Pétition aux Chambres

SOCIETE FRANÇAISE

POUR L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE

Paris le [30 Août] 184[7]

Secrétariat

Rue Taranne, 12

         Monsieur,

L’abolition de l’esclavage des nègres dans les colonies françaises est décidée en principe; le gouvernement lui-même a plusieurs fois déclaré à la tribune que son désir formel était de détruire à jamais cette institution, honteux vestige des temps barbares. Il n’est arrêté, ou plutôt il ne se laisse arrêter que par les difficultés inhérentes à toute grande transformation sociale.

Cependant, la France rougit d’avoir encore des esclaves quand l’Angleterre n’en a déjà plus depuis huit ans, quand Tunis, la Suède, la Valachie, l’Egypte se sont délivrées successivement depuis quelques années de cette plaie hideuse, la France regarde l’esclavage comme une iniquité et l’abolition comme un de ses premiers devoirs, mais elle n’a pas manifesté ses voeux avec assez d’ensemble pour décider les chambres à prendre une mesure définitive qui ne sera encore qu’un trop tardif hommage à la dignité humaine.

L’unité d’action, voilà ce qui manque à notre pays dans cette grave circonstance. La société française pour l’abolition de l’esclavage a pensé qu’un des meilleurs moyens d’arriver à cette heureuse unité serait de former dans les principales villes du royaume des comités abolitionnistes, et ne doutant pas, Monsieur de notre sympathie pour une telle cause, elle vient vous demander de l’aide dans une aussi bienfaisante entreprise.

Si vous le permettez, nous allons vous exposer ses vues; vous jugerez que ce qu’elle vous propose coûterait peu de peine, prendrait peu de temps et produirait beaucoup de bien.

Il s’agirait, Monsieur, de fonder au sein de votre ville un comité qui aurait pour objet de travailler à l’abolition complète et immédiate de l’esclavage dans les colonies françaises. Le moyen pour cela est d’une simplicité extrême, il suffit que quelques personnes se réunissent en se constituant en Comité abolitionniste.

Cela fait, voici, sauf meilleur avis, comment notre société entend que pourrait agir le comité fondé. Il publie un programme, dans lequel, il annonce son existence et son but, en engageant tous les hommes de bonne volonté, tous les amis de l’humanité, à se joindre à lui. Il s’assemble ensuite chaque quinzaine, ou chaque mois, selon les circonstances, pour s’entretenir de matières concernant l’abolition; s’occuper de tout ce qui pourrait amener la plus prompte réalisation de ses voeux, et enfin écouter la proposition que chacun de ses membres aurait à faire sur les moyens les plus propres à améliorer le sort des esclaves, mais surtout à obtenir, l’abolition immédiate et complète.

Nous insistons, Monsieur, sur ces mots, abolition immédiate et complète, parce que la société, après avoir mûrement étudié tous les systèmes d’émancipation, est convaincue que le mode simultané est de tous le plus sûr, le plus régulier, le plus propice aux intérêts généraux, le seul sans danger. Lorsque nous disons immédiate, nous comprenons, bien entendu, le délai le plus court, mais compatible avec les mesures nécessaires pour assurer le plein succès d’une réforme aussi fondamentale et qui touche à de si grande, à de si nombreux intérêts.

Une chose essentiellement utile que les Comités auraient à faire, ce serait de publier de temps à autre, en leur nom des brochures de quatre à douze ou quinze pages, imprimées en gros caractères qui traiteraient de l’abolition. Les brochures seraient distribuées dans le département, afin de rendre la question plus populaire jusqu’au fond. Des campagnes où l’on ne s’en occupe pas assez, parce qu’on ne la connais pas suffisamment. Nous n’avons pas besoin de vous faire remarquer qu’une légère cotisation annuelle payée par chaque membre, suffirait aisément aux frais de votre publication.

Les comités tiendraient un registre des procès-verbaux de leurs séances, communiqueraient, quand ils le jugeraient convenable, leurs résolutions aux Journaux, aux Députés du département est à la Société, qui de son côté ne manquerait pas de leur donner connaissance de ses projets et des décisions.

