Observations sur quelques opinions relatives à l’esclavage …

La discussion qui a eu lieu à la chambre des pairs dans les séances des 4, 5, et 6 avril, à l’occasion de la loi sur le régime des esclaves aux colonies, a fait faire un pas immense à toutes les questions qui se rattachent à l’esclavage. De nobles dévouements, que nous sommes habitués à rencontrer partout où il s’agit de prêter appui au malheur, s’y sont prononcés hautement pour l’abolition de la servitude. D’autres ont fait de généreux efforts pour soutenir la cause des partisans du statu quo; mais nous croyons que dans ce conflit des opinions, les colonies n’ont pas toujours été jugées avec équité.

Des paroles amères ont été prononcées contre les Colons, telles que celles-ci:

Lorsque les Indiens viennent se confesser à nous, on leur fait voir que c’est un péché de manger de la chair humaine; mais ils demandent à en manger une fois par mois pour arriver à n’en plus manger du tout. On a comparé les Colons aux Indiens.

Aujourd’hui, on traite mieux ses chevaux que par le passé, on nourrit mieux ses boeufs, on engraisse davantage ses cochons, parce qu’on espère en faire un meilleur usage. Voilà tout. Qu’on traite mieux les esclaves que par le passé, cela est possible, on y trouvera avantage et profit.

Ces paroles prouvent, du moins, que la loi dont il s’agit a été discutée sous l’influence de préventions évidemment défavorables aux Colons.

Cependant tour le monde paraît être d’accord aujourd’hui pour reconnaître les modifications qui ont été introduites dans le sort matériel des esclaves. Le temps a fait justice de toutes les imputations odieuses que l’ignorance ou la mauvaise foi s’étaient plu à faire peser sur le système colonial. Les planteurs sont pleinement justifiés de toutes les accusations de cruauté et de tyrannie dont on s’était servi, dans le temps, pour susciter contre eux les mauvaises passions. Le code des ateliers est désormais établi sur des bases qui sont une garantie complète contre tout abus de pouvoir de la part des maîtres. La loi nouvelle, qui vient d’être soumise aux chambres, ne laisse rien à désirer sous ce rapport.

D’un autre côté, il est évident que la question de l’émancipation se trouve aujourd’hui, plus que jamais, résolue en principe. On a reconnu que si l’esclavage est un fait qui remonte à l’origine du monde, ce fait incontestable ne peut plus se concilier avec les principes de liberté qui régissent les sociétés modernes et avec le progrès des moeurs.

Mais la question est de savoir si, en émancipant les races africaines, on sautera par-dessus toutes les barrières; si, sous prétexte de favoriser les populations qui sont dans la servitude, on sacrifiera la population libre qui peuple nos colonies; en un mot, si on cherchera à concilier les intérêts de tous, dans les mesures de liberté générale dont on veut doter nos possessions d’outre-mer.

C’est sous ce point de vue que nous allons considérer l’esclavage. Nous l’envisagerons moins sous le rapport des intérêts matériels, que d’après les principes de la morale chrétienne catholique.

Nous établirons d’abord franchement l’état de la question; nous jetterons ensuite un coup-d’oeil sur la situation des colonies et nous nous attacherons principalement à faire ressortir les avantages qu’on se promet du concours de la religion, et de l’action du clergé colonial dans cette grande régénération sociale.

Nous avons pour nous dix ans de ministère aux colonies. C’est là notre seul titre; mais ce titre suffira aux yeux des personnes qui cherchent, avant tout, des convictions fondées sur l’expérience et désintéressées.

A Monsieur Jacquier

Vice-Préfet apostolique de la Martinique, Chanoine honoraire de Bordeaux,

Chevalier de la Légion d’Honneur.

                            MONSIEUR LE VICE-PREFET,

Quand un corps est attaqué, chaque membre est appelé à apporter ses moyens de défense, quelque minimes qu’ils soient, dans l’intérêt de la cause commune. Cette considération peut seule expliquer les motifs qui m’ont porté à entreprendre cet écrit, et la bienveillance avec laquelle vous avez bien voulu l’approuver et en accepter la dédicace. Comme chef de la mission, c’est à vous qu’appartient l’hommage de ce faible travail, et ce titre suffirait pour le recommander, s’il ne trouvait pas une recommandation plus puissante encore dans les vertus apostoliques dont vous avez donné constamment l’exemple, pendant vos vingt-cinq années de ministère aux colonies; je vous l’offre comme un gage de ma profonde estime et de mon respectueux attachement.

 J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect,

                     Monsieur le vice-préfet,

         Votre très-humble et obéissant serviteur,

         RIGORD.

         Fort-Royal, le 2 juillet 1845.

OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES.

Un blâme sévère a été infligé au Clergé des colonies, du haut de la tribune des Pairs, dans la séance du 5 avril de cette année. M. le comte de Montalembert, après avoir fait, dans un discours éloquent, l’éloge des résultats obtenus par les ministres protestants des îles anglaises dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves, a dit des prêtres catholiques des îles françaises, que leurs dispositions sont en général favorables à la thèse des partisans de l’esclavage, et que, sauf des exceptions recommandables, ils sont tièdes.

 Un pareil blâme est trop grave, puisqu’il touche aux devoirs les plus sacrés du prêtre; il est sorti d’une bouche qui a trop d’autorité, pour que le Clergé des colonies puisse l’accepter. Nous croyons donc avoir fait une chose utile et avoir rempli un devoir, en essayant de faire ressortir dans cet écrit ce que ce blâme offre d’exagéré.

 M. le comte de Montalembert nous adresse deux reproches: il nous accuse d’être partisans du systême colonial et d’être tièdes dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves. Il a donc fallu que nous établissions d’abord catégoriquement notre position vis-à-vis de l’esclavage et que nous examinassions en suite si le reproche de tiédeur qui nous est adressé est mérité. C’est le double but que nous nous sommes efforcé d’atteindre. Mais pour obtenir ce résultat, nous avons dû aborder des intérêts graves qui touchent à l’existence et à l’avenir des colonies.

En effleurant les questions qui sont relatives au systême colonial, nous ne nous sommes pas dissimulé que nous marchions sur un terrein brûlant, et que nous nous exposions à froisser, peut-être, bien des susceptibilités; mais fort de nos intentions et des motifs qui nous guidaient, nous n’avons pas hésité à entrer franchement dans cette carrière périlleuse. Notre plus grand effort a été de respecter toutes les opinions, de menager tous les intérêts. Si nous avons été téméraire, nous espérons qu’on aura égard à la position que les reproches graves qui nous sont adressés nous ont faite. Un accusé est toujours admis dans ses moyens de défense, surtout lorsque ces moyens sont fondés sur la plus exacte vérité. Nous saurons bientôt si nous avons réussi à ne pas nous écarter de la voie de modération et de prudence que la charité nous indiquait, dans un écrit où nous établissons comme première base des améliorations, que nous réclamons au nom de la religion, la charité pour tous.

Nous ne défendons la cause d’aucune classe des sociétés coloniales en particulier; nous défendons celle des intérêts de tous, sans exception. Nous réclamons une justice égale pour tous, d’après les principes éternels et immuables de charité universelle de la religion du Calvaire.

Nous osons espérer que toute personne qui nous lira avec impartialité, nous rendra la justice de reconnaître que notre langage est celui de la religion, celui du prêtre, et que nos intentions, du moins, ont été bonnes.

CHAPITRE PREMIER.

État de la question.

Un abîme sépare ceux qui se conduisent par le

calcul de ceux qui sont guidés par le

sentiment.                              (Madame de STAEL.)

Il est encore des personnes en France qui ne comprennent l’émancipation qu’en isolant les intérêts des différentes classes de la société coloniale. Elles ne voient dans les améliorations qu’elles veulent provoquer, que le bien-être de la population qui est dans la servitude, sans songer qu’elles sacrifient, par leurs sympathies exclusives, tout ce qu’il y a d’hommes libres dans les îles françaises.

Ces théoriciens imprudents n’hésiteraient pas à sacrifier les colonies plutôt que leurs utopies. Si nous demandions à certains d’entre eux, que nous pourrions nommer, si les intérêts des Colons doivent entrer pour quelque chose dans la balance où se trouve désormais placé le sort de nos possessions d’outre-mer, ils trancheraient de suite la question; ils nous diraient: nous voulons l’émancipation immédiate, sans apprentissage, sans indemnité. D’après eux, les Colons ne sont pas les colonies; et partant de ce principe, ils ne trouvent aucune part possible à faire aux héritiers des antiques brigands qui les ont conquises sur les Caraïbes et autres indigènes (1). «Pour eux, comme le disait M Clay dans un discours prononcé au congrès des Etats-Unis, l’émancipation est une idée fixe qui s’est emparée de leur esprit; ils la poussent en avant, et sautent par-dessus toutes les barrières, sans aucun souci des convenances, sans même s’en occuper.»

(1). Pauvres Noirs, par M. Goubert, ancien curé du Fort-Royal.

C’est d’après ces aberrations que certains idéologues ont répété ce fameux blasphême politique, qui méritait d’avoir pour auteur un des fougueux tribuns de 93: Périssent les colonies plutôt qu’un principe.

Ces rudes champions se nomment ultra-abolitionnistes.

A l’extrémité opposée se trouvent les partisans du statu quo. Ceux-ci défendent l’esclavage avec autant d’acharnement que les autres en mettent à le saper dans ses bases. Ce n’est pas qu’ils veuillent la servitude, pour se donner le plaisir de voir l’homme asservi par l’homme, mais ils croient leur fortune, leur avenir, en un mot, toutes les conditions de leur existence engagées dans la perpétuité d’un état de choses qu’ils considèrent comme un mal nécessaire dans les divers élémens qui constituent l’avenir des colonies. Injustement attaqués dans les motifs qu’on allègue pour les déposséder d’un droit légalement acquis, ils invoquent les lois primitives qui ont de tout temps protégé, encouragé l’esclavage, et ils prouvent, par de faits irrécusables, à leurs ennemis, que la condition de la servitude, telle qu’elle existe aujourd’hui, est matériellement préférable à celle d’une infinité de prolétaires qui, dans les pays libres, sont esclaves de la faim, de la misère et des chances terribles des infirmités et de la vieillesse.

Ces deux opinions sont également exagérées. Ce n‘est pas ainsi que la religion nous apprend à juger la question de l’émancipation. Elle veut que nous soyons moins exclusifs dans l’application des principes éternels de sa charité universelle.

A ceux qui ne comprennent l’affranchissement des races africaines que par la ruine de la race blanche, nous disons:

Ces blancs que vous voulez immoler sont vos frères. Le sang de vos pères coule dans leurs veines. Quel est leur crime? Ils ont quitté le beau sol de France pour venir défricher un sol vierge, sous une zône torride au dépens de leur vie. Ils ont fait fleurir votre commerce. Ils enrichissent votre trésor… Et vous voulez les sacrifier! Et pour les sacrifier, vous les calomniez! Depuis trente ans vous débitez contre eux les mensonges les plus absurdes. Vous confondez les temps et les lieux pour les représenter aux peuples civilisés comme un objet d’exécration. Vous leur faites un crime d’avoir accepté, par droit héréditaire, des biens qui ont toute la garantie des lois. Vous leur disputez des moyens de culture que vous leur avez vous-mêmes imposés. Vous leur dites que tout marche à côté d’eux à pas de géants, que les temps ne sont plus les mêmes, que les idées et les moeurs ont changé, et qu’ils doivent marcher avec elles, sous peine de rester dans la barbarie.

Mais, voudriez-vous qu’ils se dépouillassent d’un bien légalement acquis, qu’ils se réduisissent eux et leurs enfants dans la misère uniquement pour rendre hommage aux progrès du siècle, qui ne veut plus d’esclavage? Prétendriez-vous qu’ils vissent d’un oeil impassible leur sucre frappé d’un impôt injuste, uniquement pour faire honneur aux progrès de la chimie, qui leur a donné dans la betterave un rival qui menace d’anéantir leur industrie? Nous voudrions vous voir à l’épreuve.

Tout cela ne dépend plus de votre volonté, ajoutez-vous; aujourd’hui, ce n’est plus une coterie, un gouvernement seul qui réclame l’abolition de la servitude, ce sont tous les peuples civilisés qui sont ligués contre vous. On veut, dites-vous, votre mort! Eh bien! choisissez la plus douce, de peur qu’on ne vous fasse subir la pire. Triste condition, qui mériterait au moins quelque sympathie.

A ceux qui sont partisans du statu-quo, et qui veulent perpétuer indéfiniment l’esclavage, nous disons:

L’esclavage n’est pas bon par sa nature, nous aimons à nous persuader que les hommes naissent tous égaux; que la liberté est un droit naturel, imprescriptible pour tous; que la première prérogative que Dieu ait attachée à la nature de l’homme, c’est d’être raisonnable et libre. La religion nous apprend que nous partageons tous le même anathême que Dieu a prononcé contre l’homme coupable; que nous ne formons tous qu’une même famille dont Dieu est le père; que nous sommes soumis aux mêmes infirmités, aux mêmes maladies, à la mort, sur cette où le même soleil nous éclaire: que nous tendons tous à la même fin, qui est le tombeau, et au-delà l’éternité, où il n’y a acception de personne; en un mot, que nous sommes tous héritiers de Dieu et co-héritiers du Christ.

Nous disons: la condition de l’homme dans l’état d’esclavage est une condition douloureuse qui doit exciter impérieusement la sympathie qui unit l’homme à son semblable. La privation de la liberté, lors même qu’elle est infligée par la loi, est toujours une grande infortune: elle rend l’homme souffrant, vicieux, et elle impose à la charité le double devoir de le soulager et de le rendre à la vertu. Aussi, la religion considère-t-elle comme une oeuvre de miséricorde d’adoucir le sort des esclaves.

Nous savons que l’esclavage, tel qu’il existe chez vous, est entouré des égards, des soins que réclame le malheur. Vos esclaves sont vêtus, logés, nourris, soignés dans leurs maladies; ils n’ont pas le souci du lendemain; ils voient sans effroi les rides de la vieillesse sillonner leur front; mais sont-ils heureux? Ils ne sont pas libres! Une prisonnier qui trouverait dans sa prison tous les moyens de satisfaire ses goûts et ses appétits, serait-il heureux? C’est là le bonheur des êtres privés de l’intelligence et de la volonté.

Entre ces deux opinions extrêmes est celle des abolitionnistes-modérés. Grâces à Dieu, ceux-ci sont appelés à concilier tous les intérêts, autant qu’ils peuvent l’être dans une question si grave et si périlleuse. Que demandent-ils? Du temps. Se refusent-ils à l’amélioration de l’existence et des moeurs des populations africaines? non. Mais ils veulent que ces améliorations protègent les intérêts de tous; ou, en d’autres termes, qu’elles soient graduelles, régulières, et non le résultat du mensonge, de l’impatience ou de l’erreur. Ils veulent qu’en abolissant les droits de propriété sur l’esclave, on accorde à la partie lésée une juste et généreuse indemnité et qu’on s’efforce d’assurer la perpétuité du travail, qui est la condition la plus rigoureuse de l’existence des colonies.

Cette dernière opinion est la nôtre. Nous sommes de l’avis de Charles VI, qui regardait «être prétendue chose et convenable de ramener en liberté et franchise les hommes et les femmes qui, de leur première création, furent créés et formés égaux par le Créateur du monde.» Mais, par cela même que tous les hommes sont égaux devant Dieu, nous voulons qu’ils le soient devant la justice, et qu’ils obtiennent tous une égale protection dans les mesures d’humanité qu’ils réclament.

Quand on entendra le progrès dans ce sens; lorsqu’on l’appellera avec la prudence de la raison, avec la patience de la vertu, un cri général de liberté retentira au fond de l’Atlantique.

Ces trois opinions ont été parfaitement dessinées à la Chambre des pairs.

Nous avons vu avec plaisir que M. le Ministre de la marine a senti la nécessite de laisser au temps et à la religion le soin d’aplanir les obstacles qui s’opposent encore aux mesures de liberté générale. Que le Gouvernement persévère dans cette voie de prudente et de sagesse! A cette condition, il trouvera des abolitionnistes dans les colonies mêmes. Les représentants des Conseils coloniaux en France n’ont-ils pas dit souvent: que ce n’est pas la perpétuité de l’esclavage que les Colons demandent, mais la perpétuité du travail? Le Conseil colonial de la Guadeloupe n’a-t-il pas déclaré dans une adresse au Roi qu’il voterait des autels à celui qui saurait concilier le travail avec la liberté? Nous connaissons des planteurs à la Martinique qui ne craignent pas d’entretenir leurs esclaves de l’émancipation, et qui la leur font envisager comme une chose qui doit, tôt ou tard, arriver. Cette tactique ne manque peut-être pas d’habileté; elle est du moins une preuve de loyauté et de franchise.

Les Colons ne peuvent plus se faire illusion aujourd’hui. Ils doivent comprendre qu’il leur est impossible de lutter contre le torrent de l’opinion qui les déborde de toute part. S’il en est encore parmi eux qui résistent à l’entraînement général, c’est qu’ils ignorent les conditions qu’on veut leur imposer; c’est qu’ils savent qu’une émancipation trop hâtive serait pour eux un coup de mort; ils la repoussent comme un homme qui est condamné à perdre la vie, repousse le poison qui doit mettre fin à ses jours. Que voulez-vous, tous les hommes n’ont pas le courage stoïque de ce sage de l’antiquité qui, victime d’une sentence inique, s’enveloppa tranquillement de son manteau après avoir bu la cigüe. Vous, vous prétendez que le travail survivra à l’esclavage, eux ne le croient pas. Dans le conflit de ces deux opinions, il n’y a évidemment pas de parité. Ils sont mieux à même de juger la question que vous, et ils doivent subir les conséquences qui seront les résultats de sa solution. Vous, que risquez-vous? de n’avoir pas fait triompher une opinion qui peut vous honorer, mais qui ne peut avoir aucune influence, du moins nous le supposons, sur votre bien-être matériel.

M. le comte Beugnot a dit à la Chambre des pairs: Depuis 25 ans, nous avons tout fait pour saper l’esclavage. En 1818, la France a déclaré à la face de l’Europe qu’elle voulait affranchir les esclaves… Malheureusement les Colons n’ont point voulu suffisamment comprendre que ce qui avait été dit alors et ce qui allait être fait, devait nécessairement amener l’abolition de l’esclavage.

On pourrait répondre au noble pair que les Colons ont tellement pris au sérieux les mesures qui, depuis vingt-cinq ans, sont venues modifier le système colonial, que ceux, parmi eux, qui se refusent encore à toute concession, n’ont adopté ce parti extrême que parce qu’ils l’ont considéré comme le seul moyen d’éviter cette émancipation dont on les menace depuis 1818. Que pouvait-on exiger d’eux? qu’ils demandassent eux-mêmes l’abolition de l’esclavage; c’est-à-dire, que dans leur opinion, ils se donnassent les entraves de la misère? un pareil dévouement est rare. Ils ont cru qu’on allait les dépouiller sans garantie, et alors ils ont dit que, dans ce cas, la résistance était pour eux le plus saint des devoirs. Quand vous leur aurez donné les encouragements que la prudence et la justice réclament ils comprendront sans doute mieux les motifs honorables, qui, depuis vingt-cinq ans, vous portent à saper le système qui les régit.

 M. Schoelcher avait dit, avant M. Le comte Beugnot: «N’est-ce pas une chose étrange d’entendre sortir de la société coloniale le reproche d’injustice et de violence qu’elle adresse à ceux qui la veulent réformer? Jamais, peut-être, la civilisation n’a donné de plus grande preuve de respect pour la propriété. L’intérêt général a cru que l’humanité gagnerait à ce qu’on dépossédât le maître d’une possession monstrueuse. Depuis un demi-siècle, on diffère l’oeuvre d’utilité générale, parce que l’intérêt d’une poignée de Colons en souffrirait, et ils font retentir l’Univers de leurs clameurs! Et ils crient à l’injustice! Et ils disent qu’on les veut dépouiller, eux qui ne se sentent pas injustes de dépouiller le nègre de sa liberté! Dans leur folie, pour soutenir la perpétuation de l’esclavage, ils invoquent les anciennes lois qui l’autorisent. Ils n’aperçoivent pas que cette immobilisation du Code qu’ils veulent créer pour couvrir leur odieuse propriété, est l’entière négation du progrès continu.»

Nous ne nous arrêterons pas à faire ressortir les sophismes qui se trouvent dans le passage qu’on vient de lire; nous aimons mieux laisser M. Schoelcher se réfuter lui-même. Voici ce que ce négrophile écrit dans la relation de son voyage aux colonies:

«L’esclavage est le malheur des maîtres et non leur faute. La faute est à la Métropole qui le commanda, qui l’excita. L’indemnité est donc un droit pour les Créoles. Tout ce qu’on peut avancer pour soutenir le contraire, ne peut être que de l’injustice et du sophisme.» Il ajoute: «ceux qui prétendent qu’il est permis d’arracher aux maîtres leur propriété noire, parce que cette propriété est et a toujours été illégitime, méconnaissent qu’elle est et a toujours été légale; ils oublient que le pacte social qui la protège ne peut rien défaire violemment de ce qu’il a institué législativement.»

Les Colons ne diraient pas mieux et ils ne demandent pas autre chose.

Il ne faut pas que la contradiction qui existe dans ces deux opinions du même homme étonne. Ces deux opinions ont été formulées à des époques et sous l’influence de convictions différentes. Voila tout. La première a été écrite dans le cabinet et est le résultat des préjugés; la seconde a pris naissance sur les lieux mêmes, et n’est qu’un témoignage de justice et d’honneur que son auteur, mieux éclairé, a voulu rendre à la vérité.

Ce n’est pas la première conversion de ce genre que l’on a vue dans les colonies: presque tous ceux qui les ont, visitées, avec des préventions défavorables, s’en sont retournés avec la conviction que ces pays étaient victimes de l’erreur la plus déplorable, quand on les représentait en France comme ennemis de tout progrès.

Il est aisé de faire dans son cabinet de belles phrases sur les droits de l’homme et sur sa dignité; mais quand il s’agit d’entreprendre un voyage de dix-huit cents lieues, comme M. Schoelcher, dans l’unique but de donner à ses convictions le mérite de l’expérience, il est peu d’hommes qui portent jusqu’à ce point le dévouement pour la vérité.

