Lettres politiques sur les colonies, sur l’esclavage…

Pag. V-VIII

AVANT-PROPOS.

L’auteur de ces lettres a eu l’heureuse idée de les recueillir et de les soumettre au public, ce juge suprême, qui ratifiera ou infirmera, selon les cas, les actes de justice ou de politique qu’elles ont provoqués en appelant la sollicitude du gouvernement ou de M. le ministre de la Marine sur des faits et des questions d’un grand intérêt.

Quelles que soient les opinions sur l’esclavage, abolitionnistes ou adversaires de l’émancipation, tous le regardent au moins comme un malheur. Tous, ai-je dit, car si quelques plumes vénales, quelques bravi d’une mauvais cause, soutiennent que l’esclavage soit un bien, une voie de progrès et de civilisation pour l’homme primitif, une condition heureuse pour l’esclave, il ne faut pas apparemment tenir compte de ces excentricités. C’est donc la cause des malheureux que M. Bisette a prise en mains, non pas d’hier, mais dès longtemps, du jour où, personnifiant lui-même une des plus regrettables infortunes qu’aient à se reprocher les ardents Séides du système colonial, il reçut cette noble mission de la Providence elle-même qui peut-être n’avait permis un grand mal que pour produire un grand bien, car les réformes coloniales sont dues, assurément en grande partie, aux martyrs du 14 janvier 1824. Infatigable défenseur de ses frères, M. Bissette ne se borne pas aux effort du publiciste, aux luttes de la presse dans les questions générales de droit social, d’organisation et d’économie, concernant les colonies. Il est chaque jour sur la brèche, pour obtenir la liberté de quelques pauvres noirs, ou le redressement de quelque iniquité particulière, exerçant ainsi le patronage des esclaves qui, dans les colonies, est confié aux magistrats du ministère public accusés de ne l’exercer qu’avec une ferveur très peu caractérisée. C’est ainsi que parmi les lettres publiées par M. Bissette, on en trouvera plusieurs adressées à M. le ministre de la Marine, ou à des hommes politiques éminents, comme l’illustre ami des noirs M. de Lamartine, en faveur d’esclaves amenés en France par leurs maîtres, et dont la liberté était néanmoins contestée. S’il est un beau et grand principe, une maxime honorable pour notre pays, c’est cette loi de l’ancienne monarchie elle-même qui veut que la terre de France ne puisse porter un esclave. Revendiquer ce privilége, ce miracle du sol français, selon l’heureuse expression de M. Bissette, en faveur de ceux qui souvent par l’ignorance, ou par impuissance de faire entendre leurs réclamations, n’en profiteraient pas, et retourneraient aux colonies déshérités d’une liberté acquise, ce n’est pas seulement servir l’humanité et faire de bonnes actions, c’est contribuer aussi à la bonne renommée, à la splendeur morale de son pays.

Ces lettres, aussi bien que les autres morceaux compris dans le recueil offert au public par M. Bissette, sont écrites avec cette chaleur d’âme et cette verve de style dont il fait toujours preuve, et dont le secret est dans l’individualité même de l’écrivain. Nous savons, et nous ne sommes pas sans regret à cet égard, que dans ce temps de divisions et d’entente cordiale souvent difficile entre hommes animés des mêmes sympathies, M. Bissette ne rencontre pas toujours des approbateurs; et pourtant des encouragemens, des éloges sont dus sans aucun doute au soldat de la presse qui, seul pour ainsi dire, réduit à ses propres ressources, et sans autre appui que la cause même où il retrempe incessamment ses forces, soutient l’effort d’adversaires puissants, à qui la clef d’or ouvre si facilement certaines consciences et les feuilles de certains journaux.

Ce dévouement actif, désintéressé, chevaleresque même, répond à la fibre nationale qui s’émeut toujours, en France, aux grandes et belles choses, aux choses généreuses!

Telles sont les impressions que nous avons éprouvées à la lecture des lettres de M. Bissette. Beaucoup, nous l’espérons, voudront lire aussi pour n’être étrangers à rien de ce qui touche à ces questions coloniales dont les chambres législatives vont se ressaisir à propos du projet de loi présenté par M. de Mackau dans la dernière session.

         Ad. GATINE

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A M. DE LAMARTINE,

DÉPUTÉ DE SAONE-ET-LOIRE

Paris, ce 25 janvier 1845.

         MONSIEUR,

   Permettez-moi de recommander à votre bienveillante protection la cause de deux pauvres esclaves de la Guadeloupe amenés en France, et qui réclament de l’administration de la marine le titre légal de leur liberté.

Libres par le miracle du sol français, qui affranchit quiconque peut le toucher, Emilie Sion et Philibert Lambert rentreraient dans l’esclavage s’ils retournaient aux colonies, où personne ne les protège, sans se faire délivrer ici ce titre de liberté.

Vous savez, Monsieur, qu’une ordonnance royale du 29 avril 1836, conforme du reste au droit public du royaume, déclare libre tout esclave qui sera amené ou envoyé en France; c’est l’exécution de cette ordonnance que réclament en leur faveur Philibert Lambert et Emilie Sion.

Cette ordonnance, qui est contresignée par M. l’amiral Duperré, avait en vue de remédier à ces fréquents abus par suite desquels, aux colonies, on replaçait dans l’esclavage des personnes qui avaient été affranchies par le fait de leur séjour sur la terre de France.

Sous la précédente administration j’ai obtenu sans difficultés le titre légal de liberté de plusieurs esclaves amenés au envoyés en France. La loi s’exécutait alors sans entraves, sans mauvais vouloir de la part de la direction des colonies à la marine.

Aujourd’hui il n’en est pas ainsi; M. Galos ne veut pas, c’est le mot. M. Galos ne veut pas que la France soit une terre de franchise et de délivrance pour l’esclave qui met le pied sur son territoire, il ne veut pas de cela, parce que les maîtres, les possesseurs d’esclaves, ne veulent pas que leurs sujets deviennent libres sans leur consentement.

En vain cette maxime antique du droit public de France proclame libre l’esclave au moment où il touche le sol du royaume; en vain les monuments de la législation, les annales de la jurisprudence, les souvenirs de l’histoire, les moeurs, publient que l’esclave, une fois libre, ne peut retourner dans l’esclavage; M. Galos répond, avec les possesseurs d’esclaves: «Vous serez libres en France, mais esclaves aux colonies, parceque la loi qui garantit votre liberté a été faite sans le consentement et la participation des colons, vos maîtres.»