Les comités auraient à engager les conseils généraux à émettre des voeux en faveur de l’abolition immédiate et complète de l’esclavage, ils auraient aussi à s’occuper de recueillir des signatures, soit aux pétitions qu’ils feraient eux-mêmes pour demander l’abolition, soit à une pétition collective que notre société se propose de faire et de présenter à l’adhésion de toute la France. Nous ne devons pas l’oublier en effet, Monsieur, c’est par des pétitions réitérées aux chambres que nous atteindront notre but; c’est ainsi que l’Angleterre est parvenue à extirper la servitude de ses colonies le premier Août mil huit cens trente huit. Le peuple anglais tout entier, ouvriers, paysans, nobles bourgeois, hommes, femmes, ont tant insisté pour la délivrance des noirs, qu’ils l’ont obtenue des grands pouvoirs de l’Etat. Trois ou quatre fois, il est venu des campagnes et des villes plusieurs pétitions abolitionnistes chargées de quarante à cinquante mille signatures; un jour il en fut présenté, une qui portait cens quatre vingt sept mille signatures de femmes.

Un comité semblable à celui que nous vous proposons de former, Monsieur, existe déjà à Lyon, depuis le commencement de l’année, et fonctionne régulièrement; d’autres sont en voie d’organisation.

Vous trouverez ci-contre un extrait des statuts de la société, ils pourront, dans la mesure des convenances de vous et de vos concitoyens, vous servir d’indications pour la formation du comité de votre ville; nous nous empresserons de vous envoyer les publications de la société, dès que vous nous aurez fait connaître votre organisation.

Par ces moyens on fera converger toutes les activités abolitionnistes vers un but commun, et l’on arrivera, sans aucun doute, plus tôt à la destruction de l’esclavage.

Ce que la société vous propose, Monsieur, est si bon, si humain, si utile, que nous sommes sûrs d’avance, en nous adressant à vous d’obtenir une réponse favorable. Aussi n’ajouterons nous plus qu’un seul mot: l’existence de l’esclavage dans les colonies, dans la France d’outre-mer, est une tache pour la grande nation, une véritable souillure publique. Sans que la métropole, qui a le pouvoir de délivrer les nègres, ne l’aura pas fait, tous les français auront une part de responsabilité dans les cruautés et les injustices propres à cette institution, tous nous serons complices des barbaries des maîtres et des souffrances des esclaves.

Nous avons, Monsieur, l’honneur d’être,

                                                        Vos très humbles et obéissants serviteurs.

                                                                    Au nom de la société,

                                                                    En l’absence du Président

                                                        Le Pair de France Vice-Président.

                                                                                H. Passy

                                                                    Le Secrétaire

                                                                                Dutrône

                                            Conseiller honoraire à la Cour Royale d’Amiens.

A Messieurs les Membres de la Chambre de Paris
30 Août 1847

         Messieurs,

Comme homme, comme Français, nous venons vous demander l’abolition complète e immédiate de l’esclavage dans les colonies françaises.

Nous ne reviendrons par, en vous adressant à vous, Messieurs, sur le principe de cette monstrueuse institution. La propriété de l’homme par l’homme est un crime, une offense à toutes les lois divines et humaines que rien que rien au monde n’a jamais justifiée.

Vos mémorables discussions de 1844, 1845 et 1847, ont appris au monde que vous regardez l’abolition de l’esclavage comme un de vos premiers devoirs.

Ce que nous avons l’honneur de vous représenter, Messieurs, c’est la nécessité de renoncer à tous délais pour accomplir la solennelle réparation que notre pays doit à une race trop longtemps opprimée, doit à la civilisation, se doit à lui-même.

L’épreuve des lois des 18 et 19 Juillet 1845 a rendu plus manifeste que jamais, nous ne dirons pas seulement l’inefficacité, mais encore le danger des moyens prétendus préparatoires. Vous les aviez faites, ces lois pour adoucir la condition des esclaves, de tous ce qui a été dit pendant la dernière session, il en résulte, avec la plus claire évidence, qu’elles n’ont pas atteint leur but.