On se plaint des clameurs des Colons, parce qu’ils ne veulent pas se laisser dépouiller, sans indemnité, d’un bien légalement acquis; on les accuse d’être ennemis des progrès, parce qu’ils veulent placer leurs droits sous la garantie des lois; on veut faire peser sur eux la responsabilité des obstacles que l’émancipation éprouve depuis qu’on s’occupe de cette grande et périlleuse question; mais on ne fait pas attention que les progrès qu’on invoque ont mis dix-huit cents ans à amener les résultats que les idéologues de nos jours voudraient réaliser dans quelques années. Ce n’est que depuis vingt-cinq ans que notre législation s’occupe de l’abolition de l’esclavage, et, dans cet espace de temps, on veut accomplir ce que dix-huit cents ans de christianisme n’ont pu faire!

Nous n’avons pas de conseil à donner aux Colons; mais, si nous étions intéressé dans la question comme ils le sont, nous ne laisserions pas à nos adversaires la satisfaction de nous rappeler que, depuis vingt-cinq ans, ils veulent bien s’occuper de nos intérêts, sans que nous ayions compris le but d’une si constante sollicitude. Nous les mettrions en demeure de s’expliquer catégoriquement sur l’indemnité qu’ils prétendent accorder aux planteurs, pour les dédommager de l’expropriation qu’ils veulent provoquer contre eux, et sur les garanties d’avenir qu’ils ont l’intention de leur offrir. Cette épreuve mettrait, peut-être, en cause bien des hommes qui cherchent à se faire une réputation sous le couvert de la philantropie, et qui ne jouissent d’une certaine popularité, que parce qu’ils n’ont pas encore montré le revers de leur médaille. Tous nos réformateurs n’apportent pas dans leurs opinions les convictions désintéressées de M. le comte Beugnot. Nous doutons que ceux qui demandent l’émancipation sans indemnité obtiennent l’assentiment des personnes qui tiennent, avant tout, aux principes d’égalité que tout homme est en droit de réclamer devant la justice; ils n’auront pas du moins de leur côté la charité et la religion. Cette question est trop grave pour que de part et d’autre on ne l’aborde pas franchement, et nous croyons que le temps est venu de s’entendre sur les résultats qui doivent être la conséquence de sa solution (1).

(1). Au moment où nous livrons à l’impression les considérations qui précèdent, nous lisons dans le Journal Officiel de la Martinique, un extrait de la Démocratie pacifique qui justifie entièrement nos prévisions et notre manière d’envisager la question de l’émancipation. Voici cet extrait que nous recommandons à l’attention des personnes intéressées:

«Le projet de loi sur les colonies a été voté le 4 juin, à la Chambre des députés, sans amendement et tel qu’il est sorti du sein de la chambre des pairs. Le résultat du vote a été le suivant: 245 députés étaient présents; on a trouvé 193 boules dans l’urne blanche, 52 seulement dans l’urne noire.

 Un mouvement s’est opéré dans l’esprit des Colons résidant à Paris. Le journal qui leur sert habituellement d’organe contenait, le 4, un article de transition; on cesse de résister aux vues du gouvernement, de plaider pour la prolongation indéfinie de la servitude; on se retranche dans la défense de deux principes acceptés par toutes les opinions: large indemnité aux planteurs, continuité de la production coloniale.

«M. de Mackau, ministre de la marine, a déclaré, dans la séance du 3 juin que le projet actuel était le prélude d’une loi générale d’émancipation fondée sur cette double base: indemnité largement payée aux colons, organisation du travail libre.» (Journal officiel du 9 juillet 1845.)

Quant à nous, ministre de cette religion qui embrasse tous les hommes dans sa charité universelle, nous croyons être plus abolitionniste, dans le gens évangélique, que certains négrophiles qui font tant parade de leurs austères vertus. Nous voulons le progrès et les modifications sociales qu’il réclame; mais nous disons qu’une charité qui ne serait pas égale pour tous, ne serait pas la véritable charité du christianisme. Une pareille charité ne se trouve pas dans l’Evangile. Au reste, les principes de la philosophie sont parfaitement d’accord sur ce point avec la morale évangélique. Ecoutez Montesquieu: «Ce serait une bien grande erreur, dit cet illustre légiste, que celle de vouloir faire triompher son opinion au détriment de la paix et du bonheur d’une portion de la société, sous prétexte qu’on veut en favoriser une autre.» (1) St.-Augustin avait dit, avant Montesquieu: «Combattez l’erreur, quelque part qu’elle se trouve; mais ayez une égale charité pour tous: diligite homines, interficite errores. (2)

(1). Esprit des Lois.

(2). Cité de Dieu.

Nous n’avons pas besoin d’exposer longuement notre opinion sur l’esclavage. L’esprit de l’Evangile tend évidemment à l’abolir, nous ne pouvons nous en déclarer le défenseur; mais quels que soient notre opinion et nos devoirs sur ce sujet, ou plutôt à cause même de cette opinion et de ces devoirs, nous devons dire que, dans l’état actuel de la société coloniale, toute mesure prise en faveur de la liberté générale, qui n’aurait pas pour base l’expérience et la juste appréciation des intérêts de tous, ne pourrait être que désastreuse pour les colonies. On en jugera par le tableau que nous allons essayer d’exquisser dans le chapitre suivant.

CHAPITRE SECOND.

Coup-d’oeil sur la situation des colonies

Pour que l’émancipation réussisse, il faut

que les colonies soient prospères.

(M. de TOCQUEVILLE )

M. le comte Beugnot, que nous aimons à citer, parce que nous connaissons sa noble franchise et la bonne foi qu’il apporte dans ses opinions, disait encore à la Chambre des pairs:

Quelle est la situation des colonies? Ouvrez le Code noir et vous serez à cet égard complètement édifiés. Le Code noir (art. 44) porte: «Les esclaves sont meubles.» Sans doute, les esclaves sont meubles; mais il faut reconnaître qu’ils pensent, et de là une dépêche du 27 mai 1771: elle porte que l’esclave doit être nécessairement humilié.

Le noble Pair a compris que ce serait se faire une idée bien incomplète et bien injuste de la situation actuelle des colonies, si on les jugeait d’après le Code noir, qui se trouve aboli depuis long-temps, soit par des dispositions légales, soit de fait. Il sait que la nouvelle loi, qui vient d’être discutée dans la haute chambre, n’est, pour ainsi dire, que la légalisation de mesures qui étaient déjà en pleine vigueur, moins la pénalité. Aussi, consacre-t-il une partie de son discours à relater les différentes ordonnances qui, depuis 1771, ont successivement apporté des modifications au système colonial.

Mais, il nous semble que pour se faire une idée juste de la situation des colonies, il faut considérer plutôt les fruits qui ont été le résultat de ces lois, que ces lois elles-mêmes. Or, si M. le comte Beugnot était aux colonies, il reconnaîtrait aisément que ces fruits ont été souvent amers.

Nous n’entrerons pas dans le détail de toutes les mesures qui ont été prises directement ou indirectement au sujet du système colonial nous n’en discuterons pas l’opportunité, ni, à plus forte raison, les motifs, que nous croyons très-légitimes et très-honorables. Nous nous contenterons de jeter un coup-d’oeil rapide sur les événements qui se sont passés, sous nos yeux, à la Martinique (1). Pour cela nous allons remonter de quelques années dans nos souvenirs.

(1). Nous ne pouvons parler que des faits dont nous avons été témoin à la Martinique; mais ce que nous allons dire de cette colonie peut s’appliquer à toutes les autres en général.

Le sucre colonial, après avoir exercé un empire absolu sur les marchés de la Métropole, venait de rencontrer un rival redoutable dans le sucre de betterave. L’apparition de ce dernier avait été un coup de foudre pour les colonies. Elles le comprirent bien; aussi se hâtèrent-elles de demander justice contre les priviléges de ce frère bâtard, qui venait usurper les droits de son aîné, et qui osait se produire sans le stygmate de la loi du fisc. Mais leur voix n’était pas écoutée. La betterave triomphait. La loi qui devait la frapper d’impuissance et la réduire à une influence d’égalité était obstinément repoussée par des hommes qu’on supposait trop intéressés à ne pas l’admettre.

Cette partialité avait fait tomber les sucres coloniaux au-dessous de toute parité avec les frais d’exploitation que la canne réclamait. Ils étaient même devenus sans prix (1). Les planteurs en étaient réduits à les entasser dans les magasins de leurs commissionnaires, ou à les vendre à perte. Cependant, les prix d’exploitation étaient toujours les mêmes; il fallait y faire face sous peine de démoraliser les ateliers et de les exciter à la révolte en leur imposant des privations dans leurs besoins les plus impérieux; mais le crédit avait disparu avec les revenus. Les commissionnaires ne voulaient plus faire des avances sur l’éventualité d’un produit qui ne leur offrait plus assez de garanties. La gêne, comme cela arrive toujours, s’était communiquée des sommités aux basses classes, et la misère menaçait de devenir générale.

(1). D’après la balance des recettes et des dépenses des sucres coloniaux, le planteur ne peut se tirer d’affaire que quand les sucres ne se vendent pas au-dessous de 22 fr., prix net, sur les lieux; or à l’époque dont nous parlons, ils étaient descendus à 15 fr. et même plus bas.

Mais, les ennemis des colonies avaient bien autrement compris leur mission de destruction, lorsqu’ils les avaient attaquées avec l’acharnement que les mauvaises passions mettent quelquefois à exploiter les meilleures causes, dans leur principe le plus vital, dans leur droit de propriété et d’esclavage des noirs.

Cette question délicate, qui a pour elle l’autorité des siècles et la sanction des âges, en tombant dans le domaine de la discussion, avait d’abord été traitée avec une légèreté inconcevable par des hommes anthousiastes qui, sous le masque de la religion et de la philantropie, cachaient à peine les motifs intéressés qui les faisaient agir et qui faisaient ainsi de la cause de l’humanité une cause personnelle.

Cette question était séduisante, revêtue du caractère qu’on s’efforçait de lui donner, aussi fit-elle en peu de temps de nombreux partisans: c’était la cause de la religion et de l’humanité. Cette double recommandation devait lui procurer de nombreux protecteurs, dans un pays éminemment civilisé. On vit donc une croisade l’organiser contre les Colons, ces barbares d’une nouvelle espèce. Un comité directeur s’établit à Paris; il compte aujourd’hui parmi ses membres des hommes éminents; mais, il faut l’avouer, ceux qui les premiers se sont écriés, après un beau rêve: plus d’esclavage! plus de colonies! ont mal compris leur mission. La religion n’était pas pour eux une arme familière; ils avaient voulu en faire un instrument de mensonge. Tout le monde a pu lire dans le temps, les contes qu’ils ont débités sur ce qu’ils étaient convenus d’appeler le despotisme colonial. La raison publique a fait justice de toutes ces calomnies que l’ignorance ou la mauvaise foi avaient accréditées. Aujourd’hui, s’il est encore des personnes qui, mues par un véritable sentiment de philantropie, réclament des droits égaux pour tous les hommes que Dieu a créés pour être les enfans d’un même père et pour ne faire qu’une seule et même famille, ce n’est plus d’après l’inspiration de sentiments de vengeance contre une tyrannie qui n’existe que dans l’imagination des personnes intéressées ou abusées.

Ces germes de liberté, jetés trop prématurément sur une terre qui n’était pas préparée à les recevoir, ont produit des fruits amers.

Avant cette levée de bouclier philantropique, les colonies étaient heureuses et tranquilles, les ateliers étaient respectueux et soumis. Les maîtres avaient modifié leurs prétentions et les avaient réduites à un pouvoir qui ne pouvait plus être désavoué par l’humanité. Une paix profonde régnait partout. Les champs cultivés par des bras vigoureux étaient fertiles. Riches, bien peuplées, jouissant, sans entraves, de leurs constitutions coloniales, les colonies françaises excitaient l’envie de leurs voisins jaloux.

Cette prospérité et ces rapports entre les maîtres et les esclaves étaient dus aux concessions faites par les planteurs aux sentiments d’humanité, qui depuis long-temps réclamaient une réforme dans les codes des ateliers. Cette réforme, ils la firent spontanément d’après les seules inspirations de leurs coeurs, et leurs intérêts y gagnèrent. Non seulement, ils traitèrent avec plus de douceur leurs esclaves; mais, ils s’étudièrent à se les affectionner, soit en rendant leurs travaux moins rudes soit en leur faisant des concessions de terreins qui pouvaient leur assurer des épargnes, qui permirent à quelques-uns, plus laborieux que les autres, de se racheter. Ils donnèrent la liberté à ceux qui la méritaient. Mais la plus utile réforme fut la suppression des cachots. C’est ainsi qu’ils s’efforcèrent de prévenir l’influence toujours croissante des tendances philantropiques. Malheureusement, leurs ennemis ont été trop pressés, ils les ont surpris dans leurs projets de réforme et les ont devancés dans une voie de concession où ils ne pouvaient s’engager qu’avec le temps.

Pendant que l’orage s’amoncelait sur leurs têtes, les, abolitionnistes, toujours fidèles à leurs projets, provoquaient des mesures qui jetaient l’épouvante dans le camp colonial et qui les portaient à répondre, aux propositions d’émancipation faites par le gouvernement de la Métropole, par le mot impossible! mot dont leurs ennemis s’empressèrent de s’emparer, pour exploiter ce qu’ils appelaient le mauvais vouloir des Colons.

D’un autre côté, les ateliers, leurrés par les promesses de liberté qu’on s’était empressé de faire parvenir jusqu’à eux; donnaient, dans certaines localités, des preuves d’insubordination. Ils se montraient impatients de jouir de cette émancipation qu’on leur présentait toujours comme prochaine, et qui cependant toujours leur échappait; avaient-ils tort? La liberté a tant d’attrait! Quelques esclaves, plus hardis que les autres, tramaient des projets de fuite qu’ils exécutaient en s’abandonnant à la fureur des flots dans de frêles embarcations qui les déposaient à la Dominique, ou à Sainte-Lucie, quand ils étaient assés heureux pour échapper aux dangers d’une traversée si périlleuse. Ceux qui parvenaient ainsi sur la terre étrangère laissaient derrière eux une route tracée qui était un appas incessant pour les autres. Leur exemple était devenu contagieux, et il fallut toute la prudence des maîtres pour le paralyser.

Voila quels ont été jusqu’aujourd’hui les résultats du négrophilisme. Telle est, depuis dix ans, la situation de la Martinique. Avec de pareils éléments de destruction, il est facile de prévoir l’époque où les colonies auront cessé d’exister pour la France, si des mesures sages et prudentes ne viennent pas les retenir sur la rente où elles courent à leur ruine.

Les hommes graves ne voient pas sans peine cette mobilité des opinions et des systèmes qui perpétuent les incertitudes et les agitations dans les colonies.

Il est vrai que depuis quelque temps le calme règne dans les ateliers; mais qu’on ne s’y fie pas: c’est le calme de la mer où le navire appelle le vent, au risque d’être submergé par les tempêtes. Ces tempêtes comment le éviter, si l’on ne donne au navire la religion pour ancre et pour boussole?

La question de l’émancipation dépend plutôt, désormais, de la situation matérielle des Colons, que de leurs dispositions morales. «Pour que l’émancipation réussisse, a dit M. de Tocqueville à la chambre des députés, il faut que les colonies soient prospères.» Or, la majeure partie des propriétés, à la Martinique, sont grevées de dettes dont le chiffre dépasse leur valeur. En abolissant l’esclavage, sans un délai convenable, on mettrait à nu cette misère qui travaille sourdement la société coloniale, et qui se cache encore sous le crédit d’une prospérité fictive; on détruirait cette illusion du produit qui est son avenir, sa vie. La prospérité des colonies est dans le sol. La perpétuité du travail peut seule les rendre heureuses.

Ce que nous disons des Colons doit s’appliquer aussi à toutes les populations libres des colonies, et surtout à la population qui possède, parmi la classe de couleur; car elles sont toutes, plus ou moins intéressées à ce que les droits de tous soient menagés. Toute mesure qui frapperait de stérilité la source principale de la prospérité coloniale, frapperait par contre-coup, tous les rangs de la société.

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à considérer les moyens d’existence qui sont le plus à la portée des intelligences et des bras des personnes qui ne possèdent que leur industrie dans les colonies.

La classe de couleur est évidemment en voie de progrès. Elle compte aujourd’hui dans ses rangs des hommes honorables qui sont dignes de toute considération. L’éducation en a amené plusieurs dans les hautes positions sociales. Ils sont avoués, médecins, avocats, conseillers municipaux, et ils occupent ces divers emplois avec distinction. D’autres possèdent des habitations sur lesquelles on compte de nombreux esclaves, ou font le commerce sur une grande échelle. Un des principaux négociants de St.-Pierre est un homme de couleur fort estimable.

Mais, tous les hommes de cette classe ne peuvent pas aspirer à ces hautes positions. La plus part d’entre eux ne vivent que de travaux mécaniques. Ils sont surtout menuisiers, charpentiers. Ces professions paraissent pour eux les plus lucratives, à en juger par le nombre des bras qui s’y dévouent. La grande majorité des femmes de couleur et même des femmes blanches n’ont d’autres moyens d’existence que le produit de leur aiguille.

Or, si vous ôtez aux colonies le principe de leur prospérité, si vous paralysez les effets de la propriété? en d’autres termes, si vous n’assurez pas la perpétuité du travail du sol, quelle direction donnerez-vous à toutes ces intelligences, qui se trouveront tout-à-coup sans occupations, et, par conséquent, sans moyens d’existence, surtout lorsque vous aurez jeté dans la société les deux cent mille esclaves que vous voulez donner à la liberté?

Aujourd’hui l’existence d’une infinité de personnes, dans toutes les classes libres, est un problème. Le nombre des malheureux qui, dans la seule ville de Fort-Royal, implorent tous les jours les secours de la charité est effrayant. Malgré la facilité que l’on a à se procurer les choses qui sont rigoureusement nécessaires à la vie animale, dans un pays où la Providence est si libérale dans ses dons, le nombre des infortunés va toujours croissant. Le pauvre s’estime heureux quand il peut trouver, pour se substanter, un morceau de morue ou quelques racines qu’il mange sans assaisonnement. L’eau du ciel lui suffit pour étancher sa soif.

Nous avons vu de ces infortunés, entassés dans des cases basses et enfumées, dévorés par la vermine, attendant que la charité vint leur apporter le pain de chaque jour, que la Providence ne refuse jamais à ceux qui l’implorent. Ils fermaient les yeux le soir, sans savoir si le pain de l’aumône ne leur ferait pas défaut le lendemain. Cependant, tout vit, tout végète, et l’on n’a jamais entendu dire, dans les colonies, qu’un seul de leurs enfants soit mort de faim. Mais cette misère n’en est pas moins une plaie qui demande toute l’attention de ceux qui sont appelés à régénérer la société coloniale.

Lorsque l’église de Jésus-Christ voulu faire l’application des principes d’émancipation universelle, qui avaient découlé du Calvaire, elle comprit qu’elle ne pouvait compléter son oeuvre qu’en ouvrant aux nouveaux affranchis ces maison d’asile, ces hôpitaux qui subsisteront comme des monuments de la double victoire qu’elle a remportée sur la servitude et sur l’égoïsme des peuples. Pour que la liberté soit un bienfait pour tous les esclaves, il faut donc que la charité puisse recueillir ceux d’entre eux qui, soit à cause de leur âge, soit à cause de leurs infirmités, ne pourront pas trouver dans leur industrie leurs moyens d’existence, lorsqu’ils auront été soustraits aux soins intéressés des maîtres.

Cette conséquence devient plus sensible, quand on considère l’augmentation progressive de la population des colonies. On est effrayé de la quantité de personnes qui y vivent sans état fixe et en dehors des professions qu’elles pourraient exercer. Une foule de jeunes gens, dans les deux classes, avides de travail et d’avenir, cherchent une carrière qui soit conforme à leur goût, qui réponde aux connaissances qu’ils ont acquises, qui leur donne des garanties pour l’avenir, et ils la cherchent en vain. Quelques places dans les bureaux des différentes administrations, les diverses branches du commerce, qu’on ne peut exploiter avec succès que quand on a des fonds, voilà les seules carrières qui sont ouvertes à ceux, parmi eux, qui considèrent les arts mécaniques comme au-dessous de leur position sociale et de leur éducation. Ne pourrait-on pas leur ouvrir d’autres chances pour l’avenir?

Aujourd’hui, tous les pères de familles tiennent à donner une éducation à leurs enfants. Quelques-uns font des sacrifices énormes pour les envoyer compléter leurs études en France, et le fruit de tant de dépenses devient à peu près stérile, lorsque ces enfants n’ont pas atteint le degrés d’instruction que demandent les hautes professions. Une fois dans les colonies, ces jeunes gens, qui ont des connaissances, de la bonne volonté, de l’intelligence, et qui, peut-être, avaient aspiré à une haute position, ne voient devant eux que des emplois qui sont au-dessous de leur ambition.

Tous ceux qui étudient les colonies ne voient pas sans inquiétude cette agitation qui naît du désoeuvrement et qui travaille toutes les têtes qui n’ont pas un sujet fixe et constant d’occupation. Nous sommes persuadé que si l’on ouvrait à la jeunesse des deux classes, dans les colonies, des carrières honorables, elle les suivrait avec distinction, parce que, en général, elle est intelligente. Nous voyons tous les jours ce dont elle est capable. Des jeunes gens qui n’ont pas quitté leur île, et qui se sont, pour ainsi dire, formés eux-mêmes, se font remarquer dans les différents emplois qu’ils occupent.

Nous ne voulons pas entrer ici dans les détails qui sont relatifs à la moralité, nous aurions à dire sur ce sujet des choses trop affligeantes. Constatons seulement que l’inaction et la paresse engendrent tous les vices, et qu’un peuple qui serait frappé dans le principe vital de son industrie, le serait infailliblement dans son existence.

A ces causes sont venus se joindre ces tremblements de terre épouvantables qui ont eu tant de retentissement en Europe, et dont le Fort-Royal et la Pointe-à-Pitre ont été surtout les victimes.

Ce fut, pour les habitants de Fort-Royal, une nuit suivie d’un bien triste réveil, que celle qui précéda le 11 janvier 1839. Plongés dans un paisible sommeil, ils étaient bercés, peut-être, dans des rêves de bonheur, lorsqu’ils sentirent le sol chanceler comme un homme dans l’ivresse et bondir comme les flots d’une mer en furie. Malheur alors à ceux qui avaient cru trouver un double asile dans des maisons dont le triple étage menaçait d’écraser l’humble réduit du pauvre! Malheur à ceux qui ne surent pas conserver assez de sang-froid, lorsque sous les toits qui s’abîmaient sur leurs têtes, la Providence leur offrit une porte de sortie pour chercher leur salut dans la fuite! Eh! qui aurait pu considérer cette scène d’horreur sans effroi? Le premier sentiment qu’on éprouve dans ces événements épouvantables, n’est-ce pas un délire de frayeur? La première pensée n’est-elle pas de fuir? Mais, hélas! fuir! n’est-ce pas peut-être éviter son salut pour courir à sa perte?

