Rapport fait à la société française pour l’abolition de l’esclavage …

MESSIEURS:

«Quelques hommes de bien, pénétrés de cette évidente vérité que la morale chrétienne est le Code le plus admirable de préceptes de religion, de justice, de raison, d’ordre public, se sont réunis en société pour en féconder l’exécution, et l’étendre à toutes les relations sociales». Telle fut l’origine de la Société de la Morale Chrétienne.

En conséquence, le premier principe fondamental de la Société fut que «rien de ce qui peut intéresser le bonheur des hommes ne serait étranger à nos travaux.»

C’est à ce titre, Messieurs, qu’une voix se fit entendre en faveur des noirs dans le sein de la Société, à la séance du 8 avril 1822, et cette voix fut celle de M. le baron de Staël, qui, s’unissant à M. Joseph Price, de la Société des Amis, demanda qu’un comité fût formé à l’effet de veiller à l’exécution des lois prohibitives de la traite. L’opinion publique avait été vivement frappée, dix jours auparavant, par le discours que M. le duc de Broglie avait prononcé, le 28 mars, à la Chambre des Pairs, pour réclamer une répression efficace de la traite, et la Société de la Morale Chrétienne déclare que c’était un trafic réprouvé par tous les sentimens de l’humanité, ainsi que par les principes du christianisme.

M. de Staël rédigea le règlement du comité, qui tendit principalement à surveiller l’exécution des lois qui prohibaient la traite, à encourager toutes les publications en faveur de son entière abolition, et à correspondre avec les sociétés étrangères dans le même but. Bientôt après la Société annonça qu’elle décernait un prix de 1,000 fr. au meilleur ouvrage publié sur ce sujet. On se souvient aussi que M. de Staël fit exprès le voyage de Nantes pour reconnaître les contraventions qui se commettaient sans cesse dans cette ville. Il examina les vaisseaux négriers, il prit des dessins de leur construction, et prouva au Gouvernement et au public que ces vaisseaux avaient des dimensions particulières qui annonçaient assez l’emploi auquel ils étaient destinés. Il démontra, en même tems, combien, par le fait seul de leur construction, un grand nombre de noirs devaient périr dans les transports; enfin, il rapporta et déposa sur la table de la Société de la Morale Chrétienne, les fers, les tenailles et colliers, instrumens de torture avec lesquels on les enchaînait, et qu’on fabriquait en France en même tems qu’on y construisait les vaisseaux, malgré les lois qui prohibaient cet infâme commerce. La Société de la Morale Chrétienne fit imprimer et répandre, en grand nombre d’exemplaires, le rapport de M. de Staël, et établit dans ses salles, une exposition publique des fers qu’il avait apportés, afin d’exciter au plus haut degré l’indignation de tous les hommes de bien. Il est, Messieurs, dans les premiers travaux de la Société quelque chose qui doit, à ce qu’il me semble, exciter aussi votre sollicitude. C’est le soin qu’elle a pris constamment de surveiller l’exécution des lois qui prohibent la traite, et de constater sans cesse les contraventions, les jugemens et les condamnations. Elle flétrit ainsi publiquement, chaque jour, cet affreux trafic, et ceux qui s’y livrent. Je crois que vous devez concourir avec elle à les poursuivre, et qu’il existe encore des contraventions assez fréquentes pour rendre utiles vos efforts réunis.

Toutefois vous devez remarquer que la Société de la Morale Chrétienne n’osa s’occuper, dans les premiers tems, que de la répression de la traite des noirs, et que le voeu même de l’abolition de l’esclavage ne fut pas exprimé.

Ce fut un acte de prudence, et qu’il me soit permis de le justifier, en vous en rappelant un semblable. Lorsqu’en 1807, Wilberforce sollicitait vivement au Parlement d’Angleterre l’abolition de la traite, lord Percy se leva et proposa de donner sur-le-champ et gratuitement la liberté à tous les esclaves des colonies. Ce fut Wilberforce qui se hâta de s’y opposer vivement, afin d’éprouver moins d’opposition au premier acte d’humanité qu’il sollicitait depuis vingt années.

De même la Société de la Morale Chrétienne ne parla d’abord que de la traite, et ce fut, sans même oser en prononcer le nom, qu’elle fit les premiers efforts en faveur de l’abolition de l’esclavage.