Aujourd’hui même, deux années après leur promulgation, elles ne sont pas encore entièrement mises en pratique, par le pouvoir exécutif.

L’âge, l’état de santé ou de maladie des esclaves qui ne doivent pas être soumis au maximum de travail et qui par suite, doivent être exempts du supplice du fouet; les époques et la durée du travail extraordinaire; l’étendue et la nature du terrain que tout planteur est tenu de donner à ses noirs, pour les mettre à même de se former un pécule; les conditions du mariage entre les esclaves d’habitations différentes; autant de questions qui restent encore à résoudre.

Et cependant le mariage, l’organisation du pécule avaient toujours été présentés comme deux des meilleurs éléments du régime transitoire!

Il en est un troisième, que l’on ne préconisait pas avec moins d’assurance, celui de l’instruction élémentaire; mais pour échapper à l’embarras de confesser que les écoles sont encore aujourd’hui vides d’enfants esclaves, le Gouvernement dans son compte rendu de Mars 1847, a été forcé de dire «qu’il croyait prématuré de parler d’une mesure aussi récente» Une mesure aussi récente, Messieurs! La loi qui alloue une somme annuelle de 650,000 francs pour l’amélioration morale des noirs, est du 10 Août 1839; l’ordonnance sur l’instruction élémentaire et religieuse est du 5 Janvier 1840; la loi qui est censée fortifier cette ordonnance est du 18 Juillet; la seconde ordonnance qui a complété la première est du 5 Juin 1846!

Mais le Gouvernement a fait d’une manière plus précise l’aveu de l’impossibilité où il se trouve d’obtenir obéissance aux colonies, dans tout ce qui touche à l’esclavage. Une ordonnance du 16 Septembre 1841 prescrivait la destruction des prisons tortionnaires dans les habitations et bornait à quinze jours la faculté concédée aux maîtres de détenir leurs esclaves. Il a été constaté; par les débats de procès pour sévices, que beaucoup de ces cachots existaient encore, et dans le compte rendu de Mars 1847, Mr. le Ministre de la marine a dit: «l’ordonnance du 4 Juin 1846 limite à quinze jours le droit conféré aux maîtres de détenir leurs esclaves; cette partie de l’ordonnance ne fait que reproduire des dispositions déjà consacrée par celle du 16 Septembre 1841, mais celle-ci était restée à peu près sans exécution.»

Si tout cela se passe, Messieurs, en face d’une tribune, où vous avez le droit de faire des interpellations!

C’est que la force des choses est plus puissante que la volonté législative nationale, et administrative; c’est qu’on ne pourra jamais corriger les vices de l’esclavage qu’en l’écrasant lui-même; c’est que les maîtres ont tant de moyens de séduction que les agents du pouvoir, trop souvent pris d’ailleurs parmi les maîtres eux-mêmes, deviennent leurs complices. S’il convenait d’entrer ici dans un détail, nous dirions que, malgré les plaintes réitérées de la presse, la milice de la Martinique est suspendue depuis quinze ans par l’unique raison que les blancs ne veulent pas s’y trouver côte à côte avec les mulâtres!

Faut-il vous le rappeler, Messieurs, les lois des 18 et 19 Juillet n’ont pas même pu sauver les esclaves des plus implacables rigueurs de la servitude. L’irritation qu’elles ont causée aux maîtres ont poussé ceux-ci aux derniers excès contre leur propriété pensante. En 1845, vous réglementiez de nouveau le régime disciplinaire des ateliers et en 1847 vous étiez obligés de créer, très-légitimement; un tribunal d’exception pour juger les maîtres accusés de crimes envers les esclaves, maîtres qui, jusque-là, étaient toujours acquittés! Les crimes des maîtres envers les esclaves! Ces mots ne disent-ils pas la seule manière de résoudre le sanglant problème? Supprimez le maître et l’esclave, et il n’y aura plus de crimes de maîtres à esclaves.

