L’Isle de Cuba et L’Havane, ou histoire, topographie, statistique, moeurs…

[Le «montero» insulaire]

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   Il n’y a point de chaises dans les églises. Le recueillement des fidèles n’y est point troublé à chaque instant par la collecte inconvenante de quelques misérables petites pièces de monnaie. On n’y trouve ni quêteurs ni quêteuses, et des suisse arrogans ne font pas retentir les échos du sanctuaire sous les coups mesurés de leur hallebarde. Quelquefois seulement une table couverte d’un tapis est surmontée d’un bassin d’argent où on laisse tomber de volontaires offrandes. Tout se passe en silence; un ou deux religieux sont assis à côté de la table. Ils n’appellent point à eux la générosité des entrans par les supplications d’une voix pieusement éclatante. Ils ne répondent point par un Dieu vous le rende; ils donnent une image du saint dont en ce jour on célèbre la fête.

   Deux stalles de bois à dossier sont disposés dans la longueur de la nef. Hors les occasions où des places y sont réservées pour les autorités locales, s’assied qui veut à ces bancs. Un mendiant peut s’y trouver à côté d’un Grand d’Espagne, un nègre à côté d’un blanc, ce qui est bien plus fort. Une égalité touchante règne dans le sein des églises et même au dehors dans les rangs des processions. Un religieux marche après un bourgeois; celui-ci précède un homme de qualité. Les vains honneurs du pas n’y excitent jamais de querelle. Un seul reste d’orgueil s’est maintenu dans les temples, et ce sont les femmes qui ont perpétué le feu sacrilége.

   Quand les dames vont à la messe, un négrillon en livré, ou une négritte, porte devant elles un tapis, et quelquefois une petite chaise; mais il faut être de race blanche pour jouir de ce privilége: la femme de couleur, la plus riche, la plus élégante, est condamnée a traîner sa robe dans la poussière.

 On voit des groupes charmans sur ces tapis. Les petits garçons, les petites filles sur le devant, puis les grandes demoiselles avec la maman, et sur la lisière, le petit nègre, avec cet air éveillé qu’on remarque en général dans les enfans de race africaine. Quelquefois une partie de ces groupes, ou les groupes tout entiers, sont assis sur les jambes: un peintre dirait qu’ils attendent les pinceaux d’un Corrège ou d’un Albane.

   On fait souvent de la musique dans les églises. Un Français retrouve ici les airs de la patrie, et même des airs très-anciens, non seulement dans les graves accords qui règlent la marche et servent à exciter l’enthousiasme du soldat; mais encore dans ces concerts d’église dont le caractère n’est pas trop religieux. Cette musique d’église est exécutée par des jeunes gens de couleur; et tel nègre idolâtre qui, sur les bords du Zaïre ou sur les collines de Haoussa, s’exerce à tirer des sons grossiers d’une corne de buffle, ne se doute pas qu’un de ses parens mêle, dans des églises chrétiennes, les sublimes accens des Haydn et des Gossec à des airs folâtres originairement destinés à l’opéra-comique de Paris!

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CHAPITRE XXIII

Les Monteros, ou Paysans.-

Leurs moeurs. – Leurs usages.

   Au reste il n’est pas facile de comprendre d’abord ce que tant d’Espagnols sont venus chercher dans le nouveau monde; car les mines d’or et d’argent ne pouvaient pas être pour le compte de tous.

   B… un jour s’était égaré dans la campagne; il s’approche d’une hutte pour demander son chemin, avance la tête et recule d’horreur. Jamais plus étrange misère n’avait frappé ses yeux. Une femme d’environ vingt-quatre ans, toute nue, avec des cheveux longs et pendans, des enfans tout nus aussi et couchés avec elle sur une peau de boeuf; pas plus de meubles que de vêtemens; des visages hâves et plombés; une peau sèche et livide, toute dégoûtante de saleté; une odeur qui repoussait au loin. La surprise, l’effroi même qui se peignit sur ces tristes figures à l’aspect imprévu d’un étranger, ne contribuait pas à les rendre plus avenantes. Ces pauvres gens ne comprenaient point ce que leur disait B… La femme se mit à siffler, et bientôt se présenta un homme d’assez grande taille, n’ayant qu’un caleçon tout déchiré pour vêtement, la barbe noire et hideuse, avec une hache à la main. Ce fut alors à B… d’être saisi de peur. Cet homme pourtant comprit ce que mon ami demandait, et s’empressa de le remettre sur la voie avec une complaisance que la dureté de sa figure et la sauvageté de sa personne ne promettaient guère.

   Tous les habitans de la campagne ne ressemblent pas à ce portrait; mais on peut dire qu’en général c’est un type duquel ils approchent plus ou moins. Le far niente est le voeu commun des Espagnols créoles. On est étonné quand, après avoir vu dans l’histoire du nouveau monde cette extrême agitation des premiers conquérans, ce tumulte extraordinaire de toutes les passions, cette lutte effrayante de haines et de cupidités, on vient à jeter les yeux sur la constante apathie de ceux pour qui tant d’excès et de crimes furent commis. On dirait d’autant de fous qui ont fatigués le monde de leurs fureurs pour mener ou faire mener à leurs descendans une vie d’ermite plus sobre, plus accoutumé aux abstinences que ces monteros ou campagnards espagnols.

   Il se regarde comme un homme à son aise et en état d’entretenir une famille, celui qui possède quatre vaches avec un petit coin de terre pour subvenir à la nourriture de ces animaux, et qui peut planter une bananerie tout à côté de sa cabane, et semer un peu de riz ou de maïs; son bonheur est au comble si, habitant au voisinage de quelque rivière ou de la mer, il est possesseur d’un esclave qui l’approvisionne de poisson, et qui, par ses travaux, lui permette de rester tout le jour dans son hamac à fumer des cigares, et à voir passer le temps.

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   Celui qui peut se passer d’un douloureux travail, et dont l’habitation n’est pas trop isolée, ne reste pas toujours étendu dans son hamac; quelquefois il selle de grand matin son coursier, donne leur tâche aux deux ou trois nègres qu’il possède, laisse à sa femme le soin de veiller à ce qu’ils la remplissent, et va dans le voisinage traiter d’un poulain, d’une jument, d’un cheval, cherchant toujours quelque prétexte qui le tienne jusqu’à l’heure du déjeûner. Il déjeûne et se remet en course. Le voilà arrivé devant l’habitation de son compère Pancho (*); il s’y arrête pour faire boire son cheval; il aide son compère dans quelque petite besogne champêtre; il demande à voir la couvée de poules anglaises, la nouvelle couple de boeufs, etc. Il dîne avec son compère, et quand la chaleur du jour est un peu tombée, ils vont tous les deux chez le voisin qui a des coqs assez renommés dans le pays, et distingués même par des noms particuliers. Quelquefois on fait battre ces animaux. Notre homme parie et il se retire avec un coq, un porc, ou quelques piastres de moins. Arrivé de nuit à sa demeure, il donne quelques coups de fouet au nègre, parce que la vache aura rompu sa corde, ou pour tel autre cas aussi grave; il fait quatre caresses à ses enfans, soupe avec un morceau de tasajo, un peu de riz et de café, et se jette incontinent sur le lit, à moins que sa femme ne le retienne pour réciter ensemble le rosaire et rendre grâces à Dieu d’avoir ainsi passé la journée, elle à travailler, et lui à se promener.

(*). Nom en l’air

   Ce penchant à muser ainsi d’un lieu à l’autre est favorisé par la force qu’on a donnée aux liens de compérage. Un compère est plus qu’un frère. Un frère ou une soeur qui tient un autre frère ou soeur sur les fonts baptismaux, perd son titre primitif, pour celui de parrain et de compère, ou de marraine et de commère.

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La traite des Noirs.- Leurs différentes races.- Leurs caractères particuliers.

