Lettre à l’Empereur Alexandre sur la Traite des Noirs …

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         SIRE!

Lorsque Votre Majesté apposait son nom à la mémorable déclaration promulguée, su sujet de la Traite des Noirs, par les Souverains assemblés au Congrès de Vienne, ce n’était pas pour se conformer à des actes diplomatiques que commandaient les circonstances: elle croyait, j’en suis convaincu, remplir un devoir solennel et sacré, dicté par les motifs les plus puissans de la morale et de la religion. Ce n’était point, j’en ai l’intime conviction, un vain mot dans la bouche de Votre Majesté, lorsqu’elle déclarait, de concert avec ses Puissans Alliés s’acquitter d’un devoir pressant et impérieux. Cette conviction, je la tire de l’assurance gracieuse que daigna me donner Votre Majesté, lors de son séjour dans ce pays, de son zèle pour la grande cause de l’Abolition du Commerce des Esclaves; je la tire, surtout, de son respect pour les lois de Dieu et pour l’espèce humaine. Quoi qu’il en soit, des sentimens qui ont pu diriger quelques-uns des signataires de cette fameuse déclaration, Votre Majesté se rappellera qu’une sentence solennelle de condamnation fut alors unanimement prononcée contre ce système cruel et abominable qui, sous le nom de Traite des Noirs, a long temps désolé le continent africain, et qui, sans parler des horreurs qu’il a entraînées à sa suite, a contribué, avec un si déplorable succès, à perpétuer l’ignorance et la barbarie de près d’un tiers du globe habitable.

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Supposons qu’il existe un pays où des hommes, des femmes et des enfans sont échangés, non seulement contre les choses nécessaires à la vie, ou contre des objets de peu de valeur, mais encore contre des liqueurs spiritueuses, contre de la poudre et des armes à feu; tenez pour certain que ce pays doit être en proie à toute espèce de crimes, de pillages, de fraudes et de violences. Le chef d’une peuplade attaquera et ravagera le territoire du chef voisin. S’il se trouve trop faible pour attaquer ses voisins, sa fureur et son avidité retomberont sur les sujets placés sous sa garde et à l’abri de sa protection. Mais ces effets homicides et destructeurs ne se borneront point aux chefs: on verra se reproduire dans chaque individu les passions, les désirs coupables et la méchanceté de la nature humaine. Le résultat est inévitable et facile à deviner. La méfiance partout; la sécurité nulle part; l’homme redoute un ennemi dans l’homme; le plus dévore le plus faible et bientôt la société ne présente plus qu’une vaste scène ou régent l’anarchie, le brigandage et la terreur.

Les preuves et les faits viennent en foule, confirmer ces données fondées sur la connaissance de la nature humaine. Il a été établi, par d’irrécusables témoignages, que ce détestable commerce a fondé ses principales ressources dans les guerres ou excitées par les Européens, ou entreprises par les naturels du pays, à l’effet de faire des esclaves. Ces guerres ne manquent pas d’enfanter des représailles. De là d’interminables dissenssions; de là un esprit d’hostilité et de vengeance, transmis entre les chefs de génération en génération. En outre, il est prouvé que les esclaves qu’on se procure sont le résultat de déprédations exécutées par les petits souverains contre leurs propres sujets, lorsqu’ils sont trop faibles ou trop lâches pour attaquer leurs voisins: quelquefois ils saisissent indifféremment les premiers venus, qu’ils réduisent en esclavage; d’autrefois, on met, pendant la nuit, le feu à un village, et lorsque les habitans effrayés et à demi nuds s’arrachent de leurs toits embrasés, c’est alors qu’on les saisit et qu’on leur donne des fers.

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La Traite prouve aussi une ressource abondante dans la corruption de la justice pénale, l’esclavage étant la punition de presque tous les délits, et même des fautes les plus légères.

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Il est prouvé, d’une manière incontestable, que les institutions religieuses et civiles de l’Afrique ont été graduellement perverties et façonnées à l’usage de la Traite, de manière à fournir incessamment de victimes humaines les marchés d’esclaves. Les superstitions du pays, qui avaient souvent cédé à la faible lumière du mahométisme, loin d’être discréditées et combattues par les marchands négriers d’Europe, ont été entretenues avec soin, et ont fourni une source abondante à la Traite. L’administration de la justice a éprouvé les mêmes atteintes et a subi la même influence. Les historiens nous apprennent que les lois criminelles de l’Afrique étaient extrêmement douces; mais insensiblement, tous les délits, mêmes les plus légers, ont été punis de l’esclavage: le juge a sa part de la vente du condamné: le créancier, faute de payement a le droit de vendre comme esclave son débiteur: s’il ne peut s’emparer de sa personne, il vend l’un de ses parents; à défaut de parents, il s’empare d’un habitant de la même ville, ou de la même nation que son débiteur, et le vend comme esclave.