Argument qui exciterait l’indignation s’il ne faisait pitié, car les esclaves pourraient, avec plus de raison, répliquer: «Nous ne devons pas céder à la force qui a été organisée sans notre consentement, sans notre adhésion, pour nous faire esclaves. Enfants de Dieu, du père commun de tous les hommes, comme vous, nous sommes nés libres. Votre droit de possession sur nous est un outrage à la Divinité.» Alors nous arriverions aux colonies à l’exercice du plus saint des devoirs. C’est la conséquence forcée de la conduite imprudente et déraisonnable des adversaires de l’abolition de l’esclavage, qui, comme M. Galos, ne veulent pas s’en rapporter à la prudence et à la justice de la France.

L’ordonnance d’avril 1836 s’exprime ainsi:

«Art. 1º A l’avenir, tout habitant des colonies qui voudra amener en France un esclave sera tenu de faire préalablement en sa faveur la déclaration d’affranchissement. En cas de départ avant l’expiration du délai accordé pour les oppositions, le déclarant devra, dans l’intérêt des tiers, fournir un cautionnement en numéraire, ou une caution agréée par le procurer du roi.»

Le délai accordé pour les opposition des tiers, c’est-à-dire pour les oppositions des créanciers du maître, est de six mois. Vous voyez qu’ici l’homme, dans la personne de l’esclave, est fait chose pour garantir la dette de son maître vis-à-vis des créanciers.

Mais l’article 2 de ladite ordonnance fait de cette chose un homme, un citoyen français. Cet article est ainsi conçu:

«Tout esclave qui sera amené ou envoyé en France par son maître sans l’accomplissement de la condition prescrite par l’article 1er deviendra libre de plein droit à compter de son débarquement dans la métropole et recevra en conséquence un titre de liberté.»

Vous voyez qu’il ne s’agit plus d’opposition, le miracle du sol français est plus fort que le droit des tiers, que le droit des créanciers; ce qui prouve l’absurdité de la possession de l’homme par l’homme, puisque cette possession cesse par le déplacement de la chose appelée propriété pensante.

Les deux malheureux qui réclament ici votre protection, Monsieur, afin d’obtenir leur titre de liberté ont été amenés en France par leurs maîtres. Emilie Sion l’a été par M. Augustin Salomon, de la Pointe-à-Pitre, Guadeloupe; et Philibert Lambert, par Mme Devarzieux, du Moule, Guadeloupe.

Les droits des réclamants sont parfaitement établis; et cependant la direction des colonies, qui n’a amené bonne raison à leur opposer, ne se donne pas la peine de contester, de discuter ces droits, mais refuse tout simplement d’exécuter la loi parceque tel est son bon plaisir.

J’ai dit que la direction des colonies, refuse d’exécuter la loi concernant les esclaves amenés en France, je me trompe. Il est à ma connaissance qu’elle l’a exécutée deux fois. Voici dans quelle circonstance:

Je réclamais sans bruit, avec modération, le titre de liberté de Marie-Joseph-Josephine, envoyée, en France par ses maîtres. M. Galos ne voulait pas, comme aujourd’hui, faire délivrer ce titre. J’ai menacé de dénoncer un faux en matière de passeport, de supposition de nom, commis à la Guadeloupe, pour envoyer Joséphine en France. Alors on me délivra sans bruit le titre réclamé; Joséphine est retournée à la Guadeloupe, où elle jouit paisiblement de sa liberté, et elle en jouira toujours malgré les oppositions que pourraient faire les créanciers du maître, et malgré le faux commis dans son passeport pour favoriser sa sortie de la colonie.

Je réclamais encore le titre de liberté d’Edouard Calabar, amené de la Martinique en France, par son maître, ancien négrier; et, en même temps, pour arriver plus vite au but, je déclarais dans ma requête, qu’Edouard Calabar avait été introduit dans la colonie depuis l’abolition de la traite. Un certificat en forme et dûment légalisé appuyait cette déclaration. On me délivra encore sans bruit le titre de liberté d’Edouard Calabar. Mais plus tard M. Galos lui refusa le passage gratuit sollicité par lui personnellement pour retourner dans la colonie. Dans la lettre de refus de ce passage gratuit, signée de M. Galos il est dit : «Je regrette d’avoir à vous répondre que les dispositions des règlements ne me permettent pas de satisfaire à cette demande.» Cette lettre porte la date du 27 février 1844, et est postérieure seulement d’un mois à celle que m’écrivait, le 24 janvier 1844, M. Galos, pour me transmettre le titre de liberté d’Edouard Calabar. Jamais avant cet incident on n’avait refusé ces sortes de passage, et, depuis, je tiens la preuve en mains qu’on en a accordé à d’autres personnes, en vertu des dispositions des réglements invoqués pour motiver le refus fait à l’esclave affranchi.

Voilà, Monsieur, dans quelle circonstance la loi sur les esclaves amenés ou envoyés en France a été exécutée.

Et maintenant que n’ai ni crime ni délit à signaler pour appuyer la réclamation d’Emilie Sion et de Philiberth Lambert, on élude, on viole la loi qui les protége, dans l’espérance sans doute de décourager celui qui sollicite pour eux l’exécution de cette loi. Mais je serais bien coupable, si je me laissais décourager par ces résistances ; si j’abandonnais la cause de mes frères de race, faibles et opprimés; si je ne tentais pas humainement tout ce qui est en mon pouvoir pour les arracher à leur triste sort.

C’est pour parvenir à ce but, Monsieur, que j’ai pris la liberté de placer cette cause sous votre protection, sous la protection de tous les hommes généreux, comme vous amis de la justice et de l’humanité. Que par votre intervention, soit auprès du ministre de la marine, soit à la tribune de la chambre des députés, vous me prêtiez secours, et la cause triomphera.

         Je suis avec un profond respect,

                                 Monsieur,

                     Votre très humble et très obéissant serviteur

                                                                                          BISETTE.

Pag. 143-157

A. M. L’ABBÉ JAQUIER,

VICE-PRÉFET APOSTOLIQUE, A LA MARTINIQUE.

Paris, le 12 novembre 1845.