   Une autre cause des accroissemens progressifs de la colonie, c’est l’importation directe des nègres, de laquelle, jusqu’en l’année 1809, les Espagnols s’étaient abstenus. Ils recevaient leurs esclaves principalement de la main des Anglais. Ayant pris part les derniers à cet infâme commerce, il était dans l’ordre qu’ils fussent aussi les derniers à l’abandonner. L’époque où cet échange criminel de l’argent contre des hommes sera punis en eux comme un délit politique, approche. Déjà, sous les peines les plus graves, ils ne peuvent plus s’approvisionner que dans les marchés au Sud de la Ligne. On a jugé que les marchés situés au Nord étaient trop épuisés.

   Peut-être sera-t-on bien aise de trouver ici quelques notions sur la matière. Espérons que les détails de ce genre seront bientôt pour toutes les nations européennes ce que sont pour nos érudits les documens de l’antiquité.

   La troisième des races d’hommes classées par Moyse et par les Hébreux était représentée comme la postérité de Cham ou Ham. Ce nom signifie en hébreu ou la couleur foncée de ces peuples, ou l’extrême chaleur du climat sous lequel ils vivent. C’est déjà une chose remarquable que les descendans de Cham, lequel était un des fils de Noë, peuvent, d’après nos écritures, se regarder comme provenant de la même souche que nous. La race de Cham fut maudite par Noë: il est probable que la différence de couleur existe entre elle et nous a seule prolongé l’effet de cette malédiction: du moment que les Juifs, les descendans immédiats des patriarches, eurent été maudits à leur tour, il eût été naturel, ce nous semble, que la malédiction prononcée contre les fils de Cham eût été révoquée; car c’est trop de prosciptions entre les enfans d’un même père!

   Quoiqu’il en soit, l’Afrique, dès les temps les plus reculés, fit le commerce de ses enfans. Il est vrai que des hommes blancs étaient vendus aussi, et la voix des philosophes anciens ne s’éleva jamais contre cet odieux commerce, quoiqu’il fût arrivé à plusieurs d’entre eux de figurer sur les marchés. Quelques raisonneurs plus fameux qu’intelligibles ont paru de nos jours approuver l’esclavage personnel; je ne pense pas néanmoins qu’ils voulussent avoir d’autres traits de ressemblance que le génie et l’esprit avec les Platon, les Epictète et autres philosophes de cette trempe qui furent esclaves.

   Le commerce des esclaves noirs se faisait de temps immémorial en Egypte, sur les bords de la Mer-Rouge, et dans les ports de la côte orientale les plus proches de cette mer. Les Portugais, dans les ports de l’océan occidental, s’en occupèrent les premiers. Leurs comptoirs les plus anciens sont les forts de la Mina et de San-Thomé. Ils trafiquaient avec les Maures, et servaient même d’intermédiaires entre les marchands nègres de diverses nations, chez qui les hommes avaient des prix divers en raison de leur nombre et de leurs qualités.

   Les Français eurent aussi de bonne heure un comptoir sur cette côte. Peut-être même leurs établissemens avaient-ils précédés ceux des portugais: on les voit du moins commercer à la côte d’Afrique dès les quatorze et quinzième siècles; mais ils mirent peu d’activité dans leurs spéculations, dont la poudre d’or et l’ivoire furent d’ailleurs les objets principaux.

   En 1510, Ferdinand-le-Catholique, roi d’Espagne, envoya, pour son compte, un certain nombre de nègres en Amérique. L’année 1516 vit accorder la faculté exclusive de cette exportation à un nommé Chevris, qui, pour une somme de 23,000 ducats, rétrocéda son privilège à une compagnie de négocians génois, qui, en 1517, firent un premier transport d’esclaves à l’île Saint-Domingue.

   Las-Casas avait-il conseillé de remplacer ainsi par d’infortunés Africains, les malheureux sauvages d’Amérique, dont il s’était fait l’ardent défenseur? Plusieurs écrivains regardent cette particularité de sa vie comme douteuse. Si elle était vraie, que faudrait-il en conclure? Que de nombreuses inconséquences pénètrent dans l’esprit de l’homme, dés l’instant qu’il donne à ses opinions, à ses sentimens même les plus désintéressés, le caractère des passions.

   Une question bien naturelle se présente: on voudrait savoir quel est en général l’état politique des nègres dans leur pays. D’après le témoignage des voyageurs qui ont le mieux observé la partie de ces contrées accessibles aux européens, il parait que les différentes aggrégations d’individus se composent de maîtres et d’esclaves. Ces derniers sont classés en esclaves nés dans le pays, et en esclaves achetés de l’étranger, ou condamnés à la servitude pour crimes. Le pouvoir des maîtres a des bornes sur les esclaves nés. Ils peuvent leur infliger des punitions corporelles; mais ils ne sauraient, dans aucun cas, les priver de la vie, ni même les vendre à l’étranger, sans les avoir traduits, au préalable, devant un tribunal composé des principaux de la ville ou bourgade. Il existe même, dit-on, des avocats de profession qui s’empressent d’offrir leurs services à la partie accusée.

   Cette faculté d’être jugés par un tribunal avant d’être vendus à l’étranger, ne s’étend point aux esclaves de la seconde classe. Au reste, cet ordre de choses n’est probablement aujourd’hui qu’une espèce de forme ancienne, faussée, brisée par la plus infâme de toutes les cupidités. La traite a, si l’on peut dire, entièrement décivilisé les côtes d’Afrique. Les notions de morale y étaient grossières; elles sont devenues tout-à-fait nulles. On y vole des hommes comme on volerait des pièces de bétail. Les enfans sont enlevés à leur mère par force ou par ruse. Le père lui-même porte ses enfans au marché, et quelquefois le fils vend son père. On suppose des crimes pour faire condamner des malheureux.

   Quelques sacs de piastres viennent incessamment alimenter des guerres acharnées entre les nations. De mauvaise poudre, des fusils de rebut payent les esclaves qu’on amène, et servent à en faire d’autres. Ceux à qui l’on donne le titre de Rois, ne sont que des marchands de bestiaux humains.

   Non, Raynal ne fut pas toujours un déclamateur; non, ses pages brûlantes d’humanité, foudroyantes de justice, n’ont point causé les maux de Saint-Domingue, ainsi que l’ont avancé des hommes à pensées étroites. Savez-vous à qui sont dus les désastres de nos colonies? à tous ceux qui ont fait la traite. Ils sont responsables de ces affreux malheurs, tous ceux qui ont achetés des hommes leurs semblables, tous ceux qui les ont ravalés au-dessous des plus vils animaux, tous ceux à qui les accens prophétiques d’un philosophe n’ont pas inspiré, je ne dirai point des remords, mais des craintes, des alarmes qui auraient mis des bornes salutaires à leur âpre cupidité. Et si le philosophe lui-même, comme on l’en accuse, participa du fond de son cabinet, sans péril comme sans fatigue, à ce commerce infâme, que sa mémoire soit livrée à l’exécration des siècles! Que son éloquence, dont il devait être si fier, n’ait pas plus de mérite réel que n’en avait par elle-même la voix d’une pythie, quand elle proférait des paroles commandées, et qui ne partaient ni de son esprit ni de son coeur!

   Mais, dira-t-on, puisque ce trafic avait lieu depuis la plus haute antiquité, pourquoi en imputer particulièrement les horribles résultats à l’arrivée des européens sur les côtes d’Afrique? Pourquoi? parce que les demandes de nos européens insatiables sont devenues chaque jour plus fréquentes, parce que la denrée a été d’autant moins ménagée qu’on a pu se la procurer plus facilement.

   L’exportation annuelle était de 80 à 100 mille victimes; et l’on a calculé qu’au bout de vingt ans toute la population noire de l’Amérique était renouvelée; la diminution ordinaire étant de 5 pour cent par an.

