Lettres à M. l’Abbé de Pradt …

Pag. 95-104

VII.e LETTRE

            MONSIEUR L’ABBÉ,

COMME jusqu’ici j’ai suivi article par article l’examen de votre ouvrage, parvenu au chapitre 12.º je devrois dire un mot au sujet de l’esclavage.

Mais mon système est de ne jamais parler que des choses que j’ai examinées par moi-même et que je crois bien connoître; et quoique j’ai parcouru la plupart des établissemens européens dans les Grandes Indes, et que j’aie traversé tout le continent d’Amérique, je n’ai fait que passer aux Antilles, et je n’ai jamais été ni au Brésil ni sur la côte de Terre-Ferme. Ces trois derniers pays étant, pour ainsi dire, les seules colonies à esclaves, (car dans l’intérieur de l’Amérique, dans toute la Nouvelle Espagne, dans une grande partie du Chili et du Pérou, et dans les Grandes Indes, tous les travaux se font par des hommes libres) vous sentez bien que la question de l’esclavage ne m’est connue que par le peu que j’en ai lu ou entendu dire.

 Or, je ne veux pas m’ériger en censeur, lorsque je ne puis pas baser mes raisonnemens sur des observations faites par moi-même. Du reste, les nations et les gouvernemens ne manquent jamais de conseillers officieux.

 Je pourrois bien vous donner quelques aperçus généraux. Je vous dirois, par exemple, que l’esclavage est le plus grand abus du pouvoir qui ait jamais existé; qu’il est aussi horrible dans ses effets que dans son principe; qu’on ne sauroit en trouver l’origine que dans les abus qui se seront introduits graduellement dans le traitement des prisonniers, sur-tout dans des temps où l’on faisoit souvent la guerre à des peuples nomades, de qui on ne pouvoit retirer autre chose, autre dédommagement que des services personnels, et qui étant eux-mêmes cruels et féroces, justifioient en quelque sorte la cruauté des vainqueurs. Que les lois sont venues ensuite à l’appui du plus fort, et que par la sanction qu’elles ont donnée à ces abus elles ont créé le véritable esclavage. Que ses effets immédiats sont de démoraliser le maître et l’esclave. Que l’esclave n’ayant rien à espérer, ne pouvant rien acquérir, étant lui-même d’après l’expression des juristes une chose et non une personne, c’est-à-dire un objet que le maître peut détruire en tout ou en partie quand il lui plaira, et sans être obligé d’en rendre compte à personne; n’ayant par conséquent à lui ni ses membres ni sa santé, ni sa vie, car tout cela peut lui être enlevé à volonté; un être pareil doit méconnoître tout sentiment moral, doit se considérer en guerre ouverte avec le genre humain; ce n’est pas un homme, c’est une bête féroce entre les mains de l’homme: si d’un autre côté, ce n’est pas profaner ce nom que de l’appliquer à un maître, qui à son tour n’étant tenu à rien envers son esclave, et dont les intérêts sont en opposition permanente avec la morale, doit par la force de l’habitude et de l’exemple perdre son plus beau droit à l’humanité, qui est cette espèce d’électricité morale, ce sentiment naturel qui nous fait souffrir en voyant souffrir.

A cela, je pourrois ajouter que l’esclavage dont nous venons de voir le portrait n’est pas celui des Antilles, et qu’il y a de la mauvaise foi, ou tout au moins de la mauvaise logique, à déduire pour les nègres d’aujourd’hui des conséquences tirées de l’esclavage des républiques de Rome ou de Sparte. Que le nègre qu’on nomme esclave en Amérique, particulièrement celui des colonies espagnoles, n’est point esclave dans la vraie acception du mot, puisqu’il est considéré comme personne et non comme chose. Que sa vie, sa santé, et tout son être physique et moral sont sous la protection de la loi. Que le maître n’en a point la propriété absolue, mais simplement un usufruit borné et modéré par les lois. Que l’immoralité et les mauvais traitemens de la part du maître, ou de quelqu’un de la famille, lui donnent le droit de se faire déclarer libre par les tribunaux, sans que le maître puisse réclamer le prix d’achat ni un dédommagement quelconque. Qu’il est si peu la propriété du maître, qu’il peut lui-même acquérir des propriétés. Qu’il a des jours libres où il peut travailler pour son propre compte, et que sitôt que par son application et ses économies, il a amassé une certaine somme fixée par la loi, il peut se racheter lui-même sans que le maître puisse faire valoir l’exception d’en avoir payé davantage. Que son maître ne peut point l’empêcher de se marier. Enfin, que ce n’est point un esclave, mais un véritable domestique, engagé sous de certaines conditions, telles qu’un homme libre a lui-même la capacité d’en contracter (*). Je ne vois guère de différence entre ce que les lois d’Angleterre et des Etats-Unis appellent an apprentice, et ce que les lois espagnols appellent un esclavo.