Un cri déchirant d’effroi, un hurlement d’agonie s’était mêlé au craquement des poutres, au bruit des murs qui s’entrechoquaient. Puis, à ce bruit, succéda le silence des tombeaux; le niveau de la mort avait passé sur cette ville jadis si brillante et si prospère! Que sont devenus ses habitants, qui la veille encore circulaient paisiblement dans ses rues, et les remplissaient de joyeuses préoccupations et de vie? Cinq cents d’entre eux sont envelis sous les décombres: ils ont trouvé la mort, une mort affreuse, sous les toits qui les abritaient, ou dans les rues, sous un amas de ruines. Les autres ont fui hors de la cité et sont confondus sans distinction sur les places publiques. Là, vous eussiez vu la jeune épouse, la fille pure et candide, étonnées et honteuses de se reconnaître sous un déguisement capable, en toute autre circonstance, d’alarmer la pudeur.

Le dévouement et la pitié ne firent pas défaut dans cet événement mémorable. Aux premiers cris de détresse, les marins de la station, les troupes de la garnison et bientôt les habitants eux-mêmes, accoururent sur la scène du désastre pour prêter secours aux malheureux qui étaient ensevelis sous les décombres. Le déblaiement se fit avec intelligence et activité. Partout la pitié prêtait une oreille attentive aux cris sourds et étouffés qui lui indiquaient des victimes à secourir. A mesure que les décombres étaient écartés, tantôt on découvrait une tête séparée de son tronc et des membres horriblement mutilés; tantôt, sous un dôme formé providentiellement par des planches qui s’étaient rencontrées dans leur chute, reposait un enfant dans son berceau, où il semblait dormir encore du sommeil de l’innocence; à côté de lui, sa mère gisait sans vie et lui tendait des bras glacés par la mort.

Les cadavres furent tous successivement transportés sur une place publique. Là eut lieu une nouvelle scène déchirante. Une mère vint y reconnaître une fille tendrement chérie, qu’elle n’avait pu entraîner dans sa fuite; une fille put à peine y distinguer les traits de sa mère, que la mort avait effacés; un père y appelait son fils, que ses larmes l’empêchaient d’apercevoir, lorsqu’il gisait à son côté. Ah!qui dira les scènes attendrissantes, les cris déchirants; les accents de douleur qui glacèrent d’effroi ceux qui furent spectateurs dans ce dernier rendez-vous de la mort!

Lorsque les chars funèbres conduisirent à leur dernière demeure les restes de ces malheureuses victimes, toute la population les suivit en pleurant.

Mais, si ceux qui avaient succombé étaient à plaindre, ceux qui avaient survécu ne l’étaient pas moins. A part quelques maisons construites en bois, qui avaient résisté à la secousse, toute la ville n’offrait plus qu’un monceau de ruines. La grande majorité de la population se trouva donc sans vêtements, sans vivres, sans asile; Ce fut alors le tour de la charité. Cette auguste fille du ciel ne manque jamais au rendez-vous du malheur.

La population campa pendant plusieurs mois sous des tentes qui avaient été dressées sur la belle savane qui sert de place d’armes. Elle était groupée autour d’un hangar qu’on construisit à la hâte pour le Dieu, qui était né dans une étable et qui, lui aussi, se trouvait sans asile. Ce fut là qu’elle reçut les premiers dons de la charité chrétienne.

La ville de Saint-Pierre, qui avait trouvé son salut dans la solidité de son sol, se distingua par la promptitude et la générosité qu’elle mit dans son dévouement: ses riches magasins furent ouverts pendant plusieurs jours au malheur; ses bateaux, chargés de vêtements et de provisions de tout genre, prouvèrent aux habitants de Fort-Royal que leurs frères ne les avaient pas délaissés. Les îles voisines imitèrent l’exemple de St.-Pierre et payèrent généreusement leur tribut.

Lorsque la nouvelle du désastre parvint en France, la grande voix de la religion retentit dans toutes les chaires chrétiennes et émut tous les coeurs. La charité fit là des efforts dont les résultats dépassèrent toutes les espérances. Le denier de la veuve se confondit avec le don du riche, et on crut, pendant quelque temps, que la ville de Fort-Royal sortirait sans effort de ses décombres. Mais ces prévisions ne se sont pas encore réalisées. A l’époque où nous écrivons, c’est-à-dire plus de six ans après l’évènement, des maisons en ruine sont encore là pour prouver que le mal était plus profond et plus incurable qu’on ne le croyait.

La Pointe-à-Pître, qui a été plus maltraitée que le Fort-Royal et que la charité a plus abondamment rétribuée, commence à reparaître sur le sol; mais, comme sa soeur, elle se ressentira long-temps du coup qui l’a frappée.

C’est ainsi que tout a contribué dans ces derniers temps à rendre les colonies malheureuses. Depuis dix ans tous les maux semblent s’être appesantis sur ces contrées jadis si florissantes; et c’est en présence de ces faits qu’on voudrait n’avoir pour elles aucun ménagement! qu’on s’efforcerait d’ébranler d’une main impatiente l’édifice de leur constitution? Daigne la Providence leur réserver dans l’avenir un sort heureux!

D’après ce que nous venons de dire dans ce chapitre, Il est évident que toute mesure de liberté trop hâtive jetterait la perturbation dans la société coloniale.

Les destinées des colonies se trouvent aujourd’hui entre les mains des abolitionnistes d’une part, avec leurs ardentes méditations philantropiques, et des gouvernements locaux de l’autre, avec leur expérience des hommes et des choses. D’un côté les théories, de l’autre la pratique. La lutte sera-t-elle long-temps égale? Nous pensons qu’il se passera encore du temps avant que ces questions soient résolues d’une manière définitive; car on comprend aujourd’hui que, si rien n’est plus précieux que la liberté, dans la limite des lois, rien n’est plus dangereux qu’une liberté qui ne s’établit point au prix d’une lutte patiente.

Mais, si l’émancipation est inévitable, comme tout le fait supposer; s’il y a lieu de croire que si elle n’était amenée graduellement par des mesure sages et prudentes, secondées par la religion, elle le serait violemment par la malveillance et l’opinion, nous voudrions qu’on ne laissât pas les colonies dans cet état d’incertitude qui peut être plus dangereux pour elles que le sort dont on les menace. Nous voudrions qu’on les plaçât dans une situation matériellement meilleure que celle où elles se trouvent, et qu’on leur fît une large et généreuse part dans cet avenir qu’elles n’ont pas pu s’habituer encore à considérer comme prochain, parce qu’on ne leur a promis aucune compensation, ni aucune garantie pour les malheurs qu’elles redoutent. (1)

(1). M. Le Pelletier Duclary, président du Conseil colonial de la Martinique, disait dans un écrit qu’il a publié en 1841: «Le gouvernement ne doit pas balancer à faire connaître le chiffre de l’indemnité; il doit satisfaire à toutes les exigences et se renfermer dans les limites tracées et définies par la nouvelle loi sur l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique. Ce ne serait que dans le cas où l’indemnité serait complète, que le Colon pourrait raisonner sur tel ou tel mode d’affranchissement; car on ne peut, sans une souveraine injustice, laisser engager ses intérêts de père de famille, dans une transformation où l’on risque tout: l’ordre public, la vie et la fortune de ceux qui possèdent. Une fois placé dans les mêmes conditions que les abolitionnistes, et n’ayant rien à perdre, le planteur pourra aussi faire de la philantropie: c’est chose facile; il pourra aussi, par amour de l’humanité, aider ceux-ci de son concours et de son expérience, que l’on ne devra pas dédaigner.» (Du Travail libre et du Travail forcé aux Colonies françaises.)

Bernardin de St-Pierre, cet écrivain si éminemment philantrope, avait déjà dit: «Ils est nécessaire qu’ils (les blancs) adoucissent le sort de leurs esclaves, en attendant qu’ils trouvent eux-mêmes des moyens sages de leur rendre la liberté. Celte grande révolution ne doit se faire que peu à peu et en dédommageant convenablement les maîtres. (Etudes de la Nature.)

Voilà, ce nous semble, le langage de la véritable philantropie et de la religion.

Nous allons maintenant considérer plus exclusivement l’esclavage sous le rapport religieux. Nous verrons qu’elle est l’influence que la religion est appelée à exercer sur la question de l’émancipation. Nous aurons après à considérer cette influence dans l’application, c’est-à-dire, dans les devoirs qu’elle impose au clergé colonial.

CHAPITRE TROISIÈME

De l’influence de la Religion

Dans la question de l’émancipation.

C’est avec la Religion et non avec les principes

abstraits de philosophie, qu’on civilise les

hommes.               (CHATEAUBRIAND.)

Rendre à la fois les hommes dignes du bonheur

immortel qui leur est promis et adoucir la

rigueur de leur épreuve terrestre, telle est

la destinée des sociétés, tel est le but de

tout progrès, telle est la voie de la véritable

civilisation.

(Vte ALBAN DE VILLENEUVE-BARGEMONT.)

Établissons d’abord les véritables principes qui découlent de la Bible et surtout de l’Évangile, relativement à la question de l’esclavage.

On s’est beaucoup étayé, surtout dans ces derniers temps, des livres saints pour provoquer l’émancipation des races africaines, et l’on a eu raison, dans ce sens que l’esprit de l’Évangile tend évidemment à l’abolition de toute servitude; mais on n’a pas assez fait attention que, ni dans les saintes écritures, ni dans les interprétations des pères de l’église, l’esclavage n’a été marqué de cette flétrissure qui caractérise le crime dans ceux qui perpétuent une chose essentiellement mauvaise (1).

(1). «Quant à l’esclavage des noirs, l’église le toléra, parce que l’esclavage est plutôt opposé à l’esprit de la religion chrétienne, qu’interdit formellement par ses lois. Elle en préparait peu à peu l’abolition dans nos colonies, en adoucissant le sort des esclaves, en les formant à l’état social, en cultivant avec soin, dans ces enfants tardifs, les facultés et les vertus dont le développement annoncerait pour eux l’âge de la majorité. La religion, non plus que la nature, ne fait rien brusquement. Elle amène de loin les changements désirables; elle les opère par des voies douces, par des degrés insensibles. Voilà la marche de la sagesse. La philosophie est venue tout-à-coup déranger cette marche. Elle a proclamé à grand bruit la liberté des noirs, sans précautions, sans prévoyance, sans examiner si les hommes qu’elle affranchissait subitement étaient capables d’être libres.» (De Lamennais, Essai sur l’indifférence, page 432, livre 1er.)

Il y a eu des esclaves dès les premiers siècles du monde. La Genèse semble montrer que, même avant le déluge, un certain nombre d’hommes était déjà la propriété des autres. Abraham avait des serviteurs qui étaient ses esclaves. La législation des peuples vint plus tard régulariser cette condition. Dès ce moment, le monde fut partagé en deux sociétés: celle qui possédait et celle qui était possédée.

Moïse permettait aux Israëlites de réduire en esclavage les peuples qui les environnaient, ainsi que les étrangers qui venaient chez eux (1). L’auteur de l’Ecclésiastique explique les rapports qu’établit cette législation.

(1). Lévit chap. 25, v. 44 et 45.

L’Evangile, dont l’esprit tend à abolir toute servitude, n’a pas touché à l’esclavage matériel; il s’est contenté de réprimer l’abus de pouvoir des maîtres, en ordonnant aux esclaves d’obéir (1).

(1). St.-Paul, ad Ephe. chap. 6, v. 5 et suivant.

Les pères de l’église ont tous commenté ces textes dans le sens naturel des écritures.

La pitié semble avoir été le premier prétexte de l’esclavage. Avant le christianisme, on réduisait en servitude les peuples qu’on voulait soustraire au glaive. Depuis le christianisme, on a cru faire une oeuvre de prosélytisme religieux en imposant le même joug aux peuples qui étaient plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie. Malheureusement, ce motif a servi trop long-temps à cacher de mauvaises passions et à pallier ce que la traite offrait d’odieux et d’inhumain.

Puisque nous venons de prononcer le mot traite, nous allons dire sur ce sujet toute notre pensée. Il y a sans doute de la témérité à vouloir trouver un bon côté à une question qui, dans ces derniers temps, a soulevé tant d’indignation. Nous osons espérer néanmoins que beaucoup de personnes seront de notre avis. Ce n’est pas que nous veuillons justifier ce détestable commerce; mais nous prétendons prouver que les population africaines des colonies, c’est-à-dire, que ceux qui devraient, ce semble, le plus se plaindre de ses résultats, sont ceux au contraire qui ont le plus de raison de s’en féliciter. On n’oubliera pas que nous considérons la question sous le rapport religieux.

En effet, quand on réfléchit à l’état de dégradation dans lequel gémissent les hordes d’Afrique, on est porté à considérer la traite comme un fait providentiel, et l’on en veut presque à cette philantropie qui ne voit dans l’homme qu’une seule chose: la liberté matérielle, et qui n’a pas pu s’élever encore au-dessus de ses besoins passagers et terrestres. Que de milliers de ces malheureux ont trouvé dans la servitude la liberté des enfants de Dieu! Combien qui, depuis l’abolition de la traite, auraient éprouvé les bienfaits de la véritable religion, si on les eût soustraits au culte impur du fétichisme!

On n’a pas assez remarqué l’identité qui existe entre les motifs qui ont fait considérer la traite, dans son origine, comme un acte de haute philantropie et ceux qui l’ont fait abolir, dans ces derniers temps, comme un acte immoral, inhumain et tyrannique.

Les gouvernements des deux métropoles, en France et en Angleterre, après en avoir établi le droit en principe, après l’avoir encouragée par des primes et des avantages de tout genre, se sont ravisés tout-à-coup, et ont cru défendre la cause de l’humanité en l’abolissant (1). Mais on ne peut pas avoir oublié que c’est au nom de cette même humanité que la traite a été légalisée dès sa naissance, et que l’esclavage, que nous considérons aujourd’hui comme une dégradation, a été considéré par nos pères comme un moyen puissant de civilisation. Les mêmes principes ont été invoqués aux deux époques pour obtenir des résultats diamétralement opposés. Autrefois, c’était au nom de la religion et de l’humanité qu’on allait arracher les population africaines au culte monstrueux des fétiches, aujourd’hui c’est au nom de la même humanité et de la même religion qu’on a jugé à propos de les laisser dans leur état de barbarie.

(1). L’Angleterre, qui a montré le plus d’ardeur pour l’abolition de la traite, a laissé trop paraître les motifs intéressés qui la guidaient. L’on sait que ses efforts se sont toujours tournés vers le monopole de ce commerce. Par un article de la paix d’Utrech, elle obtint le privilége exclusif de pourvoir de nègres, pendant trente ans, les colonies espagnoles, et jusqu’en 1807 le commerce des esclaves se fit principalement par navires anglais, dans toutes les possessions du roi d’Espagne. Il est facile de deviner quel est le but de l’Angleterre dans la périlleuse question de l’affranchissement général des noirs. Plus cette question sera discutée et tardera d’être résolue, plus l’Angleterre perdra de l’influence qu’elle exerce par son astucieuse philantropie. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous apprenons, par les journaux américains, que l’Angleterre vient de faire contracter à des nègres qu’elle a amenés des côtes d’Afrique dans ses possessions d’Amérique, des engagements qui ne sont autre chose qu’une traite simulée.

Le premier édit en faveur de la traite est de 1522. Ce fut dom Henri, infant de Portugal, qui envoya les premiers missionnaires sur les côtes d’Afrique pour y étendre la connaissance du vrai Dieu; et Ozorio nous apprend, dans son histoire des conquêtes portugaises, que ces missionnaires, voyant les mauvais traitements et les supplices dont leurs néophites étaient chaque jour victimes, imaginèrent de les y soustraire en les réduisant en esclavage dans les pays civilisés. Ils n’auront pas là, dirent-ils, des maîtres aussi cruels que les leurs. Ils auront, du moins, la vie sauve et ils pourront faire des progrès dans la religion et la civilisation.

Las-Casas, de miséricordieuse mémoire, adopta la même mesure pour adoucir l’esclavage des races conquises d’Amérique, Ces missionnaires ne virent dans le déplacement de la servitude africaine qu’un avantage pour la religion et une amélioration pour les esclaves.

Nous savons qu’aujourd’hui on nous dit que l’homme ne peut être acheté, qu’il peut encore moins être vendu, parce que la dignité humaine ne lui appartient pas, qu’elle appartient à la race humaine tout entière.

Bien qu’on pût être étonné qu’on parle de la dignité de l’homme à propos des hordes d’Afrique (la dignité du nègre africain!) nous avouons sans peine que les marchés de chair humaine nous ont toujours paru une monstruosité. L’homme, dans quelque condition qu’il se trouve, quelle que soit sa dégradation physique et morale, est encore trop grand par son origine et par ses destinées, pour qu’on le mette sur le même rang que la brute sur les marchés publics.

Mais, à ne considérer les motifs primitifs de la traite que dans les résultats qu’ils ont produit sous le rapport religieux, ne peut-on pas dire qu’elle a été un moyen dont la Providence s’est servie pour amener dans le sein de la véritable religion une foule d’ames qui auraient été sans elle privées de la lumière de l’Evangile? Il est évident du moins que ceux que cette mesure a fait entrer dans le sein de l’église doivent s’en féliciter, et, s’ils ont le bonheur de mériter le ciel, ils s’en féliciteront éternellement, puisque la traite aura été pour eux le principe de leur salut.

Nous savons que ces motifs n’ont pas été long-temps purs de toute autre considération dictée par les passions. Dans toutes les oeuvres, élaborées par la mains des hommes, on trouve bientôt des traces profondes d’égoïsme et de cupidité. Mais, si la traite a imposé des chaînes à des populations malheureuses, si elle a autorisé des hommes avides à spéculer sur la sueur de leurs semblables, elle a mis des êtres abrutis sur la voie de la civilisation, et les a initiés dans la morale d’une religion capable, à elle seule, de les rendre heureux, quand ils parviennent à la comprendre.

«Quand on arrache un nègre à ses forets, a dit M. de Châteaubriand, on le transporte dans un pays civilisé; il y trouve des fers, il est vrai; mais la religion qui ne peut rien pour sa liberté dans ce monde, quoiqu’elle ait prononcé l’abolition de l’esclavage; la religion qui ne peut le défendre contre les passions de l’homme, console du moins le pauvre nègre et lui assure, dans l’autre vie, cette délivrance que l’on trouve près le réparateur de toutes les injustices, près le père de toutes les miséricordes.» (1)

(1). Opinion sur le projet de loi relatif à la répression des délits dans les échelles du Levant.

Les voies de Dieu ne se jugent pas d’après nos idées étroites et égoïstes. La religion ne s’occupe que secondairement du sort matériel de l’homme; à ses yeux, peu importe qu’il soit libre ou courbé sous le joug de la servitude. Bien plus, elle dit: Bienheureux ceux qui souffrent, bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés! La conversion d’une ame a plus de prix aux yeux de Dieu que tous les avantages qui ont rapport à nos intérêts matériels, et l’Evangile nous dit que le ciel éprouve plus de joie de la conversion d’un pécheur que de la persévérance de quatre-vingt-dix-neuf justes.

Dans l’ordre de la Providence et dans la dispensation de ses bienfaits spirituels, qui sont à ses yeux les seuls véritables, la religion ne fait acception de personne; l’esclave a, sous ce rapport, autant de droit que le maître qui le courbe sous sa verge; lorsqu’ils paraîtront l’un et l’autre au tribunal du souverain juge, Dieu demandera plus à celui qui aura plus reçu, et la différence qu’il y aura dans leurs destinées éternelles ne naîtra que de la manière dont ils auront fait valoir, chacun en ce qui le concerne, le denier qu’il leur aura confié.

St.-Paul ne dit pas à l’esclave: secoue tes chaînes brise tes entraves qui t’empêchent de marcher dans la voie des enfants de Dieu. Il lui dit: «Obéis à ton maître comme à Jésus-Christ lui-même. Ne le sers pas seulement quand il a l’oeil sur toi, comme si tu ne pensais qu’à plaire aux hommes; mais conduis-toi en cela comme étant serviteur de Jésus-Christ, faisant de bon coeur la volonté de Dieu, qui t’a mis dans cet état et qui demande de toi cette obéissance et cette soumission (1).»

(1). Ephes, chap. 6, vers. 5.

Cependant, quoique la servitude remonte à l’origine du monde; quoiqu’elle n’ait pas encouru l’anathème que les livres saints portent contre tout ce qui est essentiellement mauvais, devons-nous conclure que l’esclavage doit être indéfiniment toléré? Non, sans doute.

Montesquieu a dit: «L’esclavage n’est pas bon par sa nature. Il n’est utile ni au maître, ni à l’esclave: à celui-ci, parce qu’il ne peut rien faire par vertu; à celui-là, parce qu’il s’habitue insensiblement à manquer aux vertus morales.» (1)

(1). Esprit des lois.

Bien qu’on pût objecter que ce que Montesquieu disait de l’esclavage de son temps ne peut s’appliquer à l’esclavage de nos jours; bien qu’il ne soit pas exact de dire, dans le sens religieux, que l’esclave ne peut rien faire par vertu, puisque l’esclavage a été pour lui une initiation aux vertus chrétiennes qui sont les seules véritablement utiles pour le ciel, comme nous l’avons prouvé et que, d’après les principes de la religion, il puisse acquérir beaucoup de mérites par sa soumission à la volonté de Dieu, qui est une des principales vertus du christianisme, comme le dit St.-Paul nous admettons volontiers, en thèse générale, que l’esclavage n’est pas bon par sa nature (1).

(1). Montesquieu a modifié lui-même son opinion sur l’esclavage dans les deux passages de l’Esprit des Lois, que nous allons citer: «Comme tous les hommes sont égaux, dit-il, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle, et il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles même le rejettent, comme les pays d’Europe où il est si heureusement aboli.» Liv. XV, chap. 7. Et plus loin il revient à la même idée: «Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particulier de la terre. Dans tous les autres il me semble que, quelque pénibles que soient les travaux que la société exige, on peut tout faire avec des hommes libres.» Liv. XV, chap. 8. De quels pays voulait parler l’illustre légiste?