Aucune loi ne saurait arrêter ces barbaries. Tant que la servitude subsistera, quoi qu’on ait fait; tout restera à faire, car le mal de la servitude est dans la servitude elle-même. De quelque façon qu’on s’y prenne, il n’y a positivement pas de perfectionnement possible dans cette institution, de même qu’il n’y a dans aucune combinaison imaginable du mal un acheminement vers le bien. L’esclavage étant un état de violence, ne saurait se maintenir que par la violence. «Il est si fertile en maux que la fin des uns est le commencement des autres.» On l’a dit depuis longtemps, on ne peut pas plus régler humainement l’esclavage que l’assassinat et il faut bien reconnaître que seul il engendre les atrocités dont le récit a ému d’horreur et de tristesse la France entière, puisqu’on ne les trouve que sous l’empire de cette institution contre nature. Ces lugubres drames de l’intérieur des habitations; si éloquemment révélés à la tribune, ne montrent-ils pas que la société qui subit l’esclavage tombe au dernier degré de la dépravation; ne voit-on pas que dans cette atmosphère mortelle la conscience humaine s’atrophie au point de perdre les saintes notions de la justice?

Comment hésiter encore à détruire un régime qui, eut-il même des résultats moins affreux, serait toujours une tache pour la France, une honte pour la civilisation moderne?

Le système transitoire jette encore dans la législation des contradictions qui véritablement déshonorent nos codes. Ainsi, la loi du 18 Juillet 1845 a fait de l’esclave une personne; l’esclave, aujourd’hui, n’est plus un objet mobilier, c’est un home légalement, comme il l’a toujours été moralement. Eh bien! on le vend tous les jours à la criée sur les marchés publics, pêle-mêle avec les chevaux et les vieux meubles. L’état, l’état lui-même commet aussi un tel sacrilège pour sous compte particulier, et ces ventes ont lieu d’ordinaire le Dimanche, à l’issue de la messe paroissiale, au moment où le prêtre vient de répéter aux fidèles, blancs et noirs, la sublime parole du Christ: Aimez-vous les uns les autres!

Mais, Messieurs, pour bien sentir l’impérieuse urgence de délivrer les esclaves, il suffit de jeter les yeux, sur les mouvements de la reproduction humaine dans le colonies. Le tableau est effrayant. M. Moreau Jormès a établi, avec les chiffres officiels, que dans la classe libre de nos colonies, blancs et affranchis, il y a chaque année un excédant de naissance sur les décès montant à 836 individus, tandis que parmi les esclaves il y a une perte de 1,449 personnes. «En dix années, ajoute-t-il, l’accroissement de la population libre s’élèvera à plus de 8,000 personnes; au contraire, le décroissement des esclaves par l’excès des décès sur les naissances montera à 14,500 (1).»

(1). Recherches statistiques sur l’esclavage colonial, 1re partie, mouvement des populations.

Or, si la population libre, qui est de 111,000 individus, augmente en dix années de 8,000, celle des esclaves, qui est de 260,000, augmenterait conséquemment, si elle n’était esclave; de 18,750.

soit                                                              19,000

Au lieu de cela elle perd                              14,500

C’est donc malgré toutes les améliorations

de la condition des nègres                           33,500 âmes

que l’ilotisme ravis encore tous les dix ans à l’existence sur des terres françaises!!

Nous osons, Messieurs, soumettre ces réflexions à votre pitié et à vos méditations. Ici la tâche du législateur n’est pas seulement de satisfaire à un principe éternel de justice; devant tant de souffrances, d’angoisses et de victimes, il doit s’avouer l’inanité de toutes les lois de patronage, d’amélioration, de préparation, vains palliatifs qui n’ont eu pour effet que d’exciter la colère des maîtres. On ne saurait transiger plus longtemps avec la servitude. Ne voila-t-il pas assez d’expériences? Peut-on oublier qu’elles se font sur la chair vive des esclaves, et que le sang coule toujours sous le fouet des planteurs!

