Voyage pittoresque dans le Brésil

VOYAGE PITTORESQUE DANS LE BRÉSIL.

MOEURS ET USAGES DES NÈGRES.

UNE chose incontestable, c’est que beaucoup d’hommes d’un grand mérite ont écrit sur l’esclavage des Nègres, sans posséder cependant sur cette matière les connaissances exactes qu’ils auraient pu acquérir, soit en voyant les choses par eux-mêmes, soit en examinant du moins avec précaution les rapports d’autrui. Les tableaux chargés ou infidèles qu’ils nous ont faits du malheureux état des Noirs, ont nui à la bonne cause dont ils voulaient assurer le succès; car le public, averti de l’inexactitude de quelques points, s’est repenti d’avoir fait une si grande dépense de pitié. Avec son défaut ordinaire de mesure et de discernement, il a de suite accordé son approbation aux rapports de ceux que faisait parler l’intérêt, ou qui voulaient se donner une réputation d’esprits forts, en affirmant que l’esclavage n’a rien de pénible; que non-seulement le sort des Nègres est le seul pour lequel la nature les ait faits, mais encore qu’ils sont tellement heureux que, si les Européens de la classe ouvrière le savaient, il pourrait bien en résulter une concurrence fâcheuse pour les Noirs. Il y avait d’autant plus lieu de s’attendre à ce résultat, que la pitié, chez la plupart des hommes, n’est qu’une impression sensitive, qui a ses jouissances comme la crainte des revenans. Quoiqu’il soit vraisemblable qu’en exposant l’état des Nègres du Brésil sans prévention et sans passion,, nous ne contenterons ni les ames compatissantes ni les esprits forts; nous ne pouvons nous écarter de notre devoir, qui est de rapporter fidèlement ce que nous avons vu.

Il est un fait sur lequel sont d’accord tous ceux qui s’y connaissent et qui ont observé sans prévention: c’est que les esclaves des possessions espagnoles et portugaises du Nouveau-Monde sont infiniment mieux traités que ceux des colonies des autres nations européennes; leur sort est surtout bien préférable à celui des Nègres des colonies anglaises dans les Indes occidentales. Cette particularité s’explique d’abord en ce qu’il y a entre le caractère des peuples du Nord et celui des peuples méridionaux des différences prononcées, elle s’explique encore au moyen d’autres différences qui existent dans la position des colons eux-mêmes.

Les défauts du caractère national des Espagnols et des Portugais contribuent peut-être, autant que ses qualités, à adoucir la condition des esclaves dans les parties de l’Amérique où se sont établies leurs colonies. Tout homme qui a observé longtemps et avec impartialité ces deux nations doit demeurer convaincu que, quelles que soient les différences qui les distinguent entre elles, la masse du peuple est plus facile à émouvoir et plus véhémente dans ses passions que les nations septentrionales: or il ne peut être question que de la masse, quand il s’agit de comparer entre eux des caractères nationaux. La facilité avec laquelle ces peuples reçoivent toute sorte d’impressions, et la force même de ces impressions, ont leur source dans une sensibilité plus exquise, dans une organisation plus délicate; qualités qui les préservent de l’impassible rudesse, résultat ordinaire de l’âpreté du climat, contre laquelle il faut que les nations septentrionales luttent sans cesse. Cette rudesse, il est vrai, peut, au moyen de la civilisation, produire les plus nobles vertus, tandis que sous un ciel prodigue de ses biens, l’habitant du Sud n’a pas besoin de faire de ses facultés intimes un emploi journalier, et que, pour cette raison, il semble paresseux et indifférent, jusqu’à ce qu’il soit excité par un événement particulier; mais quelque échec qu’en doivent éprouver les idées reçues et une vanité peut-être excusable, l’observateur impartial ne pourra s’empêcher de reconnaître que l’habitant du Midi apporte dans ses relations journalières et dans les circonstances ordinaires de la vie une certaine douceur, de la politesse, de la souplesse d’esprit, enfin cette humanité entendue dans le sens le plus large de ce mot et qu’on chercherait en vain dans l’homme du Nord et surtout chez l’Anglais. Le colon portugais et le colon espagnol, qui sont capables des plus grands efforts pour les travaux du corps comme pour ceux de l’esprit, quand la nécessité l’exige ou que des circonstances majeures enflamment leurs passions, n’ont nulle vocation pour cette infatigable activité, pour cette application journalière, que les nations septentrionales mettent au nombre de leurs vertus. Ces colons n’exigent point d’autrui les qualités qu’ils n’ont pas eux-mêmes et, proportion gardée, ils ne demandent pas plus aux esclaves que les exemples qu’ils donnent eux-mêmes ne les y autorisent.

