Précis historique de l’Esclavage colonial

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CHAPITRE XIII.

SUITE DE LA TRAITE DES COLONS, ET DÉPLORABLE

CONDITION DES ESCLAVES DANS LES COLONIES.

JAMAIS persécution ne fut portée plus loin, et n’a été aussi horrible que celle qui pèse depuis plusieurs siècles sur les malheureux noirs. Jamais système politique n’a produit de si grands maux, n’a fait couler tant de sang que la traite et l’esclavage colonial: comment n’en serait-il pas ainsi lorsque l’injustice et le meurtre se commettent sous la protection des lois, comme cela se voit tous les jours dans les colonies, où les Européens, dans leurs rapports avec les noirs, n’étant retenus par aucun frein politique ni religieux, peuvent satisfaire librement leur avarice et leurs passions, sans être responsables de leur inconduite envers personne. Un pareil état de choses ne saurait jamais produire le bien. Jamais la morale, la justice ni la religion ne peuvent s’accorder avec l’esclavage de l’homme. Il n’existe aucun point de contact entre le juste et l’injuste, entre le bon et le mauvais, entre l’erreur et la vérité. Deux principes qui se repoussent ne se réunissent en aucun point, et ne tendent jamais au même but.

Les esclaves dans les colonies ont souffert et souffrent encore toute sorte d’outrages et de mauvais traitements. Un noir, au-delà des mers, n’appartient véritablement plus à l’espèce humaine; il est au-dessous des animaux. Il n’a aucun protecteur sur la terre: la loi, toujours prompte à le frapper, ne le protège dans aucun cas; son témoignage n’est point reçu en justice; ses plaintes sont punies, ou au moins repoussées. On le juge à huis-clos, sans défenseur, ni témoin à décharge. Tout jugement contre un esclave se réduit à quelques demandes pour constater l’identité de la personne. Voilà le droit établi dans les colonies contre le malheureux noir, et la manière dont il est traité.

On spécule sur la qualité du peu de nourriture qu’on est forcé de lui donner pour prévenir qu’il ne meure de faim. On a froidement calculé combien il devait durer pour l’intérêt de la plantation, et plusieurs maîtres sont satisfaits lorsqu’un esclave dure cinq ans; souvent il succombe avant ce terme sous le poids des fatigues et du malheur.

En général, il périt par l’excès du travail ou des chagrins; et quand, réduit au plus affreux désespoir, près de mourir de misère et de douleur, il cherche à échapper à ses bourreaux, on le poursuit avec une meute de chiens; on lui donne la chasse comme à une bête féroce: meute, chevaux, esclaves et maîtres, tout est dressé à cet horrible exercice. Tous sont également dévorés de la soif du sang, et animés de la fureur de détruire.

C’est ainsi que les Espagnols ont exterminé jusqu’au dernier Haïtien, presque anéanti la race des Caraïbes, et plusieurs autres peuples du Nouveau-Monde. Les colons hollandais s’y sont pris de la même manière pour détruire les Hottentots, qui auraient péri jusqu’au dernier, sans les déserts qui les garantissent de la férocité des Européens. Souvent dans les colonies on s’est donné le plaisir de faire des parties de chasse aux Noirs marrons (1) avec autant d’empressement et de publicité qu’on pourrait en mettre en Europe à chasser le sanglier, ou toute autre bête fauve.

(1). Il y a de grands et de petits marrons. Les premiers sont les esclaves familiarisés avec le marronnage, qui se retirent dans l’intérieur de l’île, vivant dans les lieux les moins accessibles. C’est à ceux-là qu’on fait la chasse. Les autres s’éloignent peu de leur case. et se réfugient le plus souvent sur quelque habitation voisine.

J’ai connu une dame, dans une colonie, qui s’est procuré maintes fois ce divertissement, auquel elle invitait des dames ses amies. Lorsque le malheureux fugitif, atteint par les chiens, blessé et réduit aux abois, implorait la compassion et la miséricorde de ceux qui le poursuivaient, on se riait de ses souffrances, on insultait à son malheur: ensuite on lui coupait la tête qu’on portait au chef-lieu, afin de recevoir la prime accordée pour l’arrestation des noirs marrons.

J’ai connu des hommes qui ont fait métier de se livrer à un pareil carnage: j’ai vu l’appareil sanglant de ces têtes mutilées, soldées froidement par un employé public, M. S… R…, chargé depuis de la direction d’un de nos établissements d’outre-mer.

Lorsque, dans les colonies, on a recours aux prétendues voies légales contre l’esclave fugitif, l’exécuteur des hautes oeuvres lui coupe le jarret excellent moyen, il faut en convenir, pour l’empêcher de fuir de nouveau. Quelquefois on leur coupe juridiquement le nez ou les oreilles, un bras ou une jambe qu’on suspend à la potence pour les exposer aux regards du public.

 Souvent on pend ces infortunés sous prétexte qu’en fuyant ils ont voulu ravir à leur maître le prix de leur valeur. Pour rendre cette scène plus agréable aux colons, on force les mères de ces victimes à être présentes à cette exécution: tout récemment, à la Martinique, on a fait périr de cette manière treize noirs, dont plusieurs n’avaient pas quinze ans; l’arrêt porte qu’ils avaient voulu s’échapper.

 On a vu un noir chargé d’exécuter de semblables arrêts, saisir dans son indignation, la hache meurtrière, et d’une main ferme, se couper le poignet, pour n’être point complice de pareils attentats.

Le Code Noir lui-même, tout terrible qu’il est et malgré ses rigueurs excessives, a paru injuste aux colons et trop favorable aux Noirs, parce qu’il établit quelques principes de justice obligatoires envers les maîtres, tels que de favoriser les mariages, d’élever les esclaves dans la religion chrétienne, de ne point battre jusqu’à la mort, etc. Cette obligation a été considérée comme une gêne vexatoire, et repoussée par les colons qui ne connaissent que leur bon plaisir, seule règle qu’ils veuillent bien admettre dans leur conduite vis-à-vis des nègres. Au moins, dans quelques endroits de l’Angleterre, il existe plusieurs réglements qui protègent les animaux contre la brutalité des hommes. Les colons disent «que l’avantage qu’ils ont à conserver leurs esclaves, est une garantie suffisante des soins qu’ils doivent leur donner: qui plus que nous, ajoutent-ils, a intérêt à leur conservation?» Oui, cela est vrai, mais le charretier en dit autant de ses mulets qu’il assomme de coups à la première colère.

Le code noir est repoussé des colonies où la traite est encore en vigueur, comme s’il était aussi une production incendiaire de la philantropie. Il a été remplacé par une multitude d’ordonnances injustes et ridicules, qui forment aujourd’hui la seule législation en vigueur. Toutes ces lois faites par les blancs contre les noirs ontle même caractère d’injustice et d’inhumanité; elles sont écrites en lettres de sang: tout noir accusé est censé coupable et puni comme criminel avec une rigueur qui n’existe dans nul autre pays. On trouvera de plus amples détails sur toutes ces horreurs dans les chapitres suivants qui traitent particulièrement de la législation et de la justice des colonies.

L’on a vu mourir tout récemment au bagne de Brest (vers la fin de mars 1827) le nègre Regis, condamné aux galères à perpétuité par la cour prévôtale de la Martinique, comme soupçonné d’avoir pris part à des empoisonnements. Il existe encore dans le même bagne le nommé Raymond, mulâtre condamné aussi comme véhémentement soupçonné d’avoir empoisonné des personnes qu’on ne désigne point.

Le même esprit anime le despotisme des colons, et les noirs esclaves sont moins protégés que les simples animaux domestiques; car tout blanc a le droit de maltraiter un nègre comme bon lui semble, sans être tenu de justifier sa conduite devant qui que ce soit, d’après le principe universellement adopté dans nos colonies, qu’un blanc ne peut avoir tort vis-à-vis d’un noir ou d’un homme de couleur. Lorsqu’un colon est condamné pour blessures graves faites à un nègre, ce n’est jamais que d’après le tort, et proportionnellement au dommage que cette violence a pu occasionner au maître de l’esclave; ainsi un blanc, dans nos colonies, est une espèce de despote qui ne peut faillir. Il n’en est plus de même chez les Anglais, où l’on a vu un membre du conseil royal de l’île Tortola, l’honorable Arthur Hodge, condamné à mort et exécuté pour avoir commis le meurtre d’un esclave (1).

(1). voy. le sixième Rapport de l’Institution africaine, 1812, p. 59.

Tant d’injustices et de tyrannie ont dû porter le désespoir dans l’ame des noirs, et provoquer la résistance; telle est la cause première de toute rébellion. Les femmes, moins fortes que les hommes, manifestent leur désespoir différemment: on a vu des mères désespérées par les injustes châtiments que leur faiblesse ne leur permet pas de supporter comme les hommes, arracher leurs enfants du berceau pour les étouffer dans leurs bras, et les immoler avec une fureur mêlée de vengeance et de pitié. Ces mères infortunées étaient animées du désir de soustraire ces innocentes créatures au malheureux sort qui les attend, plus dur mille fois que la mort: l’horreur de ces atrocités ne doit retomber que sur ceux qui les ont provoquées.

«C’est dégrader la raison, dit Raynal, que de l’employer à défendre de pareils abus: quiconque justifie un système aussi odieux, mérite du philosophe le plus profond mépris, et du nègre un coup de poignard. Si vous portez votre main sur moi, je me tue, disait Clarisse à Lovelace; et moi, ajoute Raynal, je dirai à celui qui attenterait à ma liberté: si tu approches, je te poignarde, et je raisonnerai mieux que Clarisse, parce que défendre ma liberté, ou, ce qui est la même chose, ma vie, est mon premier devoir; respecter celle d’autrui, n’est que le second: d’ailleurs, toutes choses égales, la mort d’un coupable est plus conforme à la justice que celle d’un innocent, de quelque couleur qu’il puisse être.»

Cet ami de l’humanité n’a pu contenir son indignation à l’aspect du tableau de ces images horribles. «Je hais, s’écrie-t-il, je fuis l’espèce humaine, composée de victimes et de bourreaux; et si elle ne doit pas devenir meilleure, puisse-t-elle s’anéantir.»

Loin de s’abandonner au découragement, quelquefois pourtant excusable, le philantrope doit redoubler d’efforts et ne jamais perdre de vue que le triomphe du génie du mal ne saurait être que passager sur la terre; l’esprit humain est en marche vers le terme de son amélioration, but que la Providence, ou la sagesse de Dieu lui assigne sur ce globe. Tous les obstacles, tels que l’amour de soi, la vanité, l’avarice et autres passions infernales lui opposent, peuvent bien l’arrêter un instant; mais les efforts réunis de tous les esprits du mal ne sauraient l’empêcher d’accomplir la tache qui lui est imposée, et de parcourir la brillante carrière qui lui est ouverte.

CHAPITRE XIV.

PRINCIPAUX DÉFENSEURS DE LA CAUSE DES NOIRS.

LES horreurs de la traite et les cruautés commises envers les esclaves ont dû révolter les ames généreuses, et les porter à réunir leurs efforts pour délivrer la terre de ce fléau. Parmi les personnes qui ont élevé la voix en faveur des noirs, on distingue: Charles-Quint, son ministre Ximénès, les papes Léon X et Paul III, le cardinal Cibo, Élisabeth, reine d’Angleterre, Louis XIII.

En Espagne: Las Casas, Antoine Ramirez, évêque de Ségovie, Pierre de Cordoue, Garcés, évêque de Tlascala, Molina, Soto, François-Antoine de Montesino, François de Vittoria, dominicain, la plupart des missionnaires envoyés dans le Nouveau-Monde, et principalement les dominicains; le jésuite Avendano, qui a écrit contre la traite et en faveur des indigènes de l’Amérique. Il déclara positivement aux marchands d’esclaves de son temps qu’on ne pouvait pas en sûreté de conscience asservir les nègres.

En Angleterre: Milton, Pope, Tompson, Sterne, Ramsey, Granville Sharp, Sheridan, Thomas Clarkson, Fox, lord Holland, Burke, Pitt, Vilberforce, Canning, Brougham, et un grand nombre d’autres personnes également distinguées par leurs talents et leurs vertus.

En France: Montesquieu, Mably, Rousseau, Voltaire, Raynal, Benezet, Turgot, Malesherbes, Necker, Mirabeau, Lafayette, Grégoire, Condorcet, Brissot, La Rochefoucault, d’Auberteuil, Civique de Gastine, Lanjuinais, Benjamin Constant, Lambretch, l’abbé Giudicelly, le général Foy, le duc de Broglie, Lainé de Villevèque, le baron de Staël, Isambert, etc.

Aux États-Unis on peut considérer comme ennemis de la traite tous les hommes d’état, depuis Franklin jusqu’à ce jour, toutes les personnes instruites, tous les membres composant la respectable secte des quakers, et même la nation tout entière; car les membres du congrès, dont un grand nombre sont propriétaires d’esclaves, n’ont pas hésité à voter, à l’unanimité, l’abolition de la traite, qu’ils ont déclarée ensuite piraterie.

La postérité, déja en possession de ces noms célèbres, a fait justice de leurs nombreux calomniateurs; mais la haine des colons est inépuisable. Quand on arrache la victime des mains du sacrificateur, on doit s’attendre à son courroux; heureusement celui des colons commence à devenir moins redoutable; bientôt il ne sera plus que ridicule, grace à l’amélioration de l’esprit humain, et aux progrès des lumières qui se multiplient malgré les nombreux obstacles qu’on s’efforce de leur opposer. Dans le dernier siècle on a compté des colons parmi les accusateurs du malheureux Brissot, qui a péri sur un échafaud au milieu de la terreur. Aujourd’hui, en plaidant la cause des noirs, on n’a plus guère à craindre que de se voir accuser d’anglomanie. Il n’y a pas long-temps qu’à Londres, Georges Chaulmers traitait de jacobins tous les membres du gouvernement anglais, qui demandaient l’enregistrement des noirs, mesure adoptée pour prévenir l’introduction frauduleuse de nouveaux esclaves.

CHAPITRE XV.

ÉPOQUES AUXQUELLES LA TRAITE A CESSÉ D’EXISTER CHEZ DIFFÉRENTS PEUPLES.

Les efforts constants des philanthropes des deux mondes ont obtenu enfin l’abolition de la traite, qui a été supprimée dans chaque pays à des époques différentes.

Les Etats-Unis, qu’on trouve toujours en tête des peuples lorsqu’il s’agit de civilisation et d’être utiles aux hommes, ont donné l’exemple en cette occasion, comme dans beaucoup d’autres. Le premier acte législatif pour abolir la traite a été rendu par l’état de Virginie en 1776. Cette mesure était déjà adoptée en 1783 par douze autres états de l’Union (1).

(1) C’est le nom que les Américains donnent à la confédération des États-Unis

Le peuple français, qui a été le dernier à prendre part à ce commerce inhumain, a été le premier à l’abolir dans toute l’étendue de son territoire par le décret de l’assemblée nationale du 16 pluviose an II. Le 27 juillet 1793, il avait supprimé la prime établie sur la traite, évaluée à 2,500,000 fr. par an. Une loi du gouvernement consulaire a rétabli la traite, le 10 prairial an X (1802); mais ses ravages ont été suspendus pendant la guerre, et ce n’est qu’après avoir été abolie une seconde fois, en 1814, qu’elle a repris une activité nouvelle. Pourquoi faut-il que des hommes, indignes du nom français, exercent de nouveau, depuis douze ans, cet infâme trafic avec une férocité et une barbarie qui entachent l’honneur national? Un jour l’histoire fera connaître les causes de cet événement, et dévoilera cet horrible attentat de lèse-humanité, exploité à la honte du nom français et au profit d’un très-petit nombre d’individus. Alors la postéritéfera justice et des complices et des protecteurs.

Le congrès américain a supprimé la traite pour tous les états en 1794, et pour la Louisiane en 1803; mais, comme l’administration centrale n’avait pas encore obtenu le droit de modifier par une loi, générale la législation particulière de chaque état, celui de la Caroline du sud renouvela la traite en 1803, et le congrès n’a pu l’abolir pour toujours dans tous les états de l’Union que le 1er janvier 1808, le jour même où il commença d’en avoir le droit.

L’Angleterre, sous le ministère de Fox et par les soins persévérants de ce philantrope (1), venait de la supprimer le 25 mars 1807, après seize ans de violents débats dans le parlement.

(1). Dans le voyage que M. Fox fit en France en 1803, durant la courte paix de Lunéville, il dit un jour au général La Fayette, en lui parlant du peu de confiance qu’on devait avoir dans la philantropie et dans les beaux discours de Pitt en faveur des noirs, que si lui, Fox, devenait ministre, la traite serait abolie dans trois mois; ce qui a eu lieu en effet.

Elle n’existe plus en Danemarck depuis le commencement du siècle, en vertu d’une ordonnance rendue quelques années auparavant.

La traite, rétablie en France sous le consulat de Bonaparte, a été abolie de nouveau au retour du roi, par un traité conclu avec l’Angleterre, le 30 mai 1814, dans lequel le gouvernement français se réservait le droit de faire encore ce commerce pendant cinq ans, sous prétexte d’approvisionner ses colonies qui n’avaient pu se pourvoir d’esclaves pendant la guerre. Cette clause, outrageante pour l’humanité, a excité en Angleterre une indignation générale qui a fait présenter au gouvernement britannique des pétitions, revêtues de plus d’un million de signatures, pour le prier d’engager le gouvernement français à renoncer tout-à-fait à cet abominable trafic, si préjudiciable à l’espèce humaine.

Bonaparte, en revenant de l’île d’Elbe, supprima la traite sans restriction, le 29 mars 1815, et Louis XVIII renouvela l’abolition de ce brigandage, en le proscrivant sans réserve et pour toujours, par un article supplémentaire au traité conclu avec l’Angleterre le 20 mars 1815, et par une ordonnance rendue le 8 janvier 1817. Cette sage résolution a été confirmée par une loi, le 15 avril 1818.

Le Portugal, en s’engageant à supprimer ce commerce par un traité conclu avec l’Angleterre le 22 janvier 185, et par une convention additionnelle du 28 juillet 1817, s’est réservé le droit de continuer à faire des esclaves au sud de la ligne.

L’Espagne a prohibé la traite en décembre 1817, mais seulement au nord de la ligne; elle ne l’a supprimée tout-à-fait que le 3 mai 1820.

La Hollande a renoncé entièrement à ce commerce par un traité avec l’Angleterre, signé le 4 mai 1818. Son gouvernement en a maintenu la prohibition par une loi promulguée le 20 novembre de la même année.

Aujourd’hui la traite n’existe plus légalement en Europe que pour le Portugal, et seulement sur les côtes d’Afrique, situées au-delà de l’équateur; mais par un nouveau traité conclu, dans la dernière année 1827, entre l’Angleterre et le Brésil, il a été établi que la traite cessera d’exister en 1830 dans tous les états qui dépendent de l’empereur Don Pédro, et que toute violation à cette défense sera considérée et punie comme piraterie.

Quoique ce trafic odieux ait été aboli par tous les souverains de l’Europe, par celui de Danemarck, de Suède, de Hollande, et par le traité de Vienne, signé par la France, l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, il se fait de nouveau, depuis quelques années, avec une ardeur et une publicité vraiment déplorables.

Dans le fait, la traite n’a cessé réellement d’exister que depuis 1807 jusqu’à 1814; c’est-à-dire à dater du moment ou l’Angleterre et les États-Unis l’ont abolie jusqu’au retour de la paix générale. Pendant que les autres puissances maritimes de l’Europe étaient engagées dans une guerre contre l’Angleterre, peu d’armateurs sur le continent ont osé courir les risques attachés à ce genre de spéculation, dans la crainte de voir tomber leurs navires au pouvoir de l’ennemi; ce qui fait présumer que la confiscation, établie de bonne foi sous une surveillance réelle, pourrait suffire pour arrêter toute entreprise ultérieure de la part des négriers.

Le magistrat qui favorise ce trafic homicide n’est-il pas plus coupable que l’avide spéculateur, encouragé par les facilités qu’on lui accorde et par la certitude d’un gain considérable?

CHAPITRE XVI.

PRODUIT DE LA TRAITE, DEPUIS 1768 JUSQU’A 1827.

UN rapport, attribué à M. Croker, secrétaire de l’amirauté d’Angleterre, dont la Revue britannique du mois de novembre 1826 a donné la traduction, fait l’aveu, malheureusement trop vrai, que l’abolition partielle de la traite a été plus préjudiciable qu’utile aux intérêts de l’humanité.

Depuis la paix de 1814, c’est-à-dire depuis le jour où les armateurs des puissances du continent, surtout ceux de la France, ont eu la facilité de se livrer de nouveau à ce commerce, les habitants de l’Afrique ont été enlevés avec le même empressement qu’autrefois, et sont devenus victimes d’une cruauté qui semble s’accroître d’un jour à l’autre.

Des calculs rigoureux ont établi que, depuis 1768 jusqu’en 1786, on a introduit chaque année environ cent quinze mille esclaves en Amérique ou dans les autres colonies. La guerre, qui a fondé l’indépendance des États-Unis, avait ralenti un peu l’activité de la traite; néanmoins on a calculé qu’après cette ¡’poque, on a enlevé encore chaque année près de cent mille noirs. Par suite des calculs dont nous parlerons plus tard, il parait démontré que, depuis 1815 jusqu’à 1820, on a exporté des côtes d’Afrique plus de cinquante mille esclaves par an, et, depuis 1820 jusqu’à 1827, plus de soixante-dix mille chaque année.

Ainsi, dans un demi-siècle, près de cinq millions d’Africains ont été transportés aux Antilles, sans que la population de ces îles se soit accrue; d’où il faut conclure que les esclaves introduits ne servent qu’à combler le déficit occasionné par la grande mortalité des noirs. Les naissances sont sans aucune proportion avec ceux qui périssent; on peut en juger par ce qui se passait à Saint-Domingue, à l’époque de la prospérité de cette colonie. On y comptait environ sept cent mille ames, dont il périssait tous ils ans vingt-cinq mille, tandis que les naissances ne s’élevaient pas à deux mille. Grandpré, qui donne la même population à Saint-Domingue, porte les morts à trente mille, et n’estime les naissances qu’à mille quatre cents (1). Or, les noirs ne périssent point par l’influence des climats chauds, qui leur sont, au contraire, favorables; ils ne sont victimes que du régime colonial et ne succombent qu’aux mauvais traitements qu’ils éprouvent: ils multiplient, et leur nombre s’accroît, partout où ils sont bien traités.

(1). Voy. l’introduction du Voyage à la côte occidentale d’Afrique en 1786 et 1787, par L. Grandpré. 1801.

On a discuté froidement et l’on discute encore sur cette énorme consommation, l’on pourrait dire sur cette immolation d’hommes, comme s’il s’agissait de la quantité d’animaux nécessaires à la nourriture des habitants d’une grande ville.

Il faut ajouter au nombre des victimes de la traite un quart en sus pour les noirs qui succombent durant la traversée ou sur les côtes, entre les mains des négriers; car, en général, on estime qu’il périt la quatrième partie de ces malheureux avant d’arriver à leur destination, ce qui fait un million cinq cent mille victimes de plus qu’il faut ajouter aux cinq millions d’esclaves introduits dans les colonies. En évaluant seulement à un douzième le nombre des captifs qui meurent en Afrique, dans les longs voyages que la plupart sont obligés de faire pour se rendre sur les bords de la mer, on trouvera que la consommation totale de la traite, dans l’espace environ d’un demi-siècle, s’élève au-delà de sept millions d’hommes, comme on peut le voir par le tableau suivant:

ETAT APPROXIMATIF

DES VICTIMES DE LA TRAITE DEPUIS 1768 JUSQU’EN 1827,

C’EST-A-DIRE, PENDANT LES CINQUANTE HUIT DERNIERES ANNEES, SAVOIR:

Esclaves introduits en Amérique dans les autres colonies, telles que le Cap de Bonne-Espèrance, L’Ile-de-France, etc., depuis 1768, jusqu’à 1786, dix huit années, à cent quinze mille esclaves par an:                                                                                       2.070.000

Depuis 1786 jusqu’à 1807, vingt-une années, à cent mille esclaves par an            2.100.000

Depuis 1807 jusqu’à 1815 environ (1)                                                       150.000

Depuis 1815 jusqu’à 1820, cinq années à cinquante mille esclaves par an,           250.000

Depuis 1820 jusqu’à 1827, six années à soixante-dix mille esclaves par an.

(On verra bientôt que ces deux nombres sont au dessous de la vérité),                     420.000

                                                                                                                   ———-

Total des esclaves introduits dans les colonies pendant les cinquante-huit

dernières années,                                                                                           4.990.000

(1). Entre ces deux époques, c’est-à-dire après que les Anglais et les Américains eurent renoncé à faire la traite, ce commerce ne se fit presque plus en Europe durant toute la guerre; mais il continua à avoir lieu dans les colonies. Les habitants de l’Ile-de-France et de Bourbon allaient chercher des esclaves à Madagascar ou à la côte Mozambique, et les armateurs de SaintLouis, sur le Sénégal, en envoyaient aux Antilles.

D’autre part,                                                                                                           4.990.000

Esclaves morts pendant la traversée, ou entre les mains des négriers sur les

côtes d’Afrique, au moins la quatrième partie des Noirs embarqués,                        1.500.000

Esclaves morts dans les captiveries des marchands du pays, ou dans les long

voyages que les Noirs sont obligés de faire pour se rendre sur les bords de

la mer, environ le douzième des captifs parvenus sur les côtes d’Afrique,   550.000

                                                                                                                   ———–

Total des Noirs arrachés à l’Afrique pendant les cinquante-huit

dernières années,                                                                                        7.040.000

Terme moyen des Africains enlevés chaque année par la traite, depuis 1768

jusqu’à 1827, sont                                                                                         121.000

On n’a point compris dans ce tableau le nombre des Noirs, victimes de la guerre que la traite fait naître et entretient parmi les peuples de l’Afrique. Dans les différentes contrées de ce pays, les guerres prennent de l’accroissement ou s’affaiblissent, à mesure que les demandes des négriers augmentent ou diminuent; ce fait, à l’appui duquel on a déjà fourni plusieurs preuves, se trouve démontré par la paix qui règne aujourd’hui chez les peuples des bords du Sénégal et de la Gambie, assujettis à un état de guerre continuel, lorsque la traite était permise. Il se trouve confirmé encore par plusieurs voyageurs qui ont visité l’intérieur de l’Afrique depuis l’abolition de la traite, principalement par Bowdich et le major Laing (1).