            MONSIEUR L’ABBÉ,

L’éloquent discours prononcé à la chambre des pairs par M. le comte de Montalembert, dans la discussion générale de la loi sur le régime des esclaves, a éveillé votre susceptibilité, et, comme les délégués des propriétaires d’esclaves, vous, monsieur l’abbé, missionnaire apostolique, vous vous êtes déclaré l’antagoniste de l’honorable conte de Montalembert. Voilà donc le plus fervent, le plus chaleureux et le plus dévoué défenseur du clergé, réfuté par un membre du clergé. C’est, vous avouerez, monsieur l’abbé, une de ces bizarreries qu’on ne peut bien s’expliquer que par la connaissance parfaite des faits et des positions. Votre lettre à L’Ami de la Religion, en réfutation du discours de M. le conte de Montalembert, est au moins insuffisante pour faire apprécier à sa valeur la controverse et l’antagonisme que vous avez établis.

Permettez-moi donc, monsieur l’abbé, de suppléer à ce que vous n’avez pas cru devoir faire et dire pour éclairer la question, et à ce qu’a omis de dire M. le comte de Montalembert, par égard et par ménagement pour le clergé colonial, car une accusation partant de sa bouche eût eu plus de portée que venant d’ailleurs; et puis, il s’était suffisamment exprimé pour inciter le zèle du clergé colonial, en disant que «la moralisation et l’instruction religieuse, dans nos colonies, sont à l’état de fiction.»

Ces paroles vraies en tous sens, ont, dites-vous, «affligé le coeur des missionnaires de la Martinique», elles affligent aussi le coeur de ceux qui savent que beaucoup de missionnaires ont traversé les mers pour un tout autre résultat, d’après les circulaires des ministres et même les vôtres, au clergé à la tête duquel vous vous trouvez à la Martinique. Croyant réfuter ces paroles de M. le comte de Montalembert, vous vous demandez: «Que faudrait-il donc pour obtenir la réalité?».

Ce qu’il faudrait?

Je vais vous le dire, monsieur l’abbé.

Il faudrait d’abord que le clergé ne fît rien de contraire à la mission civilisatrice qu’il a reçue de l’Evangile, et surtout des instructions hautement données par le gouvernement, laquelle est de préparer les esclaves à la liberté par la moralisation religieuse.

Ainsi, il faudrait que ceux des missionnaires de la Martinique, qui, Honteusement aveuglés, comme dit le SAINT PÈRE, par l’appât d’un grain sordide, ne craignent point de réduire en servitude les nègres ou autres malheureux, renonçassent volontairement à posséder en chair et en os ces créatures humaines faites à l’image de Dieu; ces créatures qu’ils ont achetées aujourd’hui et qu’ils revendront demain, contrairement à la religion de Jésus-Christ, et à la défense qu’en a faite SA SAINTETÉ dans ses lettres apostoliques du 3 décembre 1839, ainsi conçue: «Par notre autorité apostolique, nous réprouvons tout cela comme indigne du nom chrétien, et par la même autorité, nous défendons qu’aucun ecclésiastique, oulaïque, ose soutenir le commerce des nègres, sous quelque prétexte, ou couleur que ce soit, ou prêcher, ou enseigner en public et en particulier contre les avis, que nous donnons dans ces lettres apostoliques.»

Vous l’entendez, monsieur l’abbé, sous quelque prétexte ou couleur que ce soit, ce qui veut dire, soit en votre nom propre, soit sur un nom supposé, SA SAINTETÉ réprouve également tout cela comme indigne du nom chrétien.

Il faudrait aussi que les missionnaires de la Martinique et leur chef qui possèdent des esclaves fussent pénétrés de l’esprit de ces paroles de Jésus-Christ et des premiers apôtres, ces paroles qui ont anathématisé la société tout entière, et qui consistent en ceci: «Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche de gagner le royaume des cieux!» Ce qui signifie en bon français, que la plupart des richesses sont des biens mal acquis; que la possession de l’homme par l’homme, à plus forte raison, est du nombre de ces bien mal acquis; cela signifie aussi qu’il n’y a de prêtres vraiment religieux que ceux qui aiment leur prochain comme eux-mêmes, qui le traitent en frère et non en esclave ; cela signifie encore que les hommes, selon le coeur de Dieu, sont ceux qui souffrent, et que ceux qui n’abandonnent pas leurs richesses, qui ne se dévouent pas à secourir tous les opprimés, n’ont pas de religion, et sont les enfants du diable. Et quand je dis, Monsieur l’abbé, cela signifie, je pourrais ajouter que cela est écrit en toutes lettres dans l’Evangile, qu’il y a plus de cinquante textes parfaitement clairs sur cette grande vérité fondamentale du christianisme.

Il faudrait que les membres du clergé colonial, qui, mieux placés que qui que ce soit pour voir la résistance opposée aux vues du gouvernement pour l’amélioration du sort des esclaves, ne se ralliassent pas à cette résistance par des vues intéressées, au lieu de signaler dans leurs rapports au gouvernement, les entraves apportées à l’instruction des esclaves, comme aux visites des magistrats sur les habitations. Il faudrait qu’ils ne vinssent pas fausser l’opinion sur la véritable situation des malheureux qui souffrent dans l’esclavage, en professant, soit dans des journaux, soit dans des brochures ou ailleurs, un optimisme qui n’existe que pour ceux qui en profitent, et ne pas faire comme ces faux prophètes, qui disaient: La paix, la paix! où il n’y avait point de paix.

Il faudrait encore que les conseils coloniaux n’eussent pas imprimé aux frais du gouvernement, que l’instruction des nègres est impossible; et que l’intervention du gouvernement entre les esclaves et les maîtres ne fût point signalée comme un abus de pouvoir contre lequel on a hautement protesté dans les mêmes circonstances.

Car tant que l’exécution de l’ordonnance du 5 janvier, et les visites des prêtres sur les habitations seront à l’état de fiction…, l’instruction religieuse elle-même ne sera qu’une menteuse fiction.

Il faudrait pour que l’instruction religieuse ne fût pas une fiction, mais une réalité, qu’il fût permis aux esclaves de pratiquer ce qu’on leur enseignerait, par exemple la sainteté du mariage, qui ne peut être qu’une fiction dans l’état des choses; qu’ils eussent le temps que leur accordent les lois sur le repos du dimanche, pour assister aux offices. Puis il faudrait que les prêtres, avec une indépendance qu’ils n’ont pas, pussent leur annoncer quelques unes des vérités exposées dans le mandement de monseigneur l’archevêque de Lyon. Alors, mais seulement alors, l’instruction religieuse des esclaves ne serait plus à l’état de fiction, comme l’exécution de l’ordonnance du 5 janvier 1840, et même la loi toute récente sur le régime des esclaves.