Les travaux des esclaves au Brésil sont à ceux des esclaves des colonies anglaises à peu près comme les travaux des hommes libres de l’Angleterre à ceux des hommes libres du Brésil ou du Portugal. Quelque désavantage que sous d’autres rapports il puisse résulter de ce laisser aller et de cette négligence, elle ne peut manquer d’influer d’une manière favorable sur la condition des esclaves. La liberté qui règne chez les maîtres dans toutes les relations et pour toutes les classes de la société, ne leur est pas moins propice; elle diminue beaucoup les désagrémens inséparables de la servitude. Enfin, ce qui est d’un plus grand poids dans la balance que les qualités de leurs maîtres, c’est que ceux-ci sont pénétrés des idées les plus religieuses. Il n’y a nul doute que le catholicisme, tel que le pratiquent les Portugais et les Espagnols, ne contribue plus que toute autre chose à rendre l’esclavage supportable autant que peut l’être une condition aussi opposée à la nature. Ce n’est point ici le lieu d’expliquer pourquoi le christianisme n’a pas eu partout des effets aussi salutaires? Il suffira de rapporter un fait, c’est que dans les colonies anglaises les ministres du culte anglican ont fait jusqu’à ce jour peu ou même rien du tout pour l’instruction morale et religieuse des esclaves; et même les efforts de quelques prêtres sectaires, loin d’être favorisés par l’Autorité ou par les colons, ont souvent éprouvé la résistance la plus opiniâtre. Le sort du missionnaire Smith à Demerary sera une tache éternelle dans les annales des colonies anglaises. Cette manière si peu chrétienne d’entendre le christianisme, l’esprit d’aristocratie et le peu de liant que les Anglais apportent dans leurs relations sociales, enfin les spéculations sans fin auxquelles se livre cette nation, rendent plus large et plus profond qu’il ne le serait d’ailleurs le gouffre qui sépare les maîtres des esclaves. Il y a de la part des premiers envers les seconds un mélange d’avarice, de mépris aristocratique des races étrangères, et même d’orgueil religieux: le colon pense que le manque de croyance ou la croyance erronnée de son esclave ne lui donne pas moins que ses vices le droit de l’opprimer et de l’exclure des biens les plus ordinaires de la vie; il ne daigne pas même réfléchir que lui-même a fait naître ces vices dont il se prévaut, ou du moins qu’il ne fait absolument rien pour les corriger au moyen de la morale et de la religion. Ces remarques ne peuvent paraître sévères qu’à ceux qui ne connaissent pas les débats et les négociations auxquels ont donné lieu, en Angleterre, les refus opiniâtres des colons de faire la moindre chose pour améliorer la condition de leurs esclaves sous les rapports physiques et moraux.

Le colon du Brésil, au contraire, regarde comme son premier devoir d’admettre l’esclave dans la société chrétienne; s’il le négligeait, rien ne pourrait le soustraire à la flétrissure que lui imprimerait à la fois le clergé et l’opinion publique. La plupart des esclaves sont baptisés sur la côte même de l’Afrique avant leur embarquement, ou le plus tôt qu’il est possible de le faire après leur arrivée au Brésil, et dès qu’ils en ont appris assez de la langue de leurs maîtres pour réciter les principales prières du culte catholique. On ne les consulte pas sur ce point, et l’on regarde leur admission au sein de l’Église comme une chose d’une nécessité reconnue. Jamais cependant on n’a vu d’exemple qu’il ait fallu recourir à la violence pour administrer le baptême à ces esclaves. Ils s’accoutument promptement à regarder cette solennité comme un bienfait; car les anciens, ceux qui ont déjà été baptisés, traitent les nouveaux venus avec une sorte de mépris et comme des sauvages, jusqu’au moment où ce sacrement les élève jusqu’à eux.