(1). Voyage dans le pays d’Ashantie (Ashanti), par Bowdich, traduit en français, 1819; et Voyage dans le Timani, le Kouranko, le Soulimana, en 1822, par le major Gordon Laing, trad. en français, in-8°. Paris, 1826, p. 103 et 340.

Ce dernier, qui est parvenu depuis peu jusqu’à Toumbouctou, attribue à l’absence de la traite l’amélioration progressive qui s’est opérée dans les moeurs, les habitudes sociales, et l’amour du travail qu’on observe chez les différents peuples, à mesure qu’on s’éloigne des côtes, et qu’on pénètre dans l’intérieur. Il a reconnu que l’état habituel de guerre, qui existe parmi les nations intérieures de l’Afrique, n’a été établi et n’est entretenu que pour faire des esclaves, afin de se procurer en échange des marchandises d’Europe. Il ne pense pas qu’il soit difficile d’amener les chefs de ces contrées à renoncer à la traite, en leur apprenant à tirer parti des riches productions que leur pays fournit en abondance, et jusqu’à présent à pure perte.

Cette épouvantable quantité de victimes humaines a été employée sans obtenir d’autre résultat que celui d’avoir fourni à l’Europe de l’indigo, du sucre et du café, qu’on aurait pu se procurer à meilleur marché, en achetant ces productions dans les pays où la culture est libre, comme le prouve le commerce que l’on fait aujourd’hui avec l’Égypte et le Bengale.

Ainsi la traite et tous les massacres qu’elle a occasionnés n’ont servi qu’à élever la fortune de quelques spéculateurs qui se sont enrichis en établissant un ordre de choses dont le résultat a été de dépeupler les côtes de l’Afrique, et de pervertir la moralité de tous ceux qui prennent part à ce commerce de sang. La traite n’est qu’un privilège odieux de crimes et d’immoralité.

Quel triste sujet de réflexion pour un chrétien, pour une personne pieuse, pour toute ame sensible, que de voir chaque année immoler, de sang froid, près de cent vingt-cinq mille créatures humaines, dont il faut encore, si l’on veut tenir compte de toutes les victimes que la traite occasionne, doubler le nombre, à cause de l’état permanent d’hostilités que cet abominable commerce entretient en Afrique: car le nombre des prisonniers faits à la guerre est peu de chose, si on le compare à celui des noirs qui périssent dans les combats, ou par suite de blessures. On sait que parmi les Africains, comme chez tous les sauvages, une blessure un peu grave est suivie de la mort, faute de soins et de traitements convenables.

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CHAPITRE XIX

HORREURS COMMISES SUR LES VAISSEAUX NEGRIERS

LE témoignage de plusieurs voyageurs, et celui de toutes les personnes interrogées par le parlement d’Angleterre, à la suite de l’enquête entreprise au sujet de la traite, s’accordent à dire qu’une noire mélancolie et un sombre abattement s’emparent des malheureux esclaves africains, à la vue d’un vaisseau négrier.

Comment cela ne serait-il point, à la veille d’abandonner pour toujours le sol natal que les noirs idolâtrent, et au moment de quitter les lieux chéris de leur enfance, qui leur rappellent, peut-être pour la dernière fois, les souvenirs d’une famille qu’ils aiment avec passion? Cet instant est pour le nègre le dernier adieu du mourant. Encore celui-ci finit ses jours en paix, consolé par les siens et attendri par les soins qu’on lui prodigue. Le noir, en quittant l’Afrique, se sépare de l’univers, persuadé qu’on le destine à une mort certaine; il s’attend à devenir la pâture de ses bourreaux; la vie lui devient odieuse, et la mort seule semble lui offrir quelque consolation.

Les africains aiment tendrement leurs enfants et ne les battent jamais. Quand une mère est en colère contre son fils, elle tire un brin de paille du toit de sa case et lui en donne quelques coups. Celui-ci, peu habitué à ce traitement, se met à pousser des cris comme si on lui avait fait beaucoup de mal. Il est facile de concevoir que des gens élevés de la sorte doivent être affectés de sentiments douloureux au moment où on les sépare des objets qui leur sont les plus chers pour les plonger dans une affreuse prison, dans le cachot le plus infernal qu’on ait pu imaginer pour torturer les humains.

Dans les navires où l’on accorde le plus à un esclave parvenu à sa croissance, il peut disposer d’un espace de 5 pieds, I pouce de long et d’un pied 2 pouces de large sur une hauteur plus ou moins élevée, mais qui ne lui permet jamais de se tenir debout, et souvent pas même assis. C’est moins d’espace qu’un homme mort n’en occupe dans un cercueil. Encore y a-t-il peu de navires où l’on accorde autant de place à chaque Noir. Il y en a beaucoup où ils sont obligés de rester sur le côté, repliés sur eux-mêmes, sans pouvoir s’étendre. Couchés sans vêtement sur un plancher fort dur, froissés sans cesse par les mouvements du navire, leur corps est bientôt couvert de douloureuses meurtrissures, et leurs membres ne tardent pas à être déchirés par les fers et les chaînes qui les tiennent attachés les uns aux autres. Voilà de quelle manière ils font un voyage de dix-huit cents lieues.

Dans les mauvais temps, lorsque la mer trop agitée oblige de fermer les écoutilles (1), alors leurs souffrances deviennent horribles. Jetés les uns contre les autres, violemment secoués par les mouvements précipités du navire, meurtris, déchirés par les fers qui les assujettissent à une même chaîne, ils sont encore suffoqués par la chaleur insupportable de la zone torride et par l’exhalaison plus dangereuse qui s’échappe de leurs corps. Plusieurs témoins, entendus devant le parlement d’Angleterre, ont comparé cette vapeur empestée qui sort en cette occasion, à travers le caillebotis, à celle que produit une fournaise ardente. Ces malheureux, enfermés de cette manière dans un cachot infect et privé d’air, poussent des cris lamentables. On les entend appeler en vain au secours! S’écrier, nous, nous mourons. En effet, les plus faibles ne tardent point à être suffoqués, et le plus souvent on ne les transporte sur le pont que privés pour toujours de la vie.

(1). L’écoutille est l’ouverture par où l’air pénètre dans l’intérieur d’un navire.

Pour prouver l’existence de ces épouvantables atrocités, citons des exemples contre lesquels on ne puisse élever le moindre doute.

Ce ne serait point faire connaître les Négriers que de rapporter seulement le résultat de leur conduite. Il leur serait trop facile de répondre, suivant leur habitude, par des mensonges et de vagues déclamations; mais en exposant les détails de quelques unes de leurs actions, il leur sera plus malaisé de se défendre, parce que les faits parlent plus haut que les dénégations.

Au mois de septembre 1825, le commodore anglais Bullen visita, près de la rivière du Vieux- Calabar, la navire l’Orphée, ayant à bord sept cents Noirs qu’on transportait à la Martinique. Les hommes, au nombre de cinq cent cinquante, étaient enchaînés deux à deux, les uns par les bras, les autres par les jambes, et plusieurs même par le cou. L’odeur qui sortait de l’endroit où ces infortunés étaient entassés pêle-mêle, était si infecte, que l’officier anglais qui les visita eut de la peine à la supporter quelques instants. C’est dans un pareil état que ces malheureux sont condamnés à faire un long voyage, ayant à peine de quoi vivre le plus souvent d’un verre d’eau pour apaiser une soif ardente, tourment le plus horrible qu’on puisse éprouver sous le climat embrasé des tropiques.

Le même commodore parle d’un autre bâtiment français, dont le capitaine, après avoir complété sa cargaison dans le Vieux-Calabar, entassa pêle-mêle dans l’entrepont tous les esclaves enchaînés deux à deux, et fit fermer les écoutilles durant toute la nuit. Le lendemain matin 50 Noirs étaient morts, faute d’air. Le capitaine, considérant ce spectacle avec la plus grande indifférence, les fit jeter à la mer, quoique plusieurs eussent pu, avec des soins, être rappelés à la vie, et il retourna à la côte compléter sa cargaison, en remplaçant les morts par d’autres captifs.

Le capitaine Willis, du navire anglais le Brazen a visité sur les côtes d’Afrique l’Eclair de Nantes, ayant cent neuf esclaves, et qui avait perdu un tiers de sa cargaison avant même d’avoir mis à la voile. Faut-il, s’en étonner, quand on sait que les Noirs, tous enchaînés, étaient enfermés dans un endroit fort étroit et si peu élevé, qu’étant assis, ils étaient obligés de se tenir la tête courbée sur la poitrine?

La Maria-Pequina navire portugais, a été capturé ayant vingt-trois Noirs qu’il avait chargés dans la rivière de Gabon, et dont six avaient déjà péri lorsqu’il fut pris à peu de distance du lieu de son départ. Ils étaient couchés dans un endroit qui n’avait que seize pouces et demi de haut. Le lieutenant Scott rapporte que, lorsqu’il s’empara de ce bâtiment, ils étaient à moitié morts de faim.

L’Aviso a été capturé ayant à bord quatre cent soixante-cinq esclaves qui étaient dans une situation horrible, et tellement pressés les uns sur les autres, que trente-quatre moururent avant qu’on pût leur porter quelque secours.

Les Deux-Frères-Brésiliens, de Bahia fut capturé ayant à bord deux cent cinquante-sept nègres. «Il serait impossible, dit le commodore Bullen, de décrire l’aspect hideux que présentait l’intérieur de ce navire; j’y vis des femmes dont la grossesse était fort avancée; et d’autres qui nourrissaient des enfants de quatre mois à un an. Tous ces malheureuse se trouvaient pêle-mêle dans un endroit où ils pouvaient à peine respirer; et cependant il se manquait d’une centaine que ce bâtiment eût le nombre de Noirs qu’il était autorisé à charger.»

Qu’on juge d’après cela des souffrances inouïes que ces infortunés doivent éprouver dans un long voyage, sous un ciel brûlant, lorsqu’ils sont entassés dans un fond de cale au-delà du nombre qu’une espèce de respect humain commande aux négriers de ne point dépasser.

La Belle-Elisa, partie avec un privilège pour trois cent soixante-huit Noirs, a été capturée sur la côte d’Afrique avec trois cents quatre-vingt un esclaves, dont vingt-deux sont morts avant d’atteindre Sierra-Leone.

Mais rien n’égale l’état horrible dans lequel le capitaine Kelly, de la marine royale d’Angleterre, trouva soixante et onze esclaves enfermés dans une mauvaise barque de onze tonneaux, la Nova-Felicidade, appartenant à Jose Ferara Gomez, gouverneur de l’île du Prince sur la côte d’Afrique. «Je déclare, dit le capitaine Kelly, que j’ai trouvé ces malheureuses créatures dans un état affreux. Seize hommes enchaînés par les pieds, et vingt enfants entassés l’un sur l’autre, n’occupaient dans le fond de cale qu’un espace de seize pieds et demi de long et de sept pieds de large, sur une hauteur d’un pied six pouces. Ils avaient sous eux un peu d’igname qui leur servait un même temps de nourriture et de litière. L’un de ces infortunés était attaqué d’une violente dysenterie; et les fréquentes évacuations qui¡e lui occasionnait son état, découlant sur l’igname dont tous les autres Noirs se nourrissaient, offrait un spectacle dégouttant qui répugne à décrire.

L’état de ces malheureux, après avoir été délivrés des fers et des chaînes dont ils étaient accablés, eût excité la pitié de l’ame la plus insensible.. La plupart ne pouvaient se tenir debout d’engourdissement et d’inanition.» J’espace occupé par les femmes, au nombre de trente-quatre, était encore plus petit que celui des hommes. Ilavait huit pieds six pouces de long, sur quatre pieds trois pouces et demi de large.

La Diana, capturé sur les côtes d’Afrique par le capitaine Woolcombe, «est, dit cet officier de tous les vaisseaux négriers que j’ai abordés, celui que j’ai trouvé dans l’état de plus déplorable: l’odeur qui provenait de la malpropreté du bâtiment et des exhalaisons fétides de tant de corps humains, enchaînés par couple et entassés dans un espace très-étroit, était vraiment intolérable. Ce qui ajoutait encore aux maux de ces infortunés, c’est que la petite-vérole s’était propagée et exerçait ses ravages parmi eux.»

Il serait difficile d’inventer des tortures plus infernales pour tourmenter l’espèce humaine: ce qui met le comble à tant d’horreurs, c’est que plusieurs capitaines négriers entretiennent à bord de leurs navires des chiens qui aiment le sang de l’homme et se nourrissent de la chair des nègres. Depuis longtemps ces animaux féroces sont connus des colons sous le nom de chiens dévorateurs; ils sont employés dans les colonies à faire la chasse aux esclaves marrons. Sur les vaisseaux négriers, on les place pendant la nuit près des écoutilles, afin qu’ils se jettent sur le malheureux noir qui tenterait, à la faveur de l’obscurité, de se traîner vers le panneau pour respirer un peu d’air.

Un nommé Olympe Sanguines capitaine de la Jeune-Estelle navire appartenant à la Martinique, s’empara de force, sur la côte d’Afrique, de quatorze esclaves; peu de temps après, ce vaisseau fut rencontré et poursuivi par un bâtiment de guerre anglais; il soutint une longue chasse, durant laquelle les Anglais aperçurent à la mer plusieurs barriques qui passèrent tout près d’eux. On supposa que c’étaient des pièces d’eau qu’on avait jetées pour alléger le navire et faciliter sa fuite. Les Anglais, arrivées sur le pont de la Jeune-Estelle, et après une visite fort longue, remarquèrent par hasard une barrique fermée avec soin; en l’examinant de près, il en sortit un son plaintif, et l’on découvrit qu’elle renfermait deux jeunes négresses, d’environ quatorze ans, dans un grand état de suffocation. Toutes les recherches pour découvrir les douze autres esclaves qu’on savait avoir été enlevés par le capitaine Sanguines, furent inutiles: ce qui fit supposer, non sans frémir, que ces malheureux avaient été renfermés dans les barriques qu’on avait aperçues au milieu des flots, et qui avaient été jetées à la mer pour ne laisser à bord aucune trace de cette piraterie.

Lemoine, capitaine de la Bamboche, parti de l’île-de-France en 1819 pour faire la traite, rencontra et prit un vaisseau portugais chargé de noirs et de poudre d’or; après avoir tué lui-même, à coups de fusil, le capitaine, le maître d’équipage, et un colonel portugais qui était passager il enferma les matelots à fond de cale, pilla ce qu’il y avait à bord, pratiqua une ouverture à fleur d’eau, et fit couler le navire en pleine mer.

Voila, dit le capitaine Milius, dans une lettre au ministre de la marine, «les horreurs commises par un négrier, et jusqu’où le délire de la cupidité peut porter ceux qui trafiquent du sang humain (1).»

(1). Voyez ma deuxième Pétition contre la traite des noirs, présentée aux deux chambres le 19 et le 26 mars 1821, p. 24, et la Correspondance du gouvernement anglais avec celui de France, au sujet de la traite des noirs, soumise au parlement par ordre de S. M. britannique, imprimée à Londres, 1821, class. C. p. 91.

Le navire brésilien le Perpetuo-Defensor, ayant quatre cent vingt-quatre noirs à bord, fut capturé par un vaisseau anglais: «immédiatement après la prise, dit le commodore Bullen, pour voir dans quel état étaient les noirs je m’y transportai au moment où on les montait sur le pont pour les compter. J’aurais défié le coeur le plus insensible d’être témoin de ce spectacle sans en être ému. La plupart étaient couverts de chaînes: l’odeur infecte qui s’exhalait de leur chambre était insupportable; ceux qui avaient été placés dans le fond en avaient été tirés presque sans connaissance, et ils ressemblaient à des spectres; c’était la première fois qu’ils respiraient le grand air depuis qu’on les avait embarqués. Plusieurs femmes avaient des enfants à la mamelle, presque tous ces malheureux étaient attaqués de la dysenterie, et cette maladie en avait déjà fait périr quarante-sept.

Le Rôdeur du Havre, capitaine Bouché, avait traité cent soixante esclaves qu’il a portés à la Guadeloupe: étant arrivé sous la ligne, on s’aperçut que les Noirs entassés dans la cale avaient contracté une ophtalmie contagieuse qu’on attribua d’abord à l’air infect dans lequel ils étaient plongés. On les fit monter successivement sur le pont pour leur faire respirer un air pur. Mais on fut obligé de renoncer à cette mesure, parce que ces infortunés, se tenant embrassés les uns aux autres, se précipitaient joyeusement à la mer pour abréger leurs souffrances. Le Capitaine, voulant arrêter cette fureur, en fit fusiller et pendre plusieurs, dans l’espoir d’arrêter les autres par l’exemple de ce châtiment; mais cette barbarie fur inutile.

Ce fait peut servir à donner une idée du bonheur dont les colons prétendent que les noirs leur sont redevables. Il est également propre à faire apprécier la bonne foi de ces déclamateurs qui prononcent anathème contre ceux qui s’intéressent aux prétendues souffrances des noirs, plus heureux, à leur avis, entre les mains des colons, «que les paysans de nos provinces au milieu de leur famille.»

Tous les Noirs de l’équipage du Rodeur ont été attaqués presque en même temps de cette cruelle maladie. Le chirurgien, nommé Magnan et onze hommes de l’équipage, ont perdu la vue, le capitaine et douze esclaves sont restés borgnes, et trente-neuf noirs devenus aveugles ONT ÉTÉ JETÉS A LA MER.

J’ai fait connaître cet horrible attentat par deux pétitions présentées aux chambres pour dénoncer la continuation de la traite et dévoiler la conduite des négriers (1). M. Benjamin Constant l’a pareillement dénoncé à la tribune nationale (2). Il a été consigné dans le premier volume de la Bibliothèque ophtalmologique, sans que jamais ces dépositions authentiques aient donné lieu à aucune poursuite. Loin de là ce navire commandé par le même capitaine a fait depuis un second voyage de traite: peut-être en ce moment en fait-il un troisième.

(1). Pétition contre la traite des noirs qui se fait au Sénégal,présentée à la chambre des députés le 14 juin 1820. Paris, 1820. Seconde pétition contre la traite des noirs, présentée à la chambre des députés le 19 mars 1821, et à celle des pairs le 26 Paris, 1821.

(2). Voyez le discours qu’il a prononcé dans la séance du 27 juin 1821.

Il est nécessaire de prévenir ici que dans l’ouvrage que je viens de citer, on a supprimé par un carton ces terribles mots: trente-neuf nègres devenus aveugles ont été jetés à la mer; mais on peut les voir à la page 53 de plusieurs exemplaires non corrigés, qui existent encore. Je possède un exemplaire de ce précieux monument d’iniquités et de crimes impunis, j’allais dire protégés. Les assureurs de ce navire négrier ont considéré ces noirs jetés à la mer comme marchandises avariées, et en ont remboursé la valeur: peut-on concevoir rien de plus révoltant, si ce n’est l’impunité dont jouissent les auteurs de ces crimes!

Un autre navire français, qui a débarqué deux cents noirs aux Antilles, en avait peu de jours avant son arrivée deux cent soixante et quinze; mais le capitaine, craignant de manquer de provisions, en a fait jeter à la mer soixante et quinze tous pleins de vie. M. le baron de Damas, à qui on a dénoncé ce fait, a refusé d’y croire à cause de son atrocité; conduite très-propre à donner une haute idée de l’élévation de son ame et de la bonté de son coeur, mais non pas de ses connaissances sur l’histoire de la traite et les moeurs des négriers.

Toutes ces horreurs découvertes sur quelques vaisseaux capturés ne sont qu’une faible partie de celles qui se commettent, chaque jour, sur cent autres navires qui échappent. Cela est si vrai que les négociants français, qui ont adressé, en janvier 1826 une pétition aux chambres, dans la vue de solliciter des mesures plus efficaces, pour obtenir la fin de la traite, assurent, «d’après des documents authentiques, que les capitaines des navires négriers jettent tous les ans à la mer plus de quinze cents esclaves vivants, mais à la vérité trop mal portants, par suite des souffrances qu’ils ont endurées, pour être vendus avec avantage.»

On a dit que ces horreurs étaient la suite inévitable de l’abolition impolitique de la traite, etque lorsque ce trafic s’exerçait sans contrainte sous la garantie des lois, aucun de ces crimes n’avait lieu.

C’est encore ici, comme dans tout le cours de la défense des négriers, Une fausseté que l’histoire dément à chaque page. Rappelons quelques faits pour prouver que le même état de férocité a existé autrefois et a dû exister de tout temps dans le coeur de l’homme qui consent de se dégrader jusqu’à faire profession d’un métier aussi infâme.

Sans doute l’habitude est une seconde nature;mais l’homme ne parvient pas tout d’un coup à considérer sans émotion les souffrances de son semblable, son premier mouvement est d’y compatir, parce qu’il est né pour combattre l’injustice, pour développer le principe du bien qu’il porte en lui, et pour prendre la défense de ce qu’il y a de bon dans son prochain. L’homme n’est point sur la terre pour être esclave de son corps périssable. Dieu en créant les mortels, a eu pour but le bien de l’espèce humaine, et les a rendus responsables d’une solidarité commune. La fréquence d’actes de cruauté auxquels les intérêts du négrier le forcent d’avoir recours, étouffe en lui tout sentiment d’humanité, et le fait descendre au-dessous de la profession la plus sanguinaire: la pitié d’un boucher, insensible aux souffrances des animaux, peut s’émouvoir à l’aspect d’un malheureux; l’exécuteur de la haute justice peut compatir à certaines infortunes; mais quel sentiment humain peut-il rester dans l’ame de celui qui passe sa vie à torturer d’innocentes créatures de tout sexe et de tout âge, qui surveille jour et nuit leur conduite, épie leur intention pour aggraver, au moindre mouvement, leurs misères et leurs souffrances? Il en faudrait bien moins pour pervertir le meilleur naturel. Les dames romaines étaient amenées, par une habitude moins fréquente et moins inhumaine, à prendre plaisir aux combats sanglants des gladiateurs, et à jouir du dernier soupir des mourants.

«Il y a, dit un sage et illustre philantrope qui a consacré sa vie et sa fortune à diminuer les maux qui affligent la pauvre humanité (1); il y a, dit-il, dans le coeur de l’homme un violent désir d’échapper à la douleur, et il est rare que ce désir ne soit pas accompagné de celui de la vengeance. Il ne faut donc point s’étonner des tentatives faites par les esclaves africains pour immoler leurs tyrans: elles sont fréquentes; et leurs persécuteurs, n’ignorant point cette disposition de la nature humaine, n’omettent aucune précaution pour leur ôter toute chance de succès. Ordinairement l’on construit une forte barricade que l’on a soin de fortifier par des pièces de canon, de manière à assurer le salut des personnes que ces canons protègent, et à exterminer les malheureux qu’ils menacent. Malgré ces redoutables précautions, il arrive souvent que ces infortunés, sans autres armes qu’un affreux désespoir, ont attaqué, avec un courage digne d’admiration, les gens armés qui les tiennent dans les fers. Ces exploits ne sont point célébrés, parce qu’ils sont l’ouvrage de pauvres esclaves. Quelquefois le massacre de tous les blancs qui composent l’équipage a été le prix de leurs efforts; et la liberté, la récompense, de leur historique résolution. Mais le plus souvent ils ont le malheur d’échouer dans leurs tentatives; alors ils sont en butte aux châtiments les plus effroyables.

(1). Thomas Clarkson. Voyez son ouvrage ayant pour titre le Cri des Africains contre les Européens, etc., ou Coup d’oeil sur le commerce homicide de la traite. Londres, 1821, p. 40.

«Trompés dans leurs projets de résistance, les malheureux enfants de l’Afrique n’aspirent plus qu’à se donner la mort pour terminer leur vie et leur misère. Ils profitent pour cela de toutes les occasions avec une avidité qui surpasse toute croyance: le plus souvent ils se jettent à la mer, malgré les moyens qu’on emploie pour les empêcher. Quand ils sont sur le pont, on leur ferme les issues en garnissant le navire de filets d’abordage qui s’élèvent très-haut, et s’étendent de tous cotés. S’ils ne peuvent pas réussir à se précipiter dans les flots, ils s’arrachent la vie d’une autre manière; toutes les précautions pour les empêcher d’exécuter ce funeste dessein sont inutiles. S’ils peuvent se procurer un bout de corde, ils s’en servent pour s’étrangler. Un clou, un morceau de métal ou de bois, tout leur est bon pour se donner la mort en se faisant de profondes blessures. Privés de ces ressources, ils prennent la résolution de se laisser mourir de faim. L’on a recours, dans cette occasion, à un instrument destiné à ouvrir les mâchoires quand elles sont resserrés par une maladie, mais sans succès; et l’on a vu ces infortunés persévérer à ne prendre aucune nourriture pendant onze jours, au bout desquels la mort est venue terminer leurs souffrances.»

«Quant aux femmes, plus faibles d’esprit et de corps, elles éprouvent un sentiment plus vif de leur situation, avec moins de force pour y mettre fin. Il arrive souvent qu’une sombre mélancolie, ou un délire complet les conduit à une mort qui est l’objet de leurs voeux et le terme de leurs souffrances.»

Telles sont les scènes déplorables qui se passent habituellement sur les vaisseaux négriers, depuis leur départ des côtes d’Afrique jusqu’à leur arrivée dans les colonies. Il n’est pas étonnant qu’une effrayante mortalité règne parmi des malheureux traités aussi cruellement durant le cours d’un long voyage; la privation des choses les plus nécessaires à la vie, les traitements les plus cruels, une malpropreté continuelle, une odeur fétide, une atmosphère empestée, la transition subite de la chaleur insupportable du jour à la fraîcheur de la nuit, les chagrins, les maladies, les insurrections et les suicides sont les nombreuses causes qui rendent cette mortalité si rapide.