Un de ses membres, M. le baron de Gérando, essaya d’étendre un peu la limite qui aurait été prudemment fixée aux travaux du Comité. Il demanda qu’indépendamment de la traite, le Comité s’occupât aussi de l’amélioration morale des noirs, en encourageant l’éducation de leurs enfans, et en les mettant à portée de profiter des nouvelles méthodes d’instruction élémentaire qui excitaient alors, par leurs ingénieux perfectionnemens, l’attention et l’intérêt publics.

Ne croyez pas, Messieurs, que ce fut là, seulement, de la part de M. de Gérando, un de ces actes de philanthropie qui ont été si nombreux dans sa vie; ce fut aussi un acte politique. Vous savez que le principal argument de l’opinion contraire à l’émancipation des noirs est leur ignorance et leur défaut d’éducation. Instruire les enfans, les éclairer, leur apprendre les principes de la morale et la connaissance de la vertu, c’est les rendre, aux yeux de tous, aptes à la liberté et capables d’entrer dans l’état social ; et lorsqu’aujourd’hui nous voyons encore les conseils administratifs de nos colonies s’opposer constamment à la propagation des lumières parmi les noirs, nous pensons qu’il serait urgent d’appeler de nouveau l’attention du gouvernement, celle des chambres et celle du public, sur la nécessité d’accorder des fonds pour l’instruction élémentaire dans nos colonies, comme nous en accordons dans les provinces continentales.

Tels furent les premiers actes par lesquels la Société de la Morale Chrétienne essayait d’arriver à la question même de l’esclavage, et lorsqu’elle y parvint, ce fut comme à une simple recherche historique, en publiant, sans en faire aucune application positive, les anciennes autorités qui pouvaient lui prêter aide dans sa sainte mission. Je crains, Messieurs, d’abuser de vos momens, et je dois pourtant vous rendre compte, ainsi que vous me l’avez ordonné, de ses actes et de ses travaux. Je dois vous retracer en peu de mots quelles furent les heureuses citations d’un de ses membres.

«L’Evangile, a-t-il dit, qui donne à l’homme et surtout à l’homme opprimé, le secret consolant de sa destination dans une vie future, lui révéla celui de sa dignité dans la vie présente. Les anciennes formules dressées pour les actes d’affranchissement portent que c’est en considération de Dieu que l’esclave est rappelé à la liberté, pro divinitatis intuitu. Souvent des chrétiens pieux et zélés achetaient des esclaves pour les affranchir. Ce fut par un motif de religion que, dans le sixième siècle, Mathilde, reine de France, prohiba l’usage de vendre les hommes. Une loi des Visigoths d’Espagne, promulguée dans le septième siècle, défend de mutiler les esclaves, parce qu’ils sont à l’image de Dieu, ne imaginis Dei plasucatione adulterent. Des conciles, de pontifes romains, la Propagande, la Sorbonne, des auteurs recommandables décidèrent, en diverses occasions et en divers tems, que la religion condamne l’esclavage et le trafic de l’espèce humaine. Au douzième siècle, Alexandre III écrivait au roi de Valence: La nature a créé tous les hommes libres, et, par leur condition naturelle, aucun d’eux n’a été soumis à la servitude. Depuis la découverte de l’Amérique, Léon X et Paul III proscrivirent, au nom de la religion, l’esclavage qu’on y établissait. Paul III s’exprimait en ces termes: «L’amour du très-haut envers le genre humain ne permit pas que les Indiens ni les autres peuples, non encore admis aux lumières de la foi, soient privés de leur liberté ou de leurs biens; au contraire, ils doivent en jouir et en user librement et licitement, et n’être point réduits en servitude. Notre autorité apostolique déclare que c’est par la prédication, et par l’exemple d’une vie sainte, qu’il faut les amener à croire en Jésus-Christ.»

La Société de la Morale Chrétienne fit connaître aussi tous les écrits modernes publiés en faveur de cette cause. En même tems qu’elle avait décerné en prix de 1,000 fr. au meilleur mémoire sur l’abolition de la traite, elle appelait l’attention de tous les philanthropes français sur quinze cents pétitions présentées au Parlement et signées par un million et demi de citoyens anglais contre l’esclavage; et à ce sujet, Messieurs, qu’il me soit permis de rappeler une prédiction faite dans le sein de la Société. «On détruira, disait-on, le mal par degrés; on commencera par améliorer la condition des noirs par des règlemens salutaires. D’autres mesures suivront ce premier pas et dans dix ou douze années cet affreux système sera détruit de fond en comble.»