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Nous croyons que l’Afrique a épuisé enfin la coupe des douleurs: une coupe mille fois plus amère encore est préparée pour les malheureux Africains que les navires de l’Europe entraînent loin de cette terre de malédiction. Je veux parler des souffrances et des horreurs sans nombre, qui marquent le passage d’Afrique aux Indes Occidentales.

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Le mal de mer, les peines de l’esprit, en voilà plus qu’il ne faut pour empêcher de prendre de la nourriture et de l’exercice: mais l’exercice et la nourriture sont indispensables à l’animal, si l’on veut qu’il paraisse en bon état aux regards des acheteurs. Et qu’est-ce autre chose qu’un Noir aux yeux d’un négrier, si non une bête de somme dont il veut se défaire avec bénéfice? Ils n’ont pas faim; ils mangeront de force. Il leur faut de l’exercice; ils ne sont pas disposés à en prendre; ils en prendront malgré eux: on fera danser ces infortunés avec le poids de leurs fers, et les coups redoublés d’un fouet inhumain hâteront et précipiteront cette horrible cadence!… O comble d’horreur!… Ces indignes outrages, on les prodigue à tous sans distinction! La sensibilité et le courage doivent subir l’humiliation commune! Ces traitemens barbares, on les inflige même à des hommes éclairés et instruits! M. Parke nous apprend que, dans le navire sur lequel il faisait voile de la Gambie aux Indes Occidentales, sur 130 esclaves qui composaient la cargaison, car il faut bien nous servir de ce terme, quelque déshonorante que soit ici son acception, il y en avait 25 qui savaient écrire en langue arabe!…

Si nous pouvions un instant mettre en doute la cruauté et l’excès des souffrances qu’endurent ces infortunés, nous en trouverions une preuve irrécusable dans ce fait étonnant que, parmi les objets qui entrent dans l’équipement d’un navire négrier, est un vaste filet de bastingage qui s’élève, de chaque côté du pont, pour empêcher les esclaves de se jeter à la mer.

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Quelques-uns considéraient la Traite comme l’un de ces maux nécessaires et inévitables qui font partie du système du monde, et contre lesquels les hommes ne peuvent rien, pas plus que contre les éruptions d’un volcan, ou les ravages d’un ouragan. Ces hommes oubliaient que trop souvent l’empire de l’habitude a dénaturé les sentimens de l’homme et fait taire sa conscience; ils oubliaient qu’autrefois l’autorité des sages et des hommes de bien a sanctionné des crimes que la morale condamne justement aujourd’hui; que, par exemple, la destruction des enfans nouveau-nés par les auteurs de leurs jours, crime horrible contre lequel il semblait que la nature eût suffisamment prémuni l’homme, a autrefois prévalu parmi les nations les plus civilisées du globe.

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Je n’oublierai jamais l’impression que produisit sur tous les esprits humains et généreux la première exposition de tant de forfaits. Supposez un démon effroyable et horrible, ayant réussi à se revêtir, pour quelle tems, d’une forme humaine, et à se mêler, parmi les hommes et qui, touché tout-à-coup par la baguette d’un génie, est rendu à sa laideur primitive et à ses hideuses formes: telle parut la Traite des Noirs à tous ceux que leurs préjugés n’empêchèrent pas de reconnaître son véritable caractère. A son premier aspect, elle souleva une exécration générale. Mais cet arbre funeste avait des racines trop profondes, il avait étendu trop loin dans le sol ses innombrables fibres, pour être déraciné subitement par le souffle redoutable de l’indignation publique.

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L’événement a prouvé d’une manière victorieuse combien étaient fausses ces menaces de destruction; et aujourd’hui, il n’existe pas un seul commerçant, un seul financier, un seul économiste éclairé qui ne reconnaisse que, même en s’appuyant sur ce principe immoral d’un gain sordide et d’avantages commerciaux, on eût gagné en Angleterre à abolir la Traite plutôt.