Quoi que l’on puisse dire contre ce genre de christianisme et quelque insuffisant que soit le baptême conféré dans de pareilles circonstances, il demeure toujours certain qu’il y a un rapport direct de la consciencieuse observation des préceptes de l’Église catholique à la bonne conduite des esclaves, à leur valeur morale, à l’humanité des maîtres: avant donc que d’imprudentes clartés viennent leur représenter cette religion comme un assemblage de formes extérieures vides de sens ou comme de vaines superstitions, on aurait droit d’exiger que ces lumières fournissent des garanties très-certaines que non-seulement elles pourront produire à l’avenir de plus salutaires effets, mais encore qu’elles les produiront réellement. Si l’on considère ce que sont les esclaves au Brésil et aux Indes occidentales, et si l’on compare la conduite du clergé dans ces deux colonies, les prétentions du clergé anglican à un plus haut degré de civilisation et de lumières en seront fort compromises. Une vérité reconnue, c’est que les esclaves qui appartiennent à des couvens ou à des corporations ecclésiastiques sont à la fois les plus laborieux, les plus moraux, les mieux nourris et les mieux entretenus. Ce qui les relève encore à leurs propres yeux, c’est qu’ils ont la persuasion qu’ils ne sont pas au service des moines ou des religieux; ils se disent les serviteurs immédiats des Saints sous l’invocation desquels se trouvent placés les églises et les couvens: ils appartiennent ainsi à S. Benoît, à S. Dominique, etc., ce qui ne contribue pas pour peu de chose à leur faire penser qu’ils sont au-dessus de leurs compagnons d’infortune. Les devoirs de parrain envers le filleul, ayant jeté de profondes racines dans l’opinion publique au moyen des idées religieuses, exercent une salutaire influence sur le sort de l’esclave et lui assurent un ami, un conseil qui écoute toutes ses plaintes; et qui, s’il ne peut le protéger dans toutes les circonstances, a du moins des consolations pour toutes ses douleurs. Ces devoirs sont tellement reconnus par les moeurs publiques, qu’il est fort rare que le maître serve de parrain à l’esclave: cette qualité apporterait trop de restriction à ses droits et à sa puissance. La position indépendante du clergé dans ces colonies catholiques tourne aussi au profit des esclaves, qui le plus souvent invoquent avec confiance son intervention et ses conseils.

Après ces considérations générales sur l’état des esclaves au Brésil, nous allons entrer dans de plus amples détails sur les diverses situations dans lesquelles les place successivement la singulière destinée qu’ils doivent à leur couleur, tant pendant leur traversée pour l’Amérique, que dans les colonies elles-mêmes.

C’est, sans aucun doute, pendant leur trajet d’Afrique en Amérique que la situation des Nègres est le plus affreuse: il n’est que trop vrai qu’en supposant que pour ce temps, les circonstances soient les plus favorables, leurs souffrances n’en sont pas moins telles qu’aucune description ne serait complète, quand même on oserait abandonner à l’imagination la plus active le soin de peindre ce tableau de ses véritables couleurs. L’artiste ne pourrait être autorisé à représenter de pareilles scènes s’il n’en adoucissait l’expression autant que possible.

Malheureusement on ne peut se dissimuler (et d’ailleurs l’expérience le prouve), que les mesures prises par les puissances européennes pour réprimer le commerce des esclaves, loin de restreindre ce funeste trafic, ont beaucoup empiré le sort des milliers d’individus qui en sont chaque année les victimes. La postérité qui, peut-être, aura sur les caractères et sur le but de la civilisation des idées plus nettes, s’étonnera d’apprendre qu’un phénomène politique, tel que la traite des Nègres, ait pu durer des siècles, sans qu’il se soit élevé la moindre réclamation sur son injustice et sur ce qu’elle a de préjudiciable même aux intérêts des nations qui y participent; mais elle s’en étonnera probablement moins, elle y croira plus facilement qu’à une autre vérité tout aussi triste, c’est qu’après que les puissances qui prétendent à la civilisation eurent proclamé solennellement que ce commerce infâme était la honte du siècle, il ne fut cependant rien arrêté de positif pour l’anéantir, ni même pour diminuer les maux qui en sont inséparables: c’est que, loin de là, il ent est résulté, soit par le défaut de conscience des législateurs soit par la négligence, ou la perfidie de ceux qui devaient faire observer les lois, une espèce de garantie négative, d’assurance d’impunité pour le mal.