L’exemple de ce qui s’est passé en Angleterre ne doit pas être pour nous une leçon perdue. Nous ne rappellerons pas, Messieurs, les diverses phases de l’abolition dans les Indes occidentales; vous savez, comme nous, que l’apprentissage y excita tant et de tels désordres que, sur la demande des colons anglais eux-mêmes, il fut abrogé deux années avant le terme convenu.

Ainsi, l’Angleterre, malgré l’habileté de son gouvernement, malgré l’obéissance qu’elle sait obtenir de ses agents, n’a pu apporter aucune modification heureuse dans l’esclavage; elle a été forcée d’y renoncer tout à coup. Huit cent mille esclaves, qui se trouvaient dans une situation morale et intellectuelle absolument semblable à la nôtre, passèrent en un jour de la servitude à la liberté, et, vous le savez aussi, Messieurs, la transition subite, la seule bonne, s’est opérée avec un calme admirable; il n’y eut pas une goutte de sang répandue, pas une goutte!

Or, quoique les colons aient pu dire sur le résultat de l’abolition dans les îles anglaises; elles fournissent déjà les trois quarts de ce qu’elles donnaient avant l’affranchissement; malgré le temps consacré par les émancipés à leurs propriétés particulières. A Antique, où les noirs furent dispensés des misères de l’apprentissage, grâce à la sage libéralité des maîtres, ils ont constamment, depuis l’abolition, produit plus de sucre qu’à aucune époque de leur servitude; enfin, on construit à l’heure qu’il est des chemins de fer dans toutes ces colonies ruinées disait-on par l’émancipation; la Jamaïque en a déjà livré un à la circulation en 1845!

Jugez, après cela, si l’affranchissement de nos 250 mille esclaves aurait sur le commerce maritime de la France l’influence fâcheuse que nos planteurs lui supposent. Ils prétendent que les nègres ne travailleront pas étant libres. C’est le premier hommage rendu à l’éternelle sainteté, de la justice, que ceux-là même qui la violence cherchent à s’excuser à leurs propres yeux. Les colons condamnent les noirs au travail à coups de fouet, au travail dans salaire; il est tout simple qu’ils les accusent de paresse naturelle. Les Espagnols disaient des Indiens, les Anglaise disent des Irlandais, exactement identiquement ce que les colons disent des Africains. En définitive, il faudrait renoncer à toutes les notions connues sur le caractère de l’être humain, pour ne pas rester convaincue que le travail abondera, lorsqu’il sera libre et convenablement rétribué. L’homme travaille d’autant plus qu’il se civilise davantage.

Messieurs, nous ferons valoir encore une considération puissante en faveur de l’émancipation prompte et simultanée; c’est que les colons eux-mêmes reconnaissent le danger du système transitoire. A cet égard un document récent, une adresse au Roi, du conseil colonial de la Guadeloupe, ne saurait laisser subsister l’ombre d’un doute dans l’esprit de personne.

«Sire, dit l’adresse, toute émancipation partielle, en introduisant des causes de dissolution dans les groupes dont se compose la société coloniale, serait fatale au succès de l’oeuvre que nous voulons accomplir avec la France. Le conseil supplie S.M. de préserver les colonies du malheur qu’entraîneraient inévitablement pour elles de semblables mesures.»

Ainsi donc, c’est bien voeu des colons, par de demi-mesures, par l’émancipation partielle, plus de vaine institution; lorsqu’ils cèdent enfin à la volonté nationale, les maîtres le déclarent, l’abolition simultanée générale, immédiate, est la seule qu’ils jugent bonne pour tout le monde.