   Nous avons eu déjà occasion d’observer soit dans les traits, soit dans la couleur des nègres, soit dans les stigmates caractéristiques, des différences notables. En général, les habitans de l’intérieur ont le teint moins foncé que les riverains de la mer; ce qui provient, dit-on, de l’élévation des terres. On prétend même qu’au centre de l’Afrique il est des contrées où cette élévation et la température qu’elle donne sont telles que la couleur des montagnards n’est pas autres que celle des européens. Comme aucun voyageur n’a pénétré jusque-là, on peut croire, sauf des renseignemens plus certains, que la dégradation de la couleur noire s’arrête au jaunâtre dans les lieux les plus éloignés des deux mers.

   Les caractères nationaux de ces diverses peuplades ne diffèrent pas moins.

   Les Sénégalais, parmi lesquels on distingue les Jalofs, les Foulahs, les Mandingos sont en général les mieux faits, les plus aisés à discipliner, et les plus propres au service domestique.

   Les Mandingos sont instruits, hospitaliers et pacifiques, pleins d’activité, de grâce et de finesse. Leurs femmes sont vives et bonnes, ardentes et agréables. La religion de Mahomet dispute la foi de ce peuple aux erreurs du paganisme, qui cependant compte de plus nombreux sectateurs. Adonnés au commerce, et aimant les étrangers, leur langue s’est répandue dans toute la Sénégambie.

   Les Foulahs, peu noirs, sont intelligens et industrieux, mais trop accoutumés à mener une vie errante. Cependant ils sont encore plus pasteurs que nomades.

 Les Jalofs, grands, beaux et bienfaits, se distinguent par une couleur très-unie et très-luisante. Ils ont des traits réguliers; leur physionomie ouverte inspire la confiance.

   Les Minas passent pour la nation la plus capricieuse et la plus résolue. Ils sont malins, envieux et dissimulés; ils ne regardent jamais en face.

   La côte d’Or fournit de bons cultivateurs: on y distingue surtout les Aradas et les Nagos. Mais ils sont peu nombreux. Les Gangas abondent davantage; on apprécie la bonté de leur caractère. Les Lucumis et les Fanties sont moins recherchés.

   Après le cap Formose s’étendent les nations de Carabalis. Ils sont en général robustes et laborieux; mais leurs manières sont moins polies et leurs moeurs beaucoup moins douces que celles des Sénégalais. Les Brichis, qui en font partie, passent même pour anthropophages. Les autres nègres les accusent de piler leurs vieillards dans un mortier et de les manger, ce qu’ils n’ont jamais fait parmi les européens. On peut même croire que c’est une calomnie à laquelle ils invitent peut-être, et par leur orgueil taciturne, et par la dureté que donnent à leur physionomie des scarifications larges et profondes, qui occupent les deux côtés du front. C’est, je crois, cette race qui est connue dans nos colonies sous le nom de Mondongues. Presque tous les porteurs d’eau, à la Havane, sont Brichis. Les Iboos, autre nation de Carabalis, sont encore plus taciturnes; ils sont enclins au suicide; on les estime peu.

   Les Congos étaient communs à Saint-Domingue. On préférait ceux qui venaient des bords de la mer. Ils sont plus noirs, plus spirituels, plus vifs que les Loangos, et fort habiles pêcheurs. On reproche aux Congos, en général d’aimer à s’enivrer. et de déserter aisément.

   Les peuples qui habitent le reste de la côte occidentale jusqu’au pays des Cafres, n’ont guère fourni d’esclaves; mais dans ces derniers temps, il en est venu beaucoup de la côte orientale. Quelques années avant la révolution, on en exportait aussi de la même côte à St-Domingue avec assez d’avantage.

   Les noirs qu’on préfère dans cette partie de l’Afrique, sont les Macquois, plus gais, plus industrieux, mais aussi plus entreprenans que les autres noirs. Il faut les surveiller avec soin. C’est d’eux que partent presque toujours les révoltes, soit à bord, soit dans les habitations où il s’en trouve. Ils méprisent toutes les autres castes de noirs, et ne veulent pas même manger avec elles. On est obligé dans la traversée de les mettre à part. Ils sont sur les tempes des scarifications qui ressemblent à celles des Brichis.

   Les Monjavas sont l’espèce de noirs la plus commune à Mozambique. On les reconnaît à l’aide des étoiles qu’ils se font sur-le corps et sur les joues. Leur humeur est douce; mais ils sont portés à la mélancolie. Ils s’attachent beaucoup à leur maîtres, pourvu qu’ils n’en soient pas maltraités. Mieux faits en général que les Macquois, ils ont bien moins robustes. Ce peuple aime la musique à l’excès. Ses airs sont courts comme ceux de toutes les nations africaines, et on les répète plus d’une fois. Il s’y trouve des accords qui plaisent même a des oreilles exercées.

   Les Jamabanas sont aussi dangereux que les Macquois. La marque de leur caste est une rangée de points depuis le haut du front jusqu’au bord du nez.

   Les Sofalas ressemblent aux Jambanas. Ils méprisent beaucoup les Mojavas, qui n’osent jamais les approcher. Les femmes de cette caste sont les plus belles de toute la côte. Les Sofalas sont reconnaissables à des lignes courbes qui descendent du front sur les tempes, ainsi qu’à des points sur les joues et sur le corps.

   Telles sont les principales races de noirs qu’on amène dans l’île de Cuba. Les marchands d’esclaves ont intérêt de connaître ces diverses nations, plus ou moins propres au travail, plus ou moins faciles à conduire, et dont les unes ont une odeur insupportable, tandis que d’autres n’ont aucune mauvaise odeur.

   Une cargaison qui arrive sans déchet procure d’immenses bénéfices. Mais la cupidité se trompe quelquefois d’une manière bien cruelle. On prend plus d’esclaves que le navire n’ent peut raisonnablement contenir. Le défaut d’air les étouffe; les vivres manquent, et si les vents ou le calme contrarient la navigation, le fatal vaisseau devient le théâtre des plus épouvantables calamités.

   La quotité de nègres qu’on peut embarquer est fixée par les ordonnances royales à cinq individus par tonneau. Les navires qu’on emploie sont généralement bons voiliers. D’ailleurs les Espagnols portent dans leurs opérations commerciales beaucoup de prudence; ils les disposent et les suivent avec mesure et circonspection. Je ne pense pas que leurs capitaines négriers soient autant justiciables envers l’humanité que ceux d’autres nations plus imprévoyantes ou plus avides.

   A bord de plusieurs navires, on refuse de laisser boire les nègres autant qu’ils le voudraient, dans la crainte de manquer d’eau. Quelquefois le capitaine, réduit à la disette; jette des nègres vivans dans la mer, pour sauver au moins les jours de l’équipage, bien entendu qu’il commerce par les moins vendables; et s’il l’osait, peut-être sera-t-il porté pas ses calculs à se défaire par préférence des blancs, qui n’ont rien coûté.

   Autrefois la petite vérole faisait des ravages souvent affreux à bord des navires. La vaccination écarte aujourd’hui ce danger. Cette précaution n’est pas la seule dont on s’avise. Après avoir acheté des nègres, on leur donne l’émétique pour leur débarrasser, dit-on, l’estomac, et on les envoie à bord, en ayant soin de faire mettre les plus forts d’entre eux aux fers. Mais voici une pratique moins heureuse. A dessein de les apprivoiser, on fait succéder tout à coup une nourriture abondante aux racines qu’ils ont mangées pendant un long voyage par terre; ce qui occasionne chez eux un dérangement d’humeurs, principale cause des dysenteries qui en font périr un grand nombre.

   On part; le mal de mer, le peu d’air qui circule dans le cachot où ils passent la nuit, les vapeurs fétides qui s’exhalent soit de la cale, soit des bailles, qu’on ne change que tous les quarts; la persuasion où sont la plupart d’entre eux que les blancs les emmènent pour les manger: que de maux se compliquent dans leur horrible situation!