Il est aujourd’hui évidemment réprouvé par la raison publique, basée sur les progrès des moeurs. La religion tend, par ses principes et par ses actes, à l’abolir. La société moderne, représentée d’un côté par la philantropie, de l’autre par la charité chrétienne, n’y voit qu’une dégradation physique et morale qu’elle ne peut considérer comme l’effet d’un malheur mérité.

 «Les Païens voyaient dans leurs nombreux esclaves non des hommes, mais des choses, respupublica. Les Chrétiens y voient des hommes malheureux avant que l’église de Jésus-Christ eût émancipé toutes les races, les esclaves, sous le peuple roi, traînaient pendant le travail l’abot de fer, un sale haillon vêtait à peine leur nudité; un anneau les enchaînaient pendant la nuit à la porte du maître, comme les dogues de nos basse-cours, et le Tibre était là pour les engloutir, quand l’âge ou le labeur avaient usé leurs forces. La religion du Calvaire honore sur ses autels ceux d’entre eux qui ont saintement vécu, et nous les propose pour modèles dans la pratique des vertus chrétiennes. N’existe-t-il donc parmi vous aucune différence entre les individus? disaient les Païens de la primitive église N’y a-t-il pas des riches, des pauvres, des esclaves, des maîtres? Non, répondait Lactance, et c’est parce que nous nous croyons tous égaux devant Dieu, que nous nous appelons du nom de frères. Pour nous, ajoutait-il, sous le rapport spirituel, il n’y a point d’esclaves, et, religieusement parlant, nous sommes tous serviteurs, de Dieu. (1) Non est servus neque liber dit saint Paul, omnes enim vos unum estis in Christo Jesu.

(1). L’abbé Orsini, Fleurs du Ciel.

Telle est l’idée qui ressort depuis dix-huit siècles de la morale évangélique. C’est ainsi que la religion de Jésus-Christ, en s’emparant du coeur de l’homme, a réalisé ce qu’aucun législateur, aucun philosophe n’avaient jamais osé entreprendre (1). Qu’on laisse donc agir le christianisme; son influence peut seule obtenir le double résultat de protéger les intérêts de tous en abolissant l’esclavage. Déjà, en 1537, elle avait déclaré solennellement du haut de la chaire de saint Pierre, par organe du pape Paul III, que tous les Chrétiens devaient être exempts de la servitude, et, de nos jours, elle vient de proclamer la même doctrine, par la bouche de Sa Sainteté Grégoire XVI (2).

(1). Platon, qui avait lu la Genèse et les Prophètes, est cependant d’avis que les esclaves ne sont pas des hommes comme les autres, et il cite deux vers du 17e livre de l’Odissée, dans lesquels Homère a dit, que les esclaves n’ont que la moitié de l’ame humaine. C’est ainsi que ces sages superbes comprenaient la dignité du malheur. On sait que Voltaire s’est vanté d’avoir fait une bonne oeuvre et une bonne spéculation en faisant valoir son argent dans le commerce de la traite des noirs. Voici la lettre qu’il écrivit à un armateur de Nantes, qui lui avait donné un intérêt dans son navire négrier: «Je me félicite avec vous du succès du navire le Congo, qui est arrivé fort à propos sur la côte d’Afrique pour soustraire à la mort tous ces malheureux noirs. Je sais d’ailleurs que les nègres embarqués sur vos bâtiments sont traités avec autant de douceur que d’humanité, et, dans cette circonstance, j’ai à me réjouir d’avoir fait une bonne affaire en même temps qu’une bonne action.

(2). Comme il est essentiel qu’on se fasse une idée juste des principes de l’Eglise, sur ce qui a rapport à la question de l’esclavage, nous transcrivons, à la fin de cet écrit, la traduction des lettres apostoliques que Sa Sainteté Grégoire XVI a publiées en 1839, pour prohiber la traite des noirs. Voir la lettre A.

Nous ne pensons pas qu’un homme de bonne foi puisse nier l’influence de la religion; ses résultats sont irrécusables, ils sont proclamés par dix-huit siècles de triomphes; mais son action est progressive, et c’est ce que l’impatiente philantropie de nos jours ne veut pas. Elle veut des peuples libres, et, comme pour arriver à l’émancipation matérielle par la religion, il faudrait suivre un trop long circuit, elle va droit au but, n’importe de quelle manière elle l’atteindra. Elle veut relever à tout prix le corps de l’esclave, sauf à le recourber d’une autre manière, si ses facultés intellectuelles ne sont pas assez développées pour le guider dans la ligne des devoirs voulus. Elle veut ôter ses entraves au corps; mais l’intelligence qui est son guide demeurera asservie sous le poids de l’ignorance la plus complète. C’est un aveugle qu’on veut jeter au milieu de mille périls, et qu’on veut abandonner à lui-même C’est une machine qu’on veut faire mouvoir sans le principe intelligent qui doit coordonner ses mouvements.

«Il y a entre la méthode du christianisme et celle des philantropes pour l’émancipation des esclaves, a dit un publiciste qui s’est beaucoup occupé des questions coloniales, toute la distance qui sépare, une grande idée civilisatrice d’un étroit et stérile empirisme. Le philantrope ne voit qu’une chose la liberté, le droit de suffrage; le christianisme s’occupe de la moralité et de l’intelligence c’est-à-dire, de ce qui peut rendre la liberté une chose désirable et féconde.

«Le christianisme quand il se produisit dans le monde, alors couvert d’esclaves, n’eut jamais la pensée de rédiger des bills d’affranchissement, quoiqu’il fût plein d’amour pour les pauvres et pour les faibles; il savait trop bien que ce qui pressait, ce n’était pas tant d’ôter les chaînes des mains des esclaves, que de leur ôter l’ignorance de l’esprit et le vice du coeur; qu’après qu’il leur aurait inspiré le sentiment de la famille, la tendresse conjugale et la bonté paternelle, l’amour du travail, le respect de la propriété, le désir de l’ordre, le besoin du repos et du calme dans l’avenir, c’est-à-dire, qu’après qu’il les aurait faits hommes, il les aurait véritablement faits libres. Le christianisme n’opéra jamais autrement, et il vint à bout, en quelques siècles, de mettre en liberté les deux tiers de la population de l’Orient et de l’Occident. Il le fit sans confusion, sans révolte et sans massacre, en améliorant à la fois le sort des maîtres et le sort des esclaves; car les esclaves, instruits et moralisés, continuèrent la culture des terres avec une ardeur au moins égale, lorsque d’esclaves indifférents, ils furent devenus mercenaires actifs et économes» (1).

(1). Granier de Cassagnac.

C’est au nom de la liberté, a dit M. le duc d’Harcourt à la Chambre des pairs, qu’il faut demander l’abolition de l’esclavage; au nom de cette liberté qui se trouve écrite partout, qui a fait la révolution de juillet, qui est écrite partout dans cette enceinte.

Il nous semble qu’il faudrait d’abord s’entendre sur ce mot liberté; car on peut étrangement en abuser. La liberté, pour un peuple qui ne serait par mûr pour elle, ne serait autre chose que la licence.

Quant à nous, nous demandons l’émancipation au nom de la religion, parce que nous croyons que la liberté a elle-même besoin d’un frein puissant qu’elle ne peut trouver efficacement que dans la morale évangélique.

«Il faut craindre cette liberté, disait quelqu’un, qui proclame la souveraineté des peuples, en cherchant à détruire une religion qui enseigne l’inviolabilité des rois. Il est fâcheux, ajoutait-il, que le mot de liberté ne soit pas prononcé avec plus de précaution dans un temps où l’effervescence qu’il produit ne rappelle que trop qu’il a coûté la vie à de millions de Français et fait tomber des têtes royales sur un échafaud.»

Depuis que la philosophie s’est emparée du domaine de la politique, une révolution complète s’est opérée dans les idées et les moeurs des peuples. Ce mot liberté, qu’elle a écrit à la tête de son symbole et dont elle a fait son cri de ralliement, a bouleversé toutes les intelligences. Ce mot prestigieux a fait chanceler les rois sur leurs trônes et a porté les inquiétudes de l’ambition, jusques dans les plus humbles chaumières. C’est un tison ardent qu’on a introduit dans des ruches à miel et qui a exaspéré leurs industrieux habitants. Lorsque les peuples se sont cru libres, ils ont secoué le joug de ceux qu’ils appelaient leurs tyrans, et ils n’ont plus connu d’autre frein que celui de la force matérielle. Ils étaient conséquents, peut-être; mais en sont-ils plus heureux? Demandez-le à ces révolutions qui, depuis un demi-siècle, ensanglantent l’Europe. Demandez-le à cette fermentation qui travaille aujourd’hui toutes les têtes et qui fait souvent un problème de l’existence des gouvernements.

Certes, nous mentirions si nous disions que nous ne sommes pas partisan de la liberté. La liberté est écrite partout dans le dogme catholique; mais nous savons que la servitude matérielle a traversé les siècles les plus éclairés, et qu’elle existera toujours, sous quelque dénomination qu’on l’envisage, parce qu’il est écrit que la main du fort dominera, et que la main relâchée et paresseuse sera asservie (1); et nous sommes presque tenté d’ajouter avec M. de Maistre: «que l’homme abandonné à lui-même est trop méchant, pour qu’il puisse vivre en société, et qu’il faudra toujours des moyens de répression puissants pour mettre un frein à sa liberté.» (2)

(1). Proverb. chap. 12, vers 24.

(2). Du Pape

Si la liberté ne consistait, pour ce qui concerne l’esclavage, que dans l’émancipation de l’assujettissement au travail de chaque jour, de quelque manière qu’on l’entende; si l’on ne voyait dans ce mot que la facilité de disposer de sa personne et de son temps, selon son gré ou ses caprices, il faudrait avouer que ce ne serait pas la peine de s’apitoyer tant sur le sort des esclaves, de préférence à tant d’autres conditions qui subissent les mêmes lois, et des lois plus rigoureuses encore. Si l’on ne voulait donner que cette signification au mot de liberté, nous n’hésiterions pas à dire que cette liberté ne se trouve pas dans l’Evangile. (1)

(1). N’apercevoir dans la loi du progrès que la nécessité des améliorations physiques est une erreur grave, une hérésie morale… L’époque actuelle semble chercher le progrès en toute chose; les mots de progrès, progressifs sont dans toutes les bouches, dans tous les écrits. Cette tendance a ses avantages; mais elle a ses dangers. Le progrès n’est que le développement d’un principe vrai, juste, beau et utile, par conséquent immuable. Tout autre prétendu progrès n’est qu’une erreur fatale et n’engendre que troubles et malheur. C’est ainsi qu’en abusant des grands principes de liberté et d’égalité, proclamés par le christianisme, on produit toujours la licence et l’anarchie. Changer ce qui existe sous prétexte d’améliorer, est plus souvent une révolution qu’un progrès, et cependant, un abîme immense sépare l’une de l’autre. Développer les vertus morales et sociales, refouler les vices et les passions mauvaises, tels sont les progrès auxquels la société doit tendre sans cesse, si elle veut accomplir la loi de son perfectionnement. (M. Alban de Villeneuve Bargemont. )

Mais, quand on voudra faire des esclaves des hommes sociables, religieux, personne n’aura rien à dire, parce que ces droits sont fondés sur la loi divine. C’est par là qu’il faut commencer. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est là une oeuvre qui ne naîtra jamais de l’impatience; le temps, seul, peut l’élaborer.

M. le duc d’Harcourt ne pense pas, lui, que la morale et la religion puissent avoir un grand empire là où l’esclavage existe.

Le noble pair veut donc l’émancipation immédiate? Mais, que mettra-t-il à la place de la religion, pour prévenir les dangers d’une pareille liberté? Les lois? Mais il y a long-temps qu’on l’a dit: que peuvent les lois sans les moeurs?

«Les lois, dit M. Portalis, ne règlent que certaines actions, la religion les embrasse toutes; les lois n’arrêtent que les bras, la religion règle les coeurs; les lois ne sont relatives qu’aux citoyens, la religion s’empare de l’homme. La morale, sans dogmes religieux ne serait qu’une justice sans tribunaux.» (1)

(1). Discours sur l’Origine des Cultes.

Le but des lois est de prévenir les délits, elles ne commandent aucune vertu. La religion de Jésus-Christ défend à l’homme même la pensée du mal. Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, nous dit le suprême législateur.

Ou bien mettrait-on à la place de la religion la morale philosophique? ces belles théories sur les droits de l’homme? cette vertu étroite, égoïste, qui dessèche les coeurs au lieu de les nourrir, parce qu’elle règne dans le néant? Mais cette prétendue vertu a couronné les plus abominables excès. Robespierre a été proclamé l’homme le plus vertueux de la république!

La liberté sans religion serait donc un don perfide. Ce serait jeter l’homme dans un cercle où de toute part il verrait briller une lumière qui l’éblouirait et qu’il ne pourrait jamais atteindre; ce serait lui créer des devoirs qu’il ne pourrait remplir, des besoins qu’il ne pourrait satisfaire; ce serait faire naître dans son coeur le germe d’une cupidité sans frein, d’une ambition sans espérance; en un mot, ce serait le supplice de Tentale,(1).

(1). Dans l’état actuel des choses, ce n’est pas seulement l’intérêt des maîtres qui s’oppose à l’affranchissement immédiat et systématique, c’est encore l’intérêt des esclaves. La liberté ne serait pour eux que l’exercice des facultés qu’ils ont; or, ils n’ont pas les facultés que l’ordre social et la concurrence rendent nécessaires; ils n’ont ni l’activité qui acquiert, ni l’ordre qui conserve, ni la famille qui perpétue. L’humanité défend elle-même de jeter les esclaves dans la société avant de savoir si, dans l’état présent de leurs habitudes morales et domestiques, ils en pourront accepter les conditions. (Granier de Cassagnac.)

«La liberté a dit Montesquieu, a paru insupportable à des peuples qui n’étaient pas accoutumés à en jouir. C’est ainsi qu’un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans un pays marécageux.» (1)

(1). Esprit des Lois.

Ce n’est pas cette liberté que proclamaient les religions anciennes, et qui sert aujourd’hui de prétexte à tant de mauvaises passions qu’il faut invoquer; c’est au nom du Christ qu’il faut demander l’abolition de la servitude.

«Les religions anciennes, a dit M. de Lamennais, n’étaient que pour l’asservissement des basses classes de la société, et pour les retenir sous le joug superbe des grands de la terre. Aucune d’elles ne fit jamais descendre les leçons de la morale dans les rangs les plus bas du peuple; elles dédaignèrent de proclamer les droits du pauvre et de lui tracer ses devoirs. Il était réservé à la religion chrétienne seule d’émanciper toutes les races, en proclamant l’égalité primitive des hommes.» (1)

(1). Essai sur l’Indifférence.

Elle sait, cette religion, que c’est l’éducation qui forme les peuples, et par éducation elle entend l’action morale et religieuse de ses doctrines et de ses institutions invariables; car si l’on entendait par éducation le triomphe d’une opinion ou d’un système quelconque dans les législations humaines, au détriment d’une opinion contraire, le résultat des tendances gouvernementales serait plutôt le despotisme que la civilisation, chaque gouvernement ayant un système particulier à faire prévaloir. «La religion seule, dit encore M. de Lamennais, met l’ordre dans la société, et donne la raison du pouvoir et des devoirs en perfectionnant les lois, en épurant les moeurs, en réunissant par des liens d’amour tous les membres du corps social.» (1)

(1). Essai sur l’Indifférence.

Lorsque les premiers apôtres du christianisme se partagèrent le monde pour réduire tous les hommes à l’égalité du Calvaire, ils eurent moins à lutter contre l’ignorance et les passions des peuples, que contre les riantes illusions d’une mythologie qui, en déifiant tous les vices, semblait laisser peu de chance aux vertus austères d’une religion qui les anathématisait tous. Il fallut des siècles pour déraciner les anciens préjugés, et bien que la parole évangélique fût accessible par sa simplicité aux plus humbles intelligences, et par sa sublimité aux plus superbes génies, dans les premières années de sa lutte, l’église de Jésus-Christ ne marqua ses prosélytes de la croix que pour les vouer au martyre.

Faut-il s’en étonner? l’Evangile venait changer la face du monde. Il venait confondre toutes les idées alors reçues et préconisées; il venait détrôner toutes les passions déifiées, et substituer au culte facile et commode des idoles, des dogmes inaccessibles à la raison, des vertus révoltantes pour la nature humaine.

Cependant, cette oeuvre difficile, la religion de Jésus-Christ l’a accomplie. Elle est sortie triomphante de la double lutte des passions et de l’erreur. Aujourd’hui, plus que jamais, elle paraît, aux yeux même de la raison, établie sur des fondements inébranlables. Toutes les sciences semblent de nos jours épuiser les facultés de leurs adeptes, pour reconnaître sa céleste origine, pour constater ses progrès surhumains. La philosophie, cette puissance orgueilleuse qu’on voudrait élever à côté de son sanctuaire, est forcée de s’humilier devant les preuves accablantes que les érudits entassent tous les jours dans de savants ouvrages, fruits de laborieuses et consciencieuses recherches, et, chose digne de remarque, notre siècle, qui, d’après les audacieuses promesses des pères de l’erreur, devait être témoin de sa dernière agonie, est celui qui élève le plus beau monument à sa gloire. Et cependant, il y aura toujours des hommes qui s’efforceront de détruire sa céleste influence, et qui chercheront à la couvrir de mépris et d’opprobre. Telle est sa destinée sur la terre.

«Comment se fait-il, s’écrie M. de Lamennais, qu’une religion si favorable à l’humanité ait des ennemis parmi les hommes? Est-il possible que tant d’amour ne désarme pas la haine? Hélas! ce qui l’excite cette haine, c’est la beauté, la perfection même de la morale évangélique; la sévérité des devoirs qu’elle impose effraie les passions, et l’on conteste le bien qu’elle fait, à cause du bien qu’elle ordonne de faire.»

Quand on pense à ce qu’était l’homme avant le christianisme et à ce qu’il est devenu depuis, on ne comprend pas la prétendue sagesse de ces personnages dont la Grèce et Rome ont vanté les vertus, et l’on en veut presque à ces hommes qui, de nos jours, n’entendent la régénération des peuples que par cette philantropie étroite et égoïste que proclame la nouvelle philosophie.

A qui sommes-nous redevables de la civilisation du monde, si ce n’est à la religion du Christ? Est-il un peuple qui ait éprouvé sa douce influence et qui soit resté dans la barbarie, ou qui n’y retourne quand son influence a cessé? Elle a fait des hommes des antropophages du Nouveau-Monde; et allez chercher aujourd’hui des traces de civilisation dans ces contrées de l’Asie et de l’Afrique qu’elle avait rendues jadis si florissantes. Allez les chercher surtout dans cette antique Bysance, que la loi du Christ avait rendue si brillante sous le règne des Césars! Voyez dans quel état d’avilissement le Croissant l’a replongée!

Ce n’est pas en présence de ces faits qu’on pourrait nier l’influence du christianisme dans la question de l’émancipation.

Je sais qu’on nous objecte que la condition de l’esclavage est par elle-même le premier obstacle à l’efficacité des mesures que nous invoquons pour amener l’abolition de la servitude par la religion, et que l’esclave résistera toujours à tous nos efforts, tant qu’il sera sous le joug.

Nous allons voir si ces prévisions sont fondées, et s’il convient mieux de courir le risque de jeter dans la société civilisée, une population qui peut être pour elle un élément perpétuel de perturbation.

En d’autres termes, voyons qu’elle est l’influence pratique de la religion, dans les moyens que le clergé colonial est appelé à employer pour préparer la population esclave au bienfait de la liberté.

CHAPITRE QUATRIEME.

DE L’ACTION DU CLERGÉ COLONIAL

dans la question de l’émancipation.

La mode du siècle a été d’accuser les prêtres

d’aimer l’esclavage et de favoriser, l’oppression

parmi les hommes; il est pourtant certain

que personne n’a élevé la voix avec autant

de courage et de force en faveur des esclaves,

des petits et des pauvres, que les écrivains

ecclésiastiques. Ils ont constamment soutenu

que la liberté est un droit imprescriptible du

chrétien.

(CHATEAUBRIAND.)

Nous croyons avoir prouvé dans les trois chapitres qui précèdent que c’est à tort qu’on nous accuse d’être partisans de l’esclavage. Nous allons examiner maintenant si le second reproche qu’on nous adresse est plus fondé.

Que demande-t-on du clergé des colonies?

M. le comte de Montalembert a cru devoir lui infliger un blâme sévère du haut de la tribune des pairs. Après avoir fait des ministres protestans des îles anglaises un éloge digne d’envie, il a dit des prêtres catholiques des îles françaises:

Je sais que le clergé des îles françaises est très bien avec les Planteurs, qu’il vit avec eux en très bonne intelligence. Le noble Pair ne veut pas conclure de là que le clergé est complice de l’esclavage, bien qu’il dise dans un autre endroit de son discours, que les dispositions du clergé sont en général, quoique avec beaucoup de contradictions, favorables à la thèse de ses honorables adversaires; mais il n’hésite pas à en conclure qu’il n’a pas montré le zèle apostolique que montre toujours le clergé français, et que, sauf des exceptions recommandables, il est TIÈDE.

Nous examinerons tout à l’heure si les prêtres des colonies méritent ce blâme.

Faisons remarquer d’abord qu’il serait étonnant qu’on voulût faire un crime au clergé d’être bien avec les Planteurs, de vire avec eux en bonne intelligence.

Le clergé catholique sait que sa mission est une mission de charité et de paix, et qu’on ne réussit pas à régénérer une moitié de la société en foulant aux pieds les intérêts de l’autre. Il nous semble que ce serait dans le cas où il sortirait de cette ligne de conduite, que lui prescrivent la prudence et l’équité, qu’il serait réellement repréhensible. Il faudrait avoir une idée bien peu exacte de la position des prêtres dans les colonies, pour supposer qu’ils pourraient rendre leur ministère efficace en heurtant de front les obstacles qui s’opposent à leur zèle.

Au reste, nous avons prouvé que l’esclavage ne constituait un crime devant aucune loi, soit divine, soit humaine, et que cette condition, en tant qu’elle était le résultat d’une institution matériellement et légalement établie, n’était pas de notre compétence. Ce sont les puissances humaines qui ont légalisé la servitude; c’est à elles à briser les liens des esclaves. Quant à nous, quelle raison pouvons-nous avoir pour saper les fondements de l’esclavage avec ce zèle qui doit nous animer toutes les fois qu’il s’agit de combattre une chose essentiellement mauvaise? Notre mission n’est-elle pas plutôt de protéger les intérêts de tous et de calmer les passions qu’une question si délicate doit nécessairement soulever?

