vérifier cette conjecture. Le vaisseau le Tartar avait fait plus de vingt lieues de chemin pendant cette poursuite, et quand bien même ou eût pu espérer de retrouver ces funestes barils, il était hors de doute qu’aucune des victimes qui y étaient supposées renfermées, n’aurait été trouvée vivante.

Mais c’en est assez. Tirons un voile sur tant d’horreurs. La plume se refuse à les peindre et l’esprit du lecteur ne pourrait en supporter davantage. Ce que nous avons dit doit suffire pour prouver l’effrayante démoralisation que la Traite entraîne à sa suite. Ces effets sont réguliers et certains: ils sont et doivent être les mêmes dans tous les temps, chez toutes les nations où règne et règnera la Traite. Ces effets sont irrésistibles. L’empire de l’opinion publique, les progrès des lumières, l’avancement de la civilisation, n’opposeraient à sa funeste influence que d’impuissantes barrières. Enfin, ces faits prouvent surtout, et c’est la conséquence que nous avons eu dessein d’en tirer en les citant et qu’il importe de rendre manifeste, ils prouvent qu’il n’y a d’autre remède à tant de maux que l’abolition entière et définitive de la Traite.

Et qu’on n’espère pas que des lois suffiront pour arrêter le cours de ces maux affreux et pour introduire de l’humanité dans l’exercice de la Traite. Le coeur humain, la corruption dont il est capable, l’expérience des siècles sont là pour déposer contre cette assertion. Comment introduire de l’humanité dans un commerce anti-social où c’est l’humanité qu’on immole? Autant vaudrait essayer, pour nous servir des termes de l’Ecriture, de changer la couleur de l‘Ethiopien, et la peau du léopard. (*)

(*) Jérémie, chap 15, vers. 25.

Des lois ne peuvent régler la Traite, pas plus qu’elles ne peuvent régler l’assassinat. Le crime ne peut être exercé que par des mains criminelles: et qu’appellerons-nous crime, si la Traite n’en est pas un?

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Lecteur philantrope qui parcourez cet ouvrage! Nous venons de mettre sous vos yeux le tableau de cet horrible commerce et de tous les fléaux qu’il entraîne à sa suite. Plus d’une fois, sans doute, ces tristes peintures ont ému votre pitié, ou soulevé votre indignation. Nous appelons surtout votre attention particulière sur le plan d’un navire négrier, que nous avons joint à cet ouvrage; (*) lui seul vous dira plus que ne vous diraient des volumes.

(*) Voyez plus haut, page 38.

Puisse-t-il vous rappeler sans cesse les maux affreux que souffrent les malheureux Africains sur cet océan qui les porte à un esclavage éternel, ceux qu’ils ont déjà éprouvés sur leur terre africaine, et ceux qui les attendent sur la terre des Indes occidentales! Ainsi, à l’aspect seul de cette gravure, votre imagination attendrie et irritée tour-à-tour parcourra ce long cercle de douleurs et de crimes.

Rappelez-vous quelquefois cette touchante scène d’adieu entre Mungo Park et ses compagnons de voyage. (*) Qu’il nous soit permis de la transcrire encore, et de terminer par cet intéressant tableau de la sensibilité africaine, un ouvrage consacré à la cause des enfans de l’Afrique.

«Je touchais», dit Mungo Park, «à la fin du plus pénible et du plus douloureux voyage. Encore un jour, et j’allais me trouver avec mes compatriotes, dans les bras de mes amis. Cependant, quelques raisons que j’eusse de me réjouir, ce n’est pas sans une vive émotion que je me séparai de mes malheureux compagnons de voyage dont la plupart, je le savais, étaient destinés au plus dur esclavage dans des contrées lointaines. Dans le cours d’un voyage pénible de plus de 500 milles anglais, sous les chaleurs brûlantes des tropiques, ces pauvres gens, au milieu de leurs souffrances présentes et de celles qui les attendent, avaient encore pitié des miennes. Que de fois ils sont venus d’eux-mêmes m’apporter de l’eau pour étancher ma soif? Que de fois, à l’approche de la nuit, je les ai vus rassembler des feuilles et des branches d’arbre pour me préparer un lit dans le désert. Nous nous séparâmes en soupirant, en nous exprimant nos regrets, en nous comblant de bénédictions mutuelles. Je gémissais de n’avoir à leur offrir que mes voeux et mes prières. Ils devinèrent ma peine. «Nous savions», me dirent-ils affectueusement pour me consoler. «nous savions que c’était là tout ce que vous pouviez nous donner! nous n’en voulons pas d’avantage.»

(*) Voyez plus haut, page 34.

Quel récit! quelle scène!… Lecteur philantrope! Gravez, ah! gravez là dans votre mémoire cette scène touchante. Ah! si ces bons Africains cherchaient à adoucir les souffrances d’un Européen, dans le moment même où ils souffraient par le crime des Européens, dans le moment où un vil agent des Européens les conduisait à leurs funestes vaisseaux, et où ils n’avaient devant eux que l’affreuse perspective d’effroyables souffrances à travers l’océan, et d’un éternel esclavage dans les colonies de l’Europe, hésiterez-vous, lecteur philantrope, en votre triple qualité d’homme, d’Européen et de Chrétien, hésiterez-vous à venir au secours de leurs compatriotes, malheureux comme eux!… Hélas! les infortunés qu’ils étaient! que pouvaient-ils donner à leurs compagnons de voyage? Ils n’avaient rien en propriété; ils étaient eux-mêmes la propriété d’autrui. N’importe!… Ils lui donnaient ce que n’avaient pu leur ravir leurs tyrans, l’affectueuse sympathie des coeurs bons et sensibles… Ils étanchaient sa brûlante soif; ils lui dressaient un lit dans le désert… Imitez-les, lecteur philantrope! Que votre coeur vous parle en faveur des Africains opprimés! Devenez leur ami, leur défenseur! Exposez le tableau de leurs souffrances! En public, en particulier, devant les étrangers, en présence de vos compatriotes, que partout votre voix généreuse s’élève et tonne contre leurs oppresseurs! D’autres vous suivront dans cette noble cause. Et qui sait si à votre voix ne doivent pas un jour s’unir d’autres voix qui, elles-mêmes, en feront élever d’autres à qui est réservée peut-être dans les décrets de la divine Providence, l’extinction totale de ce commerce homicide?…

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