Que peut-on dire de plus positif sur la nature et sur les progrès de ces excès, que ce qu’annoncent les résultats eux-mêmes? On enlève annuellement environ cent vingt mille Nègres de la côte d’Afrique pour le seul Brésil, et rarement il en parvient plus de quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille à leur destination. Il en périt donc à peu près un tiers pendant une traversée de deux mois et demi à trois mois. Que l’on réfléchisse, à la cruelle impression que doit faire sur le Nègre sa séparation violente d’avec tout ce qui lui est cher, à l’effet que produisent le plus profond abattement ou la plus terrible exaltation de l’esprit réunis à toutes les privations du corps, à toutes les souffrances du voyage, et l’on ne s’étonnera plus de ces affreux résultats. Ces malheureux sont entassés dans un réduit dont la hauteur excède rarement cinq pieds. Ce cachot comprend toute la longueur et toute la largeur de la cale du vaisseau: on les y entasse au nombre de deux ou trois cents, de telle sorte qu’il y a tout au plus cinq pieds cubes pour chaque homme adulte; et même des rapports officiels soumis au parlement au sujet de la côte du Brésil, ne permettent pas de douter que dans la cale de plusieurs bâtimens l’espace disponible pour chaque individu ne se trouve réduit à quatre pieds cubes, et la hauteur de l’entrepont n’y excède pas non plus quatre pieds. Les esclaves y sont entassés contre les, parois du navire et autour du mât; partout où il y a place pour une créature humaine, à quelque position qu’il faille la contraindre, on ne manque pas d’en profiter. Le plus souvent les parois sont entourées à moitié de leur hauteur d’une sorte de rayons en planches, sur lesquels gît une seconde couche de corps humains. Tous, et principalement dans les premiers temps de la traversée, ont les fers aux pieds et aux mains, et de plus ils sont liés les uns aux autres par une longue chaîne.

Joignons à cette déplorable situation la chaleur brûlante de l’équateur, la fureur des tempêtes, et cette nourriture inaccoutumée de féves et de viandes salées, enfin, le manque d’eau, conséquence presque inévitable de la cupidité avec laquelle on fait emploi du plus petit espace pour rendre la cargaison plus riche, et nous comprendrons pourquoi il règne une si grande mortalité à bord des vaisseaux négriers. Souvent il arrive qu’un cadavre reste plusieurs jours parmi les vivans. La privation de l’eau est la cause la plus fréquente des révoltes des Nègres; mais à la moindre apparence de sédition, on ne distingue personne; on fait d’impitoyables décharges d’armes à feu dans cet antre encombré d’hommes, de femmes et d’enfans. On a vu, dans l’excès de leur désespoir, des Nègres se lancer furieux sur leurs voisins, ou déchirer en lambeaux sanglans leurs propres membres.

Il ne faut pas oublier que nous ne peignons point ici de rares exceptions, que c’est l’état habituel des bâtimens négriers, que tel est le sort ordinaire des cent vingt mille Nègres que l’on exporte annuellement pour le seul Brésil, enfin que, les choses fussent-elles arrangées pour le mieux, un retard de quelques jours dans la traversée peut avoir les plus terribles résultats. Nous ne citerons ici aucun des nombreux traits d’inhumanité recueillis tous les ans par les croisières anglaises ou par les agens de la société africaine: cela serait absolument inutile.