Ilrésulte des dépositions faites devant le parlement britannique, par des témoins dignes de foi, que sur sept mille neuf cent quatre esclaves qu’ils avaient eux-mêmes exportés d’Afrique à diverses époques, tous jeunes et en bonne santé (1), il en est mort deux mille cinquante-trois, c’est-à-dire un quart, dans l’espace de six ou huit semaines.

(1). On embarque peu d’esclaves au-dessus de vingt-cinq ou trente ans.

Voici quelques faits qui prouveront que de tout temps ces horreurs, naturelles aux négriers, sont le résultat inévitable de leur infâme commerce.

Long-temps avant l’abolition de la traite, trente captifs achetés à Sierra-Leone par le capitaine d’un navire de Bristol, tentèrent de recouvrer la liberté. Cinq noirs, secondés d’une femme, furent considérés comme les chefs de l’insurrection. L’un d’eux, nommé le capitaine Tomba, eut la tête fendue d’un coup de hache: les cinq autres furent chargés de fers, parce que le capitaine voulut savourer à son aise le plaisir de la vengeance. II fit appliquer des coups de fouet aux deux plus vigoureux, et il ne fit cesser cette exécution que lorsque la peau fut entièrement enlevée; alors son avarice le porta à leur sauver la vie, dans la crainte de perdre le bon prix qu’il espérait en tirer. La femme, plus faible et de moindre valeur, fut déchirée à coups de fouet jusqu’à ce qu’elle eut rendu le dernier soupir. Quant aux deux autres malheureux, ils subirent aussi une mort cruelle, après qu’on les eut forcés de manger le coeur et le foie de leur chef, le capitaine Tomba (1).

(1). Atkins’s (John) Observations on the coast of Guinea, London, 1758, in-8º; ou Observations de Jean Atkins sur la côte de Guinée, etc.

Un vaisseau anglais, ayant quatre cents esclaves à bord, échoua à un mille des trois petites îles de Moraut Keys, et à onze lieues de la Jamaïque. Les officiers et l’équipage, désespérant de sauver le navire, s’embarquèrent dans les chaloupes avec des armes et des provisions, et arrivèrent sains et saufs sur une de ces îles, où ils passèrent la nuit, sans se mettre en peine des nègres qu’ils avaient laissés enchaînés au fond du bâtiment. Le lendemain matin ils aperçurent le navire que la mer n’avait pas encore englouti, etils reconnurent que les noirs, après avoir brisé leurs fers, avaient construit des radeaux sur lesquels ils avaient placé les femmes et les enfants. Bientôt ces radeaux, poussés par les hommes qui nageaient autour, se dirigèrent sur l’une de ces île, et lorsqu’ils furent à une petite distance du rivage, les négriers, réfugiés à terre, firent sur ces malheureux un feu continuel de mousqueterie, et en tuèrent trois cent soixante-six. Ceux qui échappèrent à ce massacre, au nombre de trente-quatre, furent vendus peu de jours après à la Jamaïque (1).

(1). Voy. le Cri des Africains, etc., par Th. Clarkson. Londres, 1821, p. 44.

Un autre bâtiment anglais, nommé le Zong, éprouva une grande mortalité parmi les esclaves qui étaient à bord: le capitaine prit la résolution de jeter à la mer les plus malades, parce qu’il craignait de ne pouvoir plus les vendre avantageusement, et qu’il espérait, en prétextant la nécessité de s’en défaire ainsi, de faire supporter la perte par les assureurs. Le motif qu’il supposa fut le manque d’eau quoique la ration d’eau des matelots, ni celle des esclaves, n’eut pas encore été réduite. Il choisit ensuite parmi les esclaves cent trente-deux des plus malades, dont cinquante-quatre furent immédiatement jetés à la mer. Le lendemain quarante-deux eurent le même sort. Mais, comme si la Providence eût voulu lui ôter toute excuse pour sacrifier le reste de ces malheureux, et fournir une preuve contre son crime: à peine cette effroyable exécution fut-elle consommée, qu’il tomba une pluie abondante pendant trois jours. Mais le capitaine, inaccessible au remords, n’en ordonna pas moins de précipiter dans les flots tout ce qui restait de malades. Ainsi fut consommé en plein jour un forfait sans exemple dans l’histoire. Plusieurs de ceux qui avaient assisté et concouru à cet horrible attentat en ont constaté l’existence par leurs dépositions unanimes devant la cour criminelle de Londres, siégeant à Guild-Hall, qui a condamné lesarmateurs à supporter la perte des esclaves jetés à la mer (1).

(1). Le Cri des Africains, etc., par Thomas Clarkson, etc., p. 44 et suiv.

Ceux qui commettent de pareils meurtres ne sont-ils pas de véritables bourreaux et de vrais assassins?

On ne saurait disconvenir que la traite ne soit le plus grand des fléaux qui ait affligé l’espèce humaine. La peste la plus meurtrière ne fait que passer: elle s’affaiblit par le nombre des victimes qu’elle immole, et finit par s’anéantir d’elle-même. Il n’en est pas ainsi de la traite, qui s’accroît, comme l’incendie, par les ravages qu’elle fait.

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M. Smith, qui a résidé longtemps sur les côtes d’Afrique, écrivait il y a plus d’un siècle, en 1722, la passage suivant: «Les nègres considèrent l’arrivée des Européens dans leur pays comme le plus grand malheur et comme le fléau le plus funeste qui pût les affliger»; ils disent: «que les chrétiens, en introduisant la traite, ont amené avec elle tous les genres d’horreur dans un pays qui vivait autrefois dans la paix et la tranquillité. Qui voudrait, ajoutent-ils, se faire chrétien, quand le crime, la dévastation et la mort marchent à la suite du christianisme.»

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CHAPITRE XXIV.

ACCROISSEMENT DE LA TRAITE, FAVORISÉE PAR LA CONDUITE DE QUELQUES EMPLOYÉS DU GOUVERNEMENT.

AUJOURD’HUI, parmi les peuples civilisés, la traite n’est plus autorisée légalement qu’au sud de la ligne, pour les navires portugais et brésiliens. Malgré cette abolition si conforme à la morale, à la religion chrétienne, et si favorable à l’espèce humaine, ce trafic ne continue pas moins de se faire avec activité, et le nombre de noirs que les négriers exportent d’Afrique va croissant d’une année à l’autre.

On peut considérer la traite comme ayant cessé tout-à-fait dans les nouvelles républiques de l’Amérique, aux États-Unis et en Angleterre. Les infractions aux lois qui abolissent ce trafic deviennent sensiblement plus rares chez les autres nations de l’Europe, excepté en France où elles se multiplient de jour en jour avec une audace et une impunité révoltantes.

Le 7 juin 1819, le ministre de la marine, M. Portal, interpellé par M. de La Fayette, disait à la tribune nationale: «Quant à la traite des noirs, je puis dire que le gouvernement du roi a fait tout ce qui dépendait de lui pour qu’elle cessât partout. Nous avons poursuivi les auteurs de cet odieux trafic; nous l’avons empêché au Sénégal (1).»

(1). Moniteur du 8 juin 1819.

Cependant, quand je suis arrivé dans cette colonie en 1818, et durant mon séjour qui s’est prolongé jusqu’en 1820, j’ai vu «tous les auteurs de ce trafic illégitime jouissant de la plus grande impunité; leur conduite, loin d’être réprimée, semblait, au contraire, autorisée par l’autorité supérieure, puisque j’ai vu les captiveries de plusieurs employés remplies de noirs. J’ai donné l’état des noirs embarqués sur un navire de Saint-Louis, pour le compte de divers fonctionnaires publics que j’ai nommés, ajoutant: que je possédais un compte de vente d’une partie de cette cargaison, fourni par M. Jaffro, capitaine de ce navire, à M…, habitant de Saint-Louis, et acquitté à la Pointe-à-Pitre le 31 mai 1818 par Lamey et Damblet, prouvant que ces noirs ont été vendus à M. Pul de la Guadeloupe (1).» Quoique ma déposition renfermât d’autres faits d’une égale importance, mon témoignage a été repoussé. S’il ne paraissait pas assez positif, la pièce que j’offrais de produire semblait du moins de nature à être examinée. Le rapporteur de la commission des pétitions, M. Courvoisier, a prétendu dans son rapport que je m’appuyais de l’assertion d’un journal étranger, pour assurer que la traite se faisait impunément sous les yeux de l’autorité, et il a ajouté «qu’il ne concevait point que j’eusse osé retracer devant la chambre des assertions aussi graves qu’inexactes, sans en fournir les preuves.» Plus tard M. le baron de Mackau, envoyé tout exprès au Sénégal pour s’assurer s’il était vrai qu’on eût fait la traite, «a déclaré positivement n’avoir pu découvrir aucune trace de l’existence de ce trafic, et M. de Courvoisier nous apprend, dans son rapport, que «cet officier qui a placé son honneur à dire la vérité, affirme que les assertions portant que des négreries auraient été établies publiquement à Saint-Louis, ne sont que d’odieuses calomnies (2).»

(1). Voy. ma première Pétition contre la traite des noirs, présentée à la chambre des députés le 14 juin 1820, p. 8.

(2). Voy. le rapport de M. Courvoisier, séance du 29 juin 1820, p. 7.

Il est malheureux pour cet officier de n’avoir pu découvrir à Saint-Louis une seule des captiveries de MM. Colbrand, Mille, Trèvés (1), Potin, Bourgerel, Gansford, Bastide, Valentin et autres, toutes existantes dans le temps même où M. le baron de Mackau recherchait avec la plus scrupuleuse attention les traces qui pouvaient déceler l’existence de la traite. Cependant cela n’eût pas été difficile, puisque M. Courvoisier parle de ces mêmes négreries dans son rapport qui mérite à cet égard de fixer l’attention, ayant été rédigé de concert avec les principaux employés de la marine, et d’après les renseignements fournis par les bureaux de ce ministère.

(1). Ces trois personnes, à cette époque, faisaient encore partie de l’administration.

M. Courvoisier s’est imaginé avoir répondu aux accusations dirigées contre les coupables que j’ai signalés, en disant: «les lois qui ont aboli la traite n’ont point rendu libres les anciens esclaves. On les vend, on les achète sans violer la loi. Les négreries de Saint-Louis n’ont pu dès lors être détruites (1).»

(1). Voy. son rapport dans la séance du 29 juin 1820, p. 15.

Cela est positif; M. Courvoisier, après avoir consulté les bureaux de la marine et M. le baron de Mackau, dit: «que les négreries de Saint-Louis n’ont pu être détruites.» Elles existaient donc dans le temps où M. le baron de Mackau était à Saint-Louis? Cela est d’autant plus certain, que M. Courvoisier, étranger à cette discussion élevée au sujet de la traite, dont il ignore complétement l’histoire, n’a parlé que d’après les renseignements qui lui ont été fournis par les bureaux de la marine, par le ministre et par M. le baron de Mackau lui-même. Ainsi c’est de leur aveu unanime que M. Courvoisier affirme que les négreries qu’on n’a pas pu détruire existaient à Saint-Louis à l’époque où j’ai parlé, et dans le temps où M. le baron de Mackau y était, sans pouvoir découvrir aucune trace de l’existence de la traite.

Ai-je jamais prétendu autre chose? Je remercie donc M. Courvoisier d’avoir confirmé mon témoignage; mais tout ce qu’il a dit là-dessus ne prouve de sa part qu’une confusion d’idées sur des choses distinctes et séparées qu’il a prises les unes pour les autres. Les principaux chefs de l’administration des colonies, auxquels il s’est adressé, ont oublié ou évité de les lui expliquer plus clairement.

Lorsqu’il a fait son rapport en faveur de la traite, il ignorait sans doute alors que les noirs à l’usage des habitants de Saint-Louis, c’est-à-dire les esclaves de case, les seuls qui se vendent et s’achètent légalement, n’ont jamais fait partie d’aucune négrerie. Il ne paraît pas avoir su davantage qu’on ne donne le nom de négrerie ou de captiverie qu’à un local exclusivement réservé pour enfermer les esclaves destinés à la traite; qu’il n’a jamais existé à Saint-Louis aucune négrerie durant le temps que ce pays a été au pouvoir des Anglais, et que c’est le sieur Colbrand, employé du gouvernement, qui a formé en 1817, avant même que les Anglais eussent entièrement évacué la colonie, la première captiverie établie dans cette ville depuis le renouvellement de la traite.

Ainsi, M. Courvoisier, vous ignoriez complétement des choses que vous avez voulu paraître savoir, et dont il eût été à propos d’être instruit avant de prononcer comme vous l’avez fait.

M. Courvoisier, qui s’est efforcé dans cette occasion de plaider la cause des bureaux de l’administration coloniale, a cru les disculper en faisant l’énumération des dépêches expédiées pour l’abolition de la traite depuis 1815 jusqu’à 1820, dont le nombre s’élève, à deux cent soixante et quinze, tandis qu’il suffirait d’une seule pour mettre fin à ce trafic.

Il termine son rapport en disant: «que l’impartialité de la commission et la sienne ne lui permettaient point de laisser sans improbation les réflexions d’un Français qui déversait aussi publiquement, dans une matière aussi grave, la plainte sur le gouvernement de son pays.» Il a conclu à ce que ma pétition fut renvoyée au garde des sceaux, afin que je fusse puni d’une manière exemplaire, si j’avais calomnié mes concitoyens et les agents du gouvernement: ce que M. Courvoisier s’est efforcé de prouver, ce que MM. Mackau, Fleuriau et Schmaltz ont affirmé, et ce que son Excellence le ministre de la marine et la commission ont paru croire. Néanmoins je n’ai pas été mis en jugement malgré une seconde pétition adressée aux deux chambres, et dans laquelle j’ai dénoncé une série de nouveaux crimes commis par les négriers, et j’ai demandé à être traduit devant un tribunal: d’où il faut nécessairement conclure que je n’ai calomnié personne, et que je n’ai fait que dénoncer des coupables qu’on n’a pas voulu punir. Cependant les hommes puissants que j’ai signalés ont assez d’amis et de crédit pour faire condamner, s’ils avaient été calomniés, un simple particulier privé, comme moi, de toute espèce de protection; ce qui n’est point en leur pouvoir, c’est d’influencer ou d’intimider le citoyen qui sacrifie sa place, et compromet son existence, pour se dévouer à la défense des victimes qu’on immole.

Ainsi j’ai dénoncé des faits dont j’ai été témoin; j’ai nommé des négriers que j’ai connus; j’ai indiqué des captiveries que j’ai visitées, et l’on a prétendu que j’avais calomnié le gouvernement et mes concitoyens.. L’on a dit que j’étais coupable, parce que je n’avais pas fourni de preuves légales. N’est-il pas singulier qu’une personne, familiarisée avec les formes judiciaires, place le témoin d’un crime dans une position pire que celle de l’accusé? mais j’en demande pardon à M. Courvoisier, j’ai offert des preuves qu’on a refusé d’examiner, j’en ai produit d’autres qu’on a acceptées, puisque les fonctionnaires publics dont j’ai fait connaître la prévarication sont destitués; c’est-à-dire qu’on les a rappelés du Sénégal en leur donnant une pension, tandis qu’on a persécuté et destitué sans pension M. l’abbé Giudicelly, préfet apostolique des établissements français sur la côte d’Afrique, revêtu d’un caractère recommandable, et, ce qui vaut mieux, doué d’une grande probité politique; mais M. l’abbé Giudicelly avait également dénoncé la traite qu’il a vu faire, comme moi; il a désigné les navires qu’il a visités, il a nommé les coupables qu’il a connus, et son témoignage a été repoussé avec la même impartialité que le mien, parce que, nous dit M. Courvoisicr, «M. Fleuriau, consulté par le ministre de la marine, a affirmé, sur son honneur, que M. Giudicelly avait menti (1).»

(1). Voyez le rapport de M. Courvoisier, p. 38.

M. Hébérard, le seul habitant de Saint-Louis qui a eu le courage de nous offrir son témoignage contre les négriers, a été mis en prison par M. Fleuriau, alors gouverneur, par intérim, en l’absence de Schmaltz. M. Hébérard avait menacé de coups de cravache un négrier qui l’avait insulté.

Ainsi ceux qui se sont opposés à la traite ont été destitués, persécutés; ceux qui l’ont protégée sont récompensés; et les négriers, rarement poursuivis, ont donné à leur trafic la plus grande extension possible. Voila des faits dignes des réflexions du lecteur; il jugera de quel côté se trouvent la calomnie et les coupables.

La force peut bien condamner l’innocent, mais elle ne peut pas faire que l’innocence soit coupable, que ce qui est juste soit injuste, ni que ce qui est vrai soit faux. Insensés, qui proclamez que les ténèbres sont la lumière, ne voyez-vous pas que vos efforts n’aboutissent qu’à mettre au jour votre impuissance et votre mauvaise foi?

Les détails qu’on vient de lire font connaître la partialité de quelques agents du gouvernement en faveur de ceux qui font la traite. On a vu l’extrême sévérité employée contre des fonctionnaires publics qui ont dénoncé la continuation de ce trafic: on va voir l’indulgence, on pourrait dire la bienveillance dont on a usé envers quelques négriers.

Depuis 1815, le ministère s’est efforcé de soutenir, contre l’évidence la plus manifeste, que la traite ne se faisait plus sous pavillon français, qu’elle était suffisamment réprimée par la législation existante, c’est-à-dire par une seule loi qui, loin de considérer la traite comme un délit, la regardait tout au plus comme une simple contravention administrative; enfin par une loi qui, de l’aveu même de son Excellence le ministre de la marine, «n’avait aucun des caractères de la loi, puisqu’elle manque de sanction pénale.»

Le cabinet anglais ne cesse d’adresser des réclamations contre les expéditions continuelles des négriers, qui constituent une véritable violation des traités existants entre les deux gouvernements. Depuis plus de dix ans, chaque note présentée à ce sujet est suivie de réponses évasives et de promesses dilatoires.

Le lord Granville, ayant témoigné au baron de Damas l’espérance que l’ère du nouveau règne (celui de Charles X) serait signalée par des mesures énergiques pour la répression des atrocités commises par les négriers, reçut une réponse favorable qui n’a été suivie néanmoins d’aucun résultat.

A chaque plainte du gouvernement britannique, celui-ci fait connaître de nouvelles contraventions auxquelles le ministère français, trompé par des agents infidèles, répond en renouvelant l’aveu de l’inutilité de ses efforts. Ici la volonté du roi et celle du gouvernement sont manifestes; mais il est bien évident aussi que des coupables s’opposent à l’exécution de ces ordres.

Certainement aucun fait n’a été plus notoire, aucun délit n’a été plus authentique que l’expédition du Rôdeur et les assassinats commis par le capitaine de ce navire. Voici la déclaration textuelle faite par le chirurgien nommé Maignan, et rendue publique par une autorité irrécusable (1). «Le navire le Rôdeur, du port de deux cents tonneaux, capitaine Boucher, parti du Havre le 24 janvier 1819, pour la côte d’ Afrique, arriva à sa destination le 14 mars suivant. Ce navire alla mouiller devant Bony, dans la rivière de Kalabar; pour y prendre une cargaison de noirs. On mit à la voile le 6 avril: quinze jours après, étant arrivé sous la ligne; on s’aperçut que les nègres, entassés dans la cale et dans l’entre-pont au nombre de cent soixante, avaient contracté une rougeur aux yeux Arrivé à la Guadeloupe le 21 Juin 1819, l’équipage était dans un état déplorable Parmi les nègres, trente-neuf sont devenus aveugles et ONT ETÉ JETÉS A LA MER (2). Parmi l’équipage, douze hommes ont perdu la vue, de ce nombre est le chirurgien: cinq sont devenus borgnes; parmi ceux-là se trouve le capitaine.»

(1). Voyez les pages 48, 52 et 53 du premier volume de la Bibliothèque ophthalmologique, publiée par MM. Guillié, directeur-général et médecin en chef de l’institution royale des jeunes aveugles de Paris; Dupuytren, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Paris; Alibert, médecin du roi et de l’hôpital Saint-Louis; Pariset, médecin des infirmeries de Bicêtre; Lucas, médecin de S. A. R. madame la duchesse d’Angoulême, etc.

(2). Ibid., p. 53 des exemplaires qui n’ont pas été Cartonnés.

Ce délit ne pouvait être mieux signalé. Le capitaine était connu, les matelots pouvaient être entendus, il était facile de consulter les livres de l’armateur; jamais prévention n’a offert autant de facilités à être éclaircie. Dans tout autre délit, car je pense que jeter vivants trente-neuf hommes à la mer, est au moins un délit, on eût fait assigner les personnes qui pouvaient avoir connaissance de l’accusation, on eût interrogé les témoins sur toutes les circonstances, sans craindre de fatiguer les prévenus par des interrogations même captieuses. On croira peut-être que telle est la marche ordinaire de la justice! point du tout, il faut savoir qu’il existe en France, malgré la volonté du roi et les ordres formels des ministres, une justice pour les blancs, différente de celle qu’on réserve aux noirs et aux blancs qui dénoncent la traite.

Le 7 décembre 1819, le ministre français a écrit une lettre à l’ambassadeur d’Angleterre, dans laquelle il est dit: «qu’après une enquête SÉVÈRE à l’effet de découvrir la vérité, M. Boucher, capitaine du Rôdeur, s’est PLEINEMENT JUSTIFIÉ (sans doute dans quelque bureau de l’administration des colonies) des charges qui pesaient sur lui, et que lui et plusieurs de ses compatriotes ont été exposés à des imputations injurieuses et dénuées de toute justice.» Ainsi tous les bruits qu’on a fait courir sur le compte du Rôdeur ne sont que de nouvelles FICTIONS, d’ODIEUSES CALOMNIES, des DIFFAMATIONS inventées contre ces pauvres négriers en butte à tant d’outrages. Son Excellence continue et dit: «Ceci est attesté par le capitaine Boucher, dont on ne saurait trop ADMIRER LA BELLE CONDUITE dans le voyage où il a commandé le Rôdeur.»

Voilà assurément de quoi étonner! Qui aurait jamais imaginé qu’un ministre du roi eut porté la crédulité jusqu’à se laisser persuader par un pareil témoignage? quoi qu’il en soit, il est certain que le Rôdeur rentré au Havre le 22 octobre 1819, après avoir transporté cent soixante noirs à la Guadeloupe, est parti au commencement de 1820 pour faire de nouveau la traite, sous le commandement de ce même capitaine Boucher, dont la belle conduite, dans le voyage précédent, ne saurait être trop admirée.

Citons encore un exemple pour montrer jusqu’à quel point on abuse de la confiance du roi et de celle des ministres:

Les Deux Nantais était un de ces nombreux bâtiments équipés, chaque année, à Nantes, pour faire la traite sur les côtes d’Afrique. l’attention du gouvernement français fut dirigée sur ce navire, d’une manière spéciale, par l’ambassadeur d’Angleterre, dans une note adressé à M. de Chateaubriand, alors ministre des affaires étrangères; celui-ci répondit: «que le gouvernement du roi de France ne désirait pas moins vivement, que celui de S. M. Britannique, l’abolition de cet odieux trafic, et qu’il prendrait les mesures efficaces pour atteindre ce but.» Plus tard, le 23 mars 1825, M. le baron de Damas écrivait à lord Granville: «le gouvernement français a la certitude que les ordres qu’il a donnés, à l’égard des Deux Nantais, aux administrations maritimes, seront ponctuellement exécutés.»

Malgré ces assurances, le navire les Deux Nantais est parti librement pour se rendre en Afrique, où il a pris un chargement de noirs. Il faisait route pour l’Amérique, lorsqu’il fut rencontré par la Primerose, vaisseau de guerre anglais. Le capitaine s’assura que le navire les Deux Nantais avait chargé à l’embouchure de la rivière, de Sherbrou quatre cent soixante-six esclaves, qui ont été transportés à Cuba. Le gouvernement français, prévenu de ce nouveau fait par l’ambassadeur anglais sir Charles Stuart, donna ordre au commissaire de marine à Nantes, d’arrêter ce navire à son retour des Antilles. Il arriva ce qu’on voit toujours en pareil cas dans les colonies, et comme en France, lorsque les hommes en place tolèrent ce que les lois défendent; c’est-à-dire qu’on se mit en règle pour avoir l’air de se conformer aux ordres qu’on avait reçus, pendant que l’on prenait toutes les mesures pour les éluder. Le jour même de la réception de cet ordre, on avait distribué aux différents pilotes de l’embouchure de la Loire, la circulaire suivante: «à M. Mahé, maître des Deux Nantais» (M. Mahé, capitaine des Deux Nantais, était classé sur l’équipage comme simple maître, pour se soustraire à la peine portée par la loi contre le capitaine), «au moment où vous recevrez cette lettre, vous vous mettrez de suite en route pour Anvers, où je vais me rendre. Je vous prie de n’entrer dans aucun port français, pour quelque raison que ce soit. Donnez au pilote qui vous remettra cette lettre, et qui vous conduira hors de la rivière, un reçu, sur le vu duquel je lui compterai 100 fr. Signé Ogerau.»

Les Deux Nantais arrivèrent à Anvers, y prirent un chargement de denrées coloniales et retournèrent à Nantes. Mais ce délit était tellement public, que ce navire a été saisi et confisqué en vertu d’un jugement. On voit par ce fait si les autorités ne favorisent pas la traite.

En voici un autre qui prouve la même chose. Dans la correspondance du navire négrier le Succès, on remarque le passage suivant: «lettre du subrécargue à l’armateur. Ile Bourbon, St.-Paul, 25 octobre 1825… le gouverneur me veut du bien. Il m’a conseillé de prendre l’avocat qui est chargé de nous défendre… Tout ce que ce gouverneur, M. M… a fait contre nous, est pour prouver qu’il tient la main à ce que ces voyages (ceux de la traite), n’aient pas lieu. Il me l’a dit plusieurs fois, étant seul avec lui… mais cela ne devait pas sortir de la chambre… Nous avons pour nous les lois; nous n’avons pas été pris sur le fait, ou ne peut pas nous condamner: tous les juges sont des colons, qui ont même acheté des noirs de notre cargaison; ainsi nous sommes fort tranquilles.»