M. de Montalembert sait comme nous qu’il est encore des personnes en France qui voudraient que le clergé des colonies fît retentir les chaires évangéliques de paroles incendiaires, qu’il excitât le serviteur fidèle contre son maître, et qu’il allumât le foyer sur lequel elles prétendent offrir en holocauste tous les possesseurs d’esclaves.

Non, telle n’est point la mission du clergé. Ministres d’une religion de paix et d’amour, les apôtres de l’Evangile attendent l’heure de la Providence et ne la devancent pas; ils préparent les voies aux innovations humanitaires; mais, ils ne prêchent pas une croisade pour les faire triompher à tout prix; comme l’apôtre ils savent concilier les devoirs du maître et ceux du serviteur. Ils disent aux premiers: maître, aie des entrailles de pitié et de miséricorde pour ton esclave! Ils disent au second: esclave, obéis à ton maître! Comme les apôtres de tous les âges du christianisme, ils répandent l’huile de la charité sur les chaînes qui captivent leurs frères, et ils disent: rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.

Ce n’est qu’en dictant également à tous la charité fraternelle, en imposant la réparation des injures, en prêchant la patience à l’infortune, la modération au pouvoir, que le christianisme est venu régénérer la société humaine, à créer la voie pour tendre à la civilisation véritable.

Nous savons qu’on nous dit aujourd’hui que toute opinion qui reconnaît l’esclavage profane à la fois l’homme et Dieu.

Mais nous n’avons pas oublié que l’esclavage a survécu aux âges les plus brillants du christianisme. Les pieux missionnaires qui, dès le principe, substituèrent la servitude dans les pays civilisés à la servitude africaine; le miséricordieux Las-Casas qui adopta la même mesure pour alléger les fers des Indiens du Nouveau-Monde; tous les hommes éminents qui ont siégé pendant deux siècles dans nos parlements; les Apôtres, les Pères de l’Eglise, Jésus-Christ lui-même, qui ont accepté l’esclavage comme un fait accompli, étaient donc des profanateurs de l’homme et de Dieu? A-t-on jamais vu un véritable apôtre du Christianisme heurter de front la servitude, au risque de jeter la conflagration dans les sociétés humaines (1).

(1). Imaginez la philantropie entreprenant l’oeuvre du christianisme; supposez les clubs philosophiques d’aujourd’hui siégeant à Jérusalem ou à Rome, et de là organisant le nouveau monde moral qui devait ruiner l’ancien; mais le ruiner en le remplaçant, et seulement à mesure qu’il le remplaçait. Au lieu de ce respect aux puissances que le christianisme commandait et imposait, les philantropes auraient procédé par une immense révolte; art lieu de calmer les esclaves d’Ephèse et d’Asie mineure, que les nouvelles idées, mal comprises, avaient émus; au lieu de leur écrire comme saint Paul: «Esclaves obéissez à vos maîtres avec crainte et tremblement,» ils leur auraient écrit: «esclaves prenez vos coutelas et faites-vous libres! Eh! bien, à ce mot, à ce seul mot échappé à la bouche ou à la plume d’un apôtre, tout l’Occident et la moitié de l’Orient auraient été en feu; la révolte se serait répandue comme l’éclair de province en province, de ville en ville, de Rome à Memphis, de Trèves à Jérusalem; les esclaves, soulevés et réunis, auraient formé des armées immenses et terribles qui auraient laissé bien loin derrière elles le souvenir de Spartacus et d’Eunus le Syrien (Granier de Cassagnac.)

Le divin législateur, qui était venu combattre et détruire tout ce qu’il y avait de vicieux sur la terre, a-t-il lancé ses anathèmes contre l’esclavage, comme il a anathématisé l’orgueuil des Pharisiens et tous les vices que l’ancienne Rome avait déifiés? «Jésus-Christ a guéri des esclaves à la prière de leurs maîtres; a-t-il jamais rien dit à ces derniers qui pût faire entendre qu’ils avaient tort d’en avoir (1)?» St.-Paul en renvoyant Onésime à Philémon, lui fait-il un crime d’avoir eu ce serviteur pour esclave (2)? Trois siècles après la mission du Christ, les autels des idoles étaient tombés dans toutes les parties de l’empire romain, et aujourd’hui, après dix-huit cents ans, l’esclavage est encore debout.

(1). Conférences du diocèse d’Angers, tome 6, page 390.

(2). Nous transcrivons à la fin de cet écrit l’épître de St. Paul à Philémon. C’est le manifeste le plus touchant de la charité en faveur de l’esclavage. Voir la lettre B.

Certes, nous croyons que c’est à cette école que les prêtres doivent puiser leurs inspirations.

Ce n’est donc pas sous le rapport matériel de l’esclavage, comme question de fait, qu’il faut considérer l’action du clergé pour ce qui concerne l’émancipation.

Aussi n’est-ce pas sous ce rapport directement que M. le comte de Montalembert a cru devoir blâmer le clergé des colonies. S’il lui reproche d’être tiède, c’est qu’il a la conviction, d’après les documents qui ont passé sous ses yeux, que dans les colonies anglaises l’oeuvre de la moralisation des esclaves est bien autrement complète, bien autrement pratiquée, bien autrement profonde, que dans nos colonies… C’est que la moralisation des esclaves âgés entre autres, est restée chez nous dans la plus complète stagnation. C’est ce qui le porte à conclure que les dispositions du clergé des colonies sont en général, quoique avec beaucoup de contradictions, favorables à la thèse de ses honorables adversaires.

Voyons si ces reproches sont mérités.

Nous n’avons pas sous les yeux les documents officiels qui ont guidé les convictions de M. le comte de Montalembert, mais nous allons consulter notre expérience.

Pour mettre un peu d’ordre dans nos idées, nous examinerons d’abord quelles sont les mesures qui ont été prises jusqu’à ce jour pour propager l’instruction religieuse dans nos colonies; nous verrons ensuite quelles sont les causes de la différence qui existe entre les résultats qui ont été obtenus par les prêtres catholiques, comparativement à ceux qu’on attribue aux ministres protestants dans la question de l’émancipation; nous chercherons enfin quel est le meilleur mode d’instruction à, suivre dans les colonie, françaises pour moraliser les esclaves.

Nous espérons faire ressortir de l’examen de ces trois questions quelques observations utiles.

§ PREMIER.

Quels sont les moyens qui ont été mis à la disposition du clergé des colonies pour opérer l’oeuvre de la moralisation des esclaves?

On trouvera peut-être extraordinaire que nous présentions la question dans les termes qu’on vient de lire. En effet, en France les ministres de la religion trouvent accès partout, toutes les portes leur sont ouvertes, du moins aucune autorité ne vient s’interposer ente leur zèle et les personnes qui en sont directement l’objet; mais dans les colonies, c’est bien autre chose. Avant d’atteindre l’esclave, il faut que nous frappions d’abord à la porte du maître; il faut que nous obtenions son consentement; car l’esclave n’a pas de volonté, il n’est pas libre. Nous ne disons pas que ce consentement ait été refusé, mais il pouvait l’être, puisque le gouvernement a cru devoir prendre des mesures légales pour ôter tout prétexte au mauvais vouloir. Ce sont ces mesures que nous allons examiner.

Une ordonnance royale du 5 janvier 1840, la seule qui ait directement rapport à l’instruction religieuse, prescrivait aux maîtres l’obligation de faire instruire leurs esclaves et aux ministres de la religion celle de leur prêter leur ministère pour l’accomplissement de ce devoir. Il était ordonné à ces derniers de faire, au moins une fois par mois, une visite sur chaque habitation, de pourvoir, par des exercices religieux et par l’enseignement d’un catéchisme spécial, au moins une fois chaque semaine, à l’instruction des enfants esclaves.

Les Gouverneurs des colonies firent des arrêtés pour assurer l’exécution de ces mesures. Les Préfets apostoliques adressèrent, dans le même but, à tous les Curés, des circulaires qui furent lues en chaire. La plus grande publicité fut donnée à ces documents. Tous les prêtres s’empressèrent de se mettre à la disposition des habitants, et ouvrirent immédiatement, chacun dans sa paroisse, des instructions spécialement destinées aux esclaves.

Hé bien! Ces mesures sages n’ont pas été couronnées du succès qu’elles promettaient. A qui la faute? Faut-il l’attribuer aux trois causes que M. Le comte de Montalembert désigne, c’est-à-dire, au Gouvernement, aux Colons et au Clergé? Nous croyons que le noble pair aurait été plus juste, s’il avait fait une plus large part aux obstacles matériels qui naissent de la situation des colonies.

Lorsque l’ordonnance royale, que nous venons de relater, eut été promulguée, des visites s’organisèrent sur presque toutes les habitations de la Martinique (1). Il n’est pas un seul planteur, que nous sachions, qui s’y soit positivement refusé. Quelques-uns d’entre eux firent construire des chapelles ou des oratoires sur leurs propriétés, et les curés furent invités a y venir dire la messe à des époques déterminées. Sur chaque habitation, des négresses furent choisies pour réciter à haute voix les prières qui s’y faisaient en commun, et les maîtres encourageaient souvent ces exercices par leur présence. L’on vit même des maîtresses se mettre à la disposition des curés et devenir, sous leur direction, des catéchistes zélées.

(1). Nous sommes encore obligé de nous restreindre ici aux faits qui se sont passés sous nos yeux à la Martinique, n’ayant pas sous les yeux les documents nécessaires pour les généraliser.

Qu’en est-il résulté?

Les curés, dans beaucoup de localités, ont été obligés de renoncer à leurs visites, parce qu’ils ont reconnu, ou qu’il leur était impossible de surmonter les difficultés que la position précaire et incertaine des maîtres opposait à leur zèle, ou qu’ils n’étaient pas écoutés par la population des ateliers, et que s’ils l’étaient, ce ne pouvait être que par suite de la sévérité que les maîtres étaient obligés de déployer pour amener cette population aux pieds des catéchistes.

De là naissait un problème que nous osons proposer à M. le comte de Montalembert:

A quelle heure de la journée les instructions religieuses devaient-elles avoir lieu sur les habitations, avant que la nouvelle loi qui vient d’être discutée à la Chambre des pairs ne l’eût déterminée, sous peine de l’amende et de la prison?

Devaient-elles se faire dans les heures du travail, ou devaient-elles avoir lieu dans les heures du repos?

Dans le premier cas, il fallait lutter contre la situation matérielle de certains maîtres qui n’étaient pas assés avantagés du côté de la fortune, pour qu’ils se prêtassent tous grâcieusement à sacrifier leurs intérêts. Il fallait aller prendre l’atelier sous la houe pour lui faire perdre moins de temps; le réunir quelquefois dans un soleil brûlant lorsque la sueur ruisselait sur le corps des travailleurs. Nous ne prétendons pas excuser ceux, parmi les maîtres, qui n’ont pas eu la générosité et le désintéressement qu’on leur demandait dans l’accomplissement d’un devoir que nous considérons comme essentiel; car, c’est surtout sous le rapport de la question qui nous occupe que St. Paul a dit: Si quelqu’un n’a pas soin de ses domestiques, qu’il soit considéré comme un payen, Nous établissons des faits et nous soutenons que ces faits n’existeraient pas si, comme l’avait conseillé M. de Tocqueville, on s’était attaché d’abord à améliorer le sort matériel des Colons, avant de leur imposer le sacrifice des heures du travail.

Dans le second cas, il fallait attendre les esclaves sur les habitations, et saisir le moment où, accablés sous le poids de la journée, ils n’aspiraient qu’au repos. Qui ne voit que ces moments étaient peu favorables pour faire goûter les principes de la religion à des populations déjà peu disposées, par leur nature et par leurs habitudes, à l’écouter? Un pareil prosélytisme était plus propre à leur inspirer le découragement et le dégoût qu’à leur faire apprécier la morale évangélique.

Voilà le problème qui a été le principal écueil des mesures qui ont été prises en faveur de l’instruction religieuse. On vient de nous prouver que ce problème n’était pas insoluble; mais était-ce à nous à le résoudre? Il ne pouvait l’être que violemment par la force de la loi, et nous n’avions, nous, que la persuasion de la charité universelle, à laquelle on pouvait opposer les principes de la charité individuelle.

Lorsqu’il a été question d’établir un patronage légal et régulier en faveur des esclaves dans les colonies, les magistrats préposés pour remplir cette mission ont été d’abord forcés d’employer les gendarmes, sur certaines localités, pour se faire ouvrir les portes des habitations; pouvions-nous user d’un pareil moyen pour faire de la propagande catholique?

Quant aux instructions qui, d’après l’ordonnance du 5 janvier 1840, devaient s’ouvrir dans toutes les églises paroissiales, elles ont eu lieu également partout dans les commencements, mais elles n’offrent pas aujourd’hui des résultats plus satisfaisants.

Pour ne parler que de Fort-Royal, une messe, dite messe des nègres, se dit tous les dimanches à onze heures dans cette paroisse. Une instruction spéciale pour les esclaves avait lieu autrefois à l’issue de cette messe. Dans les commencements, l’église était trop petite pour contenir la population qui y accourait. Aujourd’hui, cette instruction n’a plus lieu pour une bonne raison, c’est qu’il n’y a plus d’auditeurs. Il y a cependant dans la ville un nombre considérable d’esclaves qui n’auraient que quelques pas à faire pour se procurer les bienfaits de l’instruction, et nous connaissons assez les maîtres et les maîtresses, dans les deux classes, pour affirmer que non-seulement ils leur facilitent les moyens d’assister aux cérémonies de l’église; mais, qu’en général, ils leur en font une obligation.

Nous avons encore à Fort-Royal quatre catéchismes chaque semaine. Les instructions qui s’y font sont à la portée des enfants qui étudient les premiers éléments du christianisme; elles pourraient donc convenir aux esclaves. Eh bien! sur le nombre des personnes qui les suivent, à peine en comptons-nous une dixaine chaque année qui appartiennent à la condition de l’esclavage.

Il faut donc attribuer à d’autres causes, qu’à celles que M. le comte de Montalembert a désignées, l’inefficacité des mesures qui ont été prises jusqu’à ce jour en faveur de la moralisation des esclaves. Nous ne pouvons en laisser peser la responsabilité ni sur le Gouvernement, ni sur les Colons, ni sur le Clergé.

Le gouvernement a fait, à notre avis, ce qu’il devait faire sans compromettre sa prudence et, par suite, l’avenir des colonies. Depuis vingt-cinq ans bien des hommes éminents se sont succédé au pouvoir, d’ou vient que pas un d’eux n’a osé prendre, jusqu’à ce jour, une de ces mesures décisives qu’on cherche à provoquer? C’est que quand on est au timon des affaires on voit les choses, sous un autre aspect. Tel est entré au ministère avec la résolution bien arrêtée, peut-être, de donner le coup de grâce à l’esclavage, qu’il a été un des plus chauds partisans de l’ajournement d’une pareille mesure. Il y a vingt-cinq ans, nous a dit M. le comte Beugnot, que les pouvoirs de l’Etat travaillent à saper la servitude; qu’a-t-on fait dans cet espace de temps? On a pris des demi-mesures, comme on en prendra encore avant d’en venir à une mesure décisive. Nous sommes convaincu que le gouvernement sera forcé de ne pas s’écarter de la ligne de prudence que les intérêts majeurs que cette question soulève lui ont tracée et qu’il a suivie jusqu’aujourd’hui. La loi qu’il vient de proposer aux Chambres est sans doute un grand pas qu’il a fait faire à l’émancipation; mais il sait qu’il y aurait du danger à aller plus loin pour le moment.

La question de la liberté a toujours été séduisante; elle entraîne facilement les hommes intéressés ou irréfléchis; mais les hommes graves, ceux surtout qui l’envisagent avec conscience et désintéressement, ne s’en laissent pas éblouir; ils s’en défient, et cette défiance les rend sages et prudents. Pour ces derniers, l’émancipation est une question de sentiment, d’humanité. Or, disait au commencement de ce siècle un homme d’esprit, «il faut se défier d’un sentiment qui s’annonce avec obstentation; la fausse sensibilité cache beaucoup de défauts; la véritable n’est pas toujours exempte de vanité et s’allie quelquefois avec une sorte d’inhumanité.» (1)

(1). Colnet, Ermite de la Chaussée-d’Antin.

Quant aux Colons, nous savons qu’on leur reproche de favoriser les unions illégitimes de leurs esclaves, pour propager l’espèce, dans l’unique but de multiplier les bras; et l’on va même jusqu’à dire qu’ils les retiennent dans cet état d’abrutissement, afin qu’étant moins éclairés et moins accessibles aux principes de la religion, ils soient moins portés à secouer le joug de la servitude. Nous n’ajouterons pas l’absurdité que l’on attribue à un curé du Fort-Royal, au sujet d’une réponse que lui aurait faite un esclave qu’il exhortait au mariage.

Nous ne voulons pas nous constituer le défenseur des Colons; ce n’est pas leur cause, du moins directement, que nous plaidons, c’est la cause de la liberté et des intérêts de tous; mais nous ne pouvons nous dispenser de faire ressortir ce que de pareils reproches offrent d’invraisemblable.

Quel intérêt peut trouver un planteur dans les unions illégitimes de ses esclaves? Si les liens de famille étaient mieux compris dans son atelier, n’y trouverait-il pas une garantie? Ne resserreraient-ils pas les rapports qui doivent exister entre le maître et ses esclaves! Une fois attaché par ses affections domestiques sur une habitation, le nègre s’identifierait avec le sol et trouverait là l’instinct de la patrie; tandis que dans ses unions illégitimes, il brise ses engagemens de famille avec la même facilité qu’il les contracte. Cette mobilité de ses affections le rendent inquiet, coureur, le porte à passer ses nuits hors de l’habitation, et nuit par conséquent essentiellement aux intérêts du maître. Tous les planteurs s’accordent à dire que la plus grande punition qu’on puisse infliger à un nègre, c’est de l’enfermer le soir et de l’empêcher, par ce moyen, d’aller courir. Que la religion vienne fixer l’esclave dans un choix légitime; qu’elle lui inspire la constance dans ses affections, la tendresse chrétienne pour sa femme et ses enfans, et le planteur aura tout à gagner!

Quant à l’abrutissement dans lequel les Colons sont accusés de vouloir retenir leurs esclaves, avec l’intention qu’on leur prête de vouloir par là leur rendre moins accessible la morale évangélique, afin d’étouffer chez ces malheureux l’instinct de la liberté, nous n’avons qu’une observation à faire pour faire ressortir le ridicule d’un pareil reproche.

Qu’est-ce que Saint Paul nous ordonne de prêcher à l’esclave? Ils nous commande de lui dire: Esclave, obéis à ton maître comme à Jésus-Christ lui-même, faisant de bon coeur la volonté de Dieu, qui t’a mis dans cet état et qui demande de toi cette obéissance et cette soumission. Nous n’avons morale à enseigner à l’esclave, tant qu’il sera dans la servitude. Notre mission n’est pas plus étendue que celle de l’apôtre. Or, nous le demandons, le maître n’a-t-il pas plus à gagner dans la propagation des principes religieux qui, en faisant à l’esclave un devoir de l’obéissance, calme ses passions et peut les transformer en vertus sublimes, que dans un abrutissement qui développe chez lui les vices les plus hideux, et ne peut avoir pour frein que la raison du fouet?

Nous ne comprendrions pas qu’un planteur voulût soustraire ses esclaves à l’influence des principes de la morale chrétienne, par la seule crainte que cette influence lui inspirerait sous le rapport de ses intérêts. Quand nous irons prêcher sur les habitations la soumission, l’amour du travail, les unions légitimes, nous pensons que les Colons auront tout à gagner du côté de leurs intérêts, de leur tranquillité et surtout de leur avenir; car, ce n’est que par ce moyen qu’ils pourront assurer la perpétuité du travail.

Au reste, les Colons comprennent bien aujourd’hui qu’ils ne pourront réussir à amener leurs ateliers à des idées d’ordre que par les principes de la morale catholique. La plupart d’entre eux sont disposés à accepter l’instruction religieuse sur les bases les plus larges. Ils ont déjà prouvé par les délibérations de leurs Conseils coloniaux que leur intention n’est pas de faire sur cette question de l’opposition systématique, et les chapelles qu’ils ont construites sur leurs habitations, les prières qui s’y font régulièrement attestent qu’ils n’ont pas attendu les dernières mesures qui viennent d’être prises, pour entrer franchement dans les vues du gouvernement.

Maintenant, que dirons-nous au clergé des colonies? Nous désirerions de n’avoir pas à nous disculper de la part de blâme qui nous a été infligée; mais on ne se contente pas de nous accuser d’être partisans de l’esclavage, on va jusqu’à nous reprocher de faire plier notre ministère aux exigences du système colonial et d’oublier les devoirs sacrés que nous avons à remplir dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves. Ces inculpations seraient fondées sur des documents qui établiraient entre les ministres protestants des îles anglaises et les prêtres des îles françaises, un parallèle aussi humiliant pour nous qu’injurieux pour la religion catholique.

Un pareil blâme est trop grave pour que nous ne passions pas par dessus les considérations qui rendent quelquefois les justifications si difficiles et si délicates, quand il s’agit de parler de soi ou des siens.

Nous allons donc examiner si le parallèle que M. le comte de Montalembert fait des prêtres catholiques des colonies et des ministres protestants est, sur tous les points, en faveur de ces derniers, comme il le prétend.

§ SECOND.

Quelles sont les causes de la différence qui existe entre les résultats qui ont été obtenus par les prêtres catholiques, comparativement à ceux qu’on attribue aux ministres protestants dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves dans les colonies.

Nous avons cité l’éloge pompeux que M. le comte de Montalembert a fait des succès obtenus par les ministres protestants des colonies anglaises dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves (1). Si nous voulions nous en tenir aux renseignemens qui sont parvenus à notre connaissance, nous serions forcé de reconnaître que les résultats qu’on signale chez nos voisins sont loin d’être aussi complets et aussi profonds que M. de Montalembert le dit. Mais nous voulons bien supposer que les documents sur lesquels le noble pair a fondé ses convictions sont exacts; et, en admettant que les éloges que l’illustre orateur a donnés au zèle des ministres protestants sont mérités, nous souscrivons volontiers à tout ce qu’il a dit d’honorable pour eux sous ce rapport. Comme lui, nous aimons à benir la Providence dans toutes ses oeuvres, quel que soit l’instrument dont elle se sert, et nous applaudissons au dévouement, sur quelque théâtre qu’il se montre.