Lorsque nous demandons l’abolition immédiate, Messieurs, nous entendons dans le délai strictement nécessaire, pour opérer une transformation sociale aussi importante et qui touche à de si grands, à de si nombreux intérêts; ce que nous désirons, c’est que vous fixiez le dernier jour de l’esclavage d’une manière précise, irrévocable, et en cela, Messieurs, nous ne faisons que reproduire des voeux exprimés déjà par quinze conseils généraux (1), des voeux sortis également de votre propre sein. Le rapporteur de la commission des pétitions abolitionnistes disait l’année dernière: «Nous n’avons pas oublié que la transition, la préparation. Devrons avoir un terme, et qu’un des devoirs les plus essentiels du Gouvernement est de prévoir ce terme et de venir nous apporter en temps utile la loi qui doit fixer et régler les conditions de l’émancipation.» La chambre s’est unanimement associée à ces paroles, par le triple renvoi de la pétition au président du conseil, au Ministre de la marine et au Garde des sceaux.

(1). Ceux de l’Allier, de l’Ariège, du Cher, de la Creuse, de la Drôme, d’Eure-et-Loire, de Haute-Garonne, de l’Isère, du Loiret, du Nord, de Saone-et-Loire, de la Seine, de Seine-et-Marne, de la Vendée.

Messieurs, la prolongation de l’esclavage n’est pas seulement une grande insulte à l’humanité entière, c’est aussi une grave atteinte aux véritables intérêts des colonies; elle perpétue l’état d’inquiète inertie, de langueur tourmentée qui paralysent toute tentative d’amélioration industrielle, tout essai de perfectionnement agricole, toute espèce de progrès dans nos départemens d’outre-mer. Chaque jour l’institution servile sera plus vivement attaquée par les efforts des abolitionnistes; bien résolus à ne se point lasser qu’ils n’aient obtenu la liberté des esclaves. Jusque-là, le retour périodique de nos pétitions et de vos libérales discussions irons, malgré nous agiter la société coloniale.

Déjà, les ateliers deviennent plus difficiles à gouverner, en se voyant plus près de la grande délivrance, en écoutant plaider leurs inaltérables droits à l’indépendance. C’est là une conséquence forcée, inévitable, dont il faut accuser ceux qui prétendent maintenir la servitude, et non pas ceux qui veulent rendre l’homme noir à la dignité humaine.

En de telles circonstances prononcer l’abolition immédiate et complète est assurément agir de la façon la plus avantageuse à l’intérêt général. Tout alors reprend un cours normal; on n’a plus rien à redouter de la population ouvrière: les alarmer cessent avec la propagande abolitionniste; la liberté refait une solvabilité aux planteurs; les capitaux, qui ont fui depuis longtemps d’un monde menacé, par la justice du siècle ou les vengeances des esclaves, reparaissent, comme il est arrivé dans les îles anglaises, et permettent l’application de nouveaux procédés; sans crainte désormais on peut tout expérimenter, ou améliorer: des riches compagnies, sûres de la fermeté du terrain social, viennent édifier des usines centrales, simplifier le présent, féconder l’avenir, et l’exploitation de la canne sort, au grand avantage commun, de l’enfance où elle est encore.

Maintenir l’esclavage, c’est maintenir tous les obstacles qui s’opposent à cette régénération; l’abolir, c’est rattacher du même coup à l’agriculture la plus grande partie de la population libre. Cette classe refuse aujourd’hui ses forces au travail, parce qu’elle n’en trouve d’autre emploi que dans la culture de la terre, culture déshonorée par la servitude, et d’où l’éloigne aussi la volonté des planteurs qui redoutent les contacts des émancipés avec leurs esclaves. Réhabilitez la houe par l’abolition générale; qu’elle cesse d’être le signe caractéristique de la dégradation servile: et la classe libre ne craindre plus de s’avilir en y portant la main. C’est l’esclavage seul qui, en flétrissant le travail agricole de son caractère ignominieux, en détourne les affranchis comme il en détourne aussi les blancs.