   Pour obvier aux révoltes, les femmes sont rigoureusement séparées des hommes; on empêche même que les deux sexes ne se voient; mais ils s’entendent: l’imagination s’allume; les ses parlent avec impétuosité, avec fureur; dans l’espèce de délire qui l’agite, et pour arriver jusqu’à la voix qui l’appelle, un nègre oserait tout affronter; mais des espingoles chargées à mitraille sont là.

   Les vaisseaux négriers arrivent. Une quarantaine plus ou moins longue les attend. Ils n’apportent pas seulement des hommes, mais des germes de maladies morales et physiques. On ne redoute que ces dernières. Les observateurs s’accordent à imputer à l’arrivage trop considérable de nouveaux nègres la malignité du vomito negro dans ces dernières années. L’emprisonnement insalubre de ces infortunés se prolonge par la quarantaine; ils ne commencent à respirer qu’aux négreries, et là même, le besoin d’un changement dans leur position les tourmente. Les malheureux! Souvent ils aspirent avec impatience au moment d’être vendus.

   Je ne sais si la figure de B… et la mienne présentaient quelque chose de plus particulièrement humain, mais nous n’entrions pas une fois aux baracones, sans que des infortunés ne vinssent nous engager à les acheter; ils roidissaient leurs bras pour nous montrer la force de leurs muscles, puis faisaient le signe de tailler les herbes avec le sabre ou machete, et prononçaient le mot chapli, chapli, qui dans leur jargon, signifie cette opération.

   La traite des nègres a d’autant plus favorisé l’essor de l’agriculture que jusqu’en 1818 on accordait aux colons agricoles de grandes facilités pour les paiemens. L’affluence des navires étrangers et le haut prix des denrées coloniales qui en est la suite, n’ont fait qu’ajouter encore à la prospérité de la colonie. Aussi les Havanais désirent-ils que l’ordre de choses actuels subsiste, et que le commerce de Cadix ne parvienne point à ressaisir, par les réclamations qu’il ne cesse de faire un monopole fructueux pour lui seul, et qu’il exerça trop long-tems en Amérique.

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   «Vous m’avez demandé, dans une de vos précédentes lettres, quel est le sort des esclaves employés à la culture. Je voudrais déguiser à un ami de l’humanité tout ce que leur condition a de vraiment déplorable. On a dit qu’ils étaient naturellement paresseux, et pour dompter ce penchant à ne rien faire, qu’ils tiennent du climat et de la simplicité de leurs goûts comme de la modestie de leurs besoins, on les excède de travail, on les fait mourir à la peine: ils sont naturellement sobres; excellente raison pour les laisser mourir de faim: on a pensé qu’ils étaient les hommes de la nature, et ils vont tous nus, même dans les mornes où la fraîcheur de l’air, à certaines heures et dans certaines saisons, est quelquefois très-vive: on a vu qu’ils dorment peu, et certains maîtres ne veulent pas qu’ils dorment du tout: on connaît leur extrême sensibilité, on sait combien leurs désirs sont impétueux, et le peu de femmes qu’on amène de Guinée servent aux plaisirs de leurs tyrans, à moins que le défaut de jeunesse ou de charmes ne les fasse rejeter au milieu de leurs compatriotes: on sait qu’ils sont vindicatifs, qu’ils s’entendent à couver des projets de vengeance, et on les irrite comme à plaisir par des châtimens non mérités: ils passent pour être enclins au vol, on dit même qu’il faut regarder à leurs pieds autant qu’à leurs mains, et comme on doit tirer tout le parti possible d’une chose achetée, certains propriétaires se reposent sur ce vice du soin de nourrir leurs esclaves; et pour achever un si horrible tableau, d’autres propriétaires, jaloux de leurs fruits et des vivres de leur habitation, ne peuvent les préserver du pillage qu’en menaçant de tirer sur les nègres du voisin, s’ils viennent à les surprendre dans leur domaine.

   Les sucreries surtout sont le théâtre affreux des abus dont je parle. C’est là qu’un travail excessif est sans relâche, que la douleur est sans adoucissement, et la souffrance sans remède. Aussi regarde-t-on les sucreries comme des lieux de punition pour les esclaves de ville, et même pour ceux des cafeyères. Mais les malheureux qui, sans avoir commis de faute, y sont transportés tout-à-coup; ah! C’est pour ceux-là que la langue humaine n’a point d’expression qui rende toute l’horreur de leur sort.

   C’est n’est pas que les colonies espagnoles manquent de bonnes lois; tout au contraire, et les réglemens sur les esclaves en particulier y sont plus empreints d’humanité que chez les autres nations chrétiennes; je dis chrétiennes, parce que les Maures et surtout les Arabes traitent leurs esclaves noirs avec une douceur qui nous est peu familière, les regardent comme des frères malheureux, et leur donnant d’ordinaire la liberté après dix ans de service.

   D’après les lois espagnoles, la moindre allégation suffit pour que le maître soit tenu de vendre l’esclave qui ne veut plus le servir; alors on ne peut en demander que le prix d’achat, et si des infirmités survenues ont diminué ce prix, le juge ordonne qu’il soit fait une estimation qui devient le prix effectif. Aucun maître ne peut, sans s’exposer à être repris par le magistrat, infliger à son esclave des châtimens d’où s’ensuive une effusion de sang plus ou moins considérable. Près de chaque gouverneur, la loi a placé un avocat des pauvres, chargé de toutes poursuites nécessaires pour faire rendre aux esclaves la justice qu’ils réclament.

   Un cédule royale qui faisait à l’humanité des concessions plus grandes encore, fut signée le 31 mais 1789; mais elle resta sans exécution parce qu’il est des maux qui sont inhérens à l’esclavage, et que la bonté du monarque n’aurait pu arrêter qu’en desséchant tout à fait la source impure dont ils émanent.

   Mais que servent des lois protectrices à des hommes qui ne les connaissent point ou qui n’ont pas le moyen de les invoquer! Des lois protectrices! Et il passerait pour un malhonnête homme le blanc qui dénoncerait les abus qu’elles doivent punir! Un maître barbare aura devant vous fait couleur le sang de son esclave pour une assiette cassée, ou pour tel autre délit nom moins grave, gardez-vous bien d’apprendre à cette malheureuse victime qu’il est des lois pour la défendre contre des caprices inhumains; vous seriez déshonoré pour toujours. Il en est de ceci comme de la contrebande. Ce n’est pas sur celui qui l’exerce que tombe le blâme de l’opinion, mais bien sur ceux qui la dénoncent, la répriment ou la contrarient. Si quelque maître, bourreau de ses esclaves, est dénoncé aux tribunaux, ce n’est point par un cri spontané de l’humanité indignée, c’est par la voix sourde et méprisable de la vengeance et de l’envie.

   On m’a parlé d’un homme qui a vu dévorer par la justice une cafeyère assez considérable qu’il possédait: il avait maltraité un esclave qui vint à mourir quelques jours après, soit par accident, soit par suite des coups. Des voisins jaloux de sa prospérité naissante, le dénoncèrent. C’était un Français. En général, vos compatriotes ne sont pas heureux dans leurs relations avec les nègres. Si quelques révoltes partielles ont lieu, c’est d’ordinaire dans des habitations françaises. Si on assassine quelque mayoral m ou gérant, presque toujours ce mayoral est un Français.

   On peut assigner diverses causes à ces choix de la vengeance; et sans parler des irritations secrètes que la jalousie des Espagnols peut exciter contre des rivaux généralement plus actifs et plus industrieux que les naturels du pays, il y a dans le caractère des Français qui passent aux colonies, un mélange de familiarité et de présomption, de facilité et de suffisance, de douceur et d’âpreté, de faiblesse et de hauteur qui les compromet trop souvent. Les habitudes guerrières contractées par la plupart d’entre eux, en donnant plus de roideur à l’expression de leur volonté, exaspèrent des esprits qu’enhardissent en d’autres momens des complaisances peu réfléchies.