«Lettre du subrécargue du même bâtiment à l’armateur: Ile Bourbon, St.-Paul, 25 octobre 1825. Monsieur, MM… vous ont écrit notre heureuse arrivée, et le débarquement de la cargaison (composée d’esclaves), qui s’est opérée avec facilité. Nous reçûmes une lettre qui nous disait que nous pouvions aller de suite à St. Paul…; que l’horizon politique était bien éclairci, que quatre ou cinq bâtiments avaient opéré leur débarquement avant notre arrivée… mais la cargaison était débarquée et même vendue à cette époque… Quinze nègres ont été arrêtés et conduits à St.-Denis; mais ils doivent être rendus, parce qu’on ne peut saisir les nègres et le navire qu’au débarquement, et nous ne sommes plus dans ce cas… J’ai subi un interrogatoire, ainsi que le capitaine et l’équipage, mais le mot était donné à l’équipage, qui a répondu comme il devait le faire… J’ai eu plusieurs conversations avec le gouverneur, qui parait toujours avoir pour moi beaucoup de bienveillance.»

«lettre du même à un négociant de St.-Denis: (Ile Bourbon) Prenez toutes les précautions, il ne faut pas craindre de semer un sac de mille piastres (5,000 francs), si cela est nécessaire (1 ).»

(1). Voy. le discours de M. le duc de Broglie à la chambre des pairs, le 28 mars 1822, p. 115 et 126.

Une pareille conduite et l’extrême indulgence de la loi ne pouvaient manquer d’encourager les négriers, aussi se sont-ils multipliés à l’excès; et pendant que la traite diminue sensiblement chez les autres nations, elle s’accroît en France avec rapidité.

CHAPITRE XXV.

CALCUL APPROXIMATIF DE LA TRAITE, DEPUIS 1820 JUSQU’A 1827.

DES rapports officiels de Sierra-Leone portent que, depuis les deux dernières années 1825 et 1826, la côte d’Afrique fourmille de négriers. Le Redwing, bâtiment de guerre anglais, a abordé, dans une seule course, plusieurs bâtiments français, ayant ensemble plus de trois mille noirs à bord. Il en a aperçu un grand nombre qui l’ont évité. Parmi ceux qu’il a rencontrés, un gros navire armé de douze pièces de canon, et de soixante hommes d’équipage, portait cinq cents esclaves à la Martinique. Un simple brick, la Jeune Caroline, en avait quatre cent cinquante, entassés les uns sur les autres. Le même bâtiment de guerre a capturé en un jour trois vaisseaux espagnols chargés de noirs. Dans six mois la croisière de Sierra-Leone a capturé quatorze bâtiments négriers du port total de 1690 tonneaux, et chargés d’environ quatre mille nègres.

Les mêmes documents constatent que la traite s’est beaucoup accrue pendant les deux dernières années. Du 17 juin au 15 juillet 1825, le Maidstone, bâtiment de guerre anglais, a rencontré, sur les côtes de Benin et de Biafra, dix-sept négriers, dont dix sous pavillon français. Sept étaient sur le point de charger trois mille noirs. Dans le mois d’août, huit vaisseaux français chargeaient des esclaves dans la rivière de Bony. En septembre, le commodore Bullen a rencontré, près de la rivière du Vieux Calabar, l’Orphée, qui avait chargé sept cents noirs pour la Martinique. Parmi les navires français rencontrés par le Maidstone un seul, parfaitement armé, en avait mille.

Le commodore Bullen parle d’une espèce de flottille de vaisseaux négriers qui se trouvaient auprès des Gallinas. Il en cite treize qui furent abordés dans le cours d’un mois; et il ajoute qu’en septembre 1825, le lieutenant Griffith, qu’il avait détaché avec un cutter et deux pinnaces, a rencontré, dans le court espace de deux jours, dix-huit navires faisant la traite, dont treize français.

La traite ne se fait pas avec moins d’activité sur la côte orientale de l’Afrique, que sur les rivages de l’océan Atlantique. Le capitaine Owen a vu dans le port de Quiloa sept vaisseaux chargeant des noirs pour Rio-Janeiro, dont un était de six cents tonneaux, et devait prendre à bord mille deux cents esclaves. Des rapports officiels attestent qu’on exporte annuellement quinze mille noirs de la côte Mozambique, et dix mille de Quilliman; et l’on estime que le voyage est heureux s’il en arrive la moitié. Cela doit être, lorsque durant le cours d’une longue navigation qui est très-dure et pénible à supporter pour ceux qui jouissent de toutes les commodités qu’on peut se procurer en mer, on entasse dix esclaves enchaînés dans un espace qui pourrait à peine en contenir trois ou quatre un peu à l’aise.

Si l’on porte seulement à cinq mille le nombre des noirs sortis de Madagascar, d’où l’on tire habituellement les esclaves nécessaires à l’Ile-Bourbon, aux Séchelles, à l’Ile-de-France, et même quelques uns pour le Brésil, on aura un total de trente mille nègres exportés chaque année, seulement de la côte orientale d’Afrique. Qu’on juge, d’après cela, combien doit être considérable le nombre des malheureux qu’on embarque tous les ans de la côte occidentale, beaucoup plus étendue, plus populeuse, où la traite se fait avec plus de facilité, et dont les voyages, plus courts de deux tiers, offrent moins de difficultés.

Pour établir un calcul approximatif Sur le nombre des noirs exportés des contrées occidentales de l’Afrique depuis 1820 jusqu’à 1827, il est nécessaire de déterminer la quantité d’esclaves trouvés sur les négriers visités ou capturés dans le courant d’une année: prenons celle de 1825 dont nous venons de parler, le résultat produira un terme moyen qui servira de base au calcul des autres années.

ETAT APPROXIMATIF

DES NOIRS EXPORTES DANS L’ANNEE 1825 PAR DES NAVIRES CONNUS

Plusieurs navires abordés par le Redwing.                                                  3.000

Un gros navire pour la Martinique.                                                             500

La Jeune Caroline.                                                                                     450

Trois négriers espagnols évalués à                                                              1.000

Quatorze navires capturés par les croiseurs de Sierra Leone.                                 4.000

Dix-sept abordés par le Maidstone, dont sept chargés de trois mille                       6.500

Huit négriers français, rencontrés en août dans la rivière de Bony             4.200

                                                                                                                   ——-                                                                                                                         19.650

D’autre part.                                                                                               19.650

L’Orpehée.                                                                                                 700

Un gros bâtiment français, rencontré par le Maidstone.                              1.000

Treize négriers abordés par les commodore Bullen dans les envi

         Rons des Gallinas, estimés à                                                              4.000

         Dix-huit négriers, dont treize français, rencontrés en septembre

         Par le lieutenant Griffon.                                                                   6.600

                                                                                                                   ———

         Total.                                                                                                 31.950

Supposons que quelques uns de ces armements appartiennent à l’année 1824, et admettons que, pour l’année 1825, le nombre des esclaves capturés ou visités n’a été que de vingt mille, on ne peut refuser de convenir, quelle que puisse être l’activité des croiseurs anglais, que le nombre des bâtiments négriers qu’ils ont visités sur une côte de plus de trois cents lieues d’étendue, coupée par une infinité de rivières et par un grand nombre d’îles, ne soit pas la moindre partie des vaisseaux négriers qui échappent à toute perquisition. Les navires engagés dans ce trafic s’éloignent des parages fréquentés par les croiseurs, et ils évitent avec le plus grand soin tout bâtiment de guerre. Le commodore Bullen rapporte, «qu’il est bien rare qu’il ait visité un port de la côte d’Afrique, sans y trouver des nègres déjà enchaînés, et prêts à être embarqués à la première occasion. Lorsqu’une cargaison, dit-il, est ainsi réunie, il ne faut guère plus de six heures pour embarquer six cents noirs. Les navires négriers guettent le moment où les croiseurs s’éloignent de la côte qu’ils veulent aborder; ils se glissent dans les rivières et chargent rapidement leur cargaison. Quand une fois ils ont gagné la pleine mer, il leur arrive rarement d’être rencontrés.»

D’après cela, il serait difficile de croire que les bâtiments visités forment le quart de ceux qui sortent, sans être aperçus, des nombreux ports situés sur une étendue de côtes de plusieurs centaines de lieues, gardée seulement par cinq ou six navires. Accordons néanmoins que le nombre des vaisseaux reconnus forme plus du tiers de ceux qui font la traite sur toute l’étendue des côtes occidentales de l’Afrique; il faut y joindre les noirs que les Portugais achètent légalement au sud de la ligne, et qu’on ne peut pas estimer au-dessous de dix mille. Ainsi les bases de ce calcul donnent pour produit de la traite en 1825, savoir:

Esclaves traités sur la côte orientale d’Afrique,

d’après l’estimation dont on a parlé.                                                            30,000

Noirs exportés de la côte occidentale

d’Afrique et au nord de la ligne.                                                     60,000

Produit de la traite au sud de la ligne.                                                         10,000

                                                                                                       ———-

TOTAL                                                                                              100,000

Ce nombre peut être considéré comme la moyenne proportionnelle du produit de la traite depuis 1820 jusqu’à 1827. Ilest évident, d’après cela, qu’on est loin d’avoir exagéré, en estimant à soixante-dix mille par an le nombre des noirs enlevés à l’Afrique dans l’intervalle compris entre ces deux époques.

Si l’on cherche à évaluer la quantité des noirs exportés d’Afrique, dans ces dernières années, en prenant pour base le nombre connu des esclaves introduits dans les colonies, on trouve un produit qui augmente encore les probabilités du résultat obtenu par la première estimation.

M. Kilbee, commissaire anglais à la Havane, assure qu’en 1824, soixante navires débarquèrent plus de seize mille esclaves à Cuba. Le plus grand nombre de ces bâtiments étaient français. Les rapports officiels de la même personne établissent les faits suivants: En janvier 1825, vingt navires, venant d’Afrique, étaient arrivés au port de la Havane avec des noirs, et y en avaient débarqué                                                                                                   5,766

Dix-neuf vaisseaux étaient partis de ce port pour la côte occidentale d’Afrique;

supposons.                                                                                                 5,400

Dans le mois de juillet, quatre bâtiments négriers apportèrent d’Afrique    1,200

Dans le même mois, quatre vaisseaux sont partis pour la même destination;

Supposons                                                                                                  1,000

En septembre, trois bâtiments ont débarqué à Cuba                                               530

En novembre, un brick espagnol a introduit                                                           480

Un schonner français                                                                                             300

En décembre, huit bâtiments ont apporté dans ce pays                                          2,300

                                                                                                                   ———

TOTAL                                                                                                          16,976

Au défaut de documents positifs pour constater le nombre d’esclaves introduits dans les autres parties de l’Amérique, nous aurons recours à l’estimation que nous avons déjà faite pour 1815.

Des pièces officielles non contestées ont prouvé que, dans cette année, il a été débarqué à la Martinique trois mille cent soixante-cinq esclaves. Supposons d’autre part.             16976

que l’augmentation progressive que la traite n’a cessé d’éprouver n’ait élevé ce

nombre, au bout de cinq ans, que jusqu’à                                                   4,000

On doit admettre le même nombre pour la Guadeloupe.                            4,000

L’île de Bourbon, les Séchelles et l’Ile-de-France                                        6,000

Les colonies Hollandaises.                                                                         5,000

Le Brésil, d’après l’accroissement considérable de la traite dans ce pays.            40,000 Cayenne                                                                                                     2,000

Porto-Rico, Saint-Thomas, Sainte-Croix, les îles du Cap-Vert, Batavia, et

autres colonies non comprises dans l’estimation de la traite avant 1820.    4,000

                                                                                                                   ———

TOTAL présumé des esclaves introduits dans les colonies dans le courant

de l’année 1825,                                                                                         81,976

Le produit de la traite, porté à cent mille par le premier calcul, semble contredire celui de quatre-vingt-deux mille, obtenu par le dernier. Mais si l’on fait attention que ce nombre n’indique que les noirs introduits dans les colonies, sans tenir compte de la mortalité qui a eu lieu dans la traversée,              

D’autre part                                                                                                 81,976

tandis que le premier calcul comprend tous les esclaves exportés d’Afrique, on verra que cette différence se trouve à peu près compensée.

En supposant que les noirs qui ont succombé en route ne forment seulement que la sixième partie des esclaves embarqués, et par tout ce que l’on a déjà vu l’on est fondé à croire que cette mortalité a dû être beaucoup plus considérable, on aura pour la quantité des noirs qui ont péri en mer.                                                                                                                      16,400

                                                                                                                   ———

Pour total présumé des esclaves exportés d’Afrique pour l’année 1825                  98,376

nombre qui ne s’éloigne pas beaucoup de celui de cent mille.

D’après ces calculs, dont il parait difficile de contester la modération, on peut établir que le nombre d’esclaves achetés depuis 1814 jusqu’à 1827 peut s’élever au moins à sept cent mille, et peut-être à près d’un million de noirs, vendus, ou du moins exportés d’Afrique depuis le renouvellement de la traite, en 1814, jusqu’en 1827.

CHAPITRE XXVI.

LEGISLATION CONTRE LA TRAITE CHEZ DIFFERENTS PEUPLES.

LA liberté est un droit naturel inhérent à l’homme, par conséquent d’origine divine: l’homme ne peut point devenir la propriété d’un autre; car l’ame n’est pas de nature à être vendue, et le corps qui lui est subordonné pourrait-il établir un droit contre celle dont il dépend? Nul ne saurait avoir un droit quelconque sur autrui qu’en vertu du tort qu’il en a reçut, et en réparation du dommage qu’il en a éprouvé.

Dieu seul a donné la vie et la liberté à l’homme; il n’y a que lui qui ait le droit de l’en priver.

D’après une loi très-ancienne, les terres soumises au roi de France rendent libres tous ceux qui peuvent s’y réfugier. Louis X, surnommé le Hutin, avait déclaré en 1305 que, suivant le droit de nature, chacun doit naître franc et libre, et il a établi, par une ordonnance, que tout esclave qui toucherait le territoire français serait rendu à la liberté, «parce que son royaume étant appelé le royaume des Francs, la chose en effet doit être accordante au nom.» Deux siècles après, sous le règne de Henri II, une galère espagnole s’étant échouée sur les côtes de France, trois cents maures esclaves qui étaient à bord, furent rendus à la liberté, malgré la différence de religion et les fortes remontrances de l’ambassadeur du roi d’Espagne. Henri Il ne se borna point à cet acte de justice; il fit reconduire à ses frais tous ces musulmans dans leur patrie.

Louis XIII, qui a commencé de régner en 1610, eut toutes les peines du monde, disent plusieurs historiens, à consentir à ce que les premiers habitants des îles eussent des esclaves. Au rapport de Labat, il ne se rendit aux puissantes sollicitations qu’on lui faisait de toute part pour obtenir cette permission, que «parce qu’on lui remontra que c’était un moyen infaillible et l’unique qu’il y eût pour inspirer le culte du vrai dieu aux Africains». Cette opinion généralement accréditée n’est qu’une erreur: l’esclavage n’a été introduit dans les colonies françaises que par les compagnies qui les ont formées, et qui ont fait en fraude ce commerce illégitime sous la protection du cardinal de Richelieu.

Tous les actes qui ont établi ces compagnies leur enjoignaient d’y faire passer des Européens libres, dont l’engagement ne devait durer plus de trois ans; mais le cardinal de Richelieu, protecteur de ces compagnies, toléra la traite et l’emploi d’esclaves noirs, sans qu’il ait jamais existé, sous le règne de Louis XIII, aucun acte qui permette ce trafic. Ce n’est qu’en 1670, sous Louis XIV, que la traite a été légalement autorisée en France, par un édit du 26 août, qui accorde une prime à l’importation des noirs.

On a déjà vu que les Athéniens avaient publié une loi portant peine de mort contre ceux qui enlevaient un homme pour le rendre esclave. Moïse avait établi la même peine pour le même crime; l’Exode et le Deutéronome prononcent également la peine capitale contre les vendeurs d’hommes (1). Saint-Paul considère le crime de voleur d’esclaves comme un des plus grands (2), et Jésus-Christ déclare formellement que tous les hommes sont frères, qu’ils doivent s’aimer et s’aider les uns les autres. Tous ceux qui adorent Jésus-Christ, et qui suivent ses préceptes, sont frères, dit saint Mathieu (3), et saint Paul, dans son Epître aux Romains, défend de faire le ma1, dut-il en résulter un bien. Ainsi la traite est une violation manifeste de tous les principes de la religion chrétienne.

(1). Exode. 21. 16. Deutér. 24. 7.

(2). Ire Thim. I. 10.

(3). Saint-Mathieu. 23. 8.

Le pape Alexandre III a proclamé cette terrible vérité contre les négriers: «que la nature n’ayant point fait d’esclaves, tous les hommes on un droit égal à la liberté.» Le pape Léon X, consulté par les dominicains sur la manière dont il fallait traiter les naturels du Nouveau-Monde, répondit: «que la religion chrétienne et la nature condamnaient également l’esclavage.» Paul III avait auparavant promulgué deux brefs en 1537, pour censurer la doctrine par laquelle on prétendait établit l’esclavage sur les indigènes de l’Amérique; il déclare que celui qui l’a introduite ne peut être que l’ennemi du genre humain, et il attribue au démon cette doctrine qu’il qualifie d’inouïe. Il la condamne en termes formels, non pas seulement en ce qui concerne les naturels de l’Amérique, mais encore à l’égard des autres peuples, disant positivement: «qu’il n’est pas permis de réduire en esclavage les Indiens (d’Amérique), ou toute autre nation, même sous prétexte de leur procurer les bienfaits du christianisme, parce que l’esclavage en lui-même est un crime. Un bref de ce pape, en date 10 juin 1567 défend expressément de se livrer à ce coupable trafic».

Le 12 juillet 1635, le pape donna à quatre missionnaires les pouvoirs pour administrer les secours de la religion aux indigènes des colonies; mais il ne leur concéda aucun droit pour les réduire en esclavage.

A cette époque les principes politiques n’étaient pas encore opposés, comme ils le sont devenus depuis, à ceux de la religion, puisqu’un traité du 12 février de la même année porte (art. II) que «les sauvages ou naturels de l’Amérique, convertis à la foi catholique, de même que les descendants de Français mariés avec des Indiennes, seront également réputés naturels français,» et par conséquent libres.

Le premier concile de Lima, en 1582, déclara, en termes formels, que celui qui retient un nègre dans l’esclavage pour s’approprier son travail, commet un crime, et il défend encore plus expressément l’esclavage aux ecclésiastiques. Pour assurer l’exécution de ses règlements, ce concile adresse aux magistrats les invitations les plus touchantes, et au clergé les ordres les plus précis (1).

(1). Collectio maxima Conciliorum, etc., par d’Aguire, t. 4. Premier Concile de Lima, art. 3, chap. 3, et art. 5, chap. 4. Cité par M. l’évêque Grégoire, p. 71 de son Apologie de Las-Casas.

En 1697, la Sorbonne se déclara contre la traite, qu’elle condamna, comme étant contraire aux principes de la religion chrétienne. La décision qu’elle rendit fait un devoir de conscience aux habitants des îles de remettre leurs esclaves en liberté. Comme on le pense bien, cette décision ne fut guère du goût des colons, et, quoique rendue au nom de la religion, de la justice et de l’humanité, elle ne fut point reçue dans les îles, «parce que, dit le P. Labat, on y trouva des difficultés insurmontables. Les colons, ajoute cet historien, ont considéré que les docteurs consultés, qui n’avaient ni habitation, ni aucun intérêt dans les compagnies, auraient décidé autrement s’ils avaient été propriétaires d’esclaves (1).» Depuis cette époque, la compagnie, maîtresse des îles, pour affaiblir les arguments de la Sorbonne, donna des habitations et des esclaves aux ministres de la religion qui habitaient les Colonies.

(1). Voy. l’ouvrage de Labat sur l’Amérique, t. 4, p. 427.

J’indique ces autorités sacrées, non suspectes aux yeux de tout chrétien, dans l’espoir de faire naître dans l’ame de plusieurs personnes religieuses, ou qui affectent de le paraître, quelque répugnance à vendre des hommes, ou à défendre ceux qui les vendent. Je pourrais citer plus d’un dévot personnage, rigoureux observateur des pratiques de la religion, qui ne se fait nul scrupule de prendre publiquement la défense des négriers, et de répandre la calomnie sur ceux qui dévoilent les crimes des vendeurs d’hommes. Nous sommes loin de ces vertueux quakers qui repoussent de leur communion tout individu qui participe d’une manière quelconque à la traite. C’est une excommunication, il est vrai, mais bien différente de celles qu’on fulmine quelquefois parmi nous.

En 1683, la congrégation de la propagande enjoignit aux missionnaires d’Afrique, par l’organe du cardinal Cibo, de prêcher contre le trafic abominable des négriers: c’est faire un noble usage de la religion, et la rapprocher de sa divine origine, que de l’appeler au secours des malheureux et des opprimés; mais depuis longtemps ce devoir n’en est plus un pour l’Église catholique. Ce n’est qu’en Angleterre que l’on voit encore des prêtres et des évêques faire retentir la chaire de leur sainte indignation contre les vendeurs d’hommes. Exemple dangereux à suivre aujourd’hui dans le royaume des Francs.

M. l’abbé Giudicelly, préfet apostolique sur la côte d’Afrique, s’étant permis de dire qu’un chrétien ne pouvait pas faire la traite en sûreté de conscience, et ayant adressé des prières publiques à l’Éternel, père commun de tous les hommes, pour la délivrance des malheureux noirs, a été destitué. M. Fleuriau, alors gouverneur du Sénégal, par intérim, aujourd’hui secrétaire général du conseil d’amirauté, et auditeur au conseil d’état, a trouvé que M. l’abbé Giudicelly troublait l’ordre de la Colonie (1), sans doute en cherchant à faire naître des remords dans l’ame des négriers. Un jour, sous l’administration de M. Fleuriau, M. l’abbé Giudicelly, entendant le crieur public promettre, au milieu des rues de Saint-Louis, une récompense à celui qui découvrirait la retraite d’un captif échappé de la négrerie de M…, s’écria: «Qu’il vienne chez moi, et il n’aura rien à craindre.» Il est clair qu’une pareille conduite était propre à troubler l’ordre d’une ville où il existait dix négreries remplies d’esclaves destinés à la traite.

(1). Voy. le rapport de M. Courvoisier, séance du 29 juin 1820, p. 34; et Observations sur la traite des noirs, en réponse au rapport de M. Courvoisier, par M. l’abbé Giudicelly, p. 15.

Quelques personnes considèrent ce commerce comme une chose condamnable, mais dont néanmoins l’on peut se servir. M. le duc de Fitz-James, qui a pris plus d’une fois la défense des colons, a déclaré à la chambre des pairs: «qu’on ne saurait défendre en principe un trafic que réprouvent également la religion, la morale et l’humanité.» et cependant il s’est opposé à toute aggravation de peine coutre les négriers, d’après des considérations politiques fort étrangères à la traite. Je le demande à toute personne désintéressée, de quel poids peut être un intérêt politique auprès d’un principe que réprouvent également l’humanité, la morale et la religion?

La traite n’est pas encore regardée en France comme une action criminelle; elle est punie seulement comme un délit, ou plutôt comme une simple contravention administrative; c’est le triomphe de l’égoïsme sur l’humanité: mais les autres peuples, qui sur ce point nous laissent loin derrière eux, nous forceront bientôt à les suivre, par l’ascendant de cette force morale qui assujettit à la vertu le vice et la bassesse. Ainsi cette nation humaine et généreuse, qui a été la dernière à faire usage de la traite, et la première à l’abolir, va se couvrir d’une honte ineffaçable, par les viles intrigues de quelques hommes cupides et sans moralité.

Tous les peuples soumis à l’influence de la civilisation moderne, entraînés par la marche rapide de l’esprit humain, s’accordent à considérer la traite comme un crime digne de toute la sévérité des lois.

Le peuple des États-Unis, qu’on trouve toujours en tête des nations, lorsqu’il s’agit de justice et d’humanité, a déjà assimilé la traite à la piraterie, et assujetti les négriers à la peine de mort.

En Angleterre la traite est déclarée félonie; le capitaine, l’équipage et tous ceux qui prennent une part quelconque à ce trafic sont condamnés à une peine infamante. Le capitaine est déporté à Botany-Bay, ou puni de sept à quatorze ans de fers; la peine des autres coupables est proportionnée à la part qu’ils prennent à ce délit. La cargaison et le navire sont confisqués, et les esclaves rendus à la liberté: toute tentative pour faire la traite est punie des mêmes peines; et les bâtiments armés pour le commerce des esclaves, ou seulement sur lesquels on trouve des instruments propres à la traite, sont confisqués. On a saisi et condamné pour cette raison plusieurs navires qu’on avait essayé d’armer pour la traite à Liverpool et à Londres. Tout Anglais qui se livre à ce genre de spéculation sur un territoire, ou sous un pavillon étranger, est jugé par les mêmes lois, et il est passible des mêmes peines que s’il avait commis ce crime dans un port de la Grande-Bretagne.

Le gouvernement anglais, voulant sincèrement l’abolition de la traite, ne s’est pas borné à ces mesures législatives. Convaincu que la fraude est toujours proportionnée à la grandeur des bénéfices, il a pris, pour obtenir un prompt résultat, d’autres mesures indirectes de répression. La loi ordonne que le produit de la vente du navire condamné soit réparti entre les officiers et l’équipage du bâtiment de l’état qui l’aura capturé; cette distribution se fait de la même manière que pour la prise d’un vaisseau ennemi en temps de guerre. Le gouvernement anglais, dans la vue d’encourager encore la vigilance de ses croiseurs, accorde en outre une prime de 30 liv. sterl. (700 francs) pour chaque noir capturé; de 2o liv. sterl. (480 francs) pour chaque femme; et de 10 liv. sterl. (240 fr.) pour chaque négrillon; cette prime est payée sur-le-champ par la trésorerie de Londres, pour la capture de tout négrier anglais, et pour la prise de tout bâtiment étranger, aussitôt qu’elle a été légalisée par un tribunal compétent.