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Les marchands ne se bornaient pas à soutenir que toutes les précautions étaient prises, pour préserver, pendant la traversée, la vie et la santé des esclaves; ils allaient même jusqu’à dire qu’on apportait l’attention la plus scrupuleuse à veiller au bien-être de ces infortunés et à leur procurer toutes les douceurs possibles. A les entendre, afin d’entretenir leur santé et leur gaité, on mettait à leur disposition une foule d’innocens plaisirs et d’amusemens divers. Le chant et la danse entraient même dans ce charmant tableau. Enfin, à en croire ces hommes, la traversée d’Afrique aux Colonies n’était, pour les Africains, qu’une véritable partie de plaisir: telles étaient, du moins, les déclarations des officiers des navires négriers.

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Les plus ardens défenseurs de ce criminel commerce, avouèrent franchement que s’il n’existait pas déjà, aucune vue de spéculation ne pourrait les porter à le commencer. Mais les capitaux des marchands d’esclaves étaient engagés dans ce commerce. Et, de même que ces assassins Italiens qui, en quittant leur métier homicide, cherchent un dédommagement pour leurs stilets, de même ils demandaient que, s’ils venaient à donner une autre direction à leur industrie, on les indemnisât, non pour la valeur de leurs navires, puisqu’ils pouvaient les employer à un autre genre de commerce, mais pour la valeur de leurs armes à feu, de leurs fouets, de leur chaînes et de tout cet attirail de cruauté qui allait leur devenir inutile. On appuyait aussi, mais faiblement pour la continuation de la Traite, sur les pertes qu’allaient supporter nos manufactures qui fournissaient les articles d’exportation qu’on donnait en échange des malheureuses victimes. Les abolitionnistes, de leur côté, accusèrent avec raison les négriers d’avoir empêché, par leur criminel trafic, les peuples du continent Africain, de se livrer à un commerce mille fois plus profitable à l’Europe que ce commerce de chair humaine qui désolait les rivages de la malheureuse Afrique, et livrait ses enfans à des bourreaux étrangers.

«Pourquoi,» s’écriait Pitt, dans sa vertueuse indignation, «pourquoi l’Afrique serait-elle condamnée à rester perpétuellement sous l’interdit? Combien de pays jadis aussi barbares qu’elle, ont aujourd’hui le siège de la civiliation et des lumières, le champ de l’indutrie et du commerce!»

Mais le plus important de nos auxiliaires, dans notre lutte contre les marchands d’esclaves, ce fut la religion. A tort ou à raison, on a imputé à nos pères vivant dans un siècle d’ignorance sous l’empire de la foi catholique, cette opinion insensée que les attentats au bonheur et au droit des hommes pouvaient être expiées par des prières et des messes. Certes, ce n’était pas là la religion catholique; ce n’en était que l’abus.

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La sentence prononcée à Vienne fut renouvelée et ratifiée à Aix-la-Chapelle. C’est alors que les chefs des grandes Puissances, voyant avec douleur les retards qu’apportait le Roi de Portugal à se joindre à l’oeuvre d’humanité qu’ils avaient entreprise, lui adressèrent en commun une lettre signée de leur propre main, dans laquelle ils le conjuraient d’imiter leur exemple, et de ne pas se refuser seul à cette mesure générale. La réponse du Roi de Portugal fut loin d’être satisfaisante.

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Je dois le déclarer à Votre Majesté, quelque pénible que me soit cet aveu, c’est en France que les abolitionnistes ont vu tromper, de la manière la plus cruelle, leurs voeux et leurs espérances; c’est en France, dans ce pays où nous comptions tant d’amis dévoués à notre cause, que cette cause a reçu les coups les plus douloureux. Des ordonnances ont été publiées, des lois promulguées, condamnant la Traite; mais les ports français sont encombrés de navires négriers; mais ils fourmillent sur la côte d’Afrique; mais l’arrivée de ces coupables navires dans les ports des colonies françaises est librement proclamée dans des annonces rendues publiques. On fait circuler des propositions invitant les spéculateurs à entrer dans cette branche de commerce; il en a été trouvé à bord de navires français dans les possessions les plus éloignées de la France: en France même, des compagnies ont été formées, à l’effet de diviser les capitaux employés à ces criminelles entreprises dans le plus grand nombre de mises possible, et de multiplier par là les parties intéressées, en mettant ces coupables spéculations à la portée d’un plus grand nombre de fortunes. Enfin, la flamme et le fer dévastent de nouveau le continent africain; les gémissemens et les larmes de ses malheureux habitans montent encore vers les cieux, pour implorer vengeance de leurs oppresseurs!