On ne fait faire de quarantaine régulière aux vaisseaux négriers ni à Rio-Janeiro, ni dans aucun autre port du Brésil; il n’y a d’ailleurs aucune institution spéciale à cet effet. Quelquefois on les oblige à rester plusieurs jours à l’ancre soit dans la rade, soit dans le port; mais la durée de ce retard paraît dépendre uniquement du caprice ou de l’intérêt de la douane ou du Medico-mor. Il n’y a pas d’ailleurs d’autres mesures de précaution, en sorte que, si les ports du Brésil n’ont jamais été envahis par des maladies contagieuses, c’est un bonheur qu’il ne faut attribuer qu’au hasard ou à la salubrité particulière du climat. Dès que le marchand obtient la permission de débarquer ses esclaves, on les met à terre près de la douane; et là on les inscrit sur les registres, après avoir perçu les droits établis pour l’entrée.

De la douane on les conduit aux maisons de vente, qui sont véritablement des étables: ils y restent jusqu’à ce qu’ils trouvent un acheteur. La plupart de ces étables à esclaves sont dans le quartier appelé Vallongo, auprès du rivage. C’est pour la vue de l’Européen un spectacle choquant et presque insupportable: toute la journée ces êtres infortunés, hommes, femmes, enfans, sont assis ou couchés près des murailles de ces immenses bâtimens, et mêlés les uns avec les autres; ou bien si le temps est beau, on les voit dans la rue. Leur aspect a quelque chose d’affreux, surtout lorsqu’ils ne sont pas encore reposés de la traversée: l’odeur qui s’exhale de cette foule de Nègres est si forte, si désagréable, que l’on a peine à rester dans le voisinage, lorsqu’on n’y est pas encore accoutumé. Les hommes et les femmes sont nus et ne portent qu’une pièce de toile grossière autour des hanches. On les nourrit de farine de manioc, de féves et de viandes sèches; les fruits rafraîchissans ne leur manquent pas.

Cette position, toute désagréable qu’elle puisse être, leur semble un véritable adoucissement aux maux soufferts pendant la traversée. Cela explique pourquoi les Nègres ne paraissent pas se trouver fort malheureux dans ces marchés: rarement on les en tend se plaindre, et même on les voit accroupis autour du feu, entonner des chants monotones et bruyans, tandis qu’ils s’accompagnent en battant des mains. La seule chose qui paraisse les inquiéter, est une certaine impatience de connaître quel sera enfin leur sort: aussi l’apparition d’un acheteur cause-t-elle souvent parmi eux des explosions de joie; ils s’approchent alors et se pressent autour de lui pour se faire palper et visiter soigneusement le corps, et quand on les achète, ils regardent leur vente comme une véritable délivrance, comme un bienfait, et suivent leur nouveau maître avec beaucoup de bonne volonté, tandis que leurs compagnons, moins favorisés, les voient partir avec un regret qui n’est pas exempt d’envie. Ceux néanmoins qui sont arrivés sur un même vaisseau restent plus étroitement liés, et le devoir de s’aimer et de se secourir est fidèlement observé entre ces esclaves, que l’on appelle molungos. Malheureusement, quand on vend des esclaves, on tient rarement compte des liens de famille. Arrachés à leurs parens, à leurs enfans, à leurs frères, ces infortunés éclatent parfois en cris douloureux; mais, en général, le Nègre fait preuve dans ces circonstances d’une telle indifférence ou d’un tel empire sur ses sentimens, qu’on ne peut que s’en étonner, et qui semble surtout inexplicable, quand on rapproche cette conduite de l’attachement qu’ils témoignent dans la suite pour ceux auxquels ils sont liés par le sang.

Le premier soin de l’acheteur est de procurer à son nouvel esclave quelques vêtemens qui lui plaisent: la toile bigarrée qu’on lui noue autour des hanches, la veste de laine bleue et le bonnet rouge qu’on y ajoute, ne contribuent pas peu à rendre plus agréable la transition du Nègre vers son nouvel état. On lui donne encore une grande couverture de laine grossière, qui lui sert à la fois de couche et de manteau, et dont les couleurs tranchantes, le jaune et le rouge, lui plaisent beaucoup. On a soin aussi, pendant le voyage du marché à la plantation, de maintenir les esclaves en bonne humeur, en les traitant et en les nourrissant bien. Souvent on voit arriver à la halte, appelée Rancho, le, colon, qui prend en croupe l’esclave fatigué, ou qui conduit par la bride le cheval qui le porte.