Le gouvernement britannique, ayant appris que les négriers mis en jugement à l’Ile-de-France étaient acquittés par les jurés de cette île, tous colons intéressés à la continuation de la traite, a mis fin à cet abus par une mesure qui ordonne que les délits de traite seraient jugés à Londres. D’après cette nouvelle résolution, plusieurs négriers, renvoyés dans cette capitale, ont été condamnés à une déportation de sept années à Botany-Bay.

En Portugal, la loi du 26 janvier 1818 prononce la confiscation du navire et de la cargaison, le bannissement du capitaine, du subrécargue et du pilote, qui sont déportés pour cinq ans à Mosambique. Les coupables sont condamnés de plus à payer Une amende égale aux bénéfices présumés de l’expédition.

En Espagne, les négriers sont passibles des mêmes peines qu’en Portugal, avec une aggravation dans le bannissement des coupables, qui sont déportés pour dix ans aux Philippines.

En Hollande, la loi du 20 novembre 1818 assujettit les auteurs et les complices de la traite à cinq ans de prison et à une amende de cinq mille florins.

L’empereur d’Autriche a supprimé la traite dans ses états, en 1826. A cette occasion, le gouvernement de sa majesté impériale a publié une circulaire portant: que tout esclave, à quelque nation qu’il appartienne, devient libre en mettant le pied sur le territoire, ou seulement sur un navire autrichien.»

Tout capitaine, ou autre sujet autrichien qui fera la traite, est passible d’un emprisonnement qui peut s’étendre, selon la gravité des circonstances, depuis dix ans jusqu’à trente; et toute personne trafiquant des choses destinées à la traite peut être punie de cinq à dix ans de prison.

Le Brésil, à l’égard de la traite, se trouve assujetti à la législation ou Portugal; ce qui donne à ce nouvel état le droit de faire des esclaves dans les pays situés au sud de la ligne. Mais d’après le dernier traité conclu entre l’Angleterre et l’empereur don Pedro, signé à Rio-Janeiro le 23 novembre 1826, et ratifié par le roi d’Angleterre en mars 1827, il a été stipulé, qu’à l’expiration de trois années, c’est-à-dire le 1er janvier 1830, la traite sera prohibée dans tous les domaines de l’empereur du Brésil, et que toute contravention à cette défense sera considérée et punie comme piraterie.

Le gouvernement anglais négocie, en ce moment, un traité semblable avec le Portugal, et tout fait espérer que ce sera avec le même succès. Alors le commerce des esclaves ne sera plus permis chez aucune nation civilisée.

On voit que chaque peuple tend à établir, d’une année à l’autre, des peines plus rigoureuses contre la traite. C’est un résultat inévitable des progrès de la civilisation: «c’est, comme l’a dit M. le marquis de Barbé-Marbois (1), une amélioration que réclament l’ordre universel et les progrès de la société humaine.» Les États-Unis et le Brésil ont déjà rangé à sa véritable place le crime de voler et de vendre des hommes, en l’assimilant à la piraterie, dont la traite ne diffère que par un excès de cruauté qu’on ne trouve point chez les pirates les plus féroces.

(1). Dans son rapport sur la dernière loi contre la traite.

Il est probable que le gouvernement de la Grande-Bretagne, après avoir obtenu, par ses efforts le même résultat en Portugal, ne pourra s’empêcher d’introduire un jour la même législation dans les pays soumis à sa puissance. Quoiqu’on n’ait aucune négligence à lui reprocher et que la traite ne se fasse plus en Angleterre, néanmoins cela ne pourrait manquer d’être très-utile, ne fût-ce que pour l’exemple; car c’est vers ce terme de sévérité que tendent toutes les législations des peuples civilisés.

N’a-t-on pas lieu d’être surpris, qu’au milieu de ce mouvement général, qui nous déborde de toute part, le peuple français, fier de sa politesse et de son humanité, et même de sa philosophie, reste en arrière de la civilisation?

La législation française contre la traite se compose de deux lois; la première, du 15 avril 1818, se borne à prononcer la confiscation du navire et à interdire le capitaine. Cette loi était rendue tout-à-fait illusoire par l’emploi d’un capitaine prête-nom, et par les assurances qui remboursaient la valeur du navire en cas de confiscation.

L’autre loi est du 25 avril 1827. Elle prononce le bannissement et une amende égale à la valeur du navire et de la cargaison, sans néanmoins y comprendre le prix d’achat des noirs. Elle fait peser la culpabilité du délit sur tous ceux qui prennent part à la traite. Le capitaine, les officiers, le subrécargue, les négociants, armateurs, fournisseurs, et tous ceux qui par un moyen quelconque, se seront livrés à ce trafic, seront passibles de la peine du bannissement et de l’amende, qui sera prononcée solidairement contre tous les condamnés.

Le capitaine et les officiers seront déclarés incapables de servir à aucun titre, tant sur les vaisseaux du roi que sur ceux du commerce. Les matelots et autres personnes de l’équipage seront punis d’un emprisonnement qui pourra s’étendre depuis trois mois jusqu’à cinq ans. Sont exceptés de cette peine ceux qui, dans les quinze jours de leur arrivée, auront fait déclaration devant les magistrats, ou devant les commissaires de marine, des faits relatifs à la traite dont ils auront eu connaissance.

Le projet de loi, présenté par le gouvernement, faisait monter l’amende à la valeur du navire et de la cargaison; mais un amendement de la chambre des pairs en a retranché la valeur des noirs, sous prétexte qu’il n’est pas décent d’assimiler des hommes à une marchandise.

Pag. 241-257

CHAPITRE XXVIII.

JUSTICE COLONIALE.

 On lit le passage suivant dans un rapport qu’on n’accusera pas de partialité, puisqu’il a été fait par une commission de la Chambre des députés de 1825 (le 25 mars), sur une pétition présentée par les créanciers des colons.

«Dans les Colonies, les tribunaux de première instance sont composés d’un seul juge, choisi avec si peu de scrupule qu’on a souvent vu jusqu’à des faillis être investis de cette magistrature. Ces juges pris parmi les créoles sont tous ou planteurs, ou proches parents des planteurs, et par conséquent disposés à favoriser les colons. Ils ne reçoivent d’autres traitements que les épices qu’ils fixent arbitrairement eux-mêmes.»

«La composition des cours d’appel n’offre pas plus de garantie. Les conseillers sont tous planteurs, et le plus souvent étrangers à toute connaissance du droit. Ces hommes sacrifient constamment la justice à leur intérêt… La législation elle-même n’est pas moins vicieuse que la manière dont elle est exécutée.»

Une dépêche du comte de la Luzerne, en date du 3 juillet 1788, ordonne aux administrateurs de la Guadeloupe «de mettre un terme à l’avidité des juges qui imposent, disait ce ministre, des taxes exorbitantes, et s’attribuent la plus grande partie du produit des confiscations.»

A la Guadeloupe et à la Martinique, les jugements se font encore à huis clos, sans défenseur, sans débats et selon toutes les formes inquisitoriales de l’ordonnance de 1670, quoiqu’il existe un décret de l’Assemblée constituante, du 9 octobre 1789, promulgué le 3 novembre même année, par lettres-patentes de Louis XVI, qui réforme la procédure sur ce point, et malgré la circulaire du ministre de la marine, du 18 décembre 1816, qui rappelle la loi et recommande aux juges de s’y conformer.

Il faut rappeler ici que des institutions toutes différentes, établies en 1803 par le général Decaen aux îles de France et de Bourbon, ont produit la paix et la prospérité dont ces deux Colonies ont joui jusqu’à présent, sans qu’on ait vu ni révolte, ni même aucun mécontentement.

On voit que, de tout temps, les juges des Colonies ont fait cause commune avec les colons, sans tenir aucun compte des lois de la métropole; qui pouvaient les gêner: loin de là, non contents de condamner à huis clos sans motiver leurs sentences, importunés par les représentations des avocats, ils avaient fait rendre une ordonnance (1) qui supprimait l’exercice de cette profession; et, pour pallier l’inconvenance d’un pareil mépris de tous les principes d’équité, ils firent créer, le 22 novembre 1713, l’office d’un avocat unique, faiseur et signataire de requêtes; cette institution d’un avocat privilégié pour toutes les affaires, nommé par l’autorité, a été de nouveau autorisée par une ordonnance du 5 octobre 1819. Après la création de cet avocat, homme du gouvernement, le conseil supérieur ordonna (2) que lorsqu’une partie ne pourrait se défendre elle-même, le procureur-général parlerait pour elle. Toutes ces précautions ne suffisant point à calmer les inquiétudes des juges, ils obtinrent, en 1723, un arrêt qui défend d’écrire les moyens des parties. Voila les formes de la justice des colons.

(1). Le 13 janvier 1676.

(2). Le 5 octobre 1716.

Entre mille exemples d’iniquités commises par les tribunaux des Colonies, citons quelques faits qui puissent faire apprécier ce beau régime colonial, si vanté par ceux qui ont intérêt d’en faire l’éloge.

Un riche célibataire avait deux filles naturelles, auxquelles il voulait assurer quelques moyens d’existence après sa mort, ainsi qu’à une négresse, mère de l’une d’elles: mais ne pouvant le faire directement, d’après la législation coloniale qui défend aux mulâtres d’hériter des blancs, quoique l’ordonnance de 1726 et celle du 7 novembre 1805 permettent aux blancs d’hériter des mulâtres, afin que le bienfait remonte à sa source; ce père, au lit de la mort, choisit parmi ses amis celui dont la probité lui parut la plus assurée, et il l’institua son légataire universel, sous la condition expresse qu’il donnerait la liberté à ces trois personnes, et leur remettrait fidèlement les bienfaits qu’il leur destinait. Après la mort du père, cet ami garda pour lui tous le biens du défunt, et fit vendre à son profit ces trois malheureuses. Cette conduite, connue de tout le monde, a eu l’approbation des tribunaux.

Une femme de couleur, nommée Sophie, après avoir obtenu sa liberté et celle de ses enfants, avait acheté une propriété, que des contrats de vente bien stipulés devaient lui assurer, mais, sur la demande d’un parent éloigné, héritier de son ancien maître, elle en a été dépouillée par un jugement, sous prétexte qu’elle n’aurait pu en faire les fonds, si elle ne les avait pas volés.

Une autre mulâtresse libre acheta, il y a environ trente-quatre ans, par contrat, en due forme, une propriété qu’elle paya exactement; elle en jouit sans contestation, et la laissa en mourant à sa fille, qui la transmit, à son tour, à ses enfants. Un blanc, chargé d’une tutelle, eut l’ingénieuse idée de les attaquer en déguerpissement, et donna pour motif que leur aïeule n’avait pu acheter cette propriété qu’avec l’argent qu’elle avait sans doute soustrait au grand-père de ses pupilles, et demanda qu’elle fut restituée aux enfants blancs mineurs qu’il représentait. Le tribunal, après avoir annulé tous les titres qui avaient assuré pendant trente ans la libre jouissance de cette propriété aux ancêtres de ces enfants de couleur, les en dépouilla et les réduisit à la plus extrême misère.

On écrirait des volumes, qu’on ne ferait connaître qu’une faible partie des injustices en ce genre qui se commettent chaque jour pour déposséder légalement, au profit des colons, les hommes libres de couleur. Si un blanc convoite la propriété d’un mulâtre, il lui fait commandement de la lui vendre au prix qu’il fixe lui-même; et s’il refuse, son habitation est saccagée par les gens et par les bestiaux de l’homme privilégié. Si cet homme de couleur, prétendu libre, faisait mine de repousser les assaillants, il serait envoyé aux galères pour avoir menacé un blanc, et il serait pendu, s’il osait se défendre dans sa maison.

 On ne rencontre guère de semblables vexations que sous le régime des Turcs, qui sont parvenus de cette manière à rendre incultes et à dépeupler les plus belles contrées de l’univers.

On voit que les colons possèdent le merveilleux talent de rendre légitimes les injustices les plus révoltantes. C’est ainsi que, depuis plus d’un quart de siècle, ils ont eu l’art d’obtenir et de faire successivement renouveler jusqu’à ce jour un arrêté portant sursis au paiement de leurs dettes.

Cette intervention des lois, protégeant la mauvaise foi des débiteurs, a été abrogée par le général Décaen aux îles de France et de Bourbon, sans qu’il en soit résulté le plus petit inconvénient; au contraire, les lois devenues protectrices de tous, en donnant plus de stabilité aux transactions commerciales, ont ranimé la confiance et contribué à l’accroissement de la prospérité de ces deux colonies.

Le 5 juillet 1719, un tribunal a destitué un tuteur mulâtre pour donner la tutelle au procureur-général, qui l’avait demandée. Unautre arrêt du 14 octobre 1726 a ôté une tutelle à un mulâtre, attendu sa couleur.

Le 18février 1822, M. Clavier, homme de couleur, avait réuni plusieurs amis pour fêter le mardi gras dans sa maison, au bourg de la Case-Navire, à une lieue du Fort-Royal. Un gendarme, envoyé par le procureur du roi, enjoignit aux convives de se séparer en vertu d’une ordonnance coloniale du 25 décembre 1783, renouvelée le 1er novembre 1809, qui défend aux mulâtres de se réunir chez un ami sans une permission par écrit du procureur du roi. M. Clavier réclama auprès du gouverneur, qui permit de continuer le repas et de prolonger la réunion. Malgré cette autorisation accordée par le premier magistrat de la colonie, M. le procureur du roi n’en persista pas moins à poursuivre M. Clavier, qui a été condamné, le 11 mars 1822, à une amende de 300 livres et aux frais par jugement du tribunal du Fort Royal «exécutoire, nonobstant appel et sans y préjudicier, en donnant caution.»

Le 22 octobre 1783, un homme de couleur a été condamné aux galères pour avoir levé la main contre un blanc, nommé Gaultier.

Tout récemment, un autre malheureux de cette caste proscrite, Pierre Durand, capitaine au long cours, à été condamné, en août 1827, par le tribunal de première instance du Fort Royal, à deux mois de prison et à 260 fr. d’amende. Voici son crime; menacé par un blanc, il lui dit. «Que, s’il le battait, il se défendrait.» D’après cette jurisprudence, la légitime défense est interdite aux personnes libres des colonies, qui n’ont pas suffisamment le peau blanche.

Le 9 juin 1780, un autre arrêt du conseil condamne deux femmes de couleur à être bannies pour dix ans et à être exposées au carcan, avec cet écriteau: Mulâtresses INSOLENTES envers des femmes blanches.

Ainsi, les tribunaux des colonies considèrent l’impolitesse envers les blancs comme un crime capital.

Le 3 juin 1790, un homme de couleur de Saint-Pierre de la Martinique, s’étant défendu contre un créole qui l’avait battu, les colons s’écrièrent que les mulâtres se révoltaient. Ils en tuèrent plusieurs; et, au milieu du tumulte, les blancs, révoltés contre l’autorité, établirent une cour prévôtale qui fit périr du dernier supplice quatorze malheureux pères de famille, tous libres et des plus notables habitants de l’île, sans leur permettre aucune défense, sans même les avoir entendus. M. le vicomte de Damas, gouverneur, accourut avec des forces et fit cesser cette boucherie; il ne voulut point reconnaître cette commission, déclarant que les tribunaux ordinaires, seuls juges de tous les délits, suffisaient pour les réprimer. Des poursuites furent ordonnées contre les auteurs de ces assassinats, mais en vain, parce que les victimes étaient des hommes de couleur, mis à mort par des blancs.

Edmond Thetis, mulâtre libre, convaincu d’être rentré dans la colonie au mépris d’une ordonnance de police, et d’avoir tenu des propos hardis, après son arrestation, a été condamné à mort, le 8 octobre 1811; ses biens ont été confisqués, quoique la confiscation soit abolie par les lois de la métropole et par celles de la colonie depuis 1790.

Une lettre ministérielle, du 13 mars 1778, fait mention d’un arrêt du conseil supérieur de l’Ile-de-France, qui condamne un homme de couleur libre, coupable d’injures contre un blanc, à être pendu, «afin, dit le ministre, de servir d’exemple et pour maintenir ces hommes (ceux de couleur) dans le respect et la subordination envers les blancs.»

Lorsqu’il s’agit de punir un blanc, les juges sont d’une indulgence peu commune. Le 21 octobre 1783, le conseil supérieur de la Martinique a condamné les sieur et dame R… à payer une amende de 300 livres au profit d’une femme de couleur, qu’ils avaient excédée de coups, dit l’arrêt, Le 2 mars 1820, un notaire de la Guyane convaincu d’avoir fait un faux acte, qui a été annulé, a été condamné, pour tout châtiment, à être suspendu de ses fonctions pendant huit jours.

Un homme de couleur, nommé Lacombe a été pendu au Cap pour avoir présenté une pétition, dans laquelle il réclamait la jouissance des droits civils accordés aux hommes libres de toutes les couleurs. On a prétendu que cet écrit était incendiaire, parce qu’il ne commençait pas par ces mots: Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit (1).

(1). Voy. les Débats des Colonies, t. III, p. 73, 76 et suiv.; «Mémoires de Pamphile de Lacroix, Paris, 1819, t. I, p. 19; Histoire de Saint-Domingue, par Civique de Gastine, p. 90.

Un vieillard, M. Ferrand de Bandière, magistrat, a eu la tête tranchée pour avoir rédigé une pétition présentée à l’assemblée du petit Goave, dans laquelle on demandait d’adoucir le sort des hommes de couleur, et d’apporter quelque amélioration dans celui des noirs (1). Ce crime a paru si grave aux yeux des colons, qu’ils ont porté en triomphe la tête de ce malheureux vieillard; puis ont décidé, dans l’assemblée de l’ouest, que les hommes libres de sang mêlé ne seraient admis à prêter le serment civique qu’en ajoutant la promesse de respect envers les blancs (2).

(1). Mémoire de Pamphile de Lacroix, t. I, p. 20; Civique de Gastine, p. 90

(2). Pamphile de Lacroix, t. I, p. 23.

Le nommé Macondal, convaincu de magie et de sortilége, a été condamné, le 20 juin 1758, à être appliqué à la question; ensuite à être rompu et brûlé vif, en vertu d’un édit de juillet 1682 contre les magiciens et les devins.

Cet exemple n’est qu’un échantillon de la cruauté familière aux colons. Je ne veux point parler ici de ces malheureux qu’on a fait rôtir dans un four, Ou qui ont été dévorés par des chiens; ni des noirs qu’on a fait périr de faim ou à coups de fouet, ou qu’on a fusillés pour se procurer un passe-temps; ni de ces infortunées que d’impudiques scélérats ont torturées, en leur sillonnant le corps avec des torches enflammées ou en leur brûlant les parties naturelles avec un tison ardent. Je ne veux signaler que la barbarie exercée par les tribunaux, au nom de la justice.

Un tribunal de la Guadeloupe, par jugement du II brumaire an XI (1803), a condamné Millot de la Girardière à être exposé sur la place de la Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La cage qui sert à ce supplice a huit pieds de haut. Le patient qu’on y enferme est à cheval sur une lame tranchante; ses pieds portent sur des espèces d’étriers, et il est obligé de tenir les jarrets tendus pour éviter d’être blessé par la lame. Devant lui, sur une table qui est à sa portée, on place des vivres et de quoi satisfaire sa soif; mais un garde veille nuit et jour pour l’empêcher d’y toucher. Quand les forces de la victime commencent à s’épuiser, elle tombe sur le tranchant de la lame, qui lui fait de profondes et cruelles blessures. Ce malheureux, stimulé par la douleur, se relève et retombe de nouveau sur la lame acérée, qui le blesse horriblement. Ce supplice dure trois ou quatre jours.

Il serait inutile de multiplier les exemples pour montrer que la justice des colons est contraire au droit naturel; ils ont érigé en lois l’iniquité pour se maintenir dans la position où ils se trouvent. Les injustices qu’ils commettent, sont la conséquence inévitable des faux principes qu’ils ont établis. Cicéron, en parlant de l’origine des lois positives, dit (1): Cette loi exprime la différence qu’il y a entre ce qui est juste et ce qui est injuste, Dressée sur la nature même, elle sert de modèle aux lois humaines, qui condamnent les criminels au supplice et protégent les gens de bien. Il ajoute, dans le même ouvrage: Si la nature ne confirmait point le droit, toute vertu serait détruite. Que deviendraient, sans cela, la probité, la gratitude, la bienfaisance, la libéralité, l’amour de la patrie? Ces vertus naissent, dit l’orateur romain, de ce que nous sommes naturellement portés à aimer nos semblables; ce qui fait la base de tout droit.

(1). Traité des Lois, liv. 2, chap. 5.

La droite raison, dit encore le même écrivain (1), est certainement une véritable loi, conforme à la nature, commune à tous les hommes, immuable, éternelle. Elle appelle les hommes à leur devoir par ses commandements, et les exhorte, par ses défenses, à ne point le transgresser. Il n’est pas permis de retrancher la moindre chose de cette loi, ni d’y rien changer, et bien moins encore de l’abolir. Le sénat, ni le peuple ne sauraient en dispenser. Elle s’explique d’elle-même et ne demande point d’interprète; elle n’est point autre à Rome et autre à Athènes; elle n’est point autre aujourd’hui et autre demain. C’est la même loi éternelle et invariable, qui est donnée à toutes les nations et en tous temps, parce que Dieu, qui l’a lui-même inventée, examinée et promulguée, sera toujours le seul maître et le seul souverain de tous les hommes. Quiconque violera cette loi, s’oubliera lui-même, renoncera à l’humanité, et souffrira, par cela seul, les peines les plus rigoureuses, quand même il parviendrait à éviter toute autre espèce de punition… Cicéron pensait que Dieu punit avec rigueur et justice la conduite des mortels; que le parjure, par exemple, et surtout la violation de la foi donnée, avec solennité, attiraient sur le coupable, suivant la loi divine, les peines les plus sévères, quoique les hommes ne punissent le manque de foi que par l’infamie.

(1). Traité de la République, liv. 3.

Telle était la doctrine des plus grands personnages de l’antiquité. Ils reconnaissaient tous, comme un des premiers devoirs de l’homme, l’amour du prochain, et ils croyaient à l’existence d’une justice divine, qui récompense et punit, et dont notre conscience nous est avertisseur; ils pensaient aussi que toute loi humaine ne peut être juste et forte qu’autant qu’elle est basée sur le droit naturel, qui n’est autre chose que cette loi réelle que Dieu a promulguée, lui-même, dans l’univers. La loi des hommes la plus parfaite est toujours morte, et a besoin d’être protégée, interprétée; la loi de Dieu, au contraire, est vivante, et parle constamment au coeur de toutes les personnes justes, et même à celui des plus grands criminels.

Qu’on juge, d’après ces principes, qui sont nécessairement vrais, puisqu’ils se manifestent d’eux-mêmes, si la conduite des colons est équitable! L’intelligence, qui est la vue de l’esprit, ou, comme dit saint Paul, de l’homme intérieur, a besoin d’être développée. C’est pourquoi la sagacité et les sciences ne sont point le partage de tous; mais le sentiment du juste et de l’injuste est à la portée de tout le monde, des grands comme des petits, du génie le plus intelligent, comme du plus pauvre d’esprit; parce que Dieu a placé près de chaque mortel une voie céleste que nous nommons conscience, et qui est, en toute occasion, notre plus sage conseillère. Si l’homme lui soumettait toujours sa volonté, sa conduite serait constamment droite et favorable à ses véritables intérêts; mais, le plus souvent aveuglé par la passion, il s’égare, et crée, lui-même, son malheur; car sa puissance est immense, autant pour le bien que pour le mal. l’homme peut ce qu’il veut; sa volonté est parfaitement libre. L’exécution seule de sa volonté peut être facilitée ou contrariée, suivant qu’il agit dans le sens de la Providence, ou qu’il s’en déclare l’ennemi. Mais, comme chacun prétend avoir la justice de son côté, d’après l’indispensable nécessité qui, par l’effet de la loi établie au-dessus des hommes, fait sentir ce besoin également à tous, il devient nécessaire de découvrir de quel côté elle se trouve. Voici un moyen fort simple pour s’en assurer. Voulez-vous reconnaître, au travers de l’aveuglement produit par les passions, si votre conduite est juste? Voyez si vous désireriez qu’on fit pour vous, ce que vous faites aux autres.

La vertu, qui n’est que la force d’être juste, malgré les inspirations ou les tentations qui nous assiégent pour satisfaire de faux intérêts, est ce qu’il y a de plus avantageux et de plus certain à l’homme, dans l’état d’aveuglement où il se trouve ici-bas. C’est une mince vertu sur la terre, et un faible avantage pour l’avenir, de n’être homme de bien qu’autant que les lois humaines vous y forcent. Le premier supplice du méchant naît toujours de ses propres actions, et ne cessera jamais, tant que sa volonté restera mauvaise. Le seul remède qu’il puisse opposer à ses maux se réduit à corriger sa volonté et à réparer, autant qu’il est en son pouvoir, le tort qu’il a causé; sans quoi son état ira toujours en empirant. Voyez comment, pour soutenir une première iniquité, les colons se trouvent réduits à commettre une foule d’injustices, et sont condamnés à s’entourer d’échafauds, d’inquiétudes et de périls. S’ils voulaient consulter leur conscience, ils seraient humains envers les noirs, justes vis-à-vis des hommes de couleur: alors, ils vivraient en paix et heureux; leur ame, améliorée, quitterait la terre sans remords et sans danger. On verra, dans le chapitre suivant, ce que peut produire une conduite opposée.

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CHAPITRE XXX.

LEGISLATION ET JUSTICE CONCERNANT LES NOIRS

APRÈS les faits contenus dans les trois chapitres précédents, il devient inutile d’ajouter que les noirs sont victimes du plus affreux despotisme et de l’arbitraire le plus révoltant.

Sans doute le lecteur est déjà convaincu que si les hommes de couleur, placés sous la protection spéciale de plusieurs lois rendues par trois des plus grands souverains de la France, n’ont pu éviter de tomber dans le plus dur esclavage, à plus forte raison les malheureux nègres qu’aucune loi ne protège, que toutes les ordonnances menacent, ont dû être victimes de la tyrannie et de la cupidité d’un maître que nulle espèce de frein ne réprime.