(1). Il sera curieux de rapprocher l’éloge que M. le comte de Montalembert a adressé aux ministres protestants, à la Chambre des pairs de France, et le blâme qu’il a infligé au prêtres catholiques des colonies, des paroles suivantes qu’un protestant, lord John Manners, a prononcées à la Chambre des pairs d’Angleterre, à peu près à la même époque, à l’occasion de la dotation du collège catholique de Maynooth d’Irlande: «Tous leurs devoirs religieux, a dit lord John Manners, en parlant des prêtres de ce collège, sont remplis avec un zèle et un désintéressement qu’on ne saurait surpasser, et il serait à désirer que le clergé des autres religions cherchât à imiter les prêtres d’Irlande.» (L’Univers-Union-Catholique, 2 avril 1845.)

Nous nous bornerons à constater un point essentiel, c’est que M. le comte de Montalembert n’a pas assez remarqué la différence qui existe entre les résultats des principes de la religion catholique, basés sur la sainteté que réclame la participation à ses augustes mystères, et ceux de la religion protestante, fondés sur une morale qui n’a pour interprète et pour guide que la loi écrite, livrée à la divergence des opinions (1).

(1). On pourra lire à la fin de cet écrit l’extrait d’une lettre du gouverneur de la Caroline du sud au président de l’église libre de Glascow. On y verra comment la question de l’esclavage est jugée par les protestants des Etats-Unis. – Voir la lettre C.

Que faut-il pour être protestant? Il faut saper le dogme catholique, renier la confession, la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, le culte des saints; considérer le Pape comme l’Antéchrist; en un mot, il faut détruire les principes que nous considérons, nous, comme les plus efficaces dans l’oeuvre de la moralisation des peuples. Aussi l’église anglicane pourrait, sans conséquence, compter ses adeptes d’après le nombre de Bibles que ses sociétés opulentes jettent dans le monde. Elle n’impose à ses prosélytes d’autres devoirs que ceux qui sont fondés sur les principes de la morale universelle et qui se trouvent développés dans la loi écrite que chacun peut, d’après sa doctrine, interpréter à sa manière (1).

(1). «A une époque où, du sein de la protestante Angleterre, tant d’esprits éminents reviennent au catholicisme; lorsque, cédant malgré lui au germe de dissolution qu’il porte en lui-même, le protestantisme se divise, pour ainsi dire, en autant de sectes qu’il y a d’individus qui en font partie, il pourrait paraître superflu de prévenir les faibles contre les efforts de la propagande protestante. Et cependant, une religion dont les pratiques se réduisent à lire la Bible, et qui ne présente d’autres règles de conduite que la raison individuelle, juge suprême du sens de l’écriture sainte; une telle religion peut séduire encore quelques personnes désireuses de conserver une apparence de christianisme sans combattre des passions que le christianisme réprouve et condamne.» ( Lettre de Mgr l’évêque de Dijon.)

M. de Montalembert est un juge trop éclairé pour qu’il ne reduise pas à leur juste valeur les résultats de la propagande protestante; mais, comme on le voit, ces résultats peuvent faire illusion à certaines personnes qui tiennent à la religion, plutôt par les pratiques extérieures, que par la réforme du coeur qu’elle prescrit.

L’église protestante doit donc être considérée plutôt comme une institution politique que comme une institution dogmatique et morale. Sa mission a plutôt pour résultat de réprimer les actes extérieurs, que d’étouffer les mauvais penchans du coeur, pour faire germer à leur place les vertus austères du christianisme.

Mais nous, nous avons d’autres dogmes, d’autres obligations. Avec les principes d’émancipation de toutes les races, qui sont découlés du Calvaire, nous avons la source des sacrements, qui est la seule source de vie, et nous reconnaissons que c’est dans elle seule qu’on peut puiser la véritable liberté des enfans de Dieu.

Or, sous ce rapport, la religion que nous enseignons ne saurait composer avec le vice. Elle ne peut se contenter de cette moralité extérieure qui peut, à la rigueur, faire des citoyens, mais qui ne suffit pas pour faire de véritables disciples de Jésus-Christ. Cette religion nous défend même la pensée du mal. Son divin fondateur veut que nous soyions saints comme son père céleste est saint.

Voilà pourquoi les résultats du catholicisme sont peut-être moins prompts et moins sensibles que ceux du protestantisme. Nous allons citer un rapprochement.

On se plaint de ce que les esclaves ne se marient pas dans les colonies françaises et l’on attribue la cause de la répulsion qu’ils éprouvent pour les unions légitimes à l’état d’esclavage (1), et sans doute aussi à la tiédeur du clergé.

(1). Un simple calcul prouvera que la liberté ne change que difficilement la répugnance des unions légitimes dans certains pays: il y a à la Martinique 29,000 individus de couleur libres; or, sur ce nombre on ne compte que 110 mariages, une année dans l’autre. Au reste, cette répugnance est assez générale dans les colonies. On en devine facilement la cause.

Nous ne disons pas que la Condition de la servitude soit propre à propager ces unions; mais nous croyons que ce qui empêche surtout les unions légitimes chez les esclaves, c’est la difficulté de rencontrer chez eux les conditions religieuses voulues.

Les protestants ont trouvé bon de retrancher le mariage du nombre des sacrements. Cette opinion a donné naissance chez eux à des erreurs pernicieuses sous le rapport de la moralité, qu’il serait inutile d’énumérer ici (1). Nous voulons seulement constater une chose, c’est que, en ôtant au mariage son caractère divin et en le considérant plutôt comme un acte purement civil que comme une source de grâces et un sacrement, les protestants sont loin de trouver dans les unions légitimes les obstacles qu’y trouvent les prêtres catholiques.

(1). On sait que Luther autorisa la polygamie en permettant au Landgrave de Hesse d’avoir deux femmes à la fois.

Nous admettons, nous, comme un principe de notre dogme, que le mariage est un sacrement institué par Jésus-Christ, qui demande l’état de grâce et qui suppose, par conséquent, la confession, c’est-à-dire, l’accusation des péchés suivie d’une détermination bien sincère de ne plus les commettre; toutes choses dont les protestants ont trouvé le secret de se passer.

Ainsi, la religion catholique, qui nous ordonne d’engager les esclaves à contracter des unions légitimes, nous fait un devoir rigoureux de les repousser de nos autels lors que nous ne voyons pas en eux les dispositions nécessaires, c’est-à-dire, lorsque nous jugeons qu’ils ne peuvent recevoir le sacrement de mariage sans commettre un sacrilège.

Il faut donc que nous commencions par leur faire comprendre l’importance et la sainteté de cet engagement; que nous les instruisions sur les devoirs préalables qu’il réclame d’eux, comme catholiques, sous le rapport de la confession, de la fuite des mauvaises occasions; que nous leur fassions apprécier l’indissolubilité, les avantages et les devoirs des liens de famille, et c’est ce que nous faisons avant tout. Nous ne nous contentons pas de dire à l’esclave de se marier légalement et religieusement, nous nous efforçons de le rendre digne de porter les titres de citoyen et de chrétien. En lui faisant sentir ce qu’il y a de déshonorant dans ses unions illégitimes, nous lui apprenons ce que la société et la religion demanderont de lui, comme époux et comme père de famille, lorsque ses affections seront avouées par elles.

Cette transformation que demande le catholicisme, avant que l’esclave réclame le bénéfice de ses sacrements, est sans doute lente et progressive; mais elle est la seule efficace, parce qu’elle atteint le coeur. Les ministres protestants, en ôtant au mariage son caractère sacramentel, peuvent multiplier les unions de leurs nouveaux affranchis, mais ils ne leur donnent d’autres garanties que celles que tout citoyen a droit de réclamer des lois de sa patrie.

Au reste les législations humaines ont compris elles-mêmes toute l’importance que la religion attache aux engagements que l’homme contracte dans le mariage; elles exigent des époux des conditions qu’elles considèrent comme une garantie indispensable pour la société. La loi ne les unit que quand ils ont atteint leur majorité c’est-à-dire, cet âge où elle suppose qu’ils ont assez de raison pour comprendre et pour remplir les devoirs de la paternité. Or, cette raison est tardive chez les nègres; ils sont encore des enfants dans un âge avancé. Vouloir les admettre au mariage avant de leur en avoir fait apprécier l’importance, ce serait, sous le double rapport de la loi civile et de la religion, ouvrir la porte à des abus qui seraient plus dangereux pour la société que ceux qui existent dans l’état des choses. Ce serait, du moins, éluder le but essentiel qu’on doit se proposer: la moralité.

Nous allons citer encore un rapprochement pour faire ressortir l’infériorité de la morale protestante, appliquée à l’économie politique dans le régime actuel des manufactures anglaises. Nous l’empruntons à l’Economie politique chrétienne de M Alban de Villeneuve-Bargemont

 «L’économie anglaise soutient que l’excitation au travail, par l’attrait des jouissances matérielles, suffit seule pour engager l’ouvrier à acquérir les conditions de son aisance et de son bonheur; qu’il n’a besoin pour cela que d’une éducation industrielle.

 «L’économie chrétienne, au contraire, ne trouve toutes ces conditions que dans une éducation religieuse.

«L’intérêt matériel de ouvrier paraît suffire aux économistes de l’école anglaise pour le guider dans les voies de la prévoyance, de l’économie, de la tempérance, et, par conséquent, d’une aisance progressive. Exciter cet intérêt en créant de nouveaux besoins, faciliter l’industrie de l’ouvrier par la propagation des lumières industrielles, tels sont pour eux les uniques éléments de la solution du problème.

 «D’après un pareil système, l’ouvrier qui ne connaît que le moment présent, qui ne voit, dans une destinée bornée à la vie terrestre, d’autre bonheur que de satisfaire, autant et aussi souvent qu’il le peut, le besoin des jouissances qui se trouvent à sa portée, cet ouvrier vivra au jour la journée, dépensera ses modiques épargnes au cabaret, négligera le soin de sa famille, cherchera dans le travail de ses enfants une ressource pour vivre et, s’il le peut, pour ne pas travailler… Dans l’ordre social, créé par le matérialisme l’homme qui ne se procure point les plaisirs qu’il peut obtenir sans s’exposer au châtiment des loi humaines, n’est au fond qu’un véritable imbécile.

«Quelle est, au contraire, la perspective que la théorie chrétienne montre à l’ouvrier religieux?

«Celui-ci, par vertu, plus encore que par intérêt, sera l’ami du travail, de l’ordre, de la frugalité. Accomplir ses devoirs de fils, d’époux, de père, de citoyen, de chrétien, sera le but auquel il tendra sans cesse. C’est pour l’atteindre qu’il cherchera à développer son intelligence, à conserver ses forces, à acquérir de l’habileté, à faire des épargnes. Plein de respect pour lui-même comme pour les autres, il sera avide d’une bonne renommée; car il saura très-bien que l’estime et la confiance se donnent plutôt à la probité qu’à l’habileté sans vertu. Si ses travaux prospèrent, il s’élèvera avec joie à un degré de plus dans l’échelle sociale; s’ils le laissent dans la médiocreté, dans l’indigence même, il ne murmurera point, car il saura aussi que cette vie passagère n’est qu’une épreuve et que les pauvres entrent plus aisément au royaume éternel que les riches donc la récompense est en ce monde.

«C’est ainsi que par l’enchaînement des idées les plus simples, on est arrivé à reconnaître que l’instruction, l’intelligence l’adresse la santé et l’économie, conditions nécessaires de l’amélioration des classes ouvrières, découlent d’une source unique, le sentiment religieux, et que ce sentiment doit se puiser, se fortifier et se conserver dans une éducation véritablement religieuse.

 «L’économie politique anglaise n’a pas méconnu sans doute les dangers funestes de l’immoralité et de l’ignorance dans les classes ouvrières. Elle voit, comme nous, que l’ignorance, l’imprévoyance, la débauche et la misère se tiennent en quelque sorte par la main; elle veut en garantir les ouvriers, mais ses remèdes sont nécessairement impuissants lorsqu’ils ne sont pas dangereux. L’immoralité et l’ignorance sont les conséquences inexorables d’un système fondé sur le matérialisme

Nous ne croyons pas être sorti de notre sujet en reproduisant le beau tableau qu’on vient de lire. Nous avons voulu nous étayer de l’autorité d’un écrivain célèbre, pour prouver que si les tendances du protestantisme abrègent l’oeuvre de la moralisation des peuples, elles ne peuvent que la laisser incomplète; tandis que celles du catholicisme, quoique plus lentes, visent à la perfection et ne s arrêtent que là où il ne reste plus rien à réformer. C’est la conséquence qu’en déduit M. de Villeneuve-Bargemont:

 «Les écoles du peuple, telles que les conçoit l’économie anglaise, ajoute-t-il, donnent promptement aux enfants, il est vrai, la clef des sciences. Leur but principal est de leur fournir les moyens de savoir de bonne heure lire, écrire, calculer et de pouvoir se livrer bientôt avec quelque profit à un travail mécanique. Les parents obtiennent ainsi l’avantage de ne pas supporter long-temps la dépense de l’instruction élémentaire et de retirer plus tôt quelques bénéfices du travail de leurs enfants. Mais cet avantage est-il réel? est-il surtout durable et désirable?

 «L’éducation chrétienne, plus lente à la vérité, ne livre pas sur-le-champ ses élèves aux travaux et aux bénéfices de l’industrie; mais, en leur enseignant avec plus de soin ce qu’ils comprendront et appliqueront mieux: et n’oublieront pas, elle donne surtout ces principes qui doivent guider l’ouvrier dans la conduite de toute sa vie; elle apprend à être bon fils, bon maître et bon serviteur, elle recommande l’ordre, la prévoyance, la tempérance et la bonne direction du travail; elle cherche à ne livrer son disciple à l’industrie que lorsque le coeur, comme le corps, sont assez formés pour résister aux impressions morales et physiques de cette existence nouvelle. Elle ne néglige pas l’instruction industrielle, mais elle rien fait que le complément de l’instruction morale.

«Ce sont ces observations, basées sur l’expérience de tous les lieux et de tous les temps, dit enfin M. de Villeneuve-Bargemont, qui ont constamment dirigé les principes du clergé catholique au sujet de l’enseignement populaire dont il n’a cessé de s’occuper depuis l’établissement du christianisme. Sa prudence lui a attiré entre autres reproches, celui de s’opposer à la propagation de l’instruction parmi le peuple (1).»

(1). liv. 1er, chap. 19. On pourra lire dans l’ouvrage la réfutation de ce reproche qu’on adresse au clergé catholique.

Ainsi, si la voie que l’esprit du catholicisme nous prescrit de suivre dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves est la plus longue, qui ne voit qu’elle est la plus sûre et la plus efficace? C’est la seule qui puisse atteindre sûrement le but que doit se proposer la religion véritable: la moralisation du coeur. C’est là, sans doute, le difficile; mais aussi voulons-nous qu’on nous tienne compte de cette difficulté.

Nous pourrions signaler encore d’autres différences qui existent entre les prêtres catholiques et les ministres protestants, dans les moyens qui ont été mis en leur disposition pour l’accomplissement de leur mission.

Les ministres protestants ont travaillé long-temps les populations esclaves, lorsqu’ils pouvaient leur faire entrevoir la liberté dans un avenir déterminé; et en demandant aux maîtres l’accès de la morale évangélique dans leurs ateliers, ils leur montraient le gouvernement anglais prêt à ouvrir ses mains pour cicatriser, avec son or, les plaies de l’émancipation.

Mais nous, qu’avons-nous à répondre aux maîtres quand ils nous disent que le gouvernement français veut leur ruine, qu’il ne s’occupe pas de leur avenir? Qu’avons-nous à répondre aux esclaves quand ils nous disent que les mesures prises en faveur de l’instruction morale et religieuse n’ont pour but que de retarder l’émancipation matérielle?

 Nous avons entendu de part et d’autre leurs raisonnements. Les mesures prises en faveur de la liberté leur donnaient également de l’ombrage. Elles décourageaient le maître et l’esclave. Le maître, parce qu’il désespérait de voir sa position s’améliorer avant l’émancipation qu’on lui faisait entrevoir comme prochaine et qu’il considérait comme devant amener sa ruine; l’esclave, parce qu’il voyait cette même émancipation comme trop éloignée, à cause des dispositions qu’on demandait de lui pour la mériter.

Disons encore que l’église protestante a dans les colonies un clergé nombreux, bien rétribué et qui finit par s’identifier avec le sol, à cause des intérêts qu’il y trouve, sous le rapport des liens de famille et du commerce; tandis que le clergé catholique se recrute avec peine et ne suffit pas toujours aux besoins ordinaires des paroisses.

Pendant long-temps, la Martinique, qui compte vingt-cinq communes, a été desservie par une vingtaine de prêtres seulement, et il en faut neuf pour les seules villes de Fort-Royal et de St.-Pierre.

A la suite de la loi du 5 janvier 1840, que nous avons citée plus haut, les Conseils coloniaux, sur la proposition des Préfets apostoliques, avaient augmenté l’effectif du clergé, dans chaque colonie. A la Martinique, le nombre des prêtres avait été porté à huit en sus des besoins ordinaires que réclamaient les communes. Eh bien! ce dernier nombre n’a jamais été atteint. Le gouvernement de la métropole a fait, dans le temps, un appel aux diocèses de France qui a été, à peu près, sans résultat. D’un autre côté, le séminaire du St.-Esprit, malgré son zèle et sa sollicitude, peut à peine suffire aux besoins des paroisses.

Il y a peu d’élan dans le clergé français pour les missions des colonies, et il faut convenir que le blâme qu’on vient de nous infliger sera peu propre à le développer.

Certes, nous sommes loin de vouloir opposer au reproche de tiédeur qui nous est adressé, l’éloge de notre zèle; mais il nous semble que c’est précisément dans le moment où l’on veut constater le peu de succès de nos efforts, que nous aurions plus besoin d’aides et, pas conséquent, d’encouragement. On n’ignore pas que le climat des colonies est meurtrier pour les Européens. Dans l’espace de trois ans, trois vicaires ont été successivement enlevés, à Fort-Royal, par la fièvre jaune. Ces faits, qui sont bien connus en France, sont déjà peu propres à encourager ceux de nos confrères qui voudraient nous venir en aide, sans qu’on y ajoute la crainte du blâme qu’on croit devoir infliger à ceux qui les ont précédés.

Il faut cependant un nombre considérable de missionnaires pour suffire à tous les besoins des colonies. Les curés des paroisses ne pourraient pas, dans les principales communes, remplir toute l’étendue des devoirs que demande la moralisation des esclaves. Dans plusieurs de ces communes, on compte plus de vingt habitations, ce qui ferait, d’après l’ordonnance qui prescrit les instructions religieuses, vingt visites qu’ils auraient à faire dans le courant du mois, et, par conséquent, vingt absences qui ne pourraient pas se concilier toujours avec l’occurrence d’autres devoirs qui pourraient être plus urgents. Il faut donc que le ministère qu’on aura à exercer dans les ateliers soit en dehors du ministère des paroisses et qu’il soit confié, par conséquent, à des prêtres spéciaux.

M. le comte de Montalembert a dit, avec raison: que ce n’était pas en donnant des fonds plus ou moins considérables au clergé colonial, qu’il pourra arriver au but qu’il se propose. Ces paroles seraient injurieuses pour nous, si nous pouvions y trouver une allusion aux motifs intéressés qu’elles pourraient nous prêter; mais, nous sommes loin de supposer qu’elles aient été dites dans ce sens.

Aussi ne demandons-nous pas qu’on améliore notre situation matérielle, bien qu’il nous fût facile de prouver que, dans certaines paroisses de la Martinique, les curés ont à peine de quoi vivre, malgré les deux mille francs que le gouvernement donne à tous les prêtres indistinctement. Nous ne demandons pas à être aussi largement rétribués que les ministres protestants, parce que nous n’avons ni femmes, ni enfants à nourrir; nous n’avons que les pauvres, et nous ne sommes tenus qu’à leur faire une part proportionnée à nos revenus. Nous ne voulons pas même qu’on soit aussi généreux envers nous que l’est le gouvernement anglais en faveur des prêtres français catholiques qui exercent le saint ministère dans ses colonies, et qui reçoivent trois mille cinq cents francs d’appointement fixe, chaque année, outre le casuel.

Ce n’est donc pas pour nous que nous demandons qu’on envoie des fonds dans les colonies; mais nous voudrions que le gouvernement fut généreux toutes les fois qu’il s’agit de venir en aide au culte et de donner de l’éclat à la religion. Nous savons qu’il a déjà beaucoup fait; mais il lui reste encore beaucoup à faire. Les populations qu’il a surtout l’intention de moraliser ne seront pas amenées au sein du christianisme par les idées abstraites de nos dogmes, et par les principes révoltants pour la nature de notre morale: il leur faut d’abord les pompes majestueuses de la religion qui frappent les sens, les solennités de nos offices, le chant de nos cantiques. Or, sous ce rapport, il y a encore beaucoup de choses à désirer.

Pour ce qui nous concerne, nous dirions bien haut, si nous pouvions espérer d’être entendu, que, depuis six ans, la ville de Fort-Royal est privée d’église. Depuis le tremblement de terre du 11 janvier 1839, les cérémonies religieuses s’y sont faites, d’abord dans l’ancienne église, qui menaçait ruine et où les fidèles étaient obligés d’ouvrir leur parapluie pendant les offices, quand il pleuvait; ensuite dans une maison particulière qui pouvait contenir à peine cent cinquante personnes, sur une population de douze mille ames; et, enfin, dans un hangar qui est destiné à servir d’hospice, où elles se font encore aujourd’hui. Toutes les années, on nous fait espérer une nouvelle église. La population, impatiente, offre de s’imposer des sacrifices; nous savons que les gouverneurs ont fait, depuis 1840, des instances réitérées auprès des ministres pour avoir des fonds, et nous en sommes toujours à nous dé mander si le chef-lieu de la colonie sera privé long-temps encore d’un temple convenable, tandis que toutes les années on dépense des sommes considérables pour construire des chapelles rurales, qui attendent des aumôniers et des frères pour les desservir.

Espérons que cet état de chose affligeant aura un terme sous l’administration du digne Gouverneur qui est aujourd’hui à la tête de la colonie. Il ne fait que d’arriver et nous savons que la question qui nous occupe est une de celles qui excitent le plus sa sollicitude. Mais il faut que la Métropole lui vienne en aide; car, sans cela, les efforts de son zèle et son dévouement religieux bien connus, seraient impuissants.