Grâce au ciel, Messieurs, l’émancipation des nègres, n’a plus d’opposants; vos généreuses manifestations ont saisi jusqu’aux possesseurs d’hommes dans leur déplorable aveuglement. Ecoutez-les: «La conviction des colons est que le moment est arrivé où le parlement doit définitivement arrêter les bases de la réforme coloniale (1).» – «L’émancipation des esclaves français est imminente (2).» – Nous devons courber la tête avec résignation, devant les manifestations de la volonté générale. Le mouvement irrésistible des idées nous déborde et nous entraîne; notre vieille organisation sociale, condamnée par l’opinion, en désaccord avec les institutions et les progrès du siècle, chancelle sur des bases et menace de tout ensevelir sous ses ruines…Partisans d’une émancipation intelligente et féconde, mettons, sans arrière pensée, notre expérience et nos lumières au service de cette grande cause.» (3)

(1). Pétition des colons à la chambre des Pairs et à la Chambre des Députés, 1847.

(2). Assemblée générale des colons résidant à Paris, 7 Juillet 1847.

(3). Discours d’installation de M. le Général Ambers, Président du Conseil colonial, 24 juin 1847.

Le conseil colonial de la Guadeloupe répondant à cette invitation de son Président, a voté une adresse au Roi, où il dit: «Le Conseil veut s’associer à la Pensée de la France. Il vient offrir à Votre Majesté, au nom du Pays, de marcher avec elle dans la voie de l’émancipation.»

Vous arrêterez-vous, Messieurs, quand les colons avancent?

La chambre est convaincue que l’esclavage est une institution barbare, pleine de cruautés, inutile, mais elle ne pense pas, dit-on, que l’on puisse affranchir les esclaves sans compensation pour les maîtres, & comme le trésor n’a pas d’argent, elle ajourne la solution définitive! Ce serait donc le devoir reculant devant quelques millions à débourser! Cela est impossible. Nous ne voulons pas préjuger la question pécuniaire, la sagesse du législateur en décidera; mais quoi qu’il résolve, les nègres ne peuvent, en vérité, rester esclaves, par la seule raison que nos finances sont obérées. L’honneur de la nation se compromet à ne pas franchir ces obstacles.

Au surplus même, si vous jugez équitable et utile d’accorder une compensation aux maîtres dépossédés, l’esclavage coûtera toujours moins cher à détruire qu’il ne coûterait à maintenir. Les troupes que nous entretenons dans nos colonies, pour y garder la sombre paix de la servitude, dépensent annuellement l’énorme somme de 8,600,000 francs et cela sans parler des nombreux croiseurs chargés de prévenir les évasions des esclaves. Une fois affranchies, nos îles n’auront pas besoin du quart de ces ruineuses garnisons et se suffiraient comme il arrive aux colonies anglaises, avec quelques bayonnettes. La plus large indemnité donnée aux maîtres pour faciliter la transformation ne grèverait jamais le trésor de charges égales à celles que lui impose le système d’atermoiement. On sait qu’en 1846, à l’heure où le Département de la marine déclarait qu’il n’y avait pas plus de douze enfants esclaves dans les écoles gratuites, il avait déjà dépensé quatre millions de francs pour l’instruction élémentaire et religieuse des esclaves.

Mais nous ne voulons pas entrer, Messieurs, dans des considérations de ces ordres. Le budget ne peut régler l’humanité du peuple le plus généreux du monde. Nous aimons mieux en appeler aux nobles sentiments que vous avez toujours montrés, quand la cause des esclaves est venue à votre tribune. Vous ne laisserez pas dire à la postérité que la France, ce grand héraut de toutes les grandes idées, fut la dernière à prononcer l’abolition de l’esclavage. Notre gouvernement hésite encore, et, de tous les points du globe, les nations civilisées, les rois absolus, les princes musulmans, rejettent avec dégoût ce legs honteux de la cruauté antique! l’Angleterre ne nous a pas seule donné l’exemple, le bey de Tunis, Achmes-Pachas, a de même proscrit la servitude de ses possessions depuis un an. Le Roi de Suède Oscar 1er, d’accord avec l’assemblé du Royaume, a prononcé, au mois de Mai 1846 l’émancipation dans l’île de Saint-Barthélemy, la seule colonie que possède la Suède aux Antilles. Le 15 Septembre de la même année, les états du Danemark ont invité la Couronne à lui présenter un projet de loi ayant pour objet la destruction complète de la servitude aux colonies danoises. Le sultan Abdul-Medjid a ouvert l’année 1847 en renonçant aux droits perçus sur la vente des esclaves et en fermant le marché public de Constantinople, où l’on trafiquait de ces malheureux. Le 25 Février 1847, l’assemblée générale de la Valachie, provoquée par l’hospodar, prince Bibesco, a émancipé tous les esclaves de l’Etat, du clergé et des établissements publics. Enfin, au mois de Mars suivant, Méhémes-Aby a décrété qu’il n’y avait plus d’esclaves en Egypte.