Il n’y eut jamais assurément une prédiction mieux réalisée, puisque c’est le 1er août de la onzième année, après que cette parole a été dite, que l’esclavage a été aboli dans les possessions anglaises.

L’histoire de la Société de la Morale Chrétienne, pendant ces onze années, ne serait pas sans intérêt, mais de peur d’abuser de votre attention, je citerai un très-petit nombre de faits.

Je rappellerai avant tout le soin qu’elle prit de publier chaque jour les actes d’humanité qui avaient lieu dans les pays étrangers. Une société s’était formée en Angleterre; elle avait pris pour titre: «Société pour l’adoucissement et l’abolition graduelle de l’esclavage ; vous voyez avec quelle prudence elle se constituait; elle eut soin de déclarer que les noirs, après avoir gémi sans espoir, sous un long esclavage qui avait comprimé et affaibli leurs facultés intellectuelles, ne sauraient, pour leur bien même, être appelés à jouir immédiatement des priviléges de la liberté; la Société de la Morale Chrétienne adoptant cette opinion, ajoutait en leur faveur ces seuls mots: la philanthropie, comme la prudence, conseille de les préparer progressivement à cette transition en leur enseignant par degrés les vertus et les connaissances qui les rendront capables de remplir un jour leurs devoirs d’homme et de citoyens. C’était là, Messieurs, tout ce que l’on osait dire alors; mais on s’étonnait surtout que ce fût à Liverpool que cette société s’établit, dans cette ville autrefois la capitale de la traite, à Liverpool dont les négocians et les armateurs ont lutté jusqu’au dernier moment, contre la sainte cause de l’abolition. On peut se souvenir, disait un de nos collègues «qu’il semblait autrefois, à entendre leur langage, à en croire les pétitions dont ils assiégeaient le parlement britannique, que leur marine serait détruite, leurs fortunes anéanties, leur ville abandonnée, si la traite et l’esclavage étaient un jour prohibés. Eh bien! La sainte cause de la justice et de l’humanité a triomphé; quel a été le sort de Liverpool! Un commerce légitime a remplacé sans secousse un trafic d’iniquité, les capitaux se sont doublés, plus des deux tiers des propriétés de la Jamaïque se trouvent aujourd’hui hypothéquées à des négocians de Liverpool; la population s’y est accrue dans une progression rapide, tous les genres de richesse et de prospérité s’y sont réunis, et aujourd’hui Liverpool offre au monde un éclatant exemple de cette grande vérité, que jamais les intérêts de l’homme, même ici-bas, ne peuvent être en contradiction avec les commandemens immuables de l’Etre Suprême.»

Ce fut en 1822 que les capitalistes de Liverpool changèrent d’opinion; ils reconnurent surtout, et ils le déclarèrent dans le prospectus des sociétés qu’ils formèrent, que le travail des esclaves était plus dispendieux dans leurs possessions que n’y serait à l’avenir celui des ouvriers libres; et comme ils assuraient qu’en général les noirs étaient traités avec humanité, ils en tiraient cette conséquence qu’il était dans l’intérêt des propriétaires, plus encore que dans celui des esclaves, d’établir un travail libre. Nous devons l’avouer, c’était là, Messieurs, un grand pas de fait vers l’abolition de l’esclavage, et j’appelle votre attention sur ce point; car, c’est peut-être là ce qui aidera le plus au succès de la sainte mission que vous vous êtes donnée. Nous devons avouer qu’on ne s’est pas assez occupé de ce calcul en France, tandis qu’on s’est attaché constamment en Angleterre à démontrer que l’esclavage n’est pas moins réprouvé par les principes de l’économie politique que par les lois de la morale.

La Société de la Morale Chrétienne traite principalement la question d’humanité. Ce fut en 1823 que le parlement d’Angleterre prit à cet égard une première résolution. M. Buxton avait poursuivi l’oeuvre de Wilberforce; il proclama hautement dans la chambre des communes l’illégitimité de l’esclavage, et ce fut d’accord avec M. Canning qu’il fut résolu qu’on devait améliorer la condition des esclaves, afin de les préparer à jouir un jour des droits civils des hommes libres.