Le Code noir, monument de la justice et de la sagesse d’un grand roi, a été lacéré par les colons, et remplacé par des ordonnances barbares qui outragent la raison et l’humanité. Ce Code, malgré ses rigueurs, a été encore altéré par un faux matériel commis par Moreau de Saint-Merry, sous l’influence des colons.

J’ai déjà dit, et on ne saurait trop le répéter, que la législation actuelle des colonies n’est qu’un amas révoltant d’extravagances, d’injustice et de cruauté; c’est le code de l’absolutisme le plus complet, écrit, en lettres de sang, par l’avarice, sous la dictée de l’égoïsme le plus effréné. Ce système absurde et ridicule est défendu par une poignée d’insensés frénétiques, qui, méconnaissant l’impulsion de la Providence vers le perfectionnement social, s’efforcent d’opposer leurs vaines clameurs aux progrès de la civilisation.

Louis XVIII ayant aperçu les nombreux inconvénients d’un état de choses qui ne tend qu’à faire perdre ce qui nous reste de colonies avait senti la nécessité d’y remédier, dans le plus court délai possible, par le rétablissement de la justice, et par la restauration du mode de l’administrer, autant que faire se pourrait, d’après les nouveaux codes. Mais c’est là précisément ce que les colons ne veulent point, et ce qu’ils appellent philantropic, idées négrophiles, complot séditieux révolte, et projet révolutionnaire.

C’est contre l’accomplissement des sages vues d’amélioration formellement émises par Louis XVIII, également désirées par ses prédécesseurs, Louis XVI, Louis XIV et Louis XIII, que les colons se sont ligués de tous temps, et se liguent encore de nos jours. Leurs efforts réunis sont parvenus à étouffer et à faire ajourner d’une manière indéfinie les utiles projets de ces sages souverains.

On a déjà vu une partie des sublimes institutions coloniales que les partisans de ce beau système montrent à l’admiration du siècle; essayons d’en achever l’esquisse.

Entre les hommes de couleur courbés sous la verge des colons, et entre les noirs assujettis au plus dur esclavage, il existe une troisième classe de victimes du système colonial, peu connue en Europe.

Des milliers d’individus noirs ou de couleur gémissent dans une situation déplorable, entre les chaînes et la liberté. Ces malheureux sont connus sous le nom de demi-libres; ils proviennent d’un homme libre, noir ou de couleur, et d’une femme esclave. Un grand nombre d’entre eux, pour éviter d’être vendus comme épaves, se font inscrire parmi les esclaves d’un homme libre, dont la mauvaise foi leur ravit souvent la liberté, où dont la mort les livre à l’avidité d’un héritier, qui les vend avec leurs femmes et leurs enfants.

Depuis que les lois, rendues en faveur des esclaves, par Louis XIV et Louis XVI, ont été abolies par les colons, et remplacées par des ordonnances, les malheureux noirs sont en proie chaque jour à toutes sortes de mauvais traitements.

On les bat jusqu’au sang, pour les fautes les plus légères; pour de plus graves, on leur enlève entièrement la peau, à coups de fouet; on les fait périr sous le bâton; on les enferme dans des cages de fer, ou bien dans des cachots où on les laisse mourir de faim; on les fusille sans répugnance; on les étouffe dans un four; on les brûle à petit feu; on les torture avec des tisons ardents; enfin, il n’est sorte de cruautés que les colons ne fassent endurer aux malheureux nègres, quoiqu’en puissent dire messieurs les députés des colonies largement payés pour défendre ceux qui commettent ces horreurs.

Voici un fait, entre mille, qui prouve que la conduite des noirs est toujours subordonnée à la manière dont ils sont traités. Sous l’administration du général Décaen, capitaine-général des îles de France et de Bourbon, les grands marrons que l’on arrêtait n’étaient point rendus à leurs maîtres, comme cela se pratique pour les petits marrons. Le gouvernement les achetait pour les employer, sous la conduite d’un Européen, à la recherche d’autres esclaves marrons. Je tiens, du général Décaen, que, pendant huit années, il n’y a pas eu un seul exemple qu’un marron arrêté se soit enfui de nouveau, malgré la facilité qu’il en avait chaque jour. Ce qui montre, d’une manière péremptoire, qu’il ne faut attribuer leur fuite qu’aux mauvais traitements de leurs premiers maîtres.

J’ai vu plusieurs fois une jeune demoiselle, qui avait le soin du ménage, faire battre un noir jusqu’au sang, pour avoir cassé un verre, ou mal lavé une assiette. J’ai entendu les cris d’un malheureux, soumis, pendant plusieurs jours, au supplice du fouet, parce qu’il avait oublié d’arroser les radis de son maître, M. F. P… Si l’on fait observer aux fustigeurs la disproportion qui existe entre le châtiment et des fautes si légères, ils répondent, que ce n’est pas précisément pour cela que ce noir est puni: il est battu, disent-ils, parce qu’il est mauvais sujet, incorrigible…

«Si ce n’est toi, c’est donc ton frère,

«Ou bien quelqu’un des tiens…»

Ce résultat est inévitable, dans tous les cas où l’homme ignorant et avide devient juge et partie dans sa propre cause; et l’éducation des colons n’est guère propre à produire des maîtres qui puissent dire à leurs esclaves, comme ce sage de l’antiquité: Je te battrais, si je n’étais pas en colère.

Le ministre de la marine dit, dans une lettre du 30 septembre 1727: «Il y a des habitants qui, sur des soupçons contre leurs noirs, qu’ils accusent d’être sorciers, se permettent de les faire mourir, les uns par le feu, d’autres en leur brisant les os à coups de marteau.»

Une ordonnance royale, du 30 décembre 1’712, avait défendu aux blancs de mettre leurs nègres à la question, sous aucun prétexte, à peine de 500 livres d’amende. Ce qui prouve que les colons se rendaient coupables, auparavant, de ces cruautés, et qu’après cette époque, ils pouvaient encore se procurer le plaisir d’ensanglanter la peau d’un noir, et de lui disloquer les membres, moyennant 500 fr. qu’ils payaient au fisc.

L’abus de l’arbitraire est si naturel à l’homme qui n’est pas retenu par la crainte des lois humaines ni par celle des lois divines, qu’on le voit se reproduire sous mille formes, partout où le malhonnête homme parvient au pouvoir.

Le général Perron, revenu de l’Inde avec une immense fortune, provenant de la trahison par laquelle il a vendu l’Hindoustan aux Anglais, et leur a livré l’empereur Shah-Aloum (1), avait introduit, dans les brigades qu’il commandait, un genre de torture dont je ne sache pas que les colons se soient encore avisés: on l’employait pour forcer les malheureux Indiens à livrer l’argent qu’on voulait leur arracher. J’en ai appris les détails de la bouche même d’un Français, M… D…, qui avait fait usage de ce moyen, étant colonel sous Perron. «Pour forcer les Indiens, me disait-il, à nous donner de l’argent, nous leur faisions chanter la grande et la petite musique.» Cc sont ses propres expressions: la petite musique se bornait à entourer le pouce de chaque main avec du colon imbibé d’huile, auquel on mettait le feu; la grande musique consistait à faire la même préparation à tous les doigts, qu’on allumait ensuite comme autant de bougies.

(1). Par un traité secret du 5 septembre 1803. Voy. Notes relative to the late transactions in the Marhatta empire, ou Notes sur les derniers événements de l’empire marhatte, in-4º, imprimées à Calcutta par ordre du gouvernement, 1805, p. 91; l’Appendix joint à ces notes, publié à Catcutta, également par ordre du gouvernement, in-fol., 1805, première partie, p. 65; l’Asiatick Register, tous les journaux et ouvrages périodiques de l’Inde qui ont paru à cette époque; des Castes de l’Inde, ouLettres sur les Hindous, Paris, I1822, p. 116 et 128.

Un arrêté du grand-juge de la Martinique, du 9 février 1804, apprend qu’à cette époque, contre la disposition expresse de l’ordonnance criminelle de 1670, un seul juge prononçait encore sur la vie des esclaves, et ce juge était toujours un colon, possédant lui-même des esclaves; mais, dans les colonies, la vie d’un nègre est si peu de chose aux yeux des blancs, qu’une proclamation d’un gouverneur de la Martinique, du 3 janvier 1704, établit que la condamnation aux galères perpétuelles n’est pas une peine pour un noir. Qu’espérer de l’avarice d’un maître ignorant, lorsque le premier magistrat montre un si grand mépris pour l’humanité!

La justice exercée envers les noirs n’est qu’un abus scandaleux de l’arbitraire le plus révoltant. Les noirs sont traînés devant un tribunal dépourvus de toute espèce de moyens de défense, jugés à huis clos par un seul magistrat, non gradué, c’est-à-dire n’ayant aucune connaissance des lois, privés de défenseur, sans avoir permission d’appeler aucun témoin à décharge, intimidés par les menaces d’un juge, ou plutôt d’un ennemi; ils articulent à peine quelques mots, que le plus souvent on n’écoute point: aussi tout esclave accusé est-il censé coupable et puni avec la dernière rigueur, surtout lorsqu’il est dénoncé par son maître.

Sur la déclaration d’une seule personne, nommée Lefebvre, vingt-un nègres, accusés d’avoir voulu s’évader, ont été condamnés, le 22 septembre 1721, les uns à être pendus, et les autres à des peines moindres.

Un arrêt de la cour de la Martinique, du 5 octobre 1671, condamne Jean-Louis et Jean à être pendus et étranglés, et leurs corps jetés à la voirie, pour avoir tenu des propos séditieux.

Un arrêt du conseil, du 17 octobre 1671, établit contre les noirs la peine du jarret coupé. Le 4 octobre 1677, un autre arrêt autorise contre eux la mutilation du nez, des oreilles, d’un bras, d’une jambe qui était déjà eu usage; puisqu’un jugement du conseil supérieur de la Martinique avait condamné, le 20 octobre 1670, un noir à avoir une jambe coupée, puis exposée à la potence, parce qu’il avait tué le bourriquet d’un blanc.

Quelques mois après, le même tribunal avait condamné (1) un blanc, nommé Brocard, à 500 liv. d’amende pour avoir brûlé les parties naturelles d’une négresse avec un tison ardent. Ce scélérat n’ayant pas cette somme, plusieurs colons s’empressèrent de payer pour lui, afin d’empêcher qu’il ne fut inquiété.

(1). Le 10 mai 1671.

Un jugement du conseil supérieur a condamné, le 17 juin 1679, plusieurs nègres à subir l’amputation d’une jambe, plusieurs négresses à avoir le nez coupé, et tous à être marqués d’une fleur de lis, empreinte sur le front avec un fer rouge, pour avoir cherché à s’évader. Les juges déclarent dans cet arrêt avoir usé d’indulgence, et ils annoncent qu’à l’avenir on appliquera, en pareil cas, le dernier supplice. En effet, cela s’est vérifié ensuite, comme le prouve l’exemple suivant.

Le 30 novembre 1815, le nommé Élisée et dix autres noirs ont été condamnés à mort, «pour avoir voulu, en cherchant à s’évader, ravir à leurs maîtres le prix de leur valeur.» Agnès, mère d’Élisée, a été condamnée à assister à l’exécution de son fils, ensuite à être enfermée à perpétuité, pour n’avoir pas livré son enfant à la justice, et l’avoir nourri pendant qu’il se cachait.

La justice des colons est parfois si révoltante pour ceux qui n’ont pas un intérêt direct à soutenir de pareilles atrocités, qu’il est arrivé que le bourreau a pris la défense des accusés, en refusant d’exécuter une sentence contre des malheureux qu’on avait condamnés à huis clos, et sans vouloir entendre aucun témoin à décharge.

Les propriétaires d’esclaves se sont élevés fortement contre la mutilation des membres, tant que la valeur du noir, qui meurt le plus souvent des suites de l’exécution, n’était pas remboursée au maître; mais depuis qu’on accorde 2,000 liv. par tête de nègre supplicié, ils trouvent que la mutilation des bras et des jambes, que les oreilles, les nez et les jarrets coupés forment une jurisprudence toute naturelle, et nécessaire pour maintenir le bon ordre.

Il serait facile de citer mille faits pour montrer la complicité des juges et faire voir jusqu’à quel point ils portent la partialité en faveur des blancs. Je me bornerai à un seul que je choisirai le plus rapproché de nous, afin qu’on ne dise point que j’exhume de l’oubli de vieilles erreurs aujourd’hui inconnues.

Dans un mémoire signé de M…, avocat à la cour de cassation, on fait un grand éloge de M Ravenne-Desforges, propriétaire planteur à Marie-Galante, dépendance de la Guadeloupe. On vante beaucoup l’innocence de ses moeurs, celle de son frère, la candeur de tous les deux, la facilité de leur caractère, et surtout leur humanité envers les noirs; voici à quel sujet.

Le 5 octobre 1821, Ravenne-Desforges, ayant aperçu, dans sa plantation de cafés, la négresse Colas, âgée de vingt-cinq ans et enceinte, la tua d’un coup de fusil: devenu l’objet des poursuites du tribunal de première instance, il fut rendu contre lui un arrêt de la teneur suivante.

«Attendu qu’il résulte de la déclaration de l’accusé qu’il était armé d’un fusil de chasse, déclarant que c’était dans l’intention d’aller chasser, et non pas dans le dessein de faire feu sur les nègres qu’il pourrait rencontrer dans ses cafés; attendu qu’il ne résulte de ses aveux aucune preuve du contraire; attendu que le coup de fusil tiré par le sieur Ravenne ne peut être considéré que comme le résultat d’un mouvement irréfléchi de sa colère, plutôt dans le dessein de marquer la négresse de quelques grains de plomb pour la reconnaître, que dans celui de la tuer.»

Par ces motifs, le tribunal condamne l’accusé à être banni pour dix mois de son ressort, et à la confiscation du fusil, qui restera déposé aux archives du greffe. Le procureur du roi avait conclu à ce que le fusil coupable fut confisqué et vendu au profit des pauvres, et que l’accusé fut prié de ne plus tirer à l’avenir sur les noirs, sous peine, en cas de récidive d’être privé du droit de port d’arme dans la colonie: de sorte qu’après avoir tué encore une négresse et son enfant, cet homme doux et humain aurait pu passer dans l’île voisine, où il aurait eu toute liberté de tirer des coups de fusil sur les noirs.

Sur l’appel du procureur du roi, il est intervenu une sentence de la cour royale de la Guadeloupe, laquelle s’exprime de la manière suivante: «Attendu que l’article 43 du Code noir, qui permet d’absoudre des maîtres qui auraient tué des esclaves sous leur puissance,» n’est pas applicable à Ravenne-Desforges, parce qu’il s’agit du meurtre d’un esclave appartenant à autrui, la cour serait forcée de prononcer la peine de mort; mais elle surseoit au jugement, en vertu d’une lettre du roi, de 1744.

Ainsi l’essentiel pour les juges des colonies est de surseoir aux poursuites de la justice contre un colon, même quand il aurait tué la mère, l’enfant et toute la famille. S’il n’est pas possible de l’acquitter en vertu de l’article 43 du code noir, qui permet d’absoudre le maître qui a tué ses esclaves, on remonte à quelque vieille ordonnance de Charles IX, et même, s’il le faut, jusqu’au roi Dagobert.

Le ministre, par une lettre du 17 octobre 1822, ayant ordonné de juger l’affaire, un esclave du frère de Ravenne-Desforges fit une déposition contre un nègre nommé Cajou, qu’il présenta comme l’auteur du meurtre de la négresse Colas; sur quoi le tribunal de Marie-Galante déclare, le 24 octobre 1822, le nègre Cajou atteint et convaincu de cet homicide, et, attendu sa minorité, le condamne seulement à dix années de travaux forcés. S’il avait eu quelques années de plus, on eut prononcé contre lui la peine capitale. Le noir Cajou, esclave du sieur Ravenne-Desforges, avait suivi son maître pour lui porter son fusil.

La cour royale, rejetant cette substitution de coupable, attendu que les dépositions faites par les esclaves du frère de Desforges étaient l’oeuvre de la suggestion, acquitte le nègre Cajou, et ordonne qu’il n’y a pas lieu à procéder à un nouveau jugement contre le sieur Ravenne-Desforges, c’est-à-dire qu’il n’y a pas lieu à poursuivre contre les meurtriers et les assassins lorsqu’ils ont la peau blanche: telle est la conduite des juges dans les colonies.

On a établi à la Martinique, en 1822, une cour prévôtale, sous prétexte de juger de prétendus empoisonnements commis par des esclaves. Cette commission, dont on a voulu cacher l’existence au public, en évitant d’en parler dans les almanachs des colonies, était ambulante et parcourait successivement tous les cantons de l’île. Les noirs, d’après l’accusation de leurs maîtres, étaient jugés secrètement, sans défenseur, sans pouvoir produire aucun témoin à décharge: on n’écoutait pas même leur défense; enfin, on ne s’assujettissait à aucune espèce de formalité, puisqu’on a vu des esclaves accusés, jugés et mis à mort dans la journée; notamment dans la paroisse du François, où un noir, arrêté le matin, a été exécuté à midi.

On évalue à vingt par mois environ le nombre des victimes immolées, dont la moitié a peu près ont subi la peine capitale; les autres ont été condamnés aux galères perpétuelles, comme véhémentement soupçonnés, ou simplement soupçonnés d’empoisonnement.

On se rappelle que les esclaves suppliciés, comme ceux dont la mort résulte des mutilations juridiques, sont payés à leur maître à raison de 2000 liv. par tête. Ce qui est horrible à penser et difficile à ne pas croire, d’après le concours d’un grand nombre de probabilités, c’est que des colons ont eu l’infamie, la scélératesse de spéculer sur ces homicides: ce qu’il y a de certain, c’est que les jugements de cette commission ténébreuse, qui ne sont point publics, ont conduit au supplice un grand nombre de vieux esclaves; et on accuse leur maîtres de les avoir dénoncés à la commission pour en retirer, en les faisant périr, un prix au-dessus de leur valeur réelle.

Un fait digne de remarque, c’est que pendant les cinq années de l’existence de cette commission qui a fait mourir peut-être plus de six cents prétendus empoisonneurs, il ne s’est manifesté aucune augmentation de crimes à la Guadeloupe, malgré les communications journalières qui établissent une espèce, d’harmonie entre ces deux îles.

Ces crimes sont très-rares parmi les noirs: cela n’entre point dans leur caractère, excepté chez les Malais qui sont assez disposés à se venger par le poignard ou par le poison des injustices qu’ils éprouvent de leur maître. Cependant le dernier crime de ce genre, que l’on cite aux îles de France et de Bourbon, seuls pays où l’on fasse usage d’esclaves malais, date de plus d’un quart de siècle.

Il existe nécessairement une cause à ces nombreuses exécutions pour crimes d’empoisonnement, qu’on n’avait point remarqués avant 1822, qui se seraient multipliés subitement avec l’apparition de la cour prévôtale; et ont disparu avec elle. Jusqu’à ce qu’on ait prouvé, de toute autre manière que par des jugements rendus dans l’ombre sans témoins et sans défenseur, l’existence des prétendus crimes qui ont occasionné tant de meurtres, on sera fondé à croire que les noirs, accusés, jugés et exécutés en douze heures, sont autant de victimes immolées par la criminelle complaisance des juges à l’avarice des maîtres.

Cela rappelle ce qui vient de se passer à Lisbonne, où un grand nombre de personnes, emprisonnées d’après des accusations graves, à la suite des événements du mois de juillet 1827, n’ont plus rencontré un seul accusateur, ni même un seul témoin à charge aussitôt que les débats sont devenus publics et contradictoires. La cour de cassation a dit, d’après le principe reconnu par tous les peuples civilisés, qu’en justice l’attaque ne peut être légitime qu’autant que la défense est libre.

Veut-on avoir une idée des jugements de la cour prévôtale de la Martinique; en voici quelques-uns:

Par arrêt de cette cour du 27 novembre 1822, les esclaves Prosper, J. Noël, Lazare, Calixte, Marcel, Offort, Catherine, Reine, Xavier, Saint-Paul; les mulâtres libres Déade, Régis et Jean-Baptiste, accusés (l’arrêt porte convaincus; mais le mot accusés est plus convenable, parce que des personnes jugées à huis-clos, sans défenseurs, sans témoins à décharge et dans douze heures de temps, ne sont point humainement convaincues); accusés donc d’avoir distribué du poison, et de s’en être servis contre des animaux;

Charlotte, Marie-Joséphe, dite Zo, et Thérésine Hippolyte, accusées d’avoir employé du poison pour faire mourir des animaux et des enfants (qu’on ne désigne point);

Reine, Laurent, et Romuald dit Laurette, accusés d’avoir préparé et distribué du poison; sont condamnés à avoir la tête tranchée;

Marie-Joséphe, dite Zo, a subi une torture qui est encore en usage en Asie; on l’a enterrée jusqu’au cou, et on l’a laissée pendant long-temps dans cet état de souffrance.

ARRÊT de la cour prévôtale, etc., 1er juillet 1823: Ambroise et Pierre, pour avoir empoisonné des bestiaux et des hommes (qu’on ne nomme point);

Le nègre Parfait, pour avoir empoisonné des bestiaux; sont condamnés à avoir la tête tranchée;

Élize, Zénon, Manette, Modeste et Joli-Coeur, pour avoir fait des philtres et des sortiléges, sont condamnés à la marque, au fouet et aux galères à perpétuité.

ARRÊT de la cour prévôtale, etc., 2 décembre 1823: Raymond, homme de couleur, véhémentement soupçonné d’être de complicité dans un empoisonnement d’animaux et de personnes (qu’on ne désigne point), d’avoir usé par superstition d’ossements humains pour exécuter et cacher le mal;

Le nègre Régis, pour avoir fabriqué et distribué du poison, sont condamnés au fouet, à la marque et aux galères à perpétuité. Ces deux malheureux sont peut-être encore vivants au bagne de Brest.

On a vu dans le même bagne le noir Jean-Baptiste Ignace, condamné, le 17 novembre 1823, au fouet, à la marque et aux galères à perpétuité, pour avoir empoisonné un boeuf. Ce noir est mort au bagne, le 3 avril 1825.

Un autre jugement de cette cour a condamné les nègres Placide, Beau, Charles et Maximin, au fouet, à la marque et aux galères perpétuelles, sans spécifier aucun motif de leur condamnation; seulement le considérant de l’arrêt porte: attendu qu’il contient de multiplier les exécutions pour effrayer le crime.

Un autre arrêt de la même cour prévôtale, du 9 avril 1823, condamne au fouet, à la marque et à une réclusion perpétuelle,

Scholastique, accusée par un témoin d’avoir reçu du poison;

Victor, accusé d’avoir remis du poison à un esclave;

Et Alerte, soupçonné d’avoir reçu du poison, sont condamnés à la marque, au fouet et aux galères à perpétuité. Le supplice du fouet ordonné par la justice n’est pas aussi cruel que celui en usage parmi les colons, qui s’exécute sur le patient attaché sur une échelle, ou par terre, à plat ventre, les mains et les pieds fixés à trois piquets. Chaque coup s’applique à nu, enlève la peau et fait couler le sang. Il est rare que le patient ne s’évanouisse pas avant la fin de l’exécution.

Le même arrêt du 9 avril 1823 porte: Que le nègre Calixte, accusé d’avoir remis du poison à deux négresses, et soupçonné d’en avoir empoisonné un autre;

Roche, accusé de s’être servi de poison pour tuer un animal et un enfant (qu’on ne désigne point);

Marie-Thérèse et Jeanne-Rose, accusées d’avoir reçu du poison des mains de Calixte et d’avoir empoisonné des bestiaux. (Marie-Thérese est peut-être encore vivante dans les prisons de Rennes. S’étant déclarée enceinte, son maître la fit suspendre par les aisselles jusqu’à ce que cette torture lui eut occasionné une fausse couche, ce qui empêcha son exécution.)

Mulau, complice de deux nègres, qui lui ont montré du poison dont ils faisaient usage;

Grand-Bastien, accusé, et si l’on veut même convaincu d’avoir dit à un témoin qu’il avait empoisonné des bestiaux, sont condamnés à avoir la tête tranchée.

Grand Dieu! trancher la tête à un homme soupçonné d’empoisonnement, à un autre pour avoir donné du poison destiné à tuer des bestiaux, à un troisième pour en avoir vu dans la main de son voisin, à un quatrième pour avoir dit à un témoin qu’il avait empoisonné un animal!

Ces malheureux auraient pu s’écrier, comme saint Paul, en pareille circonstance: «Dieu vous frappera vous-mêmes, murailles blanchies. Quoi! vous êtes assis en ces lieux pour juger selon la loi, et cependant, contre la loi, vous ordonnez que l’on nous frappe! (1)»

(1). Actes des Apôtres, chap. XXIII, verset 3.

On se tromperait fort; si l’on croyait que ces cruautés reposent sur quelque principe de justice ou sur quelque raison d’utilité générale; elles sont commandées par l’intérêt particulier des principaux colons, qui savent très-bien, soustraire leurs esclaves coupables au pouvoir de la justice quand cela leur convient, et qui du reste s’inquiètent fort peu qu’un innocent périsse ou qu’un coupable échappe. Il suffira, pour en convaincre le lecteur, de lui soumettre le fait suivant:

ARRÊT de la Cour prévôtale de la Martinique, 20 juin 1823.

La cour déclare Marie-Claire, esclave de madame Buée, et Joseph, esclave de M. de La Tuillerie, convaincus d’avoir empoisonné la dame Buée, sa servante, d’autres personnes et des bestiaux, condamne Marie-Claire à avoir le poing droit et la tête tranchée, et Joseph, attendu qu’il a été long-temps l’instrument passif de Marie-Claire, à être présent à l’exécution, et le renvoie à la discipline de son maître, M. de La Tuillerie, commissaire de la paroisse et commandant les milices du canton, qui avait sollicité que ce nègre lui fût rendu; c’est-à-dire que ce nègre, quoique reconnu coupable d’avoir empoisonné la dame Buée et sa servante, et d’avoir été long-temps l’instrument passif d’autres empoisonnements, est remis en liberté sous la discrétion de son maître, commissaire et commandant de la paroisse, qui l’avait demandé, pendant que ce même tribunal avait condamné impitoyablement à mort des personnes soupçonnées d’avoir empoisonné, ou pour avoir donné du poison, en avoir reçu ou même pour en avoir vu dans la main d’un autre, enfin pour avoir empoisonné des bestiaux ou seulement pour avoir dit qu’elles en avaient empoisonné, etc… Mais continuons: le même jugement va nous fournir une autre preuve de l’indifférence, ou plutôt du profond mépris des colons pour tout ce qui est juste.