   D’ailleurs on ne saurait l’oublier, les Français dans leur colonies, ne se montraient pas toujours très-humains. Le Code noir existait moins comme une garantie pour les esclaves, que comme un objet de dérision pour les maîtres. On vous a peut-être fait connaître à la Havane M. de… Voici un trait de lui que j’ai entendu citer en France, et qu’on m’a confirmé en Amérique; ce trait donne une idée du respect qu’on avait à Saint-Domingue pour l’humanité et pour le code noir.

   Il y avait dans les mornes, à quelque distance du Port-au-Prince, une habitation possédée par une bonne dame qui, n’ayant pas besoin d’augmenter rapidement son bien, défendait qu’on tourmentât ses esclaves. Elle mourut, et l’habitation fut vendue. L’acquéreur trouva bientôt que les nègres étaient trop paresseux pour satisfaire promptement à la soif de richesses qui le dévorait. Il voulut les forcer au travail, et ne fit que les rendre indociles. L’habitation fut de nouveau mise en vente, et la valeur, comme on peut le croire baissa. Un second acquéreur se présente. Il espère réussir mieux que son prédécesseur; il échoue comme lui; les nègres se montrent même plus mutins encore. L’habitation est mise en vente une troisième fois. Aucun acquéreur ne se présentait, tant elle était discréditée, lorsque M. de… l’obtint pour une somme très-modique. Cette somme paraissait comme perdue aux yeux des amis de M. de…; mais il avait fait son calcul. Il s’établit sur les lieux; il envoie les nègres au travail et les accompagne lui-même bien armé. Leur goût pour la paresse et leur esprit de mutinerie se manifestent bientôt. Monsieur de… tranche la tête lui-même à celui qui paraît être le principal instigateur du désordre. Cet exemple de férocité ne suffit point; une seconde tête tombe. Ce n’est point assez encore. Il fait creuser une fosse profonde et enterrer jusqu’au cou deux ou trois nègres. En cet état, on leur donne de la nourriture assez pour prolonger leur supplice et pour attendre qu’ils soient dévorés tout vivans par les vers. Depuis l’habitation prospéra, et M. de… était, quand la révolution vint, un des riches propriétaires de la contrée.

   Il faut avouer qu’on ne reproche rien de semblable aux Espagnols. Le sort des nègres, dans l’île de Cuba, est beaucoup moins à la merci des blancs, avares et cruels, qu’il ne l’était à Saint-Domingue, et qu’il ne l’est de nos jours même à la Louisiane, où se trouve, à ce qu’on m’a dit, un homme d’aussi dure constitution que M. de…, et c’est encore un Français. J’en serais fâché pour vous, mon ami, si les torts pouvaient être autrement que personnels, et si votre nation d’ailleurs n’était pas une de celles qui présentent le plus de contrastes.

   En considérant la conduite diverse des Européens dans le nouveau monde, je crois avoir remarqué chez les Espagnols quelque chose de bien singulier: c’est que leurs torts à l’égard des esclaves viennent encore plus de paresse et d’insouciance que de férocité. Je vois une preuve de cette insouciance native dans un réglement très-ancien, d’après lequel les alcades ordinaires sont obligés de visiter chaque année les habitations, et de voir si on n’y manque pas des ustensiles de cuisine et des instrumens aratoires les plus nécessaires; s’il y a un chat, un chien, un coq et des poules. Ces visiteurs ont droit à un honoraire de quatre réaux ou d’une poule, et leur tournée est appelée visita de la gallina, visite de la poule. Aujourd’hui ils ont une mission un peu plus importante: ils doivent s’informer si les esclaves ne sont pas maltraités, si on les soigne convenablement dans leurs maladies; ils doivent tenir la main à ce que les habitations considérables aient un médecin et une pharmacie; ils doivent examiner si les esclaves sont instruits dans les principes les plus essentiels de la religion. Oh! si tous les réglemens paternels étaient exécutés!…

   Mais je vois d’ici votre impatience, mon cher ami; je vous vois cherchant des yeux les lignes de ma lettre où il doit être question des deux inconnues; je pense même que vous ne lirez tout ce qui précède qu’après avoir jeté plus d’un regard sur ces lignes promises en commençant et reculées tout au bout. Dona dolores, c’est ainsi que se nomme la creatura bella, bianco vestita, a reçu le jour d’un Napolitain comme moi. C’est lui que pleurent la mère et la fille. Si l’emploi que je tiens enfin ne m’a pas échappé, c’est à ces dames que j’en suis redevable. Comme vous je les ai connues au Campo Santo; mais je n’ai pas terminé aussi brusquement ma première relation avec elles.

Pag. 350 -359

CHAPITRE XXXV

Une vente de nègres

   Les ventes de nègres sont annoncés par un petit billet imprimé qu’on reçoit avec le diario. Les acheteurs arrivent et se tiennent, jusqu’à l’heure indiquée, dans l’avant-salle où logent les gardiens. Les nègres tous renfermés dans la grande pièce couverte, et la porte qui doit s’ouvrir pour les acheteurs est assaillie de grand matin par ceux-ci ou par leurs agens. C’est un spectacle singulier que l’ardeur ou pour mieux dire la rage avec laquelle on se dispute une place auprès de cette porte. Tel de ces hommes qui n’a sur le corps qu’un pantalon de toile et une chemise, est tout inondé de sueur. Dans les temps de disette que nous avons vu, jamais queue ne se montra si affamée à la porte des boulangers.

   Enfin l’heure sonne, et la porte s’ouvre. Non, rien ne peut rendre l’étrange horreur de ce spectacle. Les acheteurs ou ceux qui agissent pour eux se précipitent sur les malheureux nègres. Chacun en ramasse le plus qu’il peut, afin d’avoir de quoi choisir. Quand on vient pour faire une emplette considérable, on amène plusieurs hommes, qui serrent contre la muraille le plus de nègres qu’il est possible d’en circonscrire, soit avec leurs bras avec leurs mouchoirs. Quels cris! Quels gémissemens épouvantables! Surtout parmi les femmes, qui, par la position de la pièce qu’elles occupent, se trouvent exposés les premières à l’irruption des barbares. C’est bien alors que se renouvelle dans l’esprit de ces malheureuses l’idée qu’on ne les enleva de leur pays que pour les manger. La fureur avec laquelle on se précipite sur elles ne leur laisse aucun doute. Elles se tiennent toutes embrassées, et donnent les signes du plus violent désespoir. Les acheteurs s’efforcent de les rassurer; mais il en est dont la physionomie est si peu rassurante! On fait ensuite le choix, et l’on rejette du groupe d’abord formé ceux ou celles qui ne conviennent pas, pour en prendre qui ont été rejetés ou négligés par d’autres acheteurs.

   Les esclaves qu’on a choisis reçoivent un vêtement, et les femmes dès-lors pleurent un peu moins. La vue d’une grande chemise toute blanche commence leur consolation. Quelquefois sur le derrière de ces chemises, sont écrits le nom du maître et un nom particulier qui deviendra celui de l’esclave. Pour achever la consolation commencée, on leur donne a tous, hommes ou femmes, un cigare.

   Mais il arrive quelquefois que des frères, des soeurs, un père et son fils se trouvent dans des groupes divers. Alors ils se montrent de la main; alors ils s’appellent, et les pleurs et les cris recommencent. On a soin de vendre ensemble la mère et l’enfant, lorsque celui-ci a besoin encore des secours maternels; mais si les enfans sont un peu grands, on n’y regarde pas de si près. Les petits garçons pleurent d’abord en voyant pleurer leur mère, bientôt ils reprennent une figure riante.