Ce grand acte devait trouver de la sympathie dans le sein de la Société de la Morale Chrétienne. Sur-le-champ, elle fit imprimer et distribuer à grand nombre d’exemplaires le discours de M. Buxton. Elle le fit précéder d’une introduction dans laquelle la question de l’esclavage fut traitée avec force et avec conscience, et cependant avec sagesse et modération. Il s’agissait surtout de persuader en France, ainsi qu’on l’a fait en Angleterre, que la race noire africaine est aussi capable que la race blanche européenne de s’instruire et de se civiliser. La Société de la Morale Chrétienne se servit encore ici de l’expérience des faits pour démontrer la vérité de ses principes.

Elle cita des exemples notoires: 1º l’Angleterre avait enrôlé des noirs dans la guerre d’Amérique, ils ont servi aussi bien que les Anglais. A la paix, elle en a licencié et envoyé dans la Nouvelle-Ecosse, où elle leur a distribué des terres. Ils s’y sont établis dans une vie régulière, ils ont adopté et pratiqué le Christianisme; ils ont été sages, doux, laborieux et intelligens; ils ont eu des chefs et même des pasteurs de leur couleur, choisis parmi eux; et lorsqu’ils sont ensuite retournés en Afrique, ce sont eux qui ont fondé à Sierra-Leone, la ville la plus forte, où on a remarqué leur travail et leur aptitude au commerce. L’Angleterre en a envoyé aussi à la Trinité où ils sont devenus citoyens aussi estimables et aussi estimés que tous les autres. Elle en ramena d’autres directement en Afrique, et ce sont eux qui ont fondé les villages de Hastings et de Waterloo où on les a distingués pour leurs moeurs douces et probes, dès le tems où ils sortaient tous nouvellement de l’esclavage.

2º. A l’île de Cuba où les affranchis ont porté la population de couleur libre à un nombre égal à la population blanche, sur le continent américain où les anciennes îles espagnoles ont multiplié les rachats, et surtout dans les vallées d’Aragua, où le comte Toreno fait cultiver ses plantations par des colons libres, aucun malheur public n’est venu affliger les hommes de bien, et les progrès de la culture, et l’augmentation des produits ont suivi l’accroissement des affranchissemens.

3º. Dans les îles anglaises elles-mêmes, n’y a-t-il pas un grand nombre de noirs libres, et ne sont-ils pas aussi calmes et soumis, aussi bons citoyens et aussi braves soldats que les blancs? A la Trinité, la moitié du territoire leur appartient; à la Jamaïque ils sont quarante mille, et ce sont les colons les plus riches et les plus commerçans. L’accroissement de leur population a été très prompt et il l’a été à mesure qu’ils ont été mieux traités, plus libres et plus heureux.

4º. A la Colonie où la population des noirs est de trois cent mille âmes, Bolivar commença par affranchir ses propres esclaves, puis tous ceux qui avaient servi l’État, puis tous ceux que étoient capables de pourvoir à leur existence, et dont on payait le rachat à leur maître avec le produit d’un impôt établi à cet effet; tous ces noirs affranchis ont travaillé plus, mieux, et avec plus de calme que les esclaves; ils se sont distingués à la guerre comme d’intrépides soldats, et à la paix comme des citoyens utiles et soumis.

5º. On a contesté les résultats heureux de l’émancipation des noirs de Saint-Domingue. On a dit qu’ils n’avaient profité de la liberté que pour se livrer à la paresse et à l’ivrognerie, et qu’on a fait des lois pour les contraindre à travailler: mais on n’a pas dit qu’ils se bornaient à ne cultiver que leurs plantations de vivres, parce qu’ils n’avaient pas de débit pour leurs produits, qu’il n’y a pas de commerce pour Haïti, parce que ses voisins ne lui permettent pas de débouché et que les noirs n’y travaillent que peu, parce qu’ils n’exportent pas, et qu’ils n’exportent pas, parce que tous les ports d’Amérique leur sont fermés. On doit rappeler à l’égard des hommes de couleur d’Haïti, qu’un grand nombre occupe les fonctions publiques, et que plusieurs sont venus en France qui étaient des hommes très-instruits et distingués comme hommes d’État et littérateurs. Il faut dire encore que les noirs à Haïti se nourrissent, prospèrent et s’accroissent tellement, qu’en 1790 ils étaient dans la partie française quatre cent cinquante mille, et dans la partie espagnole, quatre-vingts; en 1805, la révolution les avaient réduits à quatre cent mille, en tout; mais au dénombrement de 1814, il a été constaté qu’ils étaient neuf cent trente-cinq mille.