N’est-ce pas une chose étrange: partout, chez les barbares même, on abolit la servitude, et la France garde encore des esclaves!

Pourtant qu’elle influence morale n’aurait pas dans le monde entier l’émancipation prononcée chez nous! Qui oserait dire que l’Espagne puisse garder les esclaves de Cuba et de Porto-Rico, quand la France, comme l’Angleterre, n’en aura plus dans les Indes occidentales? Et lorsque tout l’archipel des Antilles sera libéré, comment croire qu’en présence de cette nombreuse population de nègres libres, le Brésil, le Portugal et les Etats-Unis soient en état de conserver longtemps encore des nègres esclaves? Des conséquences immenses appartiendront au vote que nous sollicitons de vous, Messieurs. L’affranchissement des îlots français entraînera l’émancipation de toute la race noire!

Encore un mot, Messieurs. Ne croyez pas qu’en vous demandant d’abolir l’esclavage sans délai, nous obéissions à une idée purement théorique, à une loi de morale spéculative. Non, nous sommes sous l’influence d’un sentiment vif et profond, nous voulons décharger notre conscience du poids qui l’opprime. Sans que la métropole, qui a le pouvoir de délivrer les nègres de ses colonies, ne l’aura pas fait; chaque membre de la grande nation aura une part de responsabilité dans les crimes de la servitude, chaque français restera solidaire de la barbarie du maître et des souffrances de l’esclavage.

Résumé.

Nous demandons, Messieurs, l’abolition immédiate et complète de l’esclavage dans les colonies françaises;

Parce que la propriété de l’homme sur l’hommes est un crime;

Parce que l’épreuve des lois des 18 et 19 Juillet 1845 a rendu plus manifeste que jamais l’insuffisance et le danger des moyens prétendus préparatoires;

Parce qu’aujourd’hui même ces lois ne sont pas encore appliquées dans leur entier;

Parce qu’on ne peut détruire les vices de la servitude qu’en abolissant la servitude elle-même;

Parce que toutes les notions de justice et d’humanité se perdent dans une société à esclaves;

Parce que l’homme est encore vendu à l’encan, comme du bétail, dans nos colonies;

Parce qu’il y a dans la population servile excédant annuelle de morts sur les naissances;

Parce que l’honneur du peuple français se compromet à transiger plus longtemps avec une institution meurtrière;

Parce que l’exemple de l’Angleterre a montré les périls de tout systême transitoire:

Parce que l’émancipation dans les îles anglaises a eu des résultats moraux et matériels satisfaisants;

Parce que la prolongation de l’esclavage porte atteinte aux véritables intérêts des colonies et à la sécurité de leurs habitants;

Parce que l’abolition, en réhabilitant le travail agricole, y rattachera toute la population libre;

Parce que les maîtres eux-mêmes adhèrent enfin à l’émancipation;

Parce que l’asservissement des noirs coûte plus cher à maintenir qu’il ne coûterait à détruire;

Parce que des princes barbares ont déjà proscrit l’esclavage de leurs états;

Parce que l’affranchissement des nègres français entraînera l’émancipation de toutes la race noire;

Parce qu’en vertu de la solidarité qui lie tous les membres de la nation entre eux, chacun de nous a une part de responsabilité dans les crimes qu’engendre la servitude.

Nous avons l’honneur d’être,

Messieurs les Pairs

Vos très-humbles et très-obéissants serviteurs.

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