On ne se fait pas une idée assez juste de la situation du clergé dans les colonies, des obstacles qu’il a à vaincre, des intérêts qu’il a à ménager. Les préjugés sont un écueil contre lequel un grand nombre de prêtres viennent échouer. A travers le conflit des opinions qui naissent des distinctions cutanées, le prêtre est obligé de se tracer une ligne de conduite dont il ne doit jamais s’écarter, sous peine d’encourir la disgrâce de l’un des deux partis. S’il panche trop d’un côté, il est considéré comme abolitionniste, comme partisan de la fusion; s’il se laisse entraîner de l’autre côté, il est imbu de préjugés, ennemi du progrès, anti-abolitionniste. Dans cette situation, que faire? Nous ne le demandons pas à de Montalembert, il nous accuse déjà d’être partisan des Colons; mais nous lui apprendrons que tous ceux, parmi nos confrères, qui ont voulu se jeter trop ostensiblement dans l’autre voie ont été forcés de quitter la colonie. Il y avait cependant parmi eux des prêtres estimables, et ils défendaient une bonne cause; mais ils avaient voulu devancer l’heure de la Providence.

Hâtons-nous d’ajouter que si les difficultés qui naissent des préjugés influent sur notre ministère, elles n’en paralysent pas les effets; car, nous ne pensons pas qu’on nous accuse d’être des hommes à opinions dans l’accomplissement des devoirs de notre état, du moins on aurait tort, puisque au pied des autels nous ne faisons distinction de personne. Là, notre conduite est toute tracée et nous ne pourrions nous en écarter sans nous rendre coupables. Il y a long-temps que la religion a fait la fusion de toutes les races dans son sanctuaire. Le pauvre y a sa place à côté du riche, l’esclave à côté de son maître; ils y trouvent les uns et les autres des droits égaux; on les voit indistinctement aux mêmes tribunaux; où quelquefois le maître est jugé plus sévèrement que le serviteur et à la même table sainte où ils reçoivent le même Dieu, qui est le père commun de tous.

Un autre difficulté, qui naît de la situation du clergé dans les colonies, c’est qu’il a à travailler une terre qui répond difficilement à ses efforts.

M. le comte de Montalembert s’étonne de ce que la moralité des esclaves âgés soit restée dans la stagnation la plus complète. Cela nous fait croire qu’il suppose que la moralité des jeunes esclaves est plus avancée, probablement parce qu’il sait qu’il y a dans les quartiers principaux des colonies des écoles gratuites qui étaient spécialement destinées, dans le principe, à recevoir cette jeune population.

Nous regrettons de lui apprendre que ces écoles n’ont pas répondu non plus au but que le gouvernement s’était proposé en les fondant. Le noble pair ne sera pas surpris si nous lui disons que l’inefficacité de cette mesure est due, en partie, à la répugnance que les mères de familles ont témoignée de voir leurs enfants libres fréquenter les mêmes écoles que les enfants esclaves.

Nous avons, à Fort-Royal, trois écoles gratuites: une dirigée par les Frères de Ploërmel, pour les garçons; les deux autres par les Soeurs de St.-Joseph, et par une clame séculière, pour les filles. Eh bien! il n’y a pas un seul esclave dans aucune de ces écoles, et cela depuis qu’elles ont été fondées. On ne doit pas être étonné de cette distinction qui règne entre la classe libre et la classe esclave. Si le gouvernement veut faire descendre les bienfaits de l’éducation jusqu’à ces derniers, il sera obligé de créer pour eux des écoles spéciales, ou de renoncer à en accorder le bénéfice aux enfants libres, qui en ont besoin et qui en profitent.

Nous applaudissons avec empressement aux éloges bien mérités que M. de Montalembert a donnés au zèle et au dévouement que les Frères de l’institut de Ploërmel apportent dans la mission qui leur est confiée. Ces éloges sont également dus aux dames qui se dévouent à l’éducation des filles. Nous croyons que c’est dans les mesures qui concernent les Frères de Ploërmel principalement, que se trouvent les moyens les plus efficaces de régénération sociale pour les colonies, comme nous essayerons de le prouver tout à l’heure.

Le peu de succès qui a été obtenu jusqu’à ce jour auprès de la jeune population esclave, devrait plus étonner que la stagnation dans laquelle la moralité des esclaves âgés est demeurée; car, enfin, il était bien plus difficile de faire goûter la morale évangélique à ces derniers. Les résultats qu’on obtient en France, dans l’oeuvre de la moralisation, prouvent qu’il n’est pas si aisé de faire apprécier les principes de la religion à ces hommes, que de longues et profondes habitudes retiennent éloignés de Dieu.

Depuis long-temps on vante beaucoup les progrès des idées et des moeurs. C’est au nom de ces progrès qu’on demande l’abolition de l’esclavage matériel par l’émancipation intellectuelle et religieuse; mais nous demandons, à notre tour, si ces progrès se font sentir d’une manière bien sensible dans certaines classes de la société en France, en Angleterre et dans les autres pays civilisés? Vous avez à côté de vous des milliers de malheureux qui croupissent dans la dégradation de la misère et du vice, qu’est-ce que le progrès des moeurs vous a porté à faire pour eux?

Quel tableau affligeant nous offrent les pays civilises, sous le rapport religieux!

On entend aujourd’hui retentir de toute part les mots religion, morale, liberté. On nous dit qu’il faut moraliser l’esclave; qu’il faut l’initier à la connaissance de la religion, le former, par elle, aux moeurs de famille, et le rendre, par là, digne de la liberté; mais que ne fait-on pas pour dénaturer les véritables principes de civilisation et de liberté en France? L’impiété n’y travaille-t-elle pas à saper la religion dans ses bases? Tandis qu’on invoque pour les colonies l’intervention du prêtre, en France ne le représente-t-on pas comme l’ennemi de la société, le perturbateur des familles, le corrupteur de la jeunesse? N’y voit-on pas tous les jours les passions haineuses et systématiques diriger les attaques les plus scandaleuses contre les mystères les plus imposants de la religion, contre les sacrements les plus vénérés de l’église?

Trouve-t-on beaucoup d’hommes en France qui suivent les pratiques religieuses? Ne voit-on pas au milieu des populations les plus civilisées l’immoralité la plus dégoûtante régner parmi ces masses de bas-étages dont les romanciers de nos jours nous font un tableau si hideux?

Et, c’est en présence de ces faits qu’on s’étonnerait que la morale évangélique ait obtenu si peu de succès parmi la population noire des ateliers! L’on est surpris qu’elle n’ait pas pu atteindre encore efficacement les esclaves âgés c’est-à-dire, des hommes qui sont imbus, pour la plus part, des principes du fétichisme et que l’esclavage a habitués à toutes les passions!

Que dirons-nous aux esclaves quand ils sauront que cette religion qu’on trouve si efficace pour leur moralisation, est considérée en France par certains philosophes comme surannée? quand ils sauront que toutes les passions se déchaînent contre elle et mettent autant d’ardeur à paralyser son influence sur les classes malheureuses, dans les pays libres et civilisés, qu’on veut que nous mettions de zèle à la leur faire apprécier?

Certes, si l’on comptait beaucoup d’hommes qui eussent l’éloquence et les convictions religieuses de M. le comte de Montalembert, la religion, la morale, la liberté n’auraient pas à redouter les mauvaises passions qui se déchaînent contre elles; mais, qui mieux que l’illustre orateur pourrait nous dire l’isolement dans lequel se trouvent aujourd’hui les saines doctrines?

Nous le disons avec regret: le christianisme est plutôt considéré par certains hommes d’état comme moyen gouvernemental, que comme moyen de haute influence morale, et les prêtres comme instruments politiques, que comme propagateurs des doctrines catholiques. Peu importerait à ces gens-là la religion qui serait appelée à régénérer la société coloniale, pourvu qu’elle allât droit au but et qu’elle fût une garantie matérielle pour la société.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a cherché à moraliser les esclaves de nos colonies. Nos possessions d’outre-mer étaient desservies avant 93 par des religieux jésuites, capucins, dominicains. Ces religieux possédaient des habitations et avaient de nombreux esclaves (1). Les personnes qui peuvent conserver le souvenir de leurs travaux apostoliques s’accordent toutes à rendre témoignage à l’ardeur qu’ils déployaient pour la propagation des idées religieuses dans les ateliers. Leur passage dans les colonies a laissé des traces que les missionnaires, qui seront encore appelés à leur succéder, feront bien de suivre, s’ils veulent donner à leur zèle l’expérience d’hommes prudents et sages. Dans chaque paroisse un peu considérable, il y avait un de ces pères qui était spécialement chargé de la direction des esclaves et qui était appelé, à cause de cette spécialité, père des noirs. L’on voit que dans ces temps on employait déjà les moyens qu’on veut mettre aujourd’hui en usage. Mais alors les maîtres n’étaient pas menacés dans leur existence; les esclaves étaient soumis, laborieux, sans souci comme sans espérance. L’action de la religion se bornait à modérer la puissance des premiers et à faire fructifier pour le ciel la patience et la résignation des seconds. Les révérends pères avaient pour eux l’avenir, l’opinion, la loi. Aujourd’hui on a hâte d’en finir: la loi, l’opinion, l’avenir, tout nous presse. Il faut donc chercher un moyen qui puisse répondre, autant que possible, à toutes ces exigences. C’est ce que nous allons examiner dans le paragraphe suivant.

(1). L’habitation St.-Jacques, située sur la paroisse de Ste.-Marie, à la Martinique, qui compte aujourd’hui encore près de quatre cent nègres et qui appartient au gouvernement, appartenait autrefois aux pères dominicains. On voit encore dans la chapelle de cette habitation un tableau qui représente le père Labat entouré d’une foule de jeunes nègres qui écoutent ses instructions. M. l’amiral de Moges pourrait nous dire la cause qui fa forcé de suspendre les instructions qu’une religieuse de St.-Joseph faisait sur cette habitation, d’après ses ordres et sous la Direction de Mme de Moges, à l’époque ou il était gouverneur de la Martinique.

§ TROISIEME.

Quel est le meilleur mode d’instructions à suivre dans les colonies françaises pour la moralisation des esclaves?

Ce que nous venons de dire dans ce chapitre prouve qu’il n’est pas si facile, qu’on est porté à le croire, de répandre l’instruction religieuse dans certaines classes de la société, et surtout de leur donner ce succès qu’on se hâte trop de vouloir réaliser.

Nous avons avoué franchement que les mesures sages qui avaient été prises par le gouvernement, pour moraliser les ateliers, n’ont pas réussi; nous espérons qu’on nous rendra la justice de reconnaître qu’il n’a pas dépendu de nous de les rendre plus efficaces.

Mais, si nos efforts ont été paralysés par des considérations et des circonstances indépendantes de notre bonne volonté, s’ils n’ont pas obtenu tout le succès qu’ils pouvaient faire espérer, est-ce à dire qu’ils ont été sans résultats, comme on le croit? Nous ne le pensons pas.

Nous croyons que les visites qui ont été faites sur toutes les habitations ont produit sur les moeurs des ateliers un effet qui portera ses fruits. Elles ont disposé les esclaves à recevoir plus tard, avec plus d’utilité la parole de l’Evangile; en leur faisant entrevoir la possibilité d’un meilleur avenir, elles leur ont appris les conditions auxquelles est attachée leur liberté. Il n’est pas un esclave qui ne sache aujourd’hui que l’émancipation doit être le prix de ses progrès dans la connaissance et l’appréciation des devoirs que la religion et la société demandent de lui, avant de l’adopter comme un de leurs membres.

Au reste, des visites régulières continuent à avoir lieu, sur plusieurs habitations. Presque dans toutes, les prières se font avec exactitude, et les planteurs sont loin d’être aussi généralement étrangers qu’on le suppose à ces exercices. Nous connaissons beaucoup de dames, dans les deux classes, qui mettent au premier rang de leurs obligations l’instruction religieuse de leurs esclaves et qui se feraient un cas de conscience de la négligence qui les porterait à manquer à ce devoir.

Les chapelles qui ont été érigées sur un grand nombre d’habitations attestent la sollicitude que certains Colons manifestent pour la propagation des idées religieuses dans leurs ateliers. Nous connaissons des planteurs qui, au sacrifice de leurs heures de travail, en ajoutent d’autres pour donner à la religion un éclat capable de frapper l’imagination des nègres. Nous pourrions nommer une habitation, entre autres, où les exercices religieux se font avec une décence qu’on envierait dans certains villages de France, où les cérémonies du culte sont si peu propres quelquefois à exciter la piété. Le propriétaire de cette habitation a fait construire une élégante petite chapelle, qu’il a entourée d’arbustes et de fleurs. La population noire vient là tous les soirs assister à la prière qu’un esclave fait à haute voix. De temps en temps, dans le courant de l’année, le curé de la paroisse va y célébrer les saints mystères et y semer cette parole de l’Evangile que les infortunés savent si bien comprendre. Ces cérémonies religieuses sont accompagnées de cantiques qui sont chantés par des négresses et dont des esclaves de l’atelier répètent le refrein en choeur. Un vaste bâtiment situé sur un des côtés, entre la chapelle et la maison du planteur, est destiné à recevoir les malades de l’habitation et sert d’hôpital. Placées ainsi entre le sanctuaire du Dieu des miséricordes et les soins intéressés du maître, toutes les infirmités peuvent éprouver la double influence que la religion et l’humanité ne refusent jamais aux malheureux.

Si les moyens qui ont été employés jusqu’à ce jour, pour la moralisation des ateliers, n’ont pas obtenu tout le succès qu’ils promettaient, il ne faudrait donc pas en conclure que le clergé des colonies désespère de rendre les esclaves dignes de la liberté dont on veut les doter. Nous croyons cette population susceptible de recevoir une éducation morale, religieuse, de concevoir les droits de l’homme, du citoyen, les devoirs du mariage, l’esprit de famille, les habitudes d’ordre, de travail, d’économie; en un mot, nous la croyons capable d’offrir toutes les garanties que la religion et la société demandent de leurs membres; mais, nous en venons toujours à nos réserves, une pareille transformation ne s’opère pas tout à coup; pour la rendre si non complète, du moins suffisante, il faut du temps.

On a beaucoup parlé de l’abrutissement des esclaves. Certains phrénolosistes n’ont pas hésité à soutenir que la race nègre portait l’empreinte, dans certaines difformités de conformation, d’une malédiction qui remonterait aux temps diluviens. Eh bien! nous disons que cette opinion, qui tendrait à nous faire considérer les pauvres nègres comme étant privés des facultés qui sont la plus noble prérogative de l’homme et comme se rapprochant, plus ou moins, de la brute, n’est pas admissible, sous le rapport religieux. Il est facile de reconnaître que, dans la plupart d’entre eux, l’entendement est aussi développé que dans certaines classes en France et dans les autres pays libres, qui se rapprochent le plus de leur condition. Au reste, la religion nous apprend qu’il y a dans le nègre, comme dans tous les hommes, une ame immortelle créée à l’image de Dieu, et capable, par conséquent d’acquérir la science du salut, qui est la seule vraiment utile a l’homme.

Nous ne nions pas l’état de dégradation dans lequel la plupart des esclaves vivent; mais nous disons que cette dégradation est moins, chez eux, le résultat de la négation des facultés intellectuelles, que de l’isolement dans lequel ils ont vécu des moyens qui pouvaient les développer.

Que reproche-t-on aux esclaves? De n’avoir pas de religion? Mais, quelle religion peuvent-ils avoir? On ne les a pas encore initiés au christianisme. La plupart d’entre eux n’ont d’autres idées religieuses que celles qu’on leur a inculquées dès leur enfance dans leur patrie et qu’ils ont puisées dans le culte des fétiches, des mokissos et des gris-gris. Qu’on laisse le christianisme les éclairer graduellement, et l’on verra leur intelligence se dilater et renaître à cette divine clarté. N’avons-nous pas déjà aujourd’hui des esclaves qui suivent nos pratiques religieuses en fervents prosélytes? Et toute cette population affranchie qui remplit nos églises et qui donne quelquefois l’exemple de toutes les vertus, qui l’a amenée au pied de nos autels si ce n’est la puissance irrésistible que la religion exerce sur les esprits, même les plus incultes?

On dit que les esclaves sont paresseux. Mais ne savent-ils pas que ce n’est pas pour eux qu’ils travaillent? Ils n’auront sans doute jamais l’ardeur et l’intelligence que montrent nos ouvriers dans nos climats tempérés; mais n’en voit-on pas aujourd’hui, parmi eux, qui réalisent des épargnes du travail qu’ils font dans leurs heures de loisir? Il y en a peu qui soient dans ce cas, à la vérité; mais ceux-là, du moins, à en juger par l’espèce de luxe qui règne dans leurs cases, pourront aisément suffire à leur existence, quand ils seront livrés à eux-mêmes.

On dit encore qu’ils sont imprévoyants? Imprévoyants sur quoi? Sur l’avenir? Rien ne peut leur inspirer cette prévoyance dans l’état d’esclavage. Ne sont-ils pas assurés d’avoir, jusqu’à la fin de leurs jours, les soins charitables et intéressés du maître, tant qu’ils seront dans la servitude? Tous ces reproches ne sont fondés que parce qu’on n’a pas encore donné l’élan aux sentimens que la nature et l’intérêt de la conservation font germer et fructifier dans le coeur de tous les hommes.

Nous ne prétendons pas, par ces dernières paroles, résoudre le grand problème du travail libre. Nos savons que c’est là la question vitale des colonies, le principe le plus rigoureux de leur existence, et en même temps la plus grande difficulté qu’auront à vaincre les réformateurs du système colonial. Nous nous garderons bien d’assurer que le travail, quand l’heure de la liberté générale aura sonné, continuera avec l’ensemble et les résultats qu’il produit aujourd’hui. Si cela devait être, il faudrait faire des voeux pour que l’émancipation ne fut pas long-temps retardée, parce que tout le monde y trouverait son intérêt. Le travail libre ne pourra être le résultat que de la religion, de la patience et des mesures que le gouvernement prendra, dans sa sagesse, pour l’assurer.

Nous savons fort bien que pour la plus part des esclaves la liberté n’a aujourd’hui d’autre signification que celle de pouvoir disposer de leur personne et de leur temps, selon leur volonté, c’est-à-dire de ne travailler que dans les circonstances impérieuses. Aussi demandons-nous qu’avant de les livrer à eux-mêmes on leur inspire le goût de l’industrie, l’activité dans le travail, et, avant tout, l’esprit de l’ordre qui conserve, et de la famine qui perpétue; toutes choses qu’ils ne pourront apprendre que de la religion, mais qu’ils apprendront par elle avec le temps.

Enfin, on ajoute que les esclaves sont vindicatifs. Oh! oui, et leurs vengeances sont même quelquefois terribles, atroces; mais cet odieux penchant résistera-t-il à l’action de la religion et au bienfait de l’émancipation? Nous avons connu des esclaves qui étaient capables d’une véritable affection fondée sur la reconnaissance; nous pourrions en citer qui, ayant été affranchis par leurs maîtres dans le temps de leur prospérité, sont devenus leur providence lorsque des revers de fortune les ont jetés dans la misère. Dans l’état d’esclavage même, ne voit-on pas des rapports fondés sur un véritable sentiment d’affection s’établir entre des esclaves et leurs maîtres? Ces heureux résultats sont dus, sans doute, à l’administration sage, juste et pleine d’humanité de ces derniers; mais ils n’existeraient pas si les premiers ne les avaient pas provoqués par leur bonne conduite.

Ces défauts que l’on attribue aux esclaves sont sans doute réels; mais ils doivent être considérés moins comme un obstacle à l’émancipation, que comme une raison pour la retarder, puisque c’est précisément pour les faire disparaître que nous réclamons les bienfaits du christianisme. Nous croyons qu’il ne sera pas plus difficile de déraciner ces vices qu’il ne l’est en France de vaincre cette impiété qui s’infiltre, comme un poison, dans toutes les veines du corps social. Proclamer la liberté générale des noirs avant de les avoir préparés à cette transformation, ce serait plus qu’une imprudence, ce serait une cruauté; mais nous croyons que cette liberté sera pour eux un bienfait, lorsque la religion leur en aura fait apprécier les avantages.

L’esclave est naturellement porté à la superstition; il s’est fait une religion monstrueuse en cherchant à concilier les souvenirs qu’il conserve encore du fétichisme, avec les principes incomplets qu’il a reçus du christianisme. En donnant une bonne direction à ses idées et à la propension qu’il montre pour les cérémonies extérieures du culte, on pourra, avec de la patience et du dévouement, agir efficacement sur les ateliers, du moins c’est là notre opinion. Nous pensons qu’il ne sera pas plus impossible d’amener au sein de la religion les populations africaines de nos pays civilisés, que ces tribus errantes que nos missionnaires poursuivent sur les côtes brûlantes de l’Afrique, ou dans les déserts du Nouveau-Monde.

Il est rare qu’un nègre résiste à notre zèle, quand on lui a inspiré le désir d’éprouver les consolations de la religion. Il nous arrive d’en rencontrer qui sont dans l’ignorance la plus complète des vérités les plus nécessaires au salut; mais ils nous écoutent avec docilité et quelquefois avec des sentimens qui nous étonneraient, si nous ne savions pas que la religion est accessible à toutes les intelligences et qu’elle a d’abord été prêchée aux infortunés de la terre. Le difficile, c’est de faire naître en eux la bonne volonté qui peut seule rendre les leçons de la morale efficaces. Cette bonne volonté, on le conçoit, doit se trouver aujourd’hui rarement chez le nègre.

On ne peut se défendre d’un sentiment bien pénible quand on sait qu’il est encore de ces malheureux qui vivent parmi nous, au milieu de la civilisation, dans une ignorance presque complète de la morale évangélique.

Nous n’avons pas à nous occuper ici des divers modes d’émancipation qui ont été, depuis quelques années, successivement proposés. Nous accepterons celui qui établira les droits de tous sur les bases les plus larges et qui offrira le plus de garantie pour l’avenir; mais nous allons proposer un mode d’instructions religieuses, que nous croyons aussi facile qu’efficace, et que nous allons livrer à l’appréciation de ceux qui sont plus spécialement appelés à s’occuper de cette question.