A l’arrivée dans la plantation on confie l’esclave à la surveillance et aux soins d’un autre plus âgé et déjà baptisé. Celui-ci le reçoit dans sa hutte et cherche à lui faire, peu à peu, prendre part à ses propres occupations domestiques; il lui apprend aussi quelques mots portugais. Ce n’est que quand le nouvel esclave est entièrement rétabli des suites de la traversée, qu’on commence à le faire participer aux travaux agricoles des autres. Alors c’est son premier protecteur qui l’instruit, et pendant long-temps encore on a égard à son inhabileté ou à sa faiblesse. Toutes ces précautions allègent beaucoup l’entrée de l’esclave dans sa nouvelle condition; il n’y a donc pas lieu de s’étonner, si les Nègres sont en général assez contens et s’ils oublient bientôt leurs affections antérieures. Cela est d’autant moins surprenant, qu’il en est beaucoup parmi eux qui ont été esclaves dans leur patrie, où on les traitait plus mal qu’en Amérique.

VOYAGE PITTORESQUE DANS LE BRÉSIL.

MOEURS ET USAGES DES NÈGRES

APRES avoir, dans le précédent cahier, accompagné le Nègre depuis la côte d’Afrique jusqu’à la plantation, nous allons passer à une description plus détaillée du genre de vie et des occupations qui l’attendent dans sa nouvelle condition.

On envoie les esclaves au travail dès le lever du soleil. La fraîcheur du matin paraît leur être beaucoup plus désagréable que la plus grande chaleur du jour, et ils demeurent comme engourdis jusqu’à ce que, s’élevant au ciel, le soleil les brûle de ses rayons. A huit heures on leur accorde une demi-heure pour déjeûner et se reposer. Il y a quelques plantations où l’on fait déjeûner les esclaves avant de les envoyer au travail, c’est-à-dire, immédiatement après le lever du soleil. A midi ils ont encore deux heures pour le dîner et le repos, puis ils travaillent de nouveau jusqu’à six heures. Toutefois, dans la plupart des plantations, et de cinq à sept heures, au lieu de continuer à les faire travailler aux champs, on les emploie à rassembler du fourrage pour les chevaux, ou à chercher dans les forets voisines des palmitas et du bois de chauffage; souvent ils en reviennent pesamment chargés, et fort avant dans la soirée. Ou bien, quand ils sont de retour des champs, on leur fait encore moudre, pendant deux heures, de la farine de manioc; mais ce travail, dans la plupart des plantations, ne se représente qu’une ou deux fois la semaine; car il y en a peu où l’on en prépare plus qu’il n’en faut pour la consommation des esclaves eux-mêmes. Il est d’usage, quand ceux-ci reviennent de leurs travaux, qu’ils aillent se présenter au maître et lui souhaiter le bon soir.

Les diverses époques des travaux de l’agriculture entraînent avec elles plusieurs changemens dans le réglement ordinaire de la journée. Pendant la récolte du sucre, par exemple, le travail dure jour et nuit, et les Nègres se relèvent par troupes comme les matelots pour le service des vaisseaux. Cette récolte se fait depuis la fin de Septembre à la fin d’Octobre, et pendant ce temps il n’est rien qu’on ne fasse pour conserver les Nègres en bonne humeur et en bonne santé; aussi y a-t-il dans les commencemens beaucoup de gaieté et beaucoup de bruit; mais peu à peu la continuité du travail épuise les esclaves et surtout ceux des (engenhos) moulins à sucre, et même leur fatigue devient telle qu’ils s’endorment en quelque lieu qu’ils se trouvent, d’ou est venue cette locution: he dorminhoco como negro de engenho (il a sommeil comme un Nègre du moulin à sucre). Il arrive très-souvent que cet épuisement donne lieu à des malheurs: soit que la main, soit que les vêtemens du Nègre chargé de placer les cannes à sucre entre les cylindres, s’y prennent; le bras et quelquefois le corps entier sont alors écrasés, à moins qu’il n’y soit porté secours sur-le-champ. Dans quelques plantations on voit à côté de la machine une forte barre de fer, que l’on introduit entre les cylindres pour les arrêter en pareil cas ou pour les séparer. Néanmoins il n’y a souvent d’autre moyen de sauver le malheureux que de lui couper promptement avec une hache le doigt, la main, ou le bras qui se trouvent engagés dans les cylindres. On pense généralement qu’il y a moins de danger quand la machine est mue par des boeufs que quand on y emploie des mulets, que le cri des Nègres effarouche, et qui n’en tournent que plus rapidement, tandis que les boeufs s’arrêtent d’eux-mêmes.