(*). Voyez la note nº. 22.

Si vous trouviez encore une pareille condition trop dure, et que vous jugeassiez qu’on pût l’adoucir davantage, ce seroit une raison de plus pour vous dire que je ne vois pas en quoi la morale ou la politique pourroient être blessées par l’augmentation d’une pareille classe d’hommes, et par conséquent, que les raisons qu’on oppose contre la traite des nègres ne sont pas aussi concluantes qu’elles le paroissent au premier abord.

Je pourrois vous dire que, tout en convenant avec les colons que les colonies ne peuvent se passer de nègres, je conviens aussi avec les amis de ces derniers, que l’intérêt ne peut jamais autoriser la violation des principes de l’humanité, et même je n’hésiterois pas, dussé-je me compromettre avec les victimes de 1793, de dire avec Brissot: périssent les colonies plutôt que les principes, si ces principes étoient effectivement ceux de la saine morale. Mais comme il n’en est pas ainsi, et que le sort des nègres (je parle toujours des colonies espagnoles) n’est pas si déplorable qu’on veut le persuader, il me semble que les prétendus amis des nègres feroient mieux d’imiter les Espagnols dans ce qu’ils ont de bon, que de s’ériger en nouveaux Don Quichote, et de vouloir redresser des torts qui ne les touchent point. Je vous dirois encore que je rends justice aux intentions de ceux qui agissent de la sorte; je suis loin d’attribuer leur conduite à une hypocrisie intéressée; je les crois fanatiques de bonne foi. Que le mot ne vous étonne point, vous savez qu’il y a plus d’une espèce de fanatisme. Cependant je n’en suis pas moins étonne de voir qu’ils s’occupent, non du sort des nègres, mais de la traite des nègres.

Seroit-ce effectivement un trafic aussi inhumain qu’on veut nous le faire croire? La morale seroit-elle bien blessée de ce qu’on va racheter des prisonniers voués à une mort certaine, pour les rendre d’abord à la vie, et les faire passer ensuite de l’état barbare à l’état social? Car vous ne l’ignorez pas; on ne garde les prisonniers sur la côte de Guinée que dans l’espoir de les vendre, et on les égorge lorsque les Européens ne vont pas les acheter. Même en supposant qu’ils ne seroient point égorgés, est-ce que la vie sauvage et errante a tant d’attraits parmi les amis des noirs, qu’ils la croient préférable à l’état de domesticité paisible où sont les nègres des colonies espagnoles? Le produit incertain de la chasse, les fruits sauvages, sont-ils préférables à la nourriture grossière, si vous voulez, mais saine, uniforme et assurée qu’ils trouvent dans les colonies? Souffriroient-ils moins de l’intempérie des saisons, vivant tous nus sur les plages arides de l’Afrique, qu’étant habillés, couverts et soignés dans les plantations américaines? Croit-on qu’ils pourroient espérer de vivre mieux ou de parvenir à un âge plus avancé?