   Une femme blanche tenant par la main un petit enfant, venait d’acheter trois négrillons. Elle les montrait à son fils, et les petits esclaves caressaient déjà leur jeune maître, quoique celui-ci les repoussât en disant qu’ils étaient noirs.

   Je ne dois pas oublier deux cérémonies que tous les acheteurs ne font pas. L’une est assez inutile; l’autre blesserait la pudeur, s’il pouvait y avoir quelque pudeur où il n’y a plus de sentimens humains. Quelques acheteurs disent par forme d’interrogation à chacun des esclaves qui sont en leur pouvoir: Vendido, es-tu vendu? il faut que le nègre réponde affirmativement ou par un signe de tête, ou de vive voix, s’il sait assez d’espagnol pour cela. Par la seconde cérémonie, on soulève le pagne ou bien la chemise qu’on vient de donner aux esclaves, et l’on jette un coup d’oeil rapide sur la seule partie de leurs corps qu’ils ont coutume de cacher. Les deux sexes sont sujets à des hernies dont la nature des travaux auxquels on les destine peut aggraver le danger.

   Les femmes étaient toutes rassurées et habillées, lorsque j’entendis des cris perçans qui partaient d’un appentis où était la cuisine, et qui servait en même temps de retraite à quelques nègres accroupis autour du feu. C’était une jeune négresse, ayant un bandeau sur les yeux, et menacée de perdre la vue, qui criait ainsi, à mesure que le départ successif de ses compagnes, qu’elle n’entendait plus ni parler, ni pleurer, la laissait dans une solitude à chaque instant plus profonde.

   Le silence régnait enfin dans la cour. Acheteurs et achetés passaient dans le vestibule. Ceux-ci étaient comptés, classés; les autres payaient. Un nègre, pieza [pièce] homme, ou femme, se vendait alors quatre cent vingt piastres; la seconde classe, qui est celle des muleques, quatre cents; et la troisième des mulecones, trois cent quatre-vingts. Deux mois auparavant un nègre pieza ne se vendait à la Havane que quatre cents piastres, et à Santiago trois cents. Abominables Chrétiens, s’écrie Voltaire quelque part, les nègres que vous vendez douze cents francs, valent douze cents fois mieux que vous! Le prix des nègres à Santiago était encore à peu près le même qu’à Saint-Domingue, avant la révolution.

   On classe les nègres par leur taille, au moyen de deux petites barres noires tirées sur l’un des jambages de la porte dont bous avons parlé. Autrefois on vendait à un an, à dix-huit mois de crédit; on ne vend plus guère aujourd’hui qu’au comptant.

   Cependant la jeune négresse aveugle était venue d’elle-même à la porte du vestibule, qui s’ouvrait sur la cour: elle soulevait son bandeau, elle était impatiente de ne pas voir; elle prêtait avidement l’oreille, et elle pleurait; elle brûlait de savoir ce que ses compagnes étaient devenues, et ce qu’elle allait devenir elle-même.

   Mais toute la cargaison n’est pas vendue le même jour; il reste une queue de nègres malfaits, malades, aveugles. Il se trouve des gens qui spéculent sur ces queues de cargaison. On achète un nègre malade cinquante ou cent piastres, et on le guérit ou on le perd. Mais que fait-on des nègres aveugles ou tout-à-fait incurables? Je n’ai pu avoir de donnée satisfaisante là-dessus.

   O vous que je ne veux pas honorer du nom d’âmes généreuses, mais de celui d’âmes humaines, parce que l’humanité est encore plus rare que la générosité, vous qui n’avez pas eu besoin de voir les misères de l’esclavage pour en solliciter le remède, recevez ici l’hommage d’un homme qui les a vues ces incroyables misères. Plus d’une fois, au sein d’un monde frivole et tout occupé de ses plaisirs, votre voix éloquente a retenti sans fruit, comme l’aurait fait un arrangement de paroles plus ou moins savamment arrangées pour charmer l’oreille et piquer la curiosité; puissé-je moi, qui les ai vus, ces effroyables maux, trouver des expressions qui rendent amères les jouissances d’un luxe qu’ils alimentent, et des images qui apparaissent dans la joie des festins somptueux, comme ces paroles foudroyantes qu’une main mystérieuse traça jadis au festin de l’impie Balthazar. Mais quoi! je me suis rendu moi-même indigne de les proférer, ces grandes et formidables paroles; j’ai osé mettre un prix à mon semblable! Il est vrai qu’après avoir passé un acte trop odieux, je n’ai pu le comprendre, et que le mot d’esclave a cessé d’être intelligible pour moi, du moment que la chose a été mise en ma possession.

   On te comptera parmi les défenseurs de l’humanité outragée, toi que j’ai déjà nommé; toi, qui seras l’éternel honneur de notre langue, et qui aurais pu l’être de la raison même, si trop souvent tu n’avais pas confondu dans tes proscriptions ingénieuses les illusions utiles avec les croyances funestes, les préjugés profitables au bonheur des hommes avec les erreurs qui nuisent à la société! Eh toi aussi, peintre majestueux de la nature, toi qui commences une dissertation, d’ailleurs peu exacte sur les infortunés Africains, par ces heureuses paroles qui rachètent bien des erreurs de physique et d’histoire naturelle: Je ne puis écrire leur histoire sans m’attendrir sur leur état! Et vous, hommes vertueux, Wilberforce, Clarkson, Anthony Benezet, puissent un jour vos noms vénérables être prononcés par les mères Africaines avec autant de tendresse et de plaisir que le nom de leur époux, du père de leurs enfans!

   Si des considérations de haute politique déterminèrent Pitt et Fox, dans le sénat Britannique, Bernstorf et Schimmelmann, dans le conseil Danois, à suivre, à propager l’impulsion donnée aux esprits par la vertu désintéressée, faut-il pour cela ne leur en témoigner aucune reconnaissance? Non certes: il est hélas! si rare que la politique suive les conseils de l’austère sagesse, et l’inspiration des hommes de bien!

   Ce fut un beau jour sans doute pour l’humanité, celui où la loi sur l’abolition de la traite passa enfin, malgré l’opposition des intérêts contraires. Le respectable M. Clarkson, en rendant compte de cette séance mémorable, dit qu’au moment où le bill fut sanctionné, un rayon de soleil, comme pour éclaircir une fête si touchante, sortit des nuages dont le ciel était couvert. Malheur aux âmes froides, qui, dans cette remarque d’un coeur sensible, ne verraient que la petitesse d’un esprit superstitieux!

   Non, je ne puis non plus vous oublier, vous, savant ecclésiastique, qui pour ramener les Européens à des sentimens plus humains envers la race africaine, avez pris soin de recueillir les exemples de vertu, de talent et de savoir qui vous ont semblé combattre en sa faveur; comme s’il était nécessaire que ces infortunés fussent savans et vertueux pour qu’ils parussent être nos frères; comme si tant de nations asiatiques ou américaines, plus barbares qu’eux, et moins susceptibles peut-être de civilisation, nous offraient dans leur grossière et constante ignorance, un prétexte pour les traiter en brutes! Hélas! ce n’est point par leurs dispositions à la vertu, aux sciences, aux travaux de génie que les enfans de l’Afrique sont nos frères; c’est bien surtout parce qu’ils ont les mêmes défauts, les mêmes vices, les mêmes misères que nous. Qu’un blanc-brutal et orgueilleux ne s’avise pas de regarder les fils du Zaïre et du Kalabar comme des animaux stupides, comme des êtres inférieurs à notre nature! Quand on songe que les grandes inspirations du christianisme, que les sublimes pensées de la philosophie n’empêchent pas ces blancs si fiers, de courber leur front sous le joug avilissant du despotisme, toutes les fois que le despotisme parvient à tromper la vanité par l’intérêt personnel, à réprimer la jactance par la terreur; quand on songe à tant d’exemples d’abjection que nous présentent nos propres annales, on voit combien peu il en coûterait pour anéantir cette prééminence européenne qui nous enfle tant le coeur, et que nous devons à des circonstances heureuses dont nous sommes toujours prêts à nous laisser ravir le fruit!