La nourriture donnée par les maîtres aux esclaves consiste en farine de manioc (farinha da mandiocca), ou féves de marais (feixaos), en viandes séchées au soleil (carne secca), en lard et en bananes. Il est plus avantageux de leur abandonner le soin de préparer leurs alimens eux-mêmes dans les champs, que de leur faire perdre beaucoup de temps à revenir, pour chaque repas, de plantations souvent très-éloignées jusqu’au logis; aussi cela se pratique-t-il ainsi en un grand nombre d’endroits. En général, on leur donne leur nourriture avec beaucoup de parcimonie, et elle suffirait à peine à leur entretien, s’ils n’avaient les moyens de se procurer encore différens comestibles, tels que des fruits, des légumes sauvages, ou même du gibier.

Le dimanche, ou aux jours de fêtes, qui sont tellement nombreux qu’ils absorbent plus de cent jours de l’année, les esclaves sont dispensés de travailler pour leurs maîtres, ils peuvent ou se reposer ou bien s’occuper pour leur propre compte. Il y a dans chaque plantation une étendue de terrain proportionnée à son importance; le maître ne s’en sert point, l’abandonne à ses esclaves, et chacun en cultive autant qu’il le veut ou qu’il le peut: non-seulement l’esclave se procure une nourriture saine et suffisante par le produit de ces champs, mais il trouve souvent à le vendre avantageusement. Ainsi l’un des commandemens de l’Église catholique qui a été le plus souvent blâmé comme abusif et pernicieux, est, par ce moyen, devenu un véritable bienfait pour les esclaves, et quand le gouvernement portugais crut devoir satisfaire aux progrès des lumières et prendre des mesures pour diminuer le nombre des fêtes, cette innovation ne reçut pas l’approbation des hommes les plus éclairés du Brésil; ils disaient avec raison que ce qui pouvait être un bienfait en Portugal, n’était au Brésil qu’une cruauté envers les esclaves. Il n’y a rien à répondre à cela, sinon que cette contradiction même est une preuve de l’absurdité de tout ce système. Quoi qu’il en soit, les huttes des esclaves contiennent à peu près tout ce qui dans ce climat, peut être appelé nécessaire. Ordinairement ils possèdent de la volaille, des porcs, quelquefois même un cheval ou un mulet, qu’ils louent avec avantage, parce que la nourriture ne leur en coûte rien.

En général, les colons favorisent les mariages entre leurs esclaves; car ils savent par expérience que c’est le meilleur moyen de les attacher à la plantation, et la plus forte garantie de leur bonne conduite. Toutefois on ne peut nier qu’il n’y ait beaucoup d’exceptions à cette règle, que souvent même, par leurs exemples, les maîtres amènent le déréglement des moeurs des esclaves, et que les rapports entre ceux du sexe féminin et ceux du sexe masculin rendent impossible l’observation sévère de la morale ou la consciencieuse persévérance dans la fidélité conjugale.