D’après M. de Humboldt (*), la mortalité des nègres de l’île de Cuba est de sept pour cent par an. Plusieurs colons m’ont assuré, et j’ai tout lieu de croire que la mortalité, prise dans une longue suite d’années, n’est pas aussi considérable; mais en adoptant cette donnée, toute exagérée qu’elle paroisse, puisqu’elle est prise sur quatre années (de 1799 à 1805) d’une importation extraordinaire, où il étoit mort quantité de nègres non acclimatés, et défrichant de nouveaux terrains, on trouve cependant que sur 1000 nègres ayant atteint l’âge de vingt ans, il y en a 234 qui parviendront à l’âge de quarante, 55 qui deviendront sexagénaires, et 13 qui sont destinés à devenir octogénaires (**). Alors, je vous prierois de me dire si la nécrologie des indigènes, habitant les côtes et même les zones tempérées de l’Amérique; si même celle de plusieurs pays de l’Europe offre des résultats plus favorables. Je ne vous demanderois pas si, dans l’état sauvage, la mortalité n’auroit pas été plus grande, car pour cela il faudrait ignorer que parmi les sauvages, la génération marche plus vite que dans les pays civilisés, et que cependant la population y est toujours rare. Je ne vous demanderois pas non plus si parmi les Européens transplantés aux colonies, et jouissant de toute sorte de commodités, la mortalité n’est pas plus forte que de sept pour cent; pour cela, il faudroit ignorer ce que c’est que la fièvre jaune, les ravages qu’elle fait sur les Européens, et qu’elle ne s’attache presque jamais aux nègres.

(*). Essai polit. liv. II chap. 7.

(**). Voy. le tableau qui est à la fin des notes, au n.º 32

Si vous me disiez que ce n’est pas l’humanité qui vous fait écrire, mais la politique; que ce n’est pas en faveur des noirs, mais en faveur des blancs que vous prêchez, que les nègres, en travaillant aux plantations, creusent en même temps le tombeau de leurs maîtres; et que tôt ou tard ces derniers seront victimes de leur imprudence par l’insurrection générale des noirs qui ne sauroit manquer d’arriver; alors je vous dirois que vous avez raison si vous supposez un esclavage dur et perpétuel; que vous avez tort si le cas est différent; et que j’espère que vos prédictions ne s’accompliront point, parce que j’aime à supposer que les Européens donneront une direction plus sage à leur philanthropie; qu’ils imiteront la douceur des Espagnols envers leurs nègres; qu’ils rendront leurs chaînes moins pesantes; qu’ils faciliteront aux esclaves les moyens de s’affranchir, aux affranchis les moyens d’acquérir des propriétés, et conséquemment des esclaves; et que par ce dernier moyen ils se feront des alliés sûrs et extrêmement utiles de ceux-mêmes qui pourroient être leurs ennemis.

Je pourrois vous dire toutes ces choses-là, et bien d’autres; mais arrivé à l’essentiel, lorsqu’il s’agira de ce que les possesseurs de Cuba et de la Jamaïque, du Brésil et de Terre-Ferme doivent faire chez eux ou entr’eux par rapport aux nègres; lorsqu’il s’agira du sort futur de Saint-Domingue, je m’en tiendrai toujours à mon scepticisme, et je garderai le silence le plus respectueux.

J’ai l’honneur d’être, etc.

         L’Orient, le 5 Octobre 1817.

Pag. 193-194

NOTE XXII.

Engagé sous de certaines conditions, telles qu’un homme libre a lui-même la capacité d’en contracter. (Let. VII, p. 99.)

Le philosophe de Genève a raison : un homme n’a pas le droit de se vendre lui-même en prenant ce mot dans sa véritable acception ; c’est-à-dire dans un sens absolu. Un contrat pareil suppose nécessairement la force d’un côté ou la démence de l’autre, et dans les deux cas, le contrat est nul. Mais je crois avoir aussi raison en soutenant qu’un homme a le droit de se louer ; de la même manière que la loi naturelle, qui défend le suicide, permet bien qu’on risque sa vie dans l’espoir de la soutenir, ou de la rendre plus agréable. Si donc vous ne dites que les Africains n’ont pas le droit de vendre leurs enfans d’une manière absolue, ni par conséquent les Européens celui de les acheter, je vous dirai que vous avez raison avec le philosophe de Genève. Si ensuite vous convenez avec moi que les Africains ont le droit d’aliéner la liberté de leurs enfans, ou pour un temps limité, ou, ce qui revient au même, sous de certaines conditions qui supposent le bon traitement assuré, et la possibilité de se racheter, je vous dirai que vous et moi nous n’avons pas tort. L’esclavage, tel que l’entendirent les Romaisn jusqu’aux temps d’Auguste, est contraire au droit naturel : l’esclavage, tel qu’on l’entend aux colonies espagnoles, ne choque en rien les principes du droit.