Pag. 360- 373

CHAPITRE XXXVI

Maladies des Nègres.- Sort des Nègres de ville.- Les affranchis.- Conspiration d’Aponte.

   Quel est le sort des nègres, après qu’ils ont été vendus? Mon ami B… nous a fait connaître comme on les traite à la campagne. Son tableau n’est point exagéré. Dans les villes, ces infortunés sont moins à plaindre. Mais avant de les montrer dans cette autre position, disons un mot de quelques maladies auxquelles ils sont sujets, et surtout de celles dont les maux, se combinant avec les peines morales, deviennent ainsi les plus dangereuses de toutes.

   La lèpre, ou mal de saint Lazare, n’est que trop commune à la Havane. Quelques uns en cherchent l’origine dans le trop fréquent usage et la mauvaise qualité de la chair de porc. On prétend même que cette viande est d’autant plus insalubre que l’animal s’est nourri davantage du fruit d’un certain palmier qu’on nomme royal. Ce qu’il y a de certain, c’est que les nègres importent journellement d’Afrique cette cruelle maladie, dont l’abus de la chair de porc augmente peut-être l’intensité.

   La cachexia africana, maladie eu traitée dans les livres de médecine, fait périr en Amérique, dès les premiers temps de leur arrivée un grand nombre de nègres. Elle commence par une profonde tristesse, et un engourdissement presque total des esprits vitaux. Les regrets que ces infortunés Africains éprouvent loin de la terre natale, sont la principale cause de ce dépérissement cruel, de cette destruction chaque jour plus visible, et qui n’est que trop souvent accélérée par les traitements barbares qu’on leur fait subir. Les symptômes ultérieurs sont des appétits contre nature, un goût déréglé pour du bois, de la chaux, de la terre, etc. Un marasme complet termine la maladie, et dérobe ces infortunés à une plus longue série de maux.

   Un petit nègre mina, appartenant au P. Labat, mangeait de la terre pour se faire mourir: «je ne sus, dit ce religieux, son chagrin que quand il ne fut plus temps d’y remédier. Il avait un frère qui appartenait à un de mes voisins; comme on ne savait pas qu’ils fussent frères, parce qu’ils ne disaient rien, on ne pouvait deviner que leur chagrin venait de n’être pas ensemble chez le même maître, ce qui aurait été facile; de sorte qu’ils prirent la résolution de se faire mourir, afin de retourner dans leur pays et chez leurs parens. Le mien mourut le premier; son frère le suivit peu de jours après. Quand je le reprenais de ce qu’il se faisait ainsi mourir, il se mettait à pleurer; il disait qu’il m’aimait, mais qu’il voulait retourner chez son père.» et voilà les êtres que des Européens extravagans refusent de croire semblables à nous; oui, certes, c’est nous bien souvent qui ne leur ressemblons guère! Ah! s’ils retrouvaient les arbres les plus remarquables de leur patrie, peut-être seraient-ils moins dominés par le chagrin de l’avoir perdue; s’ils pouvaient encore, au lever du soleil, épier religieusement le réveil des fleurs du baobab fermées pendant la nuit; si ce roi de l’empire végétal, cet objet d’une espèce de culte, prêtait son éclat et sa pompe à la terre qu’ils arrosent de leurs sueurs, peut-être s’y trouveraient-ils moins étrangers et moins à plaindre; peut-être le nombre de ceux qui périssent par suite de leur transplantation serait-il moins effrayant!

   Si l’on calculait la population noire actuelle d’après le nombre de nègres qu’on introduit chaque jour dans la colonie, on trouverait cette population trois fois plus considérable, pour le moins, qu’elle ne l’est en effet. Dans les six derniers mois de 1817, il est entré à la Havane, dix mille trois cent sept nègres. Dans les deux semestres de 1818, l’importation s’est élevée beaucoup plus haut. Mais combien la douleur, l’incurable douleur, qui rêve sans cesse la patrie à jamais absente, n’en a-t-elle point moissonnés? Ce n’est pas qu’ils ne trouvent, en Amérique des images consolatrices dans un grand nombre de productions analogues à celles de leur pays; il en est même dont cette partie du monde leur est redevable, entre autres le pois d’Angola, qui est d’une fécondité si merveilleuse. Le père Labat dit, en parlant des pois d’Angola: «Ils ressemblent assez à nos petites fèves, excepté pour la couleur; car ils sont bruns; aussi viennent-ils de la côte des nègres» Ne semble-t-il pas que des Européens, même parmi les plus instruits, sont condamnés à déraisonner, toutes les fois qu’ils ont à parler des Africains! Passe encore pour les sottises; mais la barbarie, l’inhumanité… Hâtons-nous, pour soulager l’âme de nos lecteurs, de mettre sous leurs yeux un tableau moins affligeant. Il nous sera offert par les nègres de ville.

   Jetons un premier trait. Avoir un grand nombre d’esclaves domestiques, c’est un luxe dont se piquent les Havanais opulens. On cite le comte de Baretto pour en avoir plus de soixante. Ces esclaves-là, bien certainement, ne sont pas accablés de travail; ils ne servent qu’à meubler les grandes maisons. C’est bien plutôt l’oisiveté qui leur pèse; aussi le libertinage est-il grand parmi eux, et leur insolence n’est pas moindre.

   Nous l’avons déjà dit, les nègres de la Havane ne sont pas fort respectueux envers les blancs. J’ai entendu un nègre batelier qui, se disputant avec un blanc, ne respectait pas plus, dans un long débordement d’injures, la nation espagnole que la personne du souverain. C’est un tort d’avoir des esclaves, c’en est un autre de souffrir qu’ils deviennent insolens. Une tyrannie inconséquente est doublement criminelle. Les nègres se traitent entre eux de segnor et même de caballero; à la bonne heure: mais qu’ils respectent les blancs, puisqu’enfin l’ordre établi tient à ce respect.

   On serait porté à croire que les nègres africains éprouvent des jouissances variées à mesure que les usages, les instrumens et les arts d’une civilisation avancée se présentent à leurs yeux. Il est permis cependant de douter que leurs émotions, à cet égard, soient bien vives. Les nègres qui traversent la ville, au sortir des baracones, ne témoignent aucun étonnement de tout ce qu’ils voient. Les cosaques et les Kalmoucks n’en témoignent pas davantage en traversant Paris. Les oreilles, plus que les yeux, paraissent demander des sensations chez les Africains. Tout ce qui fait du bruit les amuse: tambours, cloches, canons. La musique surtout les transporte, et principalement la musique militaire.

   Ce serait l’objet d’une étude intéressante, que la manière dont ils apprennent les langues européennes. La nôtre est, pour eux, la plus difficile. Ils viennent au contraire assez facilement à bout de l’espagnol; mais jamais un bosale ne prononcera la langue française passablement; elle a même beaucoup de sons que repoussent tout-à-fait les inflexions habituelles d’un organe africain.

   Comment le jargon créole est-il né? Probablement de l’antipathie qui règne entre le génie de notre langue et celui des idiomes usités chez les peuples nègres. Les premiers bosales qu’on amena dans nos colonies, adaptèrent leur syntaxe grossière à quelques mots français, tels que leur oreille put les saisir dans la bouche de nos flibustiers et boucaniers qui n’avaient pas une élocution très-pure. Il se forma un mélange bizarre d’expressions gauloises, de termes de marine et de paroles africaines. Les onomatopées de la langue maternelle passèrent, en grande partie, dans ce jargon naissant. Comme tous les peuples sauvages, les nègres ont beaucoup d’onomatopées; elles s’affaiblissent et se dégradent à mesure que les langues deviennent plus polies et plus métaphysiques. Le génie des onomatopées est presque perdu pour nous.