Enfin, il faudrait que le zèle et le dévouement de quelques-uns des prêtres pour l’évangélisation des esclaves, ne fussent pas qualifiés aux colonies de mauvais vouloir contre l’ordre établi; que l’influence qu’exercent justement ces quelques prêtres dans l’exercice de leur apostolat, ne fût pas impatiemment soufferte comme un contraste douloureux pour l’amour-propre de ceux qui se condamnent volontairement, soit par faiblesse, soit par intérêt, à une prudente inertie dans l’accomplissement de leur mission divine.

A cet égard, Monsieur l’abbé, vous savez mieux que moi ce qui s’est passé tout récemment à l’endroit de deux ecclésiastiques faisant partie du clergé sous vos ordres. Je veux parler de M. l’Abbé Perretti de la Rocca, mort au Havre, en venant en France pour porter à Rome des doléances sur les entraves que rencontre le clergé dans l’exercice de sa mission aux colonies; et de cet autre véritable apôtre du Christ, M. l’abbé Reveilhac, que pleurent encore, avec la partie de la population religieuse de Saint-Pierre, ceux des fidèles de la colonie que sa voix éloquente éclairait des lumières de la religion.

Vous savez, Monsieur l’abbé, quel appui vous avez prêté à cet ecclésiastique lorsque dénoncé au conseil colonial par une espèce de fou enragé, qui prétendait que M. Reveilhac avait été «soustrait à la juridiction ecclésiastique, et maintenu contre son autorité en possession du droit de scandaliser chaque jour les propriétaires d’esclaves, de fausser leurs croyances, de pervertir la foi de leurs pères, et de porter impunément l’abomination de la désolation dans les lieux saints!»Vous savez, M. l’abbé, si vous avez soutenu ce membre de votre clergé, ou si vous l’avez abandonné aux fureurs de ces hommes sans foi et sans religion, qui osent signaler à l’opinion publique, comme «d’exécrables mélanges des dogmes divins du catholicisme avec la morale de Marat, de Babeuf ou de Robespierre,»des prédications que vous avec entendues et que vous avez trouvées orthodoxes.

   Vous savez, M. l’abbé, si le prédicateur ainsi accusé et vilipendé, prêchait à tous l’Evangile, rien de plus, rien de moins, et s’il fut sacrifié aux fureurs de ces hommes du parti rétrograde qui invoquent le nom de Dieu à tout bout de champ pour le mieux outrager dans sa créature, et mépriser ses préceptes.

Si vous aviez été témoin, Monsieur l’abbé, des derniers moments de M. Reveilhac; si vous aviez osé, bravant l’anathème prononcé contre lui par quelques propriétaires d’esclaves, l’assister de vos secours spirituels, vous eussiez entendu de sa bouche ces tristes et dernières paroles, du bon chrétien, du vrai religieux prononcées, au moment de sa mort!.. «Oh! mes amis,… consolez ma mère,… ma pauvre mère… et envoyez-lui, comme un triste et dernier souvenir,… ma soutane… et mon bréviaire!!!»

Celui-là, comme tous ceux de ses confrères qui s’efforcent d’introduire dans la société coloniale des réformes dictées par la charité, devait succomber à la tâche. Persécuté et outragé par les chefs de ce parti rétrograde, il s’est vu abandonné par la faiblesse de son supérieur ecclésiastique. Il est mort pauvre, comme ces premiers apôtres du Christ; s’il ne s’est pas vu entourer de ses confrères au moment suprême, il eut du moins la consolation d’être recueilli dans la demeure du pauvre, où il rendit avec le dernier soupir son âme à Dieu.

Il n’est pas besoin de dire, Monsieur l’abbé, que M. Reveilhac, n’a pas légué à sa pauvre mère à 1800 lieues, des esclaves ou la rançon de ces malheureux, puisqu’il n’a laissé en mourant que sa soutane et son bréviaire, comme un triste et dernier souvenir!

Je reviens à votre lettre, Monsieur l’abbé. Vous dites:

«Si les esclaves n’assistent pas aux instructions, ce n’est la faute ni des prêtres, ni des maîtres, ni du gouvernement; c’est parce que leurs intérêts et leurs plaisirs ont plus d’attraits pour eux que la morale que nous leur prêchons; l’esclave, c’est là le véritable coupable que M. de Montalembert a oublié dans l’énumération qu’il en fait.»

Je vous demande bien pardon, Monsieur l’abbé, l’esclave n’est pas le véritable coupable, et il ne préfère pas ses intérêts et ses plaisirs à la morale qu’on lui enseigne, car on ne lui enseigne rien de tout. Les prêtres dont vous parlez n’enseignent rien, parceque les maîtres ne veulent pas qu’ils enseignent, et le gouverneur ne fait rien de son côté pour l’exécution de l’ordonnance du 5 janvier 1840, qui prescrit aux ministres du culte, de «prêter leur ministère aux maîtres pour l’accomplissement de l’obligation qui est imposée à ceux-ci de faire instruire leurs esclaves dans la religion chrétienne et de les maintenir dans la pratique des devoirs religieux.»

Dites, de bonne foi, Monsieur l’abbé, si ce n’est pas là l’obstacle que vous rencontrez, vous et les missionnaires placés sous votre obédience? Dites si, sans vous mettre en guerre avec vos paroissiens, vous avez, comme S. Paul, tenté la voie de la persuasion pour vaincre leur mauvais vouloir à l’endroit de l’instruction religieuse de leurs esclaves, et pour les faire concourir à l’oeuvre morale qu’a voulu entreprendre un instant le gouvernement?

N’est-il pas vrai, Monsieur l’abbé, «qu’un grand nombre de propriétaires voient dans les leçons de la charité et de la religion des tendances destructives de l’esclavage?» N’est-il pas vrai aussi que «l’on effacera difficilement de l’esprit de ces propriétaires qu’éclairer l’esclave, c’est préparer son émancipation?» N’est-il pas vrai encore qu’ils prétendent que «plus un esclave est éclairé, plus il est indiscipliné?» «De là cette opposition, en quelque sorte par force d’inertie, dont on ne saurait triompher avec des demi-mesures.»

Et connaissez-vous à la Martinique, parmi les missionnaires à le tête desquels vous êtes placé, un bien grand nombre qui heurtent par leur zèle ces propriétaires d’esclaves et se résignent à encourir leur défaveur comme M. l’abbé Reveilhac?