Pag. 209-211

TABLEAU

De la mortalité des nègres, en supposant, d’après M. de Humboldt,

qu’il en meure sept pour cent par an.

——————–

Supposons dans la première année 1000 nègres ayant l’âge de 20 ans, et nous aurons :

Années.           Age des nègres     Nombre des nègres.

1.re. . . . . . .    20 ans. . . . . . .      1000

2.e. . . . . . . .   21. . . . . . . . . .           930

3.e. . . . . . . .    22. . . . . . . . . .            865

4.e. . . . . . . .    23. . . . . . . . . .            804

5.e. . . . . . . .    24. . . . . . . . . .            748

6.e. . . . . . . .    25. . . . . . . . . .            696

7.e. . . . . . . .    26. . . . . . . . . .            647

8.e. . . . . . . .    27. . . . . . . . . .            602

9.e. . . . . . . .    28. . . . . . . . . .            560

10.e. . . . . . . .  29. . . . . . . . . .            521

11.e. . . . . . . .  30. . . . . . . . . .            484

12.e. . . . . . . .  31. . . . . . . . . .            450

13.e. . . . . . . .  32. . . . . . . . . .            418

14.e. . . . . . . .  33. . . . . . . . . .            389

15.e. . . . . . . .  34. . . . . . . . . .            362

16.e. . . . . . . .  35. . . . . . . . . .            337

17.e. . . . . . . .  36. . . . . . . . . .            313

18.e. . . . . . . .  37. . . . . . . . . .            291

19.e. . . . . . . .  38. . . . . . . . . .            271

20.e. . . . . . . .  39. . . . . . . . . .            252

21.e. . . . . . . .  40. . . . . . . . . .            234

22.e. . . . . . . .  41. . . . . . . . . .            218

23.e. . . . . . . .  42. . . . . . . . . .            205

24.e. . . . . . . .  43. . . . . . . . . .            189

25.e. . . . . . . .  44. . . . . . . . . .            176

26.e. . . . . . . .  45. . . . . . . . . .            164

27.e. . . . . . . .  46. . . . . . . . . .            152

28.e. . . . . . . .  47. . . . . . . . . .            141

29.e. . . . . . . .  48. . . . . . . . . .            131

30.e. . . . . . . .  49. . . . . . . . . .            122

31.e. . . . . . . .  50. . . . . . . . . .            113

32.e. . . . . . . .  51. . . . . . . . . .            105

33.e. . . . . . . .  52. . . . . . . . . .            98

34.e. . . . . . . .  53. . . . . . . . . .            91

35.e. . . . . . . .  54. . . . . . . . . .            85

36.e. . . . . . . .  55. . . . . . . . . .            79

37.e. . . . . . . .  56. . . . . . . . . .            73

38.e. . . . . . . .  57. . . . . . . . . .            68

39.e. . . . . . . .  58. . . . . . . . . .            63

40.e. . . . . . . .  59. . . . . . . . . .            59

41.e. . . . . . . .  60. . . . . . . . . .            55

42.e. . . . . . . .  61. . . . . . . . . .            51

43.e. . . . . . . .  62. . . . . . . . . .            47

44.e. . . . . . . .  63. . . . . . . . . .            44

45.e. . . . . . . .  64. . . . . . . . . .            41

46.e. . . . . . . .  65. . . . . . . . . .            38

47.e. . . . . . . .  66. . . . . . . . . .            35

48.e. . . . . . . .  67. . . . . . . . . .            33

49.e. . . . . . . .  68. . . . . . . . . .            31

50.e. . . . . . . .  69. . . . . . . . . .            29

51.e. . . . . . . .  70. . . . . . . . . .            27

52.e. . . . . . . .  71. . . . . . . . . .            25

53.e. . . . . . . .  72. . . . . . . . . .            23

54.e. . . . . . . .  73. . . . . . . . . .            21

55.e. . . . . . . .  74. . . . . . . . . .            19

56.e. . . . . . . .  75. . . . . . . . . .            18

57.e. . . . . . . .  76. . . . . . . . . .            17

58.e. . . . . . . .  77. . . . . . . . . .            16

59.e. . . . . . . .  78. . . . . . . . . .            15

60.e. . . . . . . .  79. . . . . . . . . .            14

61.e. . . . . . . .  80. . . . . . . . . .            13

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