6º. Partout des noirs ont souvent acquis dans les affaires, les lettres et les arts, l’estime publique. L’institution africaine, présidée par le duc de Glocester, elle qui entretenoit la correspondance la plus active avec l’Afrique et l’Amérique, à l’effet de concourir à des milliers d’actes de délivrance des noirs, n’avait qu’un seul secrétaire, et c’était un noir. On a parlé aussi de Lillet-Geoffroi, savant mathématicien distingué par l’Institut de France, et on citerait un grand nombre d’écrits, et encore un plus grand nombre d’actes d’intelligence et de dévoûment qui prouvent assez en faveur de leurs coeurs et de leurs esprits.

7º. Enfin on forme sans cesse, depuis quinze ans, sur les côtes d’Afrique, des établissemens nouveaux de noirs libres, et la Société américaine vient de publier un dernier récit qui démontre que parmi tous les désastres qu’on y a éprouvé, provenant de l’insalubrité du sol et du voisinage des peuples barbares, il y a eu rarement des difficultés nées du gouvernement même des noirs. Les commissaires des États-Unis ont dit que ces noirs libres se sont élevés, sous le rapport des moeurs et de l’aisance, bien au-dessus de ceux de leurs frères, qui sont parvenus au plus haut degré de bien-être dans les États-Unis.

Voilà ce que la Société de la Morale Chrétienne a publié tour à tour, et on peut dire qu’elle a constamment suivi avec le même zèle toutes les phases de cette question d’humanité. C’est elle qui a sollicité les premières mesures pour l’adoucissement de l’esclavage.

Elle a d’abord fait remarquer la triste vérité que les peuples libres ont toujours traité leurs esclaves plus durement que les gouvernemens absolus, et que tandis que, dans les colonies anglaises et hollandaises, on les astreignait à des travaux continuels, la loi espagnole leur accordait une certaine partie de leurs journées, et même leur reconnaissait le droit de racheter leur liberté avec les produits de leurs travaux. S’appuyant sur cet acte, elle a demandé que des réglemens soient établis entre les propriétaires et les esclaves, comme il en existe en France entre le maître et l’ouvrier; elle a excité l’indignation des hommes de bien contre la fiscalité des gouvernemens qui, percevant à l’instigation même des colons, un droit sur les affranchissemens, les rendaient onéreux et moins fréquens. Elle a surtout présenté, pour le rachat de la liberté, plusieurs systèmes ingénieux.

Elle a d’abord rappelé que là où les coups et les tortures avaient été remplacés par un léger salaire, le travail avait triplé; pour une mince rétribution de trois demis-sous anglais, environ trois sous de France par acre de cannes à sucre, six noirs faisaient l’ouvrage ordinaire de dix-huit. Elle rappela aussi qu’on avait vu jadis en Angleterre, dans les terres féodales, trois sortes de villains ; les premiers, véritables esclaves, vendables de plein gré; les seconds, vrais serfs attachés à la terre; les troisièmes, véritables vassaux, concessionnaires à charge d’accomplir des services féodaux; et qu’un respectable propriétaire dans les colonies, avait amené tour à tour les noirs à ces trois Etats. Il les avait d’abord soumis en vrais esclaves à la culture obligée. Puis il avait donné une demi-acre de terre à ceux qui étaient bons travailleurs; enfin, il avait concédé une case et de la terre à ceux qui étaient capables d’y bien nourrir leurs familles, à condition que chacun d’eux lui rendrait pour lui-même la culture d’un certain nombre d’acres. Il avait réellement diminué, par ce moyen, la moitié de ses dépenses, et cependant il avait estimé la journée à dix heures; et le travail de chacun à deux cent soixante jours de dix heures ; et ses noirs ayant le surplus des dix heures par jour, plus quarante-huit jours ouvriers par an, et tous les dimanches libres, recueillaient tout ce qui était nécessaire pour leur entretien et celui de leur famille, en même-tems qu’ils amassaient aisément des économies.

Voilà le premier projet que la Société de la Morale Chrétienne recommandait, comme pouvant être mis à exécution par un sincère amour de l’humanité, non-seulement sans nuire, mais au contraire en portant aide et utilité aux intérêts des propriétaires. Mais elle s’adressait ensuite aux gouvernemens eux-mêmes, et leur démontrait que là où les propriétaires égarés par des préjugés et des préventions funestes, se refuseraient à améliorer le sort des noirs, ils avaient, eux gouvernemens, le droit et le devoir, ainsi que les facultés et facilités suffisantes pour supprimer l’esclavage, sans injustice et sans causer de préjudice aux intérêts existans.