Marie-Claire, voulant se venger de la négresse libre Marie-Louise Lambert, pour avoir rompu une ancienne amitié qui avait existé entre elles, déclara que la négresse Lambert lui avait conseillé d’empoisonner sa maîtresse, en lui fournissant le poison, qu’elle avait pris chez un pharmacien de Saint-Pierre, que Marie-Claire a désigné.

Marie-Louise Lambert, appelée devant la cour prévôtale, répondit qu’elle avait rompu toute relation avec Marie-Claire depuis fort long-temps, et demanda que le pharmacien indiqué fût interrogé: ce que la cour refusa de faire; et sur le soupçon de complicité d’empoisonnement, qu’il dépendait de la cour d’éclaircir sur-le-champ, la demoiselle Lambert a été condamnée au fouet, à la marque et à être enfermée à perpétuité.

Marie-Claire, instruite de sa propre condamnation et apprenant le sort rigoureux que son rapport venait d’attirer sur son ancienne amie, fut agitée des plus violents remords. Bien plus affectée du malheur de son amie que du sien, elle fit appeler ses juges et leur déclara que la demoiselle Lambert était innocente; qu’elle ne l’avait accusée que pour se venger de la rupture de leur ancienne liaison, sans avoir prévu le sort qui lui était destiné. Elle fit la même déclaration à M. l’abbé Caillaux, qui, d’après les vives instances de Marie-Claire, fit de pressantes et vaines démarches auprès de l’autorité pour faire suspendre au moins l’exécution de l’arrêt prononcé contre la malheureuse Lambert.

Marie-Claire renouvela sur l’échafaud sa déclaration, et protesta de nouveau en présence de tout le monde, de l’innocence de son ancienne amie. Le repentir de Claire, qui n’était plus occupée que du désir de sauver son amie, l’innocence et les apprêts du supplice de l’infortunée Lambert, avaient ému les assistants; plusieurs fondaient en larmes; le bourreau attendri semblait attendre de nouveaux ordres. Alors M. de la Tuillerie, commandant les milices du quartier présentes à l’exécution, le même qui avait demandé et obtenu l’acquittement de son esclave convaincu d’avoir empoisonné la dame Buée et autres personnes, donna l’ordre de fouetter et marquer de suite la demoiselle Lambert, en menaçant le bourreau, qui s’y refusait, de lui passer son épée au travers du corps. Celui-ci répondit que, forcé d’obéir et d’exécuter une injuste sentence contre une femme innocente, il s’en punirait lui-même. En effet, en présence de M. de La Tuillerie et pour répondre à la menace qu’il venait d’en recevoir, il se mutila la main d’un coup de hache, et quelques jours après il se donna la mort.

La négresse Lambert, conduite en France et après avoir fait d’inutiles démarches auprès de toutes les autorités, a terminé sa déplorable vie en janvier 1827 dans les prisons de Rennes.

Si l’on croyait défendre la cause des colons en prétendant que tous ces crimes attribués au poison ont existé réellement, cela n’aboutirait qu’à prouver davantage les vices du système colonial, car on ne pourrait attribuer qu’à ces vices seuls tous les crimes que les noirs auraient commis à la Martinique, puisque ces noirs ne se rendent coupables d’aucune action pareille dans les pays où ils ne sont point maltraités comme dans cette île.

Les prétendus empoisonneurs étaient exécutés dans le bourg de chaque paroisse, en présence des nègres voisins qu’on traînait à ce spectacle, dans l’espoir de les maintenir davantage dans l’obéissance par l’appareil de ces rigueurs. Mais, comme l’exécution de la volonté de l’homme éprouve une foule d’obstacles lorsqu’elle s’oppose à l’impulsion de la Providence, loin d’inspirer la terreur que les colons voulaient établir; la vérité bien connue des noirs, les persécutions auxquelles ils étaient en butte, et surtout les atroces injustices dont ils étaient journellement témoins, ont fait naître parmi eux une indignation qui a provoqué la révolte.

Telles sont les seules causes des mouvements insurrectionnels qui ont éclaté au mont Carbet et autres lieux de la Martinique, durant l’existence de la cour prévôtale. Un fait qui vient à l’appui de cette triste vérité, c’est la paix qui n’a pas cessé de régner à la Guadeloupe, quoique privée, ou plutôt parce qu’elle était privée d’une cour prévôtale pour rechercher des empoisonneurs, pendant que la Martinique était en feu, sous l’influence de ce tribunal de sang.

La cour prévôtale de la Martinique, établie en 1822, a été abolie le 1er janvier 1827. Cette justice imposée aux créoles est un résultat de l’opinion que le public a manifestée, en désapprouvant le jugement inique rendu contre MM. Bissette, Fabien et Volny, et en s’élevant contre l’horrible proscription qui a réduit à la misère et à la mort trois cents hommes de couleur, paisibles habitants de la Martinique.

En 1821, une insurrection se manifesta parmi les esclaves dans le quartier du Lamentin. Les hommes de couleur prirent les armes et le comprimèrent dans la nuit. Au jour tout était calme, et les colons purent arriver sans courir le moindre danger.

Dans la nuit du 12 au 13 octobre 1822, plusieurs habitations de la paroisse du mont Carbet s’insurgèrent. Comme ils étaient pourvus d’armes et qu’ils avaient tué deux propriétaires, MM. Ganat et Fizel, l’insurrection pouvait s’étendre et avoir des suites plus graves. Les hommes de couleur furent encore les premiers à voler au secours et à s’exposer aux dangers les plus pressants. A leur tête étaient Bissette, Fabien et Volny. Le premier s’était arraché des bras d’une mère expirante qu’il n’a plus revue.

On voit que les hommes de couleur sont toujours prêts à défendre la vie des blancs contre les attaques des noirs, que les colons rendent le plus souvent légitimes, par les injustices les plus révoltantes.

Après que la révolte du mont Carbet fut apaisée, le sieur Percin, commandant du Ier bataillon de la garde nationale, fit fusiller, sans autre forme de procès, le noir Hubert, lui coupa la tête qu’il planta lui-même sur un piquet au milieu du chemin. Il en fut quitte pour quelques remontrances du procureur du roi, qui lui recommanda de ne pas récidiver; ce qui ne l’empêcha pas, quelques jours après, de tuer un autre esclave nommé Lapointe. Après avoir pris plaisir à le mutiler, avoir couler son sang; semblable à un bourreau, il coupa la tête de sa nouvelle victime pour la placer comme l’autre sur le grand chemin.

Sans doute le lecteur s’imagine que, pour cette fois, le sanguinaire Percin, après avoir été dûment averti, reçut le juste châtiment dû à ses crimes; mais ce n’est point ainsi qu’on administre la justice dans les Colonies. On s’est contenté de le faire remplacer par M. Dugué, créole recommandable par sa modération et son humanité; après quoi le tribunal a déclaré, par acte public, que les esclaves assassinés par le bourreau Percin avaient été tués en fuyant, ce qui est de toute fausseté. M. le général Barré a fait là-dessus un rapport plus conforme à la vérité, qui a été également dévoilée par une lettre insérée dans le Moniteur du 19 novembre 1823. Mais ce qui est plus positif encore, c’est le témoignage de M. Volny, qui a vu commettre le premier assassinat, et celui de M. Bissette, présent au meurtre du noir Lapointe, et qui a entendu le féroce Percin exprimer le regret de n’avoir pas encore deux têtes de nègre à planter devant les habitations de Fizel et de Ganat.

Le sanguinaire Percin, qui était chevalier de Saint-Louis, avant d’avoir commis ces deux assassinats, a reçu depuis la croix-d’honneur, sans doute en récompense de sa conduite; comme M. Richard de Lucy, créole et ex-procureur du roi, a obtenu la même décoration pour ses actes de cruauté, ses injustices et les calomnies qu’il a publiées contre les malheureuses victimes de l’horrible système colonial. C’est ainsi que la même récompense a été accordée, également par la protection des bureaux de la marine, à M. Durecu, marchand de Saint-Louis, qui n’est connu que pour avoir fait la traite publiquement au Sénégal.

Les hommes de couleur ont versé leur sang pour défendre nos colonies; tous se sont couverts de gloire sur le champ de bataille; plusieurs se sont fait remarquer par des actions héroïques; quelques uns, par leur courage et leurs vertus, ont sauvé leur patrie du joug de l’ennemi ou des ravages de l’anarchie; mais aucun n’a jamais obtenu le signe de l’honneur prodigué à leurs assassins et aux négriers. Les hommes de couleur ont été récompensés par la persécution; on avait besoin de se venger de leur supériorité.

C’est pour avoir repoussé les hommes de couleur à une trop grande distance des blancs, qu’on les a convaincus qu’ils n’avaient qu’à gagner à devenir leurs ennemis. De cette conviction au desir de secouer un joug devenu insupportable, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Il ne faut plus qu’une occasion favorable, que les nombreuses injustices des colons ne peuvent tarder à faire naître, si on ne les force point à changer de conduite.

Les événements qui ont amené l’indépendance d’Haïti n’ont pas d’autre origine. Les esclaves, poussés à bout par le despotisme le plus intolérable, auraient peut-être succombé contre la supériorité des Européens, si les hommes de couleur, révoltés de l’orgueil et de la perfidie des blancs, n’avaient fixé la victoire, en passant dans le camp des noirs.

Les noirs sont naturellement doux et bons. Ils peuvent avoir les défauts des ames faibles et des enfants; mais ils ne possèdent aucun des vices du méchant. Ils ne se révoltent jamais que poussés à bout par l’injustice et les mauvais traitements. Les désertions et les révoltes sont toujours proportionnées à la rigueur du régime colonial: les unes et les autres étaient fréquentes autrefois à Saint-Domingue, elles le sont encore à la Martinique; tandis que les révoltes sont nulles et les désertions rares chez les Portugais, les Espagnols, les Américains, ainsi qu’aux îles de France et de Bourbon.

Les faits répondent victorieusement aux clameurs des personnes qui défendent l’ancien régime colonial dans son horrible pureté. Les institutions améliorées aux îles de France et de Bourbon ont maintenu constamment la paix, et ont fait naître une prospérité inconnue auparavant; les mêmes causes ont produit le même résultat dans les colonies anglaises et danoises.

L’île de Bourbon, qui voit augmenter chaque jour ses produits agricoles, se suffit à elle-même, quoique les impôts y soient modérés. La capitation des esclaves, qui était autrefois d’une piastre, a été réduite de moitié par le général Décaen.

A la Martinique, les habitants paient depuis 24 jusqu’à 27 francs par tête de noir (1), les autres droits sont également hors de proportion, et les personnes qui lisent dans cette colonie une brochure nouvelle sont envoyées aux galères, en vertu des lois du seizième siècle. Trois cents des plus notables citoyens, des plus industrieux, des plus utiles, dont le tort se réduit à avoir voulu réclamer l’exécution des lois non abrogées de Louis XIV et de Louis XVI, sont proscrites, exilées sur la surface du globe, d’après une prétendue ordonnance du roi de 1817. Une cour prévôtale en permanence condamne deux cents noirs par an, dont moitié sont envoyés à la mort, et les autres aux galères. Les blancs y sont assassinés, les pendaisons des mulâtres y sont exécutées pour calmer la vanité des créoles; les révoltes y sont fréquentes; et cette île, plus populeuse, plus fertile et mieux située que celle de Bourbon, coûte tous les ans plus d’un million à la France. Il en coûte autant pour la Guadeloupe, où le despotisme colonial se montre, à la vérité, sous des formes un peu moins hideuses et dans une laideur un peu moins horrible.

(1). La variation de cet impôt provient de l’augmentation occasionnée pour le paiement de l’indemnité de 2000 fr. accordée au maître de tout noir supplicié.

Aux Antilles françaises, les colons vivent dans des craintes continuelles: les exécutions et les proscriptions en masse ne les rassurent point. A Bourbon, ainsi qu’à l’île de France, où les institutions ont été améliorées, les maîtres, comme les esclaves, vivent dans une sécurité parfaite, et les crimes y sont, pour ainsi dire, inconnus.

Maintenant, que le lecteur juge lequel des deux systèmes est préférable. Il ne s’agit point ici d’abstraction, d’utopie, ni de néologisme, mais de l’expérience d’un quart de siècle qui s’élève des deux côtés.

On a vu les colons, pour établir leur despotisme, invoquer d’anciennes ordonnances antérieures à la fondation des colonies, contraires aux lois de l’état et à tout principe de justice. Aujourd’hui ils se fondent sur la nouvelle législation qui place les colonies hors de la charte, pour refuser toute espèce de satisfaction aux plaintes de leurs victimes.

C’est au nom de la charte qu’ils prétendent légitimer d’injustes décisions prises par eux-mêmes contre ceux qu’ils oppriment; mais, disent-ils, ces décisions sont revêtues de l’approbation du ministre, et quelquefois même de celle du roi. Eh! ne savent-ils donc pas que nos rois défendaient à leurs officiers de justice et aux magistrats de n’avoir aucun égard à leurs lettres closes, ainsi qu’à toute espèce de jussion de leur part, qui seraient contraires aux lois. Autrefois le chancelier de France, d’après l’ancienne formule du serment, jurait devant Dieu et les hommes, de n’apposer jamais les sceaux de l’état à aucun ordre du roi, qui serait contraire aux lois, encore que le commandement lui en eût été fait par plusieurs fois. La loi, dit Démosthène, est l’ame d’un état. Les lois d’Égypte défendaient aux magistrats de leur obéir en choses injustes, se fondant sur ce que la justice appartient à une puissance supérieure à celle des rois.

Si les colons s’obstinent à repousser les principes établis par une puissance supérieure à celle des hommes et des rois, leur aveuglement ne peut manquer de les conduire à une ruine inévitable. Du sommet de la Montagne-Pelée (1), ou de celui de la Soufrière (2), ils peuvent apercevoir encore, au milieu des savannes d’Haïti, quelques débris de l’ancien despotisme colonial de Saint-Domingue. Il n’est pourtant arrivé que ce que les philosophes avaient prévu et ne cessaient de prédire depuis long-temps.

(1). Montagne de la Martinique.

(2). Montagne de la Guadeloupe.

Si l’oligarchie coloniale ne s’amende point, qu’elle y prenne garde, elle est incapable de résister à l’impulsion du siècle et au mouvement actuel de l’espèce humaine: alors les colons, victimes de leur propre conduite, accuseront de nouveau la philantropie de tous les malheurs que leurs injustices et leur cupidité auront attirés sur eux; comme ces enfants étourdis qui s’en prennent à leurs bonnes des accidents dont celles-ci les avaient prévenus.

Depuis la publication d’une partie des horreurs commises par les colons, et dont le lecteur a pu se former une idée par les chapitres précédents, quelques voix sages se sont élevées contre les clameurs des personnes intéressées à maintenir le désordre. Le gouvernement a commencé d’interposer son autorité pour prévenir un désastre inévitable. Il a senti qu’il convient souvent de s’opposer à la fureur des fanatiques pour empêcher qu’ils ne se perdent eux-mêmes. C’est dans cette vue qu’il a supprimé la cour prévôtale; qu’il a rappelé M. Deslande, procureur du roi, le même qui a poursuivi, avec une barbarie et une cruauté dignes du quinzième siècle, MM. Bissette, Fabien, Volny (1) et Clavier (2); qu’il a remplacé le général Donzelot; et que, le 4 juillet 1827, il a promulgué une ordonnance établissant aux Antilles la publicité des débats, qui existait déjà à Bourbon, et accordant un défenseur à tous les accusés, même esclaves, mais sans recours en cassation pour ces derniers.

(1). Condamnés aux galères à perpétuité, pour avoir lu un livre prétendu séditieux par les colons.

(2). Condamné à 500 francs d’amende pour avoir reçu à dîner quelques amis le mardi-gras, sans avoir obtenu une permission par écrit de M. le procureur du roi

M. le contre-amiral Des Rotours, gouverneur de la Guadeloupe, avait déjà senti l’indispensable et urgente nécessité de revenir enfin aux principes de la justice. Le 13 janvier 1827, il avait pris un arrêté pour modifier la législation criminelle en usage dans cette colonie.

«Considérant, dit-il, que l’ordonnance locale, du 25 juin 1810, a fait à l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670, des modifications utiles et commandées par l’humanité, mais tellement restreintes qu’elles sont sans harmonie et en contradiction avec les autres dispositions de la loi;

«Considérant qu’il est urgent de faire cesser un état de choses qui blesse la raison et la justice, etc., arrêtons:

«Article 1er. Dans toute affaire criminelle et de police, la partie civile sera entendue dans ses moyens, et l’accusé par lui-même ou par l’assistance d’un conseil.

«Art. 2. Le jugement sera prononcé publiquement à l’audience.

«Art. 6. En matière criminelle, le décret de prise de corps sera rendu par trois juges, quelle que soit la classe ou la condition de l’accusé.»

La justice outragée ne se venge point, elle reprend ses droits; mais si on ne se hâte de les lui rendre, les nombreuses victimes du système colonial pourraient bien ne pas imiter cette sagesse de la loi. C’est ce que redoutent plusieurs colons, car il en est parmi eux qui sont humains et raisonnables; malheureusement ils sont en petit nombre. Je fais des voeux afin que le gouvernement les écoute; c’est le seul moyen d’empêcher que les sages mesures qu’il vient de prendre, et celles qu’il a besoin de créer encore pour opérer le bien, n’éprouvent le sort des lois justes de Louis XIV et de Louis XVI, que les colons ont supprimées de leur autorité, et remplacées par des ordonnances de leur création.

M. Dubuc-Dufferet, capitaine de frégate en retraite, chevalier de Saint-Louis, et propriétaire d’une habitation à la Martinique, a publié un projet d’amélioration dans le système colonial, dont l’exécution ne pourrait manquer de produire les plus heureux résultats. Il s’élève avec force contre cet ordre de choses qui place les intérêts privés en opposition avec le bien général et les sentiments de l’humanité.

Il propose une caisse d’amortissement destinée à racheter les esclaves, dont l’acte qui les affranchirait devrait être ratifié sans frais par le gouvernement. Il voudrait que des écoles gratuites fussent élevées par les colons pour former les jeunes affranchis. Il rappelle et désire qu’on remette en vigueur l’article 59 de l’ordonnance de 1685, qui accorde aux affranchis les mêmes droits et prérogatives dont jouissent les blancs. Ce sage colon, après avoir géré lui-même son habitation pendant seize ans, ne trouve pas le moindre inconvénient à ce qu’on rende la justice à tous, et à ce que la loi ne soit plus pour les uns contre les autres.

Il termine sa production vraiment patriotique, en s’écriant: «Comme je suis particulièrement intéressé à la conservation des colonies françaises, les catastrophes dont depuis quelque temps la Martinique est le théâtre, me font une loi d’avertir publiquement, d’après mon expérience du caractère de l’Africain, que ce ne sera jamais par la sévérité du régime et par les supplices que l’on parviendra à lui faire désirer la prospérité de son maître; l’on y réussira bien plus efficacement en le faisant participer, par les moyens que j’indique, ou par d’autres analogues, aux profits d’une administration juste et paternelle

«Le succès serait bien plus certain, ajoute ce colon philantrope, si le gouvernement, s’éclairant sur ses véritables intérêts, sentait enfin qu’il lui est bien plus avantageux d’enrichir ses colonies par un meilleur système, que de les faire servir de proie à une avide fiscalité.»

Ce sage habitant des colonies veut que toute punition corporelle soit absolument défendue à l’égard des esclaves.

Le témoignage désintéressé de ce colon est sans contredit préférable au dire des députés des colonies, qui sont payés pour cacher la vérité, et défendre de cette manière les injustices qui se commettent dans ces pays: ces messieurs ne rougissent pas d’affirmer que «les noirs n’éprouvent aucun mauvais traitement, qu’ils sont contents de leur sort, et plus heureux que les paysans de nos campagnes (1).»

(1). Voy. le discours de M. le comte de Vaublanc, député de la Guadeloupe, séance du 13 mars 1827.

Le présent ouvrage contient assez de faits pour prouver suffisamment le contraire; mais, dit-on, les colons, éclairés par les lumières du siècle, instruits par l’expérience, sont loin de se conduire comme on a pu faire autrefois. Ou vient de voir que M. Dubuc-Dufferet, qui continue d’habiter les colonies, pense le contraire: citons, à l’appui de son opinion, un des faits les plus récents qui puisse imposer silence à ceux qui auraient la hardiesse de le démentir.

En 1824, le sieur Sommabert, colon de la Guadeloupe, habitant le quartier du Moule, tua son esclave, Jean Charles, en déchargeant sur lui un fusil double dont il reçut les deux coups derrière la tête. Appelé devant la justice, Sommabert déclara que cet esclave, enchaîné à un poteau, y avait mis le feu, et était parvenu à s’enfuir: que, ramené auprès de lui, il exigea que Jean Charles indiquât où il avait caché les restes d’un mouton qu’il avait volé en s’en allant. Alors, dit Sommabert, m’ayant conduit dans un lieu fourré du bois, il se porta à des violences contre moi, me mordit la main, me terrassa: c’est dans ce débat qu’ayant fait feu de mon arme, cet esclave est tombé mort à mes pieds.

Cette déclaration, contredite par le sieur Barbot, économe de l’habitation, se trouvait démentie par la blessure des deux coups de fusil dont l’empreinte derrière la tête prouvait que Jean Charles ne les avait pas reçus en attaquant. Il a été reconnu par les juges que Sommabert avait saisi lui-même ce malheureux, et l’avait traîné dans le bois à l’aide de plusieurs esclaves.

A l’appui de sa blessure, Sommabert a produit un certificat délivré par M. Ciceron, chirurgien du roi: mais ce certificat a été rejeté par le tribunal comme étant évidemment inexact et suspect.

Dans l’instruction de la procédure, un mandat de soit ouï fut lancé contre Sommabert, et le tribunal, après avoir reconnu que le fait de l’assassinat était suffisamment établi, a déclaré, par jugement du 12 décembre 1825, qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre.

Sommabert n’avait tué encore publiquement qu’un noir, ce qui est tolérable de la part des colons, suivant l’article 43 du code noir.

Le 10 décembre 1826, l’autorité fut instruite que la négresse Melie avait expiré au milieu d’horribles tourments sur l’habitation Sommabert, composée de quatre-vingts noirs, et qui se faisait remarquer par les nombreuses et cruelles corrections qu’on y exécutait. Sommabert déclara d’abord à la justice, qui s’était transportée sur les lieux, qu’il ignorait ce que la négresse Melie était devenue; mais le nègre Codiau, commandeur de l’habitation, ayant conduit les magistrats dans l’endroit écarté, où on l’avait enterrée, on exhuma un cadavre qui fut reconnu pour celui de Melie. La tête était fracassée, l’estomac brisé, un bras fracturé, tout le corps portait les empreintes de profondes déchirures, et la peau était brûlée depuis les genoux jusqu’au sein.

Sommabert déclara devant le tribunal qu’il avait donné l’ordre à ses esclaves de battre cette négresse avec une liane, et qu’on avait excédé ses ordres en la faisant mourir sous les coups. Quant aux brûlures, il a prétendu qu’elle était tombée sur un feu de paille où on l’avait laissée ensuite faute de soins.

Une visite dans les cachots de l’habitation a fait découvrir le nègre Jean Philippe dans un état presque complet d’inanition. Il était chargé de chaînes, et portait au cou un collier de force: son corps était déchiré à coups de fouet, et il a été reconnu que, depuis quatre jours, il n’avait pris aucune espèce de nourriture.

Enfin Sommabert, convaincu d’avoir tué la négresse Melie, le noir Jean Charles, et de tentative d’homicide sur l’esclave Jean Philippe, a été condamné à mort, au mois d’août 1807, par le tribunal de première instance de la Pointe-à-Pitre; mais ce jugement a été cassé, le 12 septembre même année, par la cour royale de la Guadeloupe, entr’autres motifs, pour avoir appelé des esclaves aux débats, et injonction a été faite aux nouveaux juges de se conformer à l’édit de 1758, qui défend d’entendre les esclaves en témoignage.

De sorte que, sous une pareille législation, un blanc peut tuer à coups de fusil, ou brûler à petit feu, au milieu de ses ateliers, les Noirs et les négresses qui lui déplaisent, sans que cela soit censé être connu, puisque les témoignages de cent Noirs ne peuvent point établir la vérité d’un pareil fait.

Celui qu’on vient de rapporter, et qui s’est passé de nos jours, prouve si l’on a calomnié les colons en les accusant de torturer les noirs, de les enfermer dans un cachot, de les faire mourir de faim et de coups. Il montre si ces noirs sont plus heureux que les paysans de nos campagnes; pauvres, à la vérité, mais contents au milieu de leur famille.

CHAPITRE XXXI.

INCONVÉNIENTS ET DANGERS DE LA TRAITE.

DANS tous les pays où la traite existe encore, la population noire diminue avec rapidité. Les naissances sont sans aucune proportion avec les mortalités: on a déjà vu quelles en sont les causes. La traite ne sert guère qu’à remplacer ceux qui meurent et à combler le déficit de la population esclave. Si cela n’était pas ainsi, l’introduction de nouveaux nègres aurait dû successivement en augmenter le nombre; ce qui n’est point, puisque la population des colonies soumises à la traite est toujours restée à peu près la même. On remarquait la même chose autrefois partout où l’on faisait le commerce des esclaves.