Comment expliquer de tels faits?… Qu’est devenue cette police française si justement célèbre pour sa vigilance et pour la célérité de ses opérations?… Cette police aux cent yeux, n’en a-t-elle plus lorsqu’il s’agit d’explorer les crimes de la Traite?… Et ses innombrables oreilles, les a-t-elle bouchées pour ne pas entendre ce que tout le monde sait, ce qu’elle seule paraît ignorer?… Nous ne pouvons croire que le gouvernement Français manque de zèle à faire exécuter les lois! Et cependant, d’où vient que les lois contre la Traite sont les seules qu’il ne fait pas exécuter?… Quelle cause assignerons-nous à cet étrange phénomène?…

Et néanmoins, Sire! Les leçons n’ont pas manqué à ce gouvernement. Il en est un surtout par laquelle il semble que la Providence ait voulu réveiller son énergie et sa sensibilité, et le tirer de sa funeste apathie par l’un de ces effroyables exemples qui donnent, tout d’un coup, la mesure des horreurs auxquelles on doit se préparer en tolérant la Traite, et de la scélératesse des monstres qui se livrent à ce commerce sanglant. Je vais rapporter ce fait horrible: il est d’une telle nature, qu’il frappera d’étonnement et d’horreur ceux-là même que l’attention qu’ils ont portée vers la Traite, a le plus familiarisés avec les crimes de ce fléau, et avec toutes les formes diverses, toutes plus hideuses les unes que les autres, sons lesquelles ces crimes ont coutume de se produire.

Le Rôdeur, navire français de 200 tonneaux, fit voile du Hâvre le 24 Janvier 1819, pour la côte d’Afrique où il arriva le 14 mars suivant. Jusque là, l’équipage qui était composé de 22 hommes, avait joui d’une bonne santé. Il prit à bord 160 Noirs avec lesquels il fit voile pour la Guadeloupe, le 6 avril. La cargaison c’est le nom qu’on donne aux malheureux Noirs, la cargaison et l’équipage ne montraient aucun symptôme de maladie; mais un mal effroyable se développa, lorsque le navire fut sous la ligne.

Les symptômes n’étaient d’abord que d’une nature peu alarmante. C’était une rougeur qui se manifestait aux yeux: limitée aux seul Noirs, on l’attribua au défaut de renouvellement de l’air dans la cale où ces infortunés étaient entassés, ainsi qu’à la disette d’eau qui commençait déjà à se faire sentir. On était alors rationné à huit onces par jour, et plus tard, il n’en fut distribué qu’un demi verre. D’après l’avis du chirurgien du bâtiment, on fit monter successivement les Noirs sur le bord, afin de leur faire respirer un air plus pur. Mais un grand nombre de ces infortunés, affectés d’un désir violent de revoir leur pays natal, désir si violent en effet que les gens de l’art l’ont classé, sous le nom de Nostalgie, parmi les maladies qui affligent la race humaine, ne se virent pas plutôt en liberté, qu’ils se précipitèrent dans la mer, en se tenant embrassés les uns les autres. Le capitaine du Rôdeur en fit un effroyable exemple: il en fit fusiller quelques-uns et en fit pendre d’autres, afin d’intimider le reste; mais cette barbarie fut sans succès, et l’on prit le parti de les enfermer tous à fond de cale. La maladie fut reconnue être une ophtalmie violente. Le mal qui avait fait de rapides progrès parmi les Africains, commença bientôt à attaquer l’équipage.

Le premier homme de l’équipage, atteint par la contagion, fut un matelot qui couchait près de la cale. Dans les trois jours qui suivirent, le capitaine et la presque totalité de l’équipage en furent frappés. Les ressources de l’art furent vainement employées; les douleurs augmentaient de jour en jour, ainsi que le nombre des aveugles. Un seul matelot avait échappé c’était leur seule espérance et, cet homme venant à être frappé, il ne leur eût plus été possible de diriger le bâtiment, pour se rendre aux Antilles. C’est ce qui était arrivé à un bâtiment espagnol qu’ils rencontrèrent sur leur route: tout son équipage était devenu aveugle. Ils avaient donc été obligés de renoncer à diriger le navire, et se recommendèrent à la charité du Rôdeur; mais les gens du Rôdeur ne purent ni abandonner leur bord pour aller sur le bord espagnol, ni recevoir l’équipage de ce navire, le leur étant à peine suffisant pour eux. Depuis on n’a plus entendu parler de ce navire qui se nommait le St. Leon.