Voici, disait-on, ce qu’il est aisé d’opérer de gré ou de force, non pas peut-être sans opposition, mais certainement sans crise dangereuse. Un recensement général des esclaves doit-être fait par les officiers publics; le nom de chacun d’eux doit être déclaré et inscrit pour établir son état-civil; le prix de sa valeur relative doit être constaté contradictoirement avec le maître suivant les formes que la loi établira. Le propriétaire est tenu de lui accorder une certaine quantité de terre pour sa subsistance, et un jour par semaine, en outre du dimanche, pour la cultiver et en récolter les produits. Lorsque, pendant ce jour, il préfère travailler pour son maître, celui-ci doit le payer comme il paierait un autre journalier.

Voilà, Messieurs, le projet que la Société de la Morale Chrétienne a recommandé aux amis de l’humanité. Un de ses membres a porté ses principes jusque dans les colonies lointaines. Il a établi à l’île Maurice une Société composée de colons, qui se sont associés pour racheter les négresses enceintes et rendre libres leurs enfans dès le moment de leur naissance. Elle s’est empressée de faire connaître cette association, et d’en proposer une semblable en France. Elle a en même tems demandé à la législation, par des pétitions aux Chambres, que les conditions et les prix de l’affranchissement soient fixés par des lois; et lorsqu’aujourd’hui la liberté n’est donnée aux esclaves des colonies anglaises qu’à la charge de rester plusieurs années en apprentissage chez leurs anciens maîtres, elle a démontré que si, en attendant qu’on obtint pour les noirs la liberté entière à laquelle ils ont droit, on établissait dans nos colonies le même mode d’apprentissage, en même tems qu’on y instituerait des écoles, afin de donner une éducation morale et une instruction élémentaire aux apprentis, et surtout à leurs enfans, ce serait créer une nouvelle nation sans rien détruire des intérêts existans, et que ce serait faire un grand pas vers la liberté.

Enfin, elle a constamment publié les travaux de ces Sociétés anglaises et américaines qui, rivalisant de zèle et d’humanité, ont porté à Sierra-Leone, à Liberia, et en ce moment encore au cap Palmas, des nations d’hommes de couleur libres qui prouveront un jour que les noirs sont créés aussi bien que les blancs pour la liberté, l’état social et l’accomplissement des destinées de l’homme sur la terre.

Ainsi vous voyez, Messieurs, que la Société de la Morale Chrétienne a constamment pris part à toutes les mesures propres à amener l’abolition de l’esclavage. Vous voyez qu’elle a concouru d’abord à la prohibition de la traite, ensuite à la répression des contraventions, lorsque la question de l’esclavage a commencé, elle a sollicité d’abord l’instruction et l’éducation des enfans; elle s’est associée aux bonnes oeuvres des Sociétés étrangères qui réclamaient seulement alors l’adoucissement et l’abolition graduelle de l’esclavage; lorsqu’on a osé davantage, elle s’est empressée aussi de faire plus, elle a flétri et réprouvé l’esclavage par des faits historiques; elle en est venue à l’application en réclamant tout ce qui aidait l’affranchissement, en s’élevant avec indignation contre les impôts dont on le chargeait, et en établissant un système de rachat qui aurait déjà produit la liberté presque générale des noirs, s’il eût été suivi depuis qu’elle l’a proposé et publié. Elle a en même tems sollicité la liberté pour les enfans à naître, ensuite pour les femmes enceintes, et a demandé que des lois préparatoires consacrent au moins pour les noirs un avenir de liberté.

Ainsi, je crois pouvoir vous dire, Messieurs, au nom de la Société de la Morale Chrétienne, que, si vous êtes appelés à amener, par vos efforts et par votre influence, un changement dans la condition des esclaves de nos colonies, vous réaliserez son voeu le plus cher et le plus constant. Vous pourrez vous dire aussi, comme l’ont dit avant vous les membres de la Société de la Morale Chrétienne, que vous bénissez la Providence de vous avoir choisis pour les instrumens d’une si belle oeuvre.

                                                        Par M. le marquis de la ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT,

                                                        Président de la Société de la Morale Chrétienne.

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