Non, Monsieur l’abbé, l’esclave n’est pas le véritable coupable; les véritables coupables sont ceux désignés par M. le comte de Montalembert; car l’esclave n’est qu’une chose d’après l’ordre établi aux colonies et dans l’ordre légal de ces pays. Il est chose, par conséquent il est la propriété d’un maître dont il dépend, et souvent ce maître est un prêtre qui ne veut pas, comme votre respectable confrère, M. Lacombe, préfet apostolique de la Guadeloupe, que ses esclaves fassent leur première communion. Je ne sais pas, Monsieur l’abbé, si vous permettez aux vôtres d’approcher de la table sainte.

Si, pour quelques esclaves, comme vous le dites, Monsieur l’abbé, «leurs intérêts et leurs plaisir ont plus d’attraits pour eux que la morale qu’on leur prêche,» cela tient sans doute à une cause que vous n’avez pas recherchée et que vous devriez cependant connaître, depuis vingt-cinq ans que vous habitez la Martinique.

Vous saurez donc cette cause, Monsieur l’abbé, car je vais vous demander la permission de vous la dire.

L’esclave qui n’a reçu aucune instruction religieuse ne peut pas juger, comme nous, des choses de la religion catholique. Nous jugeons, nous, d’après l’instruction que nous avons reçue, et que, dans l’état de liberté, nous avons pu acquérir; mais l’esclave qui n’est pas libre de s’éclairer des lumières de notre religion, si son maître ne le veut pas, comme je citais tout à l’heure l’exemple de votre respectable confrère de la Guadeloupe, ne peut juger que par son instinct souvent grossier. Or, il arrive fréquemment que des esclaves entendant prêcher la morale par des prêtres qui n’en ont pas, rient et se moquent du pasteur, n’étant pas initiés comme nous dans tout le sublime de la religion catholique, qui nous commande le même respect pour la parole du bon comme du mauvais prêtre. L’esclave peut-il être coupable de ne pas juger les choses comme nous? Non, assurément, puisqu’il ne les juge et ne les apprécie que d’après son seul instinct animal, tandis que nous, nous apprécions et nous jugeons d’après les lumières que nous avons acquises dans la foi du catholicisme. Par exemple, Monsieur l’abbé, je crois, en ma qualité de catholique, à l’efficacité de vos prières devant Dieu; mais, comme homme, vous m’autorisez, par votre lettre, à douter que vous soyez un bien zélé apôtre du Christ à l’endroit de l’esclavage, ni un très fervent propagateur et observateur de ces paroles de notre saint père le pape Grégoire XVI:

«Nous conjurons instamment dans le Seigneur tous les fidèles, de quelque condition que ce soit, qu’aucun d’eux n’ose à l’avenir tourmenter injustement les nègres ou autres semblables, ou les dépouiller de leurs biens (leur liberté), ou les réduire en servitude, ou assister, ou favoriser ceux qui se permettent ces violences à leur égard, ou exercer ce commerce inhumain par lequel les nègres, comme si ce n’étaient pas des hommes, mais de simples animaux, réduits en servitude de quelque manière que ce soit, sont, sans aucune distinction et contre les droits de la justice et de l’humanité, achetés, vendus et voués quelquefois aux travaux les plus durs.»

Au reste, Monsieur l’abbé, d’autres avant vous avaient prêché d’une manière plus absolue le maintien de l’esclavage des noirs. Un certain abbé, propriétaire d’esclaves à la Martinique, a dit ceci: «De même que des yeux trop faibles et trop délicats ne peuvent soutenir l’éclat d’une trop grande masse de lumières, de même la liberté produirait parmi les noirs des désordres pires que l’esclavage.» Ce vénérable abbé est mort sans avoir eu le temps de se rétracter de cette hérésie. Mais plus heureux que lui, Monsieur l’abbé, malgré vos préventions comme propriétaire d’esclaves, vous rendez justice quelques lignes plus bas, aux sentiments religieux des esclaves, en disant que «dans les premières communions on voit toujours figurer un assez grand nombre d’esclaves. Ce sont là des réalités que tout le monde voit.»

Quoi qu’il en soit, le reproche de M. le comte de Montalembert ne subsiste pas moins, car il est appuyé du document officiel suivant, émané du ministère de la marine.

«Monsieur le gouverneur, des informations que j’ai reçues me donnent lieu de craindre que les instructions du gouvernement et des Chambres, relativement à la moralisation de la population noire dans nos colonies, n’y soient pas exécutées avec l’esprit de suite et le zèle sans lequel cette oeuvre de bien public ne peut obtenir les bons résultats qu’on doit en attendre. Diverses causes se sont assignées à ce fâcheux état de choses. On accuse les prêtres de se consacrer exclusivement à l’instruction de la classe blanche, d’ailleurs bien peu avancée ; on va même jusqu’à accuser les autorités coloniales d’un déni de protection envers ceux dont le zèle sollicite leur appui.

«… En ce qui concerne les ministres du culte, il m’a paru nécessaire de réclamer l’intervention d’une autorité épiscopale, non seulement pour que les obligations qu’ils ont à remplir quant à l’instruction religieuse des diverses classes de la population soient l’objet de tous leurs soins, mais encore pour qu’ils soient désormais soumis d’une manière plus intime à une haute discipline. Une inspection extraordinaire de tout ce qui se rapporte à l’exercice de la religion dans les colonies y sera effectuée».

Voilà, Monsieur l’abbé, des témoignages écrits, des témoignages authentiques; c’est sur ces témoignages que M. de Montalembert s’est appuyé pour désigner, comme il l’a fait, les trois ordres coupables de ce triste et humiliant état de choses aux colonies; savoir: le clergé «d’abord, le gouvernement ensuite, et en dernier lieu les colons.»

Quant à la preuve que vous prétendez donner de l’immoralité des noirs affranchis des colonies anglaises, en vous appuyant des paroles dites en chaire par le docteur Paret, évêque anglican de la Barbade; ces paroles ne prouvent rien, absolument rien contre l’affranchissement des noirs. Le monde, vous le savez, Monsieur l’abbé, n’est pas peuplé de saints et d’anges descendus tout exprès du ciel pour l’habiter; le monde est composé également d’hommes vertueux et d’hommes vicieux. Donc le docteur Paret a fait son devoir en disant en chaire aux nouveaux affranchis que «pour eux, la liberté a été la liberté du vice et des passions, et que jamais l’immoralité et les désordres de tout genre n’ont été plus communs chez eux qu’aujourd’hui.»