La consternation devint générale, mais n’empêcha pas de se livrer à un effroyable calcul. Parmi les noirs, qui étaient devenus totalement aveugles, il y en eut 36 qu’on jeta à la mer pour n’avoir pas à les nourrir en pure perte, puisqu’en cet état déplorable il n’était pas possible de les vendre. Ils avaient encore un autre motif pour commettre cet acte atroce: c’était d’obtenir que la valeur de ces infortunés leur fût intégralement payée par les assureurs de la cargaison. Arrivés à la Guadeloupe, ceux d’entre les esclaves qui avaient survécu, étaient dans un état déplorable. Trois jours après l’arrivée du navire, le seul homme de l’équipage qui avait échappé à la contagion et qui avait pu guider le navire, en fut atteint lui-même Parmi les Noirs, 39 étaient devenus aveugles; 12 étaient borgnes; 14 avaient des taches plus ou moins considérables sur la cornée. Parmi l’équipage, 12 avaient perdu la vue, parmi lesquels était le chirurgien du navire; 5 dont était le capitaine, avaient perdu un oeil; quatre autres avaient plus ou moins éprouvé les suites de l’ophtalmie. Le 22 Octobre, le Rôdeur retourna au Hâvre.

Tels sont les détails publiés à Paris, d’un voyage fait en 1819, aux côtes d’Afrique, par un navire négrier français. Et Votre Majesté voudra bien observer, que tous ces détails sont incontestables et dignes de foi; d’abord, parce que l’auteur à qui nous les devons, M. Guillé, homme digne de foi, oculiste de la Duchesse d’Angoulême, a, peu de temps après, fait insérer, dans le Courier Français, une lettre dans laquelle il déclare qu’il tient toutes ces particularités du capitaine, du chirurgien et des matelots du Rôdeur auxquels il a donné ses soins: ensuite pace que ces détails ne sont pas fournis par un ennemi de la Traite dans la vue d’en inspirer l’horreur et d’en arrêter la continuation, mais sont publiés, comme renseignemens de l’art, dans un ouvrage scientifique dans lequel l’auteur n’avait en vue que de rendre compte d’une maladie et d’exposer les remèdes qui lui sont propres. L’article dans lequel est contenue l’histoire du Rôdeur, est intitulé: Observations sur une Blépharoblénorhée contagieuse. Il est inséré dans le numéro de novembre 1819 de «la Bibliothèque Ophtalmologique ou Recueil d’Observations sur les Maladies des Yeux, faites à la Clinique de l’Institution royale des jeunes Aveugles, par M. Guillié, Directeur général et Médecin en Chef etc…»

Mais hélas! Il n’arrive que trop souvent que nous restons indifférens aux souffrances que nous ne voyons pas. Nul doute que si les lecteurs de ce drame sanglant, en eussent été les témoins oculaires, leurs âmes se fussent soulevées d’horreur et d’indignation. Et cependant, cette publication ne paraît pas avoir excité une grande sensation à Paris, et probablement, moins encore au Hâvre; car, dès l’année suivante, le Rôdeur partit pour un second voyage, commandé par le même capitaine, et, sans être retenu par la vengeance terrible dont la divine Providence venait de punir ses forfaits, alla de nouveau porter le ravage sur les rives africaines. Quoiqu’il en soit, les faits sont établis d’une manière indéniable, et la postérité aura peine à croire qu’en 1819, le Rôdeur fit voile de l’un des ports les plus populeux et les plus commerciaux de France; après avoir exécuté son coupable voyage, en débarqua les fruits criminels dans la plus considérable des colonies françaises; de là revint en France avec les misérables débris de son coupable équipage, et rejetta le territoire français ces scélérats portant en tous lieux avec eux les marques de la justice divine, de manière à être partout reconnus. Et c’est en 1819 que tout cela s’est fait à la face du monde!… c’est-à-dire douze ans après que l’Angleterre avait aboli ce criminel commerce, huit ans après qu’elle l’avait déclaré crime de félonie et puni de la peine de la déportation, quatre ans après que la France elle-même, d’abord par un traité solennel, ensuite par une loi, le tout conformé par une lettre écrite de la propre main de son souverain, avait décrété son abolition immédiate et définitive!…

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On a dit de la France, que le génie des armes et l’amour de la gloire militaire l’avaient détournée de toute autre ambition, et l’avaient même rendue insensible aux avantages résultant du commerce. Cette opinion parut, en quelque sorte, confirmée par une expression célèbre qu’employait fréquemment le chef du dernier gouvernement français. On sait qu’il reprochait aux Anglais de n’être qu’une nation boutiquière. Au contraire un de nos hommes d’état, un écrivain Anglais avait appelé la nation française une nation chevaleresque.