Nous avons déjà parlé des frères de l’institut de Ploërmel qui ont aujourd’hui des écoles en pleine activité dans toutes les villes des colonies et nous avons dit que nous croyions que c’était par eux surtout que devait être amenée l’émancipation par la religion. Nous allons développer notre pensée:

A en juger d’après les résultats que ces frères ont déjà obtenus dans les colonies auprès des enfants de la classe libre de couleur, on ne doit pas douter qu’ils n’obtiennent les mêmes avantages auprès des jeunes enfants esclaves, lorsqu’on leur aura fourni les moyens d’atteindre cette jeune génération; mais nous croyons que leur zèle serait couronné d’un égal succès auprès des esclaves âgés, du moins qu’ils seraient mieux en position de réussir auprès de ces derniers que les aumôniers. Voici les raisons qui nous portent à avoir cette opinion;

Le prêtre est généralement vénéré des esclaves, mais à cause même de cette vénération, et, nous osons dire de l’espèce de culte dont il est l’objet, d’après l’idée souvent exagérée que le nègre se fait de son caractère, a-t-il peut-être moins d’accès auprès d’eux. Ils ne se livreront jamais du moins à lui avec cette confiance et cet abandon qu’il est nécessaire, avant tout, de leur inspirer. D’un autre côté, à cause même des devoirs qui ressortent de son caractère, il fait concevoir facilement aux planteurs des préventions défavorables, dès qu’il touche à la question de l’émancipation. Ajoutez à cela que le clergé a déjà fait des tentatives qui n’ont pas été couronnées de succès précisément, en partie, à cause des motifs que nous venons de déduire;

Tandis que les frères arriveraient sur un terrain neuf pour eux. Ils inspireraient de la confiance aux planteurs, parce que ceux-ci les supposeraient moins portés par devoir à aborder les questions irritantes; et à cause même de leur profession qui les met déjà en rapport avec les populations émancipées, ils pourraient se familiariser avec les esclaves, s’introduire dans leurs cases, entrer dans les détails de leurs ménages, enfin se faire mieux tout à tous, comme le conseille St. Paul, pour les gagner tous à Jésus-Christ.

Nous voudrions donc qu’au lieu de charger les prêtres de la visite des habitations on en chargeât les frères. Ce n’est pas que nous supposions que le ministère des premiers soit inutile, au contraire, c’est pour le rendre plus efficace que nous proposons la mesure qui concerne les seconds.

Les frères verraient sur les habitations les esclaves de tous les âges. Ils chercheraient à leur inspirer de la confiance par les moyens que nous avons déjà indiqués, en leur distribuant des images et des chapelets, en les réunissant dans les prières qui se font sur chaque localité, et leur but principal serait surtout de les encourager à se rendre, à des époques déterminées, aux églises paroissiales et aux chapelles rurales que l’on a construites ou qui sont à construire sur divers points de la colonie. Là les curés et les aumôniers achèveraient l’oeuvre qui aurait été commencée. Cela n’empêcherait pas ces derniers de visiter, quand ils le jugeraient utile, les habitations. Ils auraient la direction, chacun dans sa juridiction, des mesures qui seraient prises dans l’intérêt de la mission pour leur donner plus d’unité.

Ce mode d’instruction semble ne pas différer beaucoup de celui qui a été déjà adopté, mais il en diffère sur le point le plus essentiel, sur le moyen principal d’exécution. Au reste ce mode n’est pas nouveau. Il est pratiqué dans toutes les missions catholiques du globe. Nos missionnaires, surtout dans les pays infidèles, ont tous un nombre plus ou moins considérable de catéchistes qui leur préparent les voies et qui disposent les coeurs à recevoir avec fruit la semence de l’Evangile.

Quant à nous, nous croyons, après l’expérience que nous avons acquise sur cette question, que ce mode est le meilleur; et nous osons affirmer que des instructions, qui prendraient une pareille direction sur tous les points des colonies, obtiendraient les plus heureux résultats. Ce qui rend ce mode plus rationnel encore, c’est qu’il est fort douteux qu’on puisse trouver un nombre assez considérable de prêtres pour suffire à tous les besoins que les colonies vont désormais éprouver.

Nous dirons encore un mot en finissant sur le projet de réorganisation ecclésiastique dont on veut doter nos possessions d’outre-mer. M. le comte de Montalembert a appelé cette réorganisation avec toute la puissance de ses convictions religieuses et de sa parole. Nous nous unissons avec empressement à ses voeux. Comme lui, nous croyons qu’on ne saurait trop consolider l’autorité ecclésiastique dans les colonies, en établissant l’organisation du clergé sur l’épiscopat. Nous nous réservons seulement de demander comme une faveur, pour ce qui concerne la Martinique, que le digne vice-préfet apostolique, qui est aujourd’hui à la tête de cette mission et qui a été porté à cette haute dignité par le voeu unanime du clergé, soit désigné pour être le premier évêque de cette colonie.

Nous allons maintenant nous résumer.

Nous avons cherché à établir deux choses dans cet écrit: la première, que l’émancipation est inévitable comme résultat de l’opinion, du progrès des moeurs et des tendances de la religion du Calvaire; la seconde, que toute mesure de liberté générale qui ne serait pas basée sur les intérêts de tous, par conséquent, qui ne serait pas le résultat du temps, de la prudence, et, surtout, de l’influence du christianisme, serait une mesure désastreuse pour les colonies.

Nous avons essayé de nous disculper des reproches qui nous étaient adressés, en établissant les véritables principes qui découlent de la Bible et surtout de l’Evangile relativement à la question de l’esclavage, et en prouvant que bien que les mesures qui ont été déjà prises, pour amener l’émancipation par la religion, n’aient pas été couronnées de tout le succès qu’elles promettaient, on a tout à espérer de l’influence de la religion et de l’action du clergé colonial dans l’oeuvre de la moralisation des esclaves.

Nous nous sommes efforcé d’apporter dans ces questions la modération, la franchise, l’impartialité qu’on devait attendre de notre caractère. Si nos intentions étaient jugées d’après leur application à une classe des sociétés coloniales préférablement à toute autre, elles ne le seraient pas avec équité. Nous avons dû défendre, comme la charité nous le prescrivait, les intérêts de tous.

Cela posé, nous n’hésitons pas à conclure que nous nous prononçons pour l’abolition de l’esclavage.

Nous voulons que les esclaves soient libres; mais nous voulons que la liberté soit un véritable bienfait pour eux, et, par conséquent, qu’on leur apprenne auparavant à en apprécier les avantages.

Nous voulons l’émancipation, parce que la religion nous fait voir dans les esclaves des frères malheureux, qui méritent, à ce titre, la sympathie qui unit l’homme à l’homme, que la charité ne peut refuser à l’infortune quelque part qu’elle se trouve.

Enfin, nous voulons l’émancipation parce que, bien que l’esclavage ne soit pas une condition exceptionnelle dans les voies et les desseins de la Providence, cette condition n’est d’aucune utilité directe pour le salut, en tant qu’elle n’est pas volontaire, et qu’elle peut être la source d’une infinité d’abus et de passions dans ceux qui la subissent.

A ces conclusions quelles restrictions mettons-nous?

Nous demandons qu’on ne précipite rien dans une question de laquelle dépend évidemment l’avenir des colonies; que la mesure décisive qui sera ultérieurement prise en faveur de la liberté soit le résultat de la juste et impartiale appréciation des intérêts de tous, et que ces intérêts en soient le motif unique et non le prétexte d’autres intérêts que nous n’avons pas à discuter et que nous considérons comme secondaires.

Nous demandons que le gouvernement soit grand, généreux dans les dédommagements que réclamera la partie lésée, et qu’il s’efforce d’assurer la perpétuité du travail du sol, qui est la condition rigoureuse de l’existence des colonies.

Nous demandons qu’on laisse la religion préparer graduellement les voies à l’émancipation, et qu’on n’entrave pas son influence par l’impatience, afin qu’elle puisse faire des esclaves des hommes sociables et religieux avant qu’on les jette dans la société.

Enfin, nous demandons

Du TEMPS.

O vous donc, législateurs sages et éclairés, qui vous êtes adjugé la tache périlleuse de faire disparaître les derniers vestiges de la servitude dans le beau pays que vous représentez, poursuivez votre oeuvre, elle est digne de vos méditations!

Vous voulez conduire l’esclave dans la sphère où règnent les intelligences, honneur à vous! C’est là une noble et sainte mission; mais rendez-lui-en l’accès facile. Retirez le bandeau qui est sur ses yeux. Laissez la religion le conduire progressivement, afin qu’elle puisse l’habituer à fixer l’auréole de la liberté, autrement il en sera ébloui et il retombera plus bas encore dans l’abîme de la dégradation, malgré vos efforts pour le retenir sur la hauteur où vous l’aurez placé.

FIN.

NOTES.

A-Page 45.

LETTRES APOSTOLIQUES DE NOTRE SAINT-PÈRE GRÉGOIRE XVI RELATIVES A LA TRAITE DES NOIRS.

«Ad futuram rei memoriam.

«Placé au sommet de l’apostolat, et tenant sans aucun mérite de notre part la place de Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui, fait homme par son extrême charité, a voulu même mourir pour la rédemption du monde, nous avons cru qu’il appartenait à notre sollicitude pastorale de nous appliquer à détourner tout à fait les fidèles du commerce inhumain des nègres ou de toute autre espèce d’hommes.

«Lorsque la lumière de l’Évangile commença pour la première fois à se répandre, les malheureux qui étaient alors réduits en si grand nombre dans une très dure servitude, surtout à l’occasion des guerres, sentirent leur condition s’adoucir beaucoup chez les chrétiens; car les apôtres, inspirés par l’Esprit-Saint, enseignaient à la vérité aux esclaves à obéir à leurs maîtres temporels comme à Jésus-Christ, et à faire de bon coeur la volonté de Dieu; mais ils ordonnaient aux maîtres d’en bien agir avec leurs esclaves, de leur accorder tout ce qui était juste et équitable, et de s’abstenir de menaces à leur égard, sachant que les uns et les autres ont un maître dans les cieux, et qu’il n’y a pas auprès de lui acception des personnes.

«Comme la loi de l’Évangile recommandait partout avec grand soin une charité sincère pour tous, et comme notre Seigneur Jésus-Christ avait déclaré qu’il regarderait comme faites ou refusées à lui-même les oeuvres de bonté et de miséricorde qui auraient été faites ou refusées aux petits et aux pauvres, il en résulta naturellement, non seulement que les chrétiens traitaient comme des frères leurs esclaves, ceux surtout qui étaient chrétiens, mais qu’ils étaient plus disposés à accorder la liberté à ceux qui le méritaient; ce qui avait coutume de se faire principalement à l’occasion des solennités pascales, comme l’indique Grégoire de Nysse. Il y en eut même qui, mus par une charité plus ardente, se mirent en esclavage pour racheter les autres, et un homme apostolique, notre prédécesseur, Clément 1er, de sainte mémoire, atteste qu’il en a connu plusieurs.

«Dans la suite des temps, les ténèbres des superstitions païennes s’étant plus pleinement dissipées, et les moeurs des peuples grossiers s’étant adoucies par le bienfait de la foi qui opère par la charité, il arriva enfin que, depuis plusieurs siècles, il ne se trouvait plus d’esclaves dans la plupart des nations chrétiennes. Mais, nous le disons avec douleur, il y en eut depuis, parmi les fidèles même, qui, honteusement aveuglés par l’appât d’un gain sordide, ne craignirent point de réduire en servitude, dans des contrées lointaines, les Indiens, les nègres ou d’autres malheureux, ou bien de favoriser cet indigne attentat en établissant et en étendant le commerce de ceux qui avaient été faits captifs par d’autres. Plusieurs pontifes romains, nos prédécesseurs de glorieuse mémoire, n’omirent point de blâmer fortement, suivant leur devoir, une conduite si dangereuse pour le salut spirituel de ces hommes et si injurieuse au nom chrétien, conduite de laquelle ils voyaient naître ce résultat, que les nations infidèles étaient de plus en plus confirmées dans la haine de notre religion véritable.

«C’est pour cela que Paul III adressa, le 29 mai 1537, au cardinal archevêque de Tolède, des lettres apostoliques sous l’anneau du Pécheur, et qu’Urbain VIII en adressa ensuite de plus étendues, le 22 avril 1639, au collecteur des droits de la chambre apostolique en Portugal. Dans ces lettres ceux-là surtout sont gravement réprimandés, qui «présumeraient et oseraient réduire en servitude les Indiens d’occident ou du midi, les vendre, les acheter, les échanger, les donner, les séparer de leurs épouses et de leurs enfans, les dépouiller de ce qu’ils avaient et de leurs biens, les transporter en d’autres lieux, les priver de leur liberté en quelque manière que ce soit, les retenir en esclavage; comme aussi conseiller, sous un prétexte quelconque, de secourir, de favoriser et d’assister ceux qui font ces choses, ou dire et enseigner que cela est permis, ou coopérer en quelque manière à ce qui est marqué ci-dessus.»

Benoît XIV confirma et renouvela depuis les prescriptions de ces pontifes par de nouvelles lettres apostoliques, adressées le 20 décembre 1741 aux évêques du Brésil et d’autres pays, et par lesquelles il excitait la sollicitude de ces prélats dans le même but. Avant eux, un autre de nos prédécesseurs, Pie II, dans un temps où la domination portugaise s’étendait dans la Guinée, pays de nègres, adressa le 7 octobre 1462 un bref à l’évêque de R, qui allait partir pour ce pays, bref dans lequel non seulement il donnait à cet évêque les pouvoirs nécessaires pour exercer son ministère avec plus de fruit, mais, par la même occasion, s’élevait avec force contre les chrétiens qui entraînaient les néophytes en servitude. Et de nos jours même, Pie VII, conduit par le même esprit de religion et de charité que ses prédécesseurs, prit soin d’interposer ses bons offices auprès de puissants personnages pour que la traite des nègres cessât enfin tout à fait parmi les chrétiens. Ces prescriptions et ces soins de nos prédécesseurs n’ont pas été peu utiles, avec l’aide de Dieu, pour défendre les Indiens et les autres ci-dessus désignés contre la cruauté des conquérants ou contre la cupidité des marchands chrétiens: non cependant que le Saint-Siége ait pu se réjouir pleinement du résultat de ses efforts dans ce but, puisque la traite des noirs, quoique diminuée en quelque partie, est cependant encore exercée par plusieurs chrétiens.

«Aussi, voulant éloigner un si grand opprobre de tous les pays chrétiens, après avoir mûrement examiné la chose avec quelques-uns de nos vénérables frères les cardinaux de la Sainte Église romaine, appelés en conseil, marchant sur les traces de nos prédécesseurs, nous avertissons par l’autorité apostolique et nous conjurons instamment dans le Seigneur tous les fidèles, de quelque condition que ce soit, qu’aucun d’eux n’ose à l’avenir tourmenter injustement les Indiens, les nègres ou autres semblables, ou les dépouiller de leurs biens ou les réduire en servitude, ou assister ou favoriser ceux qui se permettent ces violences à leur égard, ou exercer ce commerce inhumain par lequel les nègres, comme si ce n’étaient pas des hommes, mais de simples animaux, réduits en servitude de quelque manière que ce soit sont, sans aucune distinction et contre les droits de la justice et de l’humanité, achetés, vendus et voués quelquefois aux travaux les plus durs, et de plus, par l’appât du gain offert par ce même commerce aux premiers qui l’enlèvent les nègres, des querelles et des guerres perpétuelles sont excitées dans leur pays.

«De l’autorité apostolique, nous réprimons tout cela comme indigne du nom chrétien, et par la même autorité nous défendons sévèrement qu’aucun ecclésiastique ou laïque ose soutenir ce commerce des nègres sous quelque prétexte ou couleur que ce soit, ou enseigner en public et en particulier contre les avis que nous donnons dans ces lettres apostoliques.

«Et afin que ces lettres parviennent plus facilement à la connaissance de tous et que personne ne puisse alléguer qu’il les ignore, nous ordonnons qu’elles soient publiées, suivant l’usage, par un de nos courriers, aux portes de la basilique du prince des apôtres, de la chancellerie apostolique et de la cour générale, sur le mont Citorio et à la tête du Champs-de-Flore, et que les exemplaires y restent affichés.

«Donné a Rome, près Sainte-Marie-Majeure, sous l’anneau de Pêcheur, le 3 décembre 1839, neuvième année de notre pontificat»

LOUIS, card. LAMBRUSCHINI-

B. – Page 90.

Epître de Saint Paul à Philémon. au sujet de l’esclave Onésime.

4. Me souvenant sans cesse de vous dans mes prières, je rends grâces à mon Dieu,

5. Apprenant quelle est votre foi envers le Seigneur Jésus, et votre charité envers tous les saints;

6. Et de quelle sorte la libéralité qui naît de votre foi éclate aux yeux de tout le monde, se faisant connaître par tant de bonnes oeuvres qui se pratiquent dans votre maison pour l’amour de J. C.

7. Car votre charité, mon chef frère, nous a comblé de joie et de consolation, voyant que les coeurs des saints ont reçu tant de soulagement de votre bonté.

8. C’est pourquoi encore que je puisse prendre en Jésus-Christ une entière liberté de vous ordonner une chose qui est de votre devoir;

 9. Néanmoins l’amour que j’ai pour vous fait que j’aime mieux vous supplier, quoique je suis, tel que je suis à votre égard, c’est-à-dire, quoique je sois Paul, et déjà vieux, et de plus maintenant prisonnier de Jésus-Christ.

10. Or la prière que je vous fais est pour mon fils Onésime, que j’ai engendré dans mes liens;

11. Qui nous a été autrefois utile, mais qui vous sera maintenant très utile, aussi bien qu’à moi.

12. Je vous le renvoie, et je vous prie de le recevoir comme mes entrailles.

13. J’avais pensé de le retenir auprès de moi, afin qu’il me rendît quelque service en votre place dans les chaînes que je porte pour l’Evangile.

14. Mais je n’ai rien voulu faire sans votre consentement, désirant que le bien que je vous propose n’ait rien de forcé, mais soit entièrement volontaire.

15. Car peut-être qu’il a été séparé de vous pour un temps, afin que vous le recouvriez pour jamais,

15. Non plus comme un simple esclave, mais, comme celui qui d’esclave est devenu l’un de vos frères bien-aimés, et qui vous le doit être encore beaucoup plus, étant à vous et selon le monde et selon le Seigneur.

17. Si donc vous me considérez comme étroitement uni à vous, recevez-le comme moi-même:

18. Que s’il vous a fait tort, ou s’il vous est redevable de quelque chose, mettez cela sur mon compte.

17. C’est moi, Paul, qui vous écris de ma main; c’est moi qui vous le rendrai, pour ne pas vous dire que vous vous devez vous-même à moi.

28. Oui, mon frère, que je reçoive de vous cette joie dans le Seigneur: donnez-moi, au nom du Seigneur, cette sensible consolation.

21. Je vous écris ceci dans la confiance que votre soumission me donne, sachant que vous ferez encore plus que je ne dis.

C. – Page 72.

Lettre de l’honorable J. M. Hammond, gouverneur de la Caroline du Sud, au révérend président de l’église libre de Glascow, du 29 juin 1844 (1).

(1). Cette lettre a été écrite à l’occasion d’un nommé John Brown, de Fairfield, condamné pour avoir favorisé l’évasion d’un esclave.

«Je viens de recevoir le mémoire de l’église libre de Glascow. Vous y dénoncez l’esclavage dans les termes le plus sévères, comme violant la loi divine et le principe sacré de la famille; mais ne voyez-vous pas que vos anathêmes contre l’esclavage sont une dénégation de l’Ancien-Testament qui consacre et règle l’esclavage, du Nouveau-Testament qui ne l’abolit pas, qui ne le blâme même pas?

Votre église et les abolitionnistes dénoncent l’esclavage; mais savez-vous ce que c’est que l’esclavage des temps modernes? Ne le confondez-vous pas avec l’esclavage des temps antiques? Les chaînes des noirs, les supplices, les tortures n’existent que dans votre imagination. Vous pleurez sur des malheurs chimériques.

«Je connais des maux plus réels. Ils sont constatés par des documents que vous ne désavouerez pas, par les rapports des vos comités parlementaires. Ils sont attestés par tous ceux qui ont visité les trois royaumes… J’entends parler de la misère profonde, des maladies dégoûtantes, d’une multitude d’ouvriers affamés, non seulement en Irlande, mais en Ecosse, mais en Angleterre.

«Et cependant avons-nous jamais songé, de ce côté de l’Atlantique, à intervenir dans les affaires intérieures de votre pays? Avons-nous provoqué la réforme de votre organisation sociale? d’une organisation qui produit l’extrême richesse et l’extrême pauvreté, qui donne naissance à tous les crimes et nécessite des pénalités barbares?… Quand nous comparons le sort de nos esclaves avec le sort de vos cultivateurs, et surtout de vos ouvriers, plus malheureux encore, nous ne pouvons préférer votre état social au nôtre. Nous ne redoutons pas le parallèle et nous sommes prêts à accepter la sentence de tout juge impartial et désintéressé.

«Vous faites peu de cas, je le sais, du bonheur matériel des esclaves, parce qu’ils n’ont pas la liberté. Voudriez-vous me dire ce que c’est que la liberté? Quelle est la créature humaine qui en jouit pleinement, et quelle est la dose nécessaire pour le bonheur de l’homme? L’ouvrier anglais, dans l’état de misère et d’abjection où il est, l’ouvrier anglais, privé de tous droits politique, impuissant à améliorer son sort et celui de sa famille; l’ouvrier anglais, qui convoite les quatre murs d’une prison comme un asile, qui aspire à la déportation, est-il libre? suffisamment libre? Appelez-vous liberté, la liberté de mendier, de voler? La liberté d’aller en prison ou de mourir de faim?

«Vous et votre église, vous désirez sans doute le bonheur du genre humain. Ne sacrifiez pas au nom et aux apparences la chose et la réalité. Si votre but est louable, que vos moyens soient honnêtes et pacifiques.

«Jetez les yeux sur l’Afrique: les noirs y croupissent dans la paresse; ils se détruisent les uns les autres; ils sont idolâtres, barbares, cannibales. Voyez nos trois millions de noirs aux États-Unis, nous les avons civilisés; leur travail nous est nécessaire, mais il leur est profitable; leur état matériel de votre aveu même, est satisfaisant; ils connaissent, quoique vous en disiez, les joies de famille; et nous leur enseignons les vérités de la religion chrétienne.

«En présence de ce double tableau, pouvez-vous consciencieusement représenter l’esclavage comme une calamité de la race de Cham?

         «Veuillez, Monsieur, etc.»

TABLE DES MATIÈRES.

Lettre à M. Jacquier, Vice-Préfet apostolique de la Martinique.

Observations préliminaires.

CHAP. Ier. État de la question.

CHAP. II. Coup-d’oeil sur la situation des colonies.

CHAP. III. De l’influence de la religion dans la question de l’émancipation.

CHAP. IV. De l’action du Clergé colonial dans la question de l’émancipation.

NOTES.

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