D’abord cette assertion prouve trop: il s’ensuivrait que l’esclavage serait plus favorable à la vertu et que le gouvernement a eu tort d’en décréter la prochaine abolition en principe. Ensuite, on jugerait mal de la moralité d’un auditoire par les reproches adressés en général du haut d’une chaire, comme on aurait mal jugé les chrétiens auxquels S. Paul et les pères de l’Eglise adressaient leurs reproches et leur exhortations. Enfin, l’évêque anglican en s’exprimant ainsi, s’adressait à des hommes sujets également aux bonnes et aux mauvaises passions, car partout où il y a des hommes, il y a des vertus et des vices; et, parlant en chaire, le docteur Paret ne pouvait que généraliser ses reproches, afin de moraliser, de corriger les vicieux, et de raffermir dans la bonne voie et rendre meilleurs encore les vertueux; car, en cette matière, le mieux, n’est jamais l’ennemi du bien. Et comme apparemment l’évêque anglican ne prêchait pas devant des banquettes, son auditoire devait être composé de ces nouveaux affranchis, dont la liberté a été la liberté du vice et des passions, car le prêche du docteur Paret deviendrait parfaitement inutile, si, au lieu d’être réunis au temple, ces nouveaux affranchis se trouvaient au cabaret ou dans d’autres mauvais lieux, où ils ne pourraient pas profiter des leçons de morale données en chaire par leur évêque.

Il m’en souvient, Monsieur l’abbé, vous avoir entendu gloser deux fois à la Martinique; il y a déjà fort longtemps de cela; c’était à l’époque de la mission dirigée par M. l’abbé Carran : votre auditoire était fort bien composé, c’était en semaine, et les noirs esclaves n’en faisaient point partie. Vous appeliez les feux de l’enfer sur tous ceux qui vous écoutaient, sans distinction et sans acception entre les personnes; et probablement, Monsieur l’abbé dans votre opinion, tous ceux qui composaient votre auditoire ne méritaient pas d’être rôtis et brûlés au même degré de chaleur avec lequel vous vous exprimiez pour convertir des âmes à Dieu. Pour ma part, Monsieur l’abbé quoique je ne sois pas meilleur chrétien qu’un autre, je vous avoue que, vous écoutant dire, je ne pris pas pour moi une seule de vos fulminations. Mais j’en fis mon profit, en ce sens que vos avis pouvaient être bons à quelque chose, par exemple, pour préserver du pêché et de l’enfer; car je vous entendis répéter ces paroles de Jésus: «L’esprit est prompt et la chair est faible». Faudrait-il induire de là que votre auditoire, qui était entièrement composé de blancs et de libres, n’était pas digne de la liberté et qu’il était souillé des plus grands crimes pour mériter l’enfer?

Vous me permettrez, Monsieur l’abbé, de ne pas insister davantage sur ce point, et de vous prier de ne pas y revenir vous-même, car on pourrait supposer, à tort, que vous aussi, Monsieur l’abbé, vous partagez l’opinion de ce respectable ecclésiastique, propriétaire d’esclaves, dont j’ai cité tout à l’heure une hérésie, et qui la complétait par celle-ci.

«Loin d’être un bien pour les noirs, l’abolition de l’esclavage serait pour eux un mal affreux, parceque le nègre n’est susceptible d’aucune vertu

Répondant au reproche de connivence attribuée au clergé colonial avec les colons pour le maintien de l’esclavage, vous posez encore une autre question que vous résolvez plus tard par une nouvelle question.

«Pour faire le bien parmi les colons, faut-il qu’un prêtre se mette en guerre avec ses paroissiens?»

On peut d’abord vous répondre, Monsieur l’abbé, non si cela n’est pas nécessaire pour l’accomplissement de votre ministère, selon les règles de la prudence chrétienne. On veut qu’au lieu d’être au service de quelques-uns, vous vous fassiez «tout à tous ;»que vous ayez la prudence du serpent et la simplicité de la colombe; que vous soyez père à l’égard des fidèles qui vous sont confiés. Ce n’est pas assez: que vous soyez mère, suivant la belle expression de Fénélon en parlant à un évêque. Mais aussi, Monsieur l’abbé, on veut que vous soyez, s’il le faut, en guerre pour l’accomplissement rigoureux de vos devoirs, selon cette autre maxime: Fais ce que dois, advienne que pourra ; que vous prêchiez à temps et contre temps la doctrine dont vous êtes dépositaires, même au prix de votre sang, s’il était nécessaire; que vous ne pactisiez pas avec l’erreur ; que vous ne transigiez pas avec la résistance que dans tous les temps le monde oppose à l’Evangile, et que quelques hommes intéressés dans la colonie où vous exercez votre ministère opposent scandaleusement aux ordres formels du gouvernement pour la régénération de la société coloniale. Voilà, Monsieur l’abbé, ce que l’on est en droit d’exiger de vous. Ou bien il ne fallait pas traverser les mers pour vous faire l’apôtre de la servitude. Il ne fallait pas accepter du gouvernement la mandat de civilisation qu’ils vous donne, ou bien vous deviez consigner, dans les rapports vagues que vous lui adressez officiellement, que les esclaves sont bien comme ils sont; que l’esclavage est l’état le plus favorable pour la civilisation ; que le gouvernement est dans l’erreur en prétendant améliorer ce qui existe; et qu’il est inutile de faire traverser l’étendue des mers à tous les missionnaires qu’on enverrait pour préparer des réformes qui n’ont pas le sens commun. – D’autres, hélas ! n’auraient pas succombé dans les colonies, ou n’auraient pas été renvoyés pour avoir autrement entendu leur mission.

Vous dites: «On ne craint pas d’attribuer à une connivence avec les colons, pour le maintien de l’esclavage, le bon accord du clergé, avec eux. Ce n’est pas ce qu’a dit M. le comte de Montalembert; mais d’autres le pensent et le disent tout haut, sans se gêner. L’honorable pair a dit: «Je connais les difficultés de la position du clergé colonial, je sais que les missionnaires anglais se sont attirés la haine et les persécutions des planteurs anglais en se déclarant les apôtres de l’affranchissement. Je sais encore que le clergé des îles françaises n’a rien fait de semblable, qu’il est très bien avec les planteurs, qu’il vit en très bonne intelligence avec eux. Je ne veux pas assurément en conclure qu’il est complice de l’esclavage; mais ce que je n’hésite pas à en conclure, c’est qu’il n’a pas montré ce zèle apostolique, cet indomptable courage, cette austère indépendance que montre toujours le clergé en France… Aux colonies, le clergé, sauf des exceptions recommandables, est tiède.»