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Ainsi la question pour les négocians de Nantes et du Hâvre, n’est pas de savoir s’ils continueront le commerce des esclaves, ou s’ils cesseront tout commerce avec l’Afrique. Il s’agit de savoir s’ils veulent entreprendre avec l’Afrique un commerce véritablement digne de ce nom, un commerce conforme à la justice, à l’humanité, aux progrès de la civilisation; un commerce dont les bénéfices doivent sans cesse augmenter, et auxquels il est impossible d’assigner des bornes;- ou si, dédaignant le champ immense qui s’offre à leur spéculations commerciales, ils aiment mieux y renoncer, et continuer le détestable trafic des esclaves, aujourd’hui que toutes les abominations de ce trafic ont été dénoncées à l’univers. Qu’ils y prennent garde!…

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En effet, sans parler de la Grande-Bretagne, partout où la voix du peuple s’est fait entendre aux Etats-Unis d’Amérique, à Buenos Aires, dans la république de Colombia, au Chili, au sein des Cortès Espagnoles, partout cet injuste et sanglant commerce a été abjuré avec indignation; tandis que la France, rendue à l’antique race de ses rois, dans un tems où sa politique doit nécessairement partager de la nature et du caractère d’une royauté légale et constitutionnelle, la France voit ses sujets exercer, avec activité et de notoriété publique, cette même Traite que condamnent ses lois; de sorte que le gouvernement Français pourrait être accusé de protéger ces criminelles entreprises, comme profitables au commerce français et encourir conséquemment, quoique bien à tort nous aimons à le croire, un reproche de connivence avec les fauteurs obstinés de ce commerce horrible.

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Pour expliquer cet inexplicable manque de zèle qu’on remarque en France, en ce qui concerne l’abolition de la Traite, on a dit en Angleterre bien que la chose soit à peine croyable, que des tentatives ont été faites. Non sans quelques succès, pour intéresser dans cet important sujet, l’orgueil national du peuple français, et nuire à la cause des abolitionnistes, en soutenant qu’abolir la Traite ce serait, pour la France, se soumettre à l’influence et à la volonté de la Grande Bretagne.

S’il se trouvait quelques hommes que de pareilles idées eussent pu séduire, je leur dirais que c’est à juste titre que nous nous efforçons d’engager les autres nations à renoncer à cet infâme commerce, car ce nous est un devoir d’en agir ainsi, ne pouvant oublier que, dans cette pratique coupable, notre exemple a pu en égarer bien d’autres. Après avoir enfin découvert la criminalité et la cruauté de ce commerce destructeur, un renoncement solitaire et silencieux eût-il suffi à acquitter notre conscience? Les autres peuples, ignorant encore le vrai caractère de la Traite, ne pouvaient-ils pas naturellement occuper la place que notre retraite laissait vacante?. Et alors, en quoi, je le demande, le sort de la malheureuse Afrique eût-il été changé? Sans doute, c’était pour nous un devoir sacré de prendre l’initiative, et de proclamer, à la face du monde, la criminalité de notre conduite antérieure, afin d’égaler au moins le repentir au crime, afin de donner à nos mesures réparatrices l’activité et l’éclat qu’avaient eus nos torts envers la malheureuse Afrique.

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Mais, si l’Angleterre a été calomniée en France, la France à son tour a été calomniée en Angleterre. En effet, on nous a dit (et j’aime à croire que la calomnie seule a pu inventer de tels bruits) on nous a dit qu’en France certains personnages d’un haut rang et jouissant d’une grande influence politique, possesseurs de propretés coloniales, ou ayant des relations d’intérêt dans les ports français où la Traite est exercée avec le plus d’activité, n’ont pas eu honte de voiler les horreurs de ce commerce profanateur, et même d’en protéger la continuation. On ajoute que les restrictions mises à la liberté de la presse, lesquelles n’avaient, en apparence, pour but, que de mettre le peuple à l’abri du blasphême et des provocations séditieuses, ont été employées à l’indigne usage de tenir la nation française dans l’ignorance du caractère véritable de ce commerce injuste et cruel. Mais, sans doute, il n’en peut être ainsi. Sans doute, c’est une des calomnies répandues à dessein par les ennemis de la nation française.

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