Il faut donc attribuer cette grande mortalité des noirs aux mauvais traitements et au peu de soin qu’on a d’eux. Cela est si vrai que, dans les pays où la traite est abolie, les maîtres, ne pouvant plus compter sur la ressource que leur offrait l’achat de nouveaux noirs, ont été obligés, pour prévenir la diminution de leurs esclaves, d’adoucir la rigueur du traitement auquel ces esclaves étaient soumis, de les faire moins travailler, de les soigner dans leurs maladies, de favoriser les mariages, de ménager les femmes enceintes et de prendre soin des enfants.

Ces améliorations ont produit partout un accroissement rapide de population, et les noirs, mieux traités, contents de leur sort, se sont empressés de témoigner leur reconnaissance par les soins qu’ils ont pris des intérêts de leurs maîtres. De cette manière, ceux-ci sont devenus, à leur surprise et à leur satisfaction, les pères chéris d’une nombreuse famille. Les colons, sous le régime de la traite, considèrent leurs esclaves comme des bêtes de somme, dont ils peuvent se pourvoir au besoin dans le marché voisin; ce qui est cause que ces colons vivent au milieu de leurs nègres, comme l’habitant de Naples, rentré dans sa maison, après l’éruption du Vésuve. Placés sur les bords d’un cratère mugissant, dont les dévastations récentes leur rappellent de terribles souvenirs, ils redoutent l’incendie d’un volcan, dans lequel eux-mêmes jettent sans cesse des matières inflammables. Nous sommes exposés, disent-ils, à un danger imminent qu’accroissent, chaque jour, les discours incendiaires des philantropes.

Eh! que font les philosophes, si ce n’est de vous reprocher vos fautes et de vous prédire les suites qu’elles doivent avoir? Les philantropes ne sont ennemis de personne; ils aiment les blancs avant les noirs, par le même motif qu’ils préfèrent leurs parents aux étrangers: mais ils ne peuvent sacrifier à l’égoïsme de quelques individus les intérêts de la justice et de l’humanité que la raison, qui est la loi de Dieu, commande aux hommes de tous les siècles et de tous les pays.

L’esprit du sage, moins attaché à la terre, vit déjà comme habitant de l’univers; et votre ame, sourde aux avis de la conscience, repousse les conseils de la raison et les lumières de l’intelligence pour soigner une enveloppe qui s’altère chaque jour, et qui va se dissoudre. Vous bâtissez dans un lieu de passage, et vous accusez le voyageur qui n’approuve pas votre imprudence et ne fait pas comme vous. Vous ressemblez au meurtrier qui reprocherait aux témoins qui l’accusent de tenir des propos dangereux, qui voudrait leur attribuer les crimes dont ils donnent les détails, et prétendrait les rendre responsables du danger auquel leurs témoignages l’exposent.

Voulez-vous vivre en paix avec vous-mêmes, dormir tranquilles au milieu de vos esclaves, n’avoir plus aucun péril à redouter? Cela ne dépend que de vous. Voyez ce que sont les choses, et non pas ce que vous voudriez qu’elles fussent. Assujettissez-vous à ce que vous ne sauriez empêcher. La nature, animée de l’esprit universel, et le mouvement imprimé à l’espèce humaine, sont plus forts que votre volonté. Vous voudriez que vos noirs n’eussent d’autres désirs et d’autres idées que celles qui vous conviennent. Ce sont, dites-vous, des brutes, des idiots, s’il s’agit de les rendre esclaves; des bêtes féroces, des enragés, s’ils se révoltent contre vos traitements, qu’ils trouvent insupportables. Prenez-y garde; il ne dépend nullement de vous de les priver de la volonté qui se développe dans l’homme par l’intelligence, par les passions, et, peut-être plus vite encore, par les coups.

Cessez de considérer vos esclaves comme des animaux, de les traiter comme des bêtes de somme. M. Dessales, qui a rédigé les Annales du conseil souverain de la Martinique, dit (1): «Que les noirs ne sont plus ce qu’ils étaient avant la paix de 1763. Il semble, ajoute-t-il, qu’ils ont tous lu le passage qui les concerne dans l’ouvrage de Raynal.»

(1). Tom. II, p. 349.

Aujourd’hui beaucoup d’entre eux savent lire, et leur intelligence subtile leur fait saisir avec empressement les idées qui leur sont favorables. Agissez avec eux comme les aînés d’une famille, qui soutiennent de leur expérience leurs jeunes frères encore faibles et peu instruits. Éclairer l’ignorant, c’est purifier le temple de l’Éternel. «Voulez-vous être utiles aux hommes? disait l’immortel Ganganelli (Clément XIV), commencez par les instruire.» Faites du bien à vos semblables, secourez les malheureux, vous en serez récompensés en l’autre vie par l’amélioration de votre ame, et en celle-ci par les soins que vous prodigueront les infortunés dont vous aurez allégé les peines. Jésus-Christ a dit: «Qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir (1).» 

(1). Acte des Apôtres. Chap. XX, verset 35.

Voulez-vous de l’or? Traitez bien vos esclaves, instruisez-les; ils vous en gagneront. Le chien, si utile à la chasse, serait bientôt découragé si, au lieu de la curée, on lui prodiguait les coups de fouet. En maltraitant vos noirs, vous agissez contre vos intérêts, vous les forcez à vous haïr, vous vous faites des ennemis de ceux qui ne demandent pas mieux que de trouver en vous un protecteur contre leurs misères.

Le coeur de l’homme est partout le même; les révoltés ne sont que le fruit naturel du despotisme et l’oeuvre de ceux qui oppriment. On n’a jamais parlé d’insurrection d’esclaves en Asie, en Afrique, ni même sous la domination des Espagnols; mais le régime de fer imposé à Saint-Domingue a produit la délivrance de cette île et le massacre de ses tyrans. De quoi vous plaignez-vous, qui ne soit votre ouvrage? Vous auriez déjà fait éprouver le même sort à la Martinique et à la Guadeloupe, si la masse d’esclaves que vous torturez était plus considérable, ou bien si la contrée qu’ils arrosent de leurs larmes et de leur sang était plus étendue. Si vous persévérez dans votre tyrannie, le désespoir de vos victimes suppléera aux désavantages de leur position. Les habitants de Bourbon, pleins d’humanité et de bienveillance, ont toujours traité leurs noirs avec bonté, et leur sommeil n’a jamais été interrompu par la crainte d’une révolte.

Si les philantropes étaient ennemis des colons, comme ceux-ci ne cessent de le répéter, ils se garderaient bien de les avertir des fautes qui doivent les perdre; ils suivraient l’exemple de Pitt, faisant exciter les révolutionnaires à commettre des excès, afin de gâter leur cause, d’accroître le nombre de leurs ennemis, et de les perdre plus vite. Tout excès en mal produit toujours, quelle qu’en soit la cause, des conséquences funestes à ceux qui les commettent. A cet égard l’expérience dément, à chaque page de l’histoire, ce mot devenu fameux parmi les modernes: Que les morts ne reviennent point. Ce qu’il y a de certain, conformément à la morale de tous les peuples, c’est que chacun paie ses fautes. Bonaparte en a faitl’aveu sur le piédestal que la nature lui a élevé au milieu des mers, en vue des deux mondes.

On convient assez généralement que la traite est injuste, immorale, opposée aux principes de la religion et de l’humanité; mais, dit-on, elle est utile à la marine. Essayons de prouver le contraire, ce sera priver nos adversaires du seul raisonnement dont ils osent encore se servir en public.

Il suffira de rappeler les faits recueillis par un des plus célèbres philantropes, auquel on doit les premiers et les plus grands efforts pour obtenir l’abolition de la traite, due en grande partie à sa persévérance, à ses lumières et à ses vertus. Puisse-t-il jouir long-temps du triomphe qu’il a obtenu sur l’avarice et la perversité des hommes!

M. Thomas Clarkson, en répondant aux négriers anglais, qui prétendaient autrefois que la traite des noirs était une pépinière de matelots, a démontré que sur environ cinq mille matelots appartenant à quatre-vingt-huit bâtiments qui ont fait la traite, dans l’année 1786, il en a péri dix-neuf cent cinquante (1), savoir:

Morts                                                                                              1,130

Abandonnés ou déserteurs dont plus de moitié ont péri.                 320

                                                                                                       ———-

1,950

(1). Voy. Essai sur les désavantages politiques de la traite, par M. Th. Clarkson, première partie, chap. V, sect. 1,

Avant l’abolition de la traite, l’Angleterre employait à ce commerce cent trente navires par an. D’après des calculs détaillés et fort exacts, M. Clarkson a trouvé que chaque vaisseau, dont il estime l’équipage l’un dans l’autre à quarante hommes, en perdait quinze par voyage; ce qui fait dix-neuf cent cinquante qui périssaient sur cinq mille deux cents matelots, formant la totalité des équipages des cent trente navires sortis chaque année des ports d’Angleterre pour faire la traite.

M. Clarkson disait à cette époque: «La traite est non-seulement le tombeau des matelots anglais, mais elle en détruit plus à elle seule, dans une année, que la navigation de toutes les autres branches du commerce de l’Angleterre, prises ensemble, n’en consomment dans deux ans.»

Il établit que six cents navires ont été employés par l’Angleterre pour le commerce des Indes occidentales dans l’année 1786, et qu’ils n’ont perdu que cent soixante matelots (1).

(1). Ibid., sect. 2.

M. Clarkson donne ensuite plusieurs états comparatifs, qui sont très-propres à faire voir combien la navigation de la traite est meurtrière; il prend au hasard vingt-quatre navires employés à différents commerces, et il en compose le tableau suivant (1):

(1). Voyez les détails de ce calcul, ibid., sect. 3.

24 navires faisant la traite ont perdu                                                           216 mat.

24 navires employés au commerce des Indes orientales.                201

24 navires employés au commerce des Indes occidentales.                        6

24 navires employés au commerce du Groenland                          5

24 navires employés au commerce de Saint-Pétersbourg                2

24 navires employés au commerce de Terre-Neuve                                   2

Ce tableau montre la perte de matelots éprouvée dans chaque voyage. En réduisant ces différentes navigations à un même espace de temps pour chaque pays, on trouve pour terme de comparaison l’état suivant:

Sur 910 matelots employés sur des vaisseaux négriers pendant un an, il en a péri.            200

Sur 910 matelots employés au commerce des Indes orientales, il en a péri, dans

une année.                                                                                                              37

Sur 910 matelots employés au commerce des Indes occidentales.                         21

Sur 910 matelots employés au commerce de Saint-Pétersbourg.                            10

Sur 910 matelots employés au commerce de Terre Neuve.                                    10

Sur 910 matelots employés au commerce du Groenland.                                       9

Enfin la navigation faite par les Anglais dans tous les pays, celle de la traite exceptée, n’a consommé dans l’année 1786 que neuf cents matelots; et l’on a vu que la navigation seule de la traite en a fait périr, dans la même année, dix neuf cent cinquante.

Avant les recherches et les calculs de cet illustre philantrope, on disait aussi en Angleterre que la traite était une pépinière de matelots: mais on est revenu de cette erreur, depuis que M. Clarkson a démontré qu’il périt plus d’un quart et près des deux cinquièmes des matelots employés dans ce trafic.

Une remarque importante qui résulte également des recherches faites par M. Clarkson, c’est que la même navigation de l’Afrique, entreprise par les navires qui font le commerce des productions de ce pays, est loin d’être aussi dangereuse que celle de la traite. Dix vaisseaux, pris au hasard dans différentes années depuis 1781 jusqu’à 1787, n’ont perdu que vingt matelots sur cent soixante quatre (1).

(1). Ibid., sect. 6.

Ainsi la navigation de l’Afrique pour le commerce des productions de ce pays coûte environ le huitième des matelots qu’on y emploie, tandis que la perte de la même navigation, pour la traite, va au-delà d’un quart et presque aux deux cinquièmes. Encore l’on n’a fait entrer dans cette perte que les matelots qui ont péri ou qui ne sont plus rentrés en Angleterre, sans tenir compte d’un grand nombre d’autres revenus dans leur patrie, aveugles, estropiés ou dans un état de faiblesse qui ne leur a plus permis de servir; inconvénients qui ne se rencontrent point sur les navires employés aux autres branches de Commerce, même à celui de l’Afrique.

Pour donner une nouvelle preuve des dangers de la navigation de la traite, et pour montrer combien elle est peu favorable à la marine, M. Clarkson met sous les yeux du lecteur l’état des matelots qui ont péri dans sept voyages à la côte d’Afrique, exécutés par des bâtiments de la marine royale d’Angleterre qui ont fait quelque séjour et ont croisé quelque temps sur les côtes de ce pays.

Nombre                                Nombre

des matelots         des morts

Le Race-Horse                                                                    100                  «

Le Bull-Dog                                                                        100                  5

Le Grampus                                                                                    300

Deuxième voyage du même                                                           300                  3         

Troisième voyage du même                                                            300

Le Nautilus                                                                         100                  2

Deuxième voyage du même                                                           100

                                                                                           ——–              ———

1300              10

La grande mortalité des matelots employés à la traite provient de plusieurs causes dont la principale est le concours de différentes maladies contagieuses qui règnent presque constamment sur les bâtiments négriers.

Cette perte de deux mille matelots, occasionnée par le trafic seul de la traite, tandis que celle de toutes les autres branches réunies du commerce de la Grande-Bretagne n’allait qu’à neuf cents, a été une des principales raisons, parmi beaucoup d’autres, qui ont déterminé le gouvernement anglais à supprimer la traite.

Ce commerce de sang est encore impolitique parce qu’il est improductif; il n’est profitable qu’à un très-petit nombre d’individus au préjudice du public, qui est obligé de payer plus cher qu’elles ne valent les productions des colonies cultivées par des esclaves. Nous aurions les cotons de l’Égypte et des États-Unis à meilleur marché; on achèterait le sucre à dix ou douze sous la livre, comme les habitants des États-Unis et des autres pays qui n’ont pas de colonie, sans les droits prohibitifs imposés sur les sucres et les cotons étrangers pour favoriser nos colonies et les dédommager du haut prix de leur culture.

Ce système absurde de prohibition, nuisible à la métropole et aux colonies, vient d’être attaqué victorieusement en Angleterre par M. Huskisson, qui lui a substitué un ordre de choses plus conforme à la raison et plus utile à tous.

La traite est dangereuse parce qu’elle a introduit en Amérique plusieurs maladies contagieuses, parce qu’elle a compromis et qu’elle menace encore la salubrité de l’Europe.

La malpropreté des prisons et l’air impur qu’on y respire ont souvent donné naissance à des maladies épidémiques qui ont produit de grands ravages au dehors. L’épidémie qui a suivi l’invasion des alliés, et qui a fait périr tant de monde, ne peut être attribuée qu’aux privations et aux souffrances des soldats.

Qu’on s’étonne, après cela, que des malheureux mal nourris, entassés durant une longue navigation dans un espace étroit et privé d’air, enchaînés sur un plancher toujours inondé de sang et de sueur que des témoins entendus devant le parlement d’Angleterre ont comparé au plancher sanglant d’un abattoir. Ballottés par les vagues, meurtris par les fers qui les assujettissent les uns aux autres, soumis aux plus mauvais traitement, endurant sans cesse la faim, la soif et la saleté la plus dégoûtante; qu’on s’étonne, dis-je, que des malheureux, dans un pareil état, aient introduit dans les colonies des maladies dangereuses.

Plusieurs personnes et un des médecins qui a donné ses soins aux malheureuses victimes de l’épidémie de Barcelone, pensent que la fièvre jaune n’a pas d’autre origine que les principes pestilentiels qui se développent dans les vaisseaux négriers. Ce qu’il y a de certain, c’est que la fièvre jaune était inconnue en Amérique dans les premières époques des établissements européens.

Suivant les docteurs Pariset, François et Rochoux, l’épidémie qui a dépeuplé Barcelone a été apportée dans cette ville par le navire le Grand-Turc qui revenait de la traite.

La traite est immorale parce qu’elle pervertit le coeur de tous ceux qui prennent une part active à cet infâme trafic. M. T. Clarkson s’est assuré que sur vingt navires négriers pris au hasard, dix-sept avaient été le théâtre de la barbarie et. des cruautés les plus révoltantes exercées contre les matelots européens. Les détails qu’il raconte là-dessus font frémir (1).

(1). Voy. Essai sur les désavantages de la traite, par Th. Clarkson, première partie, chap. IV, sect. 3.

   Un capitaine d’un vaisseau négrier avait tellement maltraité ses matelots, qu’en arrivant à la côte d’Afrique onze d’entr’eux, désespérant de supporter davantage leurs souffrances, s’enfuirent dans une embarcation; huit moururent après avoir éprouvé les plus grands maux, et les autres furent recueillis par un bâtiment. Ce capitaine avait un gros chien, habitué à mordre cruellement les matelots, sur lesquels il le lançait par manière d’amusement.

Un soir un matelot, en abaissant la tente, pour avoir touché à la peinture fraîche d’un canot, fut terrassé et horriblement battu par le capitaine avec un bout de corde qui avait trois pouces et demi de circonférence. Ce malheureux s’étant plaint au garçon chirurgien des douleurs qu’il éprouvait, fut malheureusement entendu du capitaine, qui lui ordonna de se remettre sur-le-champ au travail, et défendit à l’aide-chirurgien de lui donner aucun secours sous peine d’éprouver le même châtiment. Le chirurgien l’ayant visité secrètement pendant la nuit, trouva des contusions si fortes, qu’elles avaient occasionné un crachement et un flux de sang dont ce malheureux mourut quelques jours après.

Un jour l’aide-chirurgien, étant à terre auprès de quelques esclaves malades, fut si maltraité par le capitaine, qu’on le ramena à bord sans connaissance.

Un noir, embarqué comme cuisinier, était habituellement exposé aux cruautés de ce capitaine, qui se plaisait à le battre et à le faire mordre par son chien. Ce noir portait autour du cou une chaîne à laquelle était attaché un gros morceau de bois: c’est enchaîné de la sorte, qu’il était forcé de remplir ses fonctions de cuisinier. Le capitaine se faisait un cruel plaisir de le fustiger lui-même, le faisant mettre pour cela entièrement à nu. Il s’amusait souvent à lui lancer sa fourchette et son couteau; ce qu’il appelait tirer au blanc. Une fois il lança après lui un harpon avec tant de force, qu’il l’aurait tué infailliblement, s’il l’avait atteint. La faute qu’il avait commise en cette occasion était d’avoir cassé une assiette. Une autre fois, il fut si cruellement battu, que le sang coulait en abondance de plusieurs parties de son corps; alors le capitaine se fit apporter un baquet dans lequel il mêla du poivre avec l’eau de mer, et en frotta toutes les plaies de ce malheureux, afin de le faire souffrir davantage.

Un jeune matelot ayant été blessé au pied par la brutalité d’un officier, le capitaine, loin d’en être touché, lui ordonna de faire sentinelle auprès des esclaves: cet exercice lui causa la fièvre, et dans cet état le capitaine le força à passer la nuit sur le pont pour veiller sur la chambre où étaient les femmes esclaves. Ce misérable, succombant sous l’excès du mal et de la fatigue, tomba sur le treillis; le capitaine, l’ayant aperçu, se mit à le battre horriblement, après quoi il le chassa. Ce malheureux se traîna comme il put jusqu’auprès du chirurgien, demanda à boire, on lui donna un verre d’eau d’orge, et, en le buvant, il tomba aux pieds du chirurgien, et expira.

Le lecteur pensera sans doute qu’on a choisi exprès le navire sur lequel l’inhumanité s’est exercée avec le plus de rigueur; et l’on se demandera en même temps si les mêmes cruautés ne s’exercent point sur les vaisseaux employés à d’autres commerces. A cela M. Clarkson répond que sur soixante-trois requêtes présentées, dans l’espace de trois mois, par des matelots demandant justice des mauvais traitements qu’ils avaient reçus de leurs officiers, deux seulement appartenaient à des navires étrangers à la traite; les autres étaient tous négriers. Il serait facile d’en signaler la cause; il suffit d’indiquer ici l’existence de ce fait (1).

(1). Ibid., sect. 4

Sur un de ces bâtiments employés à la traite, un matelot, ayant arrêté une voile pour une autre, fut roué de coups, et eut le bras cassé en deux endroits.

Sur un autre navire, un matelot, pour un léger manque de soin, fut dépouillé à nu et attaché à plat ventre sur le pont: dans cet état le capitaine lui fit des raies sur le dos avec un fer chaud. Une autre fois, pour une faute assez légère, après avoir battu un matelot d’une manière horrible, et pendant que les blessures étaient encore saignantes, le même capitaine lui versa sur le dos une grande quantité de poix fondue, ce qui lui fit souffrir les plus cruelles douleurs.

Tout pénible qu’il soit de s’occuper de ces horreurs, cela devient nécessaire pour convaincre les personnes qui pourraient encore en avoir besoin. Nous terminerons cette douloureuse énumération de crimes par le fait suivant.

Sur un autre vaisseau négrier, un rapport, que M. Clarkson qualifie de pure invention, ayant été fait au capitaine descendu à terre, celui-ci, en revenant à bord et sans plus d’information, fit attacher le matelot accusé, à plat ventre sur le pont, après l’avoir mis à nu; il prit cette corde de trois pouces de circonférence, en usage sur les bâtiments négriers, au bout de laquelle sont attachées neuf petites cordes remplies de noeuds, et à l’autre extrémité un gros noeud de sept à huit pouces de circonférence. Le capitaine battit ce malheureux alternativement des deux bouts de cet instrument, lui appliquant des coups du gros noeud sur le derrière de la tête. Quand son bras droit fut fatigué, il frappa de la main gauche, ensuite des deux mains.

Enfin, n’en pouvant plus de lassitude, il ordonna à un officier de continuer à battre ce matelot comme il venait de le faire; mais celui-ci se borna à frapper du petit coté, sans donner des coups du gros noeud. Un second officier eut ordre de remplacer le premier, et il continua de battre jusqu’à ce que les brins de corde fussent mis en pièces.

Le capitaine, après s’être remis de sa fatigue, se fit apporter un instrument semblable au premier; il ôta sa veste, retroussa ses manches, et se mit à recommencer comme la première fois. Enfin cet horrible supplice dura trois heures: le malheureux qui l’endurait s’était évanoui depuis long-temps; sa tête retombait sur son épaule, et, quand on le détacha, il resta sans mouvement.

Ce féroce capitaine, non content d’avoir exercé sa rage sur le cadavre de sa victime, lui fit attacher ensemble les pieds et les mains, et dans cet état le fit suspendre en l’air au-dessus du pont par une corde attachée aux quatre extrémités, et le laissa dans cette affreuse position le reste de la journée. A la nuit, il le fit descendre dans le canot qui était à côté du navire, et l’y laissa jusqu’au lendemain. Le premier matelot qui descendit pour lui porter quelque secours le trouva mort.

Des hommes, élevés à une semblable école, peuvent-ils conserver quelque sentiment de justice et d’humanité? Qu’espérer de gens habitués à battre ainsi leurs propres compatriotes, lorsqu’ils sont chargés de maltraiter les malheureux noirs qu’ils considèrent comme des animaux?

Les faits contenus dans cet ouvrage ont sans doute convaincu le lecteur que la traite est injuste, impie, immorale; qu’elle ne tend qu’à pervertir tous ceux qui sont employés à ce commerce, et qu’elle porte les hommes à commettre habituellement des crimes défendus par la justice divine, et que, dans toute autre circonstance, les lois humaines, en tous pays, puniraient avec la plus grande sévérité.

La traite est inhumaine, parce qu’elle est une cause constante de dépopulation dans le Vieux-Monde, sans accroître la population du nouveau; parce qu’elle entretient un état de guerre permanent en Afrique, qui augmente la barbarie et l’ignorance dans ce pays, et empêche la civilisation d’y pénétrer.

La traite est barbare, parce qu’elle fait commettre une foule de crimes qui seraient inconnus sans elle; elle est impolitique, puisqu’elle ne rapporte aucun avantage à l’état.

Ainsi il est prouvé, par une longue suite de faits et par une expérience constante, que ce commerce de sang est non-seulement préjudiciable aux Deux-Mondes, mais encore nuisible à ceux-là même qui le font.

Ce trafic homicide n’est profitable qu’à un très-petit nombre de capitalistes qui nc rougissent pas de spéculer de sang froid sur la vie et les horribles souffrances d’un grand nombre de victimes humaines, pour ajouter un peu d’or à celui qu’ils possèdent et dont une partie leur est déjà inutile. Je pourrais citer des personnes fort riches, des hommes élevés aux premières dignités, qui n’ont pas honte de prostituer ainsi les principes de morale et de religion, qu’ils recommandent journellement aux autres.

M. le baron de Staël, enlevé trop jeune à sa patrie, pour le malheur de l’humanité, disait, à la dernière séance de la Morale chrétienne, que ces hommes cupides lui étaient connus, et que, s’ils ne renonçaient point à leurs criminelles spéculations, il les signalerait dans la séance prochaine à l’indignation publique.

C’est pour obtenir un pareil résultat, pour satisfaire quelques intérêts particuliers, que les colons rejettent des colonies les lois qui abolissent la traite, comme ils en ont repoussé la décision de la Sorbonne, les brefs de Rome, même les passages de l’Évangile et de la Bible qui condamnent ce trafic.

Faut-il répondre encore à l’éternelle objection des colons qui pensent avoir droit sur la liberté d’un noir, sous prétexte que celui-ci n’a pas l’intelligence d’un blanc? Si ce principe était admis, Toussaint-Louverture aurait pu disposer de la liberté de tous les colons; et aujourd’hui le général Magni, commandant au cap Haïtien, et beaucoup d’autres grands officiers de la république d’Haïti, seraient autorisés à rendre esclaves un grand nombre de blancs.

L’Europe civilisée a prononcé, en dernier ressort, un arrêt irrévocable contre ce brigandage qui consiste à vendre des hommes parce qu’ils n’ont point la peau blanche. l’auteur immortel de la Charte et son auguste frère ont manifesté contre cette piraterie leur royale volonté. Les ministres ont multiplié des ordres précis, qui n’ont pas été exécutés, et la traite à continué de se faire en France avec la même audace et autant de publicité que lorsqu’elle était légalement permise. Il ne reste plus à l’honnête homme indigné qu’à implorer la faveur du ciel pour mettre un terme à une lutte aussi scandaleuse.

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