   Parmi les négresses domestiques, il en est qui sont mises très-décemment; d’autres font rire par les contrastes que leur habillement présente: des robes de mousseline brodées, festonnées, des voiles, des schalls de tulle, et point de bas ni de souliers, ou tout au plus de mauvaises savates qu’on va traînant dans la boue. Autre contraste: un nègre esclave, avec des vêtemens assortis à sa triste condition, fait souvent la cour à une jeune négresse esclave comme lui, mais très-élégamment vêtue. Je crois pourtant qu’une créole n’avouerait jamais pour son amant un bosale. Les négresses créoles ont tant de vanité, qu’elles ne veulent rien porter sur leur tête; il semble que le joug de l’esclavage ne pèse point sur elles. Les femmes blanches, dépensant beaucoup en robes, mais ayant peu de meubles pour les serrer, se hâtent de les distribuer à leurs négresses, qui s’en parent comme elles l’entendent.

   Les négresses espagnoles arrangent leur chevelure laineuse par compartimens et d’une façon très-bizarre; elles en font aussi des espèces de mèches qui ressemblent à des cornes. Les négresses et mulâtresses françaises, à cet égard mieux avisées, ont conservé l’usage de cacher leur laine sous un fichu qui leur sied très-bien.

   Je crois avoir fait une remarque échappée à d’autres observateurs, c’est que les traits du nègre changent peu à mesure qu’il vieillit; et même en cheveux blancs, il conserve, sur sa figure, les formes indécises de l’enfance. Voilà ce qui fait sa laideur. Les petits enfans nègres au contraire sont, en général, si intéressans!

   Avec leur tempérament lascif, les nègres doivent aimer la danse; elle est, chez eux le langage de la volupté. Dans les maisons qui font face au rempart, à droite et à gauche de la porte principale de la Havane, les nègres se rassemblent pour danser chica les dimanches et jours de fêtes. Chaque nation a son cabildo ou chapitre; on y fait un tintamarre affreux. Vieux et jeunes, hommes et femmes, tous les spectateurs suivent les mouvements de la danse. En dehors même, les sons du tamtam du bamboula, le bruit des chaudrons, animent ceux qui ont pu trouver place dans la salle du bal. La joie de ces pauvres esclaves est très-franche, il y a peu de disputes parmi eux. Un maître accorde assez facilement à ses nègres la permission de se rendre au cabildo, à mois qu’ils ne soient enclins à s’enivrer.

   Les négresses, tant qu’elles sont esclaves, s’attachent peu à leur enfans; ils ne leur appartiennent pas. Les négresses libres, au contraire, ont beaucoup de tendresse pour eux. J’ai vu quelquefois des ménages nègres dont le bon accord et les bons sentimens m’ont touché jusqu’aux larmes.

   Les espagnols tiennent, plus que les Français, à donner une instruction religieuse quelconque à leurs esclaves. Le soir, après l’oration, les esclaves viennent demander, à genoux, la bénédiction à leurs maîtres. On trouve toujours quelque reste des moeurs patriarchales dans cette nation.

   Quels que soient les torts du clergé espagnol, je n’ai pas ouï dire que les curés de campagne imitassent la plupart des anciens curés de nos colonies, qui persuadaient au nègre crédule que, pour un salaire convenu, et toujours payé d’avance, ils lui feraient retrouver ou le meuble perdu, ou la poule que les rats avaient déjà digérées. Il est vrai que les franciscains font un débit considérable de cordons de Saint François, qu’on achète un réal, et qu’on place autour des reins et du cou; mais les nègres ne sont pas les seuls qui paient tribut à une superstition d’ailleurs peu coûteuse. Il est vrai encore, qu’à ce cordon de Saint François, de pauvres bosales suspendent de petits lézards et d’autres fétiches mêlés à des scapulaires et à des médailles Saintes; abus que les zélés franciscains devraient bien empêcher. Il est vrai encore que des casuistes, disciples de Sanchez et de Molina, permettent aux femmes esclaves de violer la défense expressede Dieu non machaberis, pourvu que cette violation se présente à elles comme un moyens d’acquérir un jour la liberté; et l’on sent bien que l’espoir de la liberté est toujours vif dans le coeur de l’esclave! Une chose remarquable, c’est que telle négresse basale qui a le bonheur de plaire à un homme riche, obtient sa liberté au bout de quelques années, tandis que telle femme presque blanche, et qui tient à notre race par trois ou quatre générations, gémit dans la servitude. L’esclavage des mulâtres et de leurs descendans me paraît incompatible avec le respect qu’on demande pour l’aristocratie de la couleur.

   L’amour n’est pas le seul moyen d’affranchissement qui vienne au secours des femmes esclaves. La liberté compense quelquefois l’heureuse nourrice qui donna son lait aux enfans d’un bon maître. Souvent aussi l’affranchissement n’est pas total. On libère un esclave d’une partie du prix qu’il a coûté; on lui donne un métier: du moment qu’il n’est plus employé ni au service de la maison, ni aux travaux agricoles, il ne doit journellement à son maître qu’un réal par chaque centaine de piastres déboursées pour le dernier achat et en frais d’apprentissage. Il faut retrancher, des jours de travail, non-seulement les dimanches, mais encore un nombre assez considérable de fêtes où le repos n’est point d’obligation, et que l’esclave peut employer à son profit. Le labeur des femmes est, comme partout ailleurs, assez peu lucratif; celui des hommes est, en général, beaucoup plus fructueux. On a vu des nègres africains, après s’être rachetés, faire une fortune considérable, et acquérir eux-mêmes un grand nombre d’esclaves. Il en est qui, tourmentés par le désir de revoir leur patrie, y retournent avec les richesses qu’ils ont amassées, et vont figurer parmi les principaux de leur nation, dont ils furent jadis le rebut. Les facilités offertes à l’affranchissement ont multiplié, plus que dans toute autre colonie, les nègres et hommes de couleur libres.

   A la Havane, cette classe est répandue principalement dans les faubourgs. On a calcule que, dans un intervalle de dix années, depuis 1800 jusqu’à 1810, elle y a augmenté dans la proportion de deux-cent quatre-vingt-quinze pour cent. D’un autre côté, à Santiago et à Baracoa, elle a diminué; mais à Holguin, elle s’est accrue dans le prodigieux rapport de trois cent cinquante-trois pour cent, et à Bayamo, dans celui de cent vingt-huit.

   Cet accroissement des hommes de couleur libres, si touchant et si doux aux regards de l’humanité, doit inspirer, nous l’avouerons, des craintes plus ou moins fondées à la politique vigilante. Il n’est donc que trop vrai ce mot de Pitt déjà cité, que le principe de l’esclavage, dans les colonies, renferme une masse énorme de vices et de crimes; il n’est donc que trop vrai, puisque, dans ces lieux impurs, le premier des biens, la liberté, peut devenir un fléau funeste!

   Les seuls esclaves sont appelés negros ou mulates suivant la couleur. Les noirs libres ne sont que morenos, et les mulâtres libres, pardos.

   L’orgueil des nègres libres est plus qu’une parodie de la fierté espagnole. Un garçon menuisier nègre qu’on demandait pour un ouvrage à faire dans le voisinage, ne voulait pas sortir dans la rue, parce qu’il n’avait pas un pantalon assez propre. On sent combien ces hommes doivent être humiliés par les distinctions éternelles que la couleur met entre eux et les blancs. Plusieurs ont acquis de l’instruction; il est même des nègres esclaves qui savent lire et écrire; peut-être le temps n’est pas éloigné où l’on établira dans les habitations des écoles d’enseignement mutuel: il y a bien, dans certaines têtes, assez d’inconséquence pour cela.

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