Voilà, monsieur l’abbé, les expressions textuelles de M. de comte de Montalembert; et il a déclaré avoir puisé ces renseignements dans les documents publiés par le gouvernement, lequel ne reproche pas au prêtre de ne pas se mettre en guerre avec ses paroissiens, mais lui reproche d’être tiède, de ne pas montrer ce zèle apostolique, cet indomptable courage, cette austérité indépendante que montre toujours le clergé de France.

M. le comte de Montalembert a ajouté que ce reproche «n’est que trop justifié par les faits.» C’est que vous avez pris la peine de prouver, Monsieur l’abbé, par cette nouvelle interrogation; N’est-il pas naturel que ces pauvres colons, accablés de tant de maux, soient en bonne intelligence avec les prêtres qui ont traversé les mers pour venir leur procurer les bienfaits et la consolation de leur ministère?»

Il est évident, Monsieur l’abbé, que votre pitié, que vos préférences ne sont pas pour les malheureux esclaves, car vous ne voyez accablés de maux que les maîtres ; et c’est pour eux, pour eux seuls, que sont réservés les bienfaits et les consolations du ministère du clergé colonial ; pour les pauvres esclaves, chargés de fers et de chaînes, pas un mot de compassion ne s’est encore glissé sous vôtre plume! Quand vous ne les accuseriez pas d’être les véritables coupables du triste et humiliant état de choses dans lequel ils croupissent par la faute du clergé, du gouvernement et des maîtres, vous offenseriez encore leur infortune en vous apitoyant exclusivement sur les prétendus maux qui accablent leurs dominateurs. Ce qui de votre part est une protestation implicite contre les vues d’amélioration pour le sort des esclaves.

Vous demandez encore, monsieur l’abbé. «Que veut-on donc de nous?» Et, sans attendre la réponse à votre question, vous vous empressez d’y répondre vous-même par cette phrase:

«Hélas! nous le voyons avec peine, et M. de Montalembert, entraîné par son zèle pour la liberté des noirs, nous le montre clairement: on veut que, oubliant notre noble mission, nous nous fassions les prédicateurs de l’émancipation quand même; c’est un rôle que nous ne sourions accepter.»

Et mon Dieu, non, non, encore non, Monsieur l’abbé, vous vous trompez sur ce que l’on veut de vous. On veut, au contraire, que, vous rappelant votre noble mission, vous évangélisiez les esclaves et les maîtres : les esclaves pour les préparer à jouir de la liberté qui leur est permise ; les maîtres pour les préparer à ce grand oeuvre de réparation et de justice. On veut que vous usiez de tous les moyens que la religion nous enseigne pour arriver à cette émancipation qui sera une source de bien pour tous. On veut que vous rappeliez au maître que Jésus-Christ est mort sur la croix pour la rédemption de tous les hommes, pour racheter tous les crimes de la race humaine; que vous expliquiez aux maîtres que ces paroles que, chaque jour, vous prononcés à votre sainte messe, «Agnus Dei, qui tollis peccata mundi!»renferment la doctrine de l’expiation et celle du rachat. (Je n’entends pas le rachat forcé tel que le veut la loi appelée improprement aux colonies la loi Mackau, et qu’on appellerait bien mieux la loi Mérilhou-Charles Dupin),mais le rachat de tous les crimes, parmi lesquels est compris le crime de l’esclavage. On veut encore, Monsieur l’abbé, que vous disiez, comme le Galiléen, au maître devant l’esclave: «Toute chair est vile; et à l’esclave devant le maître : «Tout esprit est divin»,qu’abaissant l’un par la chair, et relevant l’autre par l’esprit, vous acheviez de formuler cette pensée du divin Sauveur par ces mots : «Tous les hommes sont les enfants de Dieu; ils sont tous égaux devant lui.» A quoi vous ajouteriez: «Aimez-vous les uns les autres; c’est la loi

Voilà, Monsieur l’abbé, tout ce que l’on veut de vous. Et, pour compléter la réponse à votre question: S’il faut que vous vous fassiez, «le prédicateur de l’émancipation quand même?»Oui, Monsieur l’abbé, on veut que, fidèle à votre noble mission, vous vous fassiez le prédicateur de l’émancipation quand même la haine, quand même les persécutions des propriétaires d’esclaves. C’est un rôle que vous devez accepter, quelque monstrueux qu’il pût paraître aux dominateurs de la Martinique; car ce fut celui de Jésus-Christ, quand il apporta au monde sa doctrine de liberté et d’égalité; quand il fut hué, conspué, injurié, outragé et crucifié par ces dompteurs d’hommes, ces privilégiés Romains qui vivaient, comme vivent leurs pareils de la Martinique, du sang et de la sueur d’hommes, leurs frères en Jésus-Christ.

Comme S. Paul, vous voulez, dites-vous, Monsieur l’abbé, continuer à dire aux esclaves: «Obéissez à vos maîtres, etc., etc., et aux maîtres: Ne punissez point vos esclaves à la rigueur, etc., etc.» L’apôtre tenait ce langage, ajoutez-vous, «dans un temps où les esclaves étaient soumis, par la coutume et par les lois, à tous les caprices de leurs maîtres, et où l’on ne paraissait pas soupçonner que ces malheureux eussent la moindre part aux droits de l’humanité. Cependant l’on remarquera avec quelle sagesse et quelle discrétion l’apôtre fixe les devoirs respectifs des maîtres et des serviteurs. Il ne se livre pas, comme on voudrait l’exiger de nous, à de vaines et futiles déclamations contre l’injustice et la barbarie du droit d’esclavage…; mais S. Paul savait être sage avec sobriété, il respecte l’ordre public, il se contente d’inculquer les principes qui devaient adoucir le sort des esclaves, etc., etc.»

C’est précisément, Monsieur l’abbé, ce que l’on demande de votre charité pour les malheureux esclaves. On désire que vous teniez la même conduite et le même langage que S. Paul; qu’après avoir donné le baptême à un esclave qui se serait enfui de l’habitation de son maître, je suppose, de la commune du Prêcheur, et qui serait venu vous trouver à la Grand’Anse, vous renvoyiez cet esclave à son maître, nouveau Philémon, et lui écriviez ces paroles de l’apôtre à l’occasion d’Onésime:

«Je vous renvoie Onésime, et je vous prie de le recevoir comme mes entrailles. J’avais pensé de le retenir auprès de moi, mais je n’ai rien voulu faire sans votre avis, désirant que le bien que je vous propose, n’ait rien de forcé, mais soit entièrement volontaire. Je vous écris ceci dans la confiance que votre soumission me donne, sachant que vous en ferez encore plus que je ne dis».

Vous vous rappelez aussi, Monsieur l’Abbé, que S. Paul avait commencé par dire à Philémon: «Comme apôtre, je puis vous ordonner une chose qui est de votre devoir; néanmoins, l’amour que j’ai pour vous fait que j’aime mieux vous supplier, quoique je sois tel que je suis à votre égard, c’est à dire quoique je sous Paul».

Oui, monsieur l’abbé, nous ne vous en demandons pas davantage : absolument comme S. Paul. Et, vous le voyez, c’est avec les textes de l’apôtre, avec les paroles de l’Evangile, et non pas avec «de vaines et futiles déclamations contre l’injustice et la barbarie du droit d’esclavage,» que nous vous supplions de vouloir bien corriger «ce que les lois et la coutume ont de dur et d’odieux»à la Martinique.

Peut-être, appréciant mieux le terrain sur lequel vous êtres, trouverez-vous encore, Monsieur l’abbé, que c’est par trop exiger de vos forces et de votre ministère. Cependant je puis bien vous assurer que les persécutions contre vous n’iront pas jusqu’au martyre, jusqu’au crucifiement. Vous seriez exposé seulement à deux choses: à une plaisanterie d’abord, et ensuite à un désagrément.

   Premièrement, un certain membre, très connu, du conseil colonial, qui parle comme un avocat, qui crie beaucoup parcequ’il entend hurler autour de lui, mais qui au fond est plus comique que méchant, se prendrait de rire, vous entendant, vous, Monsieur l’abbé, propriétaire d’esclaves comme lui, demander, comme l’apôtre S. Paul, la liberté d’un autre Onésime, et prêcher la délivrance des captifs de tous les Philémons des Antilles.

Dans sa coloniale gaieté, il vous dirait:

Vraiment, Monsieur l’abbé!

         «Mais tournerez-vous de grâce…»

Et puis viendrait le désagrément dont j’ai parlé. D’autre membres du conseil, qui n’aiment à recevoir des ordres de personne, ne verraient pas la supplique qui adoucit la forme de vos ordres; ils repousseraient votre prière pour ne voir dans votre épître que les mots de soumission et devoir; et précisément à cause de la foi de leurs pères et de leurs croyances, ces nouveaux Romains, ces Cambrones des îles crieraient : au scandale! à l’abomination de la désolation! Ils diraient que vous mêlez les dogmes de leur religion avec la morale de Babeuf, de Marat et autres, puisque vous osez leur dire: «Je puis vous l’ordonner; mais, etc., etc…» Ils s’offenseraient de ces paroles et se trouveraient blessés, froissés dans leurs intérêts les plus chers, et, se rappelant ce qu’à une autre époque leurs camarades, écrivaient à M. le général Donzelot, gouverneur pour S. M. Louis XVIII, roi de France et de Navarre; ils vous écriraient, avec cette manie qu’ils ont de tout singer, à peu près ceci:

         «Monsieur l’abbé,

«Les blancs ne consentiront jamais à se voir les égaux des nègres qui font partie de leurs atelier. Nous savons, Monsieur l’abbé, que les nègres en général resteront tranquilles; ils connaissent trop bien l’insuffisance de leurs moyens; ils savent que le pape ne souffrira jamais que le système établi soit renversé, ni que les nègres se disent nos frères en Jésus-Christ. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des colons sont unanimement décidés à maintenir et défendre, à quelque prix que ce soit, l’état actuel de la religion, et à ne jamais laisser porter aucune atteinte aux dogmes coloniaux. Si le Saint-Père avait un jour le projet d’y faire quelques changements, nous vous prions, Monsieur l’abbé, d’être notre organe auprès de Sa Sainteté, et de lui faire bien comprendre que, comme il y va de notre fortune, de l’existence de nos femmes et de nos enfants, nous sommes fermement résolus à n’admettre aucune reforme. Nous demandons le maintien pur et simple de ce qui est, et que notre religion soit exactement maintenue. Pour peu qu’on s’en écarte l’échafaud colonial est attaqué et, les propriétaires d’esclaves ayant pris la ferme résolution de se défendre et de mourir avec courage et résignation, la colonie sera perdue pour la France, elle ne produira ni sucre, ni café, et qui en sera cause?… le pape!!!»

Après cela, Monsieur l’abbé, la position, pour vous ne serait pas tenable; on vous susciterait mille dégoûts, mille tracasseries; et un beau matin, après votre messe, à l’heure de votre déjeuner, lorsque vous vous croiriez bien tranquille à la Grand’Anse, vous verriez arriver à votre presbytère, un gendarme qui vous remettrait, de la part du gouverneur de la colonie, une lettre annonçant que vous êtes renvoyé en France pour rendre compte de votre conduite à M. le Ministre de la marine et des colonies, représentant, sans doute, de notre saint père le pape.»

On vous accusera d’avoir, comme les colons, possédé des esclaves et de les avoir vendus au moment de votre départ de la colonie, en contravention aux avis donnés par le Saint-Père, dans ses lettres apostoliques du 3 décembre, lesquelles lettres apostoliques (par parenthèse) ont été saisies dans la colonie. – Comme d’autres ecclésiastiques, vous serez dénoncé, traqué, calomnié de toutes parts, et le ministre près duquel vous aurez été renvoyé rendre compte de votre conduite, ne vous écoutera pas plus que si vous chantiez les Matines à la messe de minuit de la Noël. Vous ne verrez même pas SON EXCELLENCE (vieux style), M. le Ministre. Vous vous agiterez, vous courrez de bureaux en bureaux, on vous renverra du séminaire du Saint-Esprit à la direction des colonies, et vice versa, comme de Caïphe à Pilate, et partout vous aurez le même accueil; et vos plaintes n’arriveront ni pour le temporel, à Sa Majesté le roi des Français, ni pour le spirituel, à notre Saint-Père le Pape, par la raison bien simple, que l’évêque de la colonie est un capitaine de vaisseau, et que les gouverneurs et administrateurs de fait sont des propriétaires d’esclaves.

Voilà, Monsieur, l’abbé, ce que vous savez aussi bien que moi-même, et ce que je prends ici la liberté de vous écrire afin d’expliquer au public et à ceux qui en France s’occupent des affaires coloniales, le motif de votre dissidence avec M. le comte de Montalembert.

         J’ai l’honneur d’être,

                                 Monsieur l’abbé,

                     Votre très humble et très obéissant serviteur

                                                                                          BISSETTE.

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