Telle est, en général, la position des esclaves nègres dans les plantations du Brésil; mais il est bien entendu qu’elle présente une infinité de gradations et de modifications, et qu’en dernier ressort, le bien-être ou le mal-aise de l’esclave dépend toujours du caractère personnel ou des caprices de leurs maîtres, et peut-être beaucoup plus encore de ceux de leurs surveillans immédiats. Lorsque l’on considère tout ceci avec connaissance de cause, sans passion ni préjugés, on acquiert de plus en plus la conviction que d’une part les suites affligeantes que paraît nécessairement entraîner pour les Nègres l’esclavage consacré par les lois dans tout ce qu’il a de plus inhumain, sont cependant beaucoup adoucies par l’influence toute-puissante des intérêts personnels, par celle de la raison, de l’humanité, de la religion; et que, d’autre part, les lois qui ont été faites pour protéger les esclaves contre les maîtres, n’ont que peu ou point d’influence sur le sort des premiers, leur observation n’ayant pas non plus d’autre garantie que ces élémens moraux constitutifs de la société civile, qui finissent toujours par se réunir à ce que l’on appelle l’opinion publique: c’est le seul tribunal que pourrait réellement redouter le maître par rapport à sa conduite envers l’esclave. On peut donc s’égarer également, soit en admettant à priori l’existence réelle de toutes les suites possibles de cet ordre de choses, soit en attribuant aux lois rendues en faveur des esclaves une influence très-grande ou très-favorable. Ces deux défauts se trouvent fréquemment dans les auteurs qui n’ont pas eu l’occasion de voir les choses de leurs propres yeux.

Ce qui importe le plus, c’est le caractère du surveillant des esclaves ou feitor: le fouet à la main, il conduit les esclaves au travail, et c’est lui qui les surveille immédiatement toute la journée. Ce qui nous révolte surtout dans ce malheureux système, c’est cette affreuse pensée, de soumettre l’homme comme la bête à l’action du fouet. Quoiqu’en thèse générale il soit vrai, comme le prétendent les défenseurs de l’esclavage, que le fouet est plutôt dans la main du feitor le symbole de la puissance, et qu’il ne s’en sert ni pour forcer le Nègre au travail, ni pour le punir arbitrairement, il n’en est pas moins vrai, non plus, que ce surveillant ne peut être empêché d’appliquer le fouet que par la présence ou la volonté du maître, et qu’il n’est point possible qu’un homme grossier, cruel, vindicatif, ne fasse point abus de son pouvoir; les exemples constatés de ces abus de pouvoir ne sont d’ailleurs que trop fréquens. Dans l’état actuel des choses, et jusqu’à ce que l’esclavage ait été supprimé, ou que, du moins, l’on ait mis des bornes légales à l’arbitraire du maître ou du feitor un des premiers et des plus importans devoirs du maître est d’apporter un grand soin dans le choix de ce feitor. En général, on peut se fier aux feitors qui sont esclaves eux-mêmes, bien plus qu’aux autres, parce qu’ils dépendent eux-mêmes entièrement du maître; mais c’est précisément sur eux qu’il faut que le maître veille plus particulièrement, afin qu’ils ne se montrent pas trop sévères envers leurs compagnons de servitude. On prend aussi pour feitors des Brésiliens ou des mulâtres libres, et ordinairement c’est sous leur direction que les esclaves se trouvent le mieux, tandis que les feitors européens sont les plus durs. Un fait que l’expérience de tous les jours confirme, c’est que les Européens, dans quelque rapport qu’ils se trouvent avec les esclaves, sont ceux qui aggravent le plus leur position, et, sans vouloir excuser cette déshonorante distinction, on pourrait l’expliquer, d’une part, en ce que les Européens apportent dans ces contrées plus d’orgueil et de préjugés; de l’autre, en ce que la plupart de ceux qui s’établissent au Brésil, et surtout ceux qui entreprennent des plantations, ou qui louent leurs services pour être feitors, ne sont que des spéculateurs, dont le but est de s’enrichir dans le plus court délai possible, et de retourner en Europe avec leur bénéfice. Il en est beaucoup qui ont quitté leur patrie pour des raisons qui ne leur font point honneur, et nul d’entre eux ne se sent attaché au pays, ni à ses habitudes, par un lien quelconque: loin de là, il voit dans tout un sujet de spéculation; et même il est loin d’avoir pour sa propriété, sa plantation, ses esclaves, les soins et l’attachement naturel de l’indigène, qui espère les transmettre un jour à ses enfans, tandis que l’unique affaire de l’autre, c’est de faire le plus de profit qu’il le pourra dans le plus court délai possible, sans aucunement s’inquiéter de ce qui pourra en résulter à l’avenir: aussi les esclaves de ces hommes sont-ils presque toujours abîmés sous des travaux excessifs. Il faut ajouter que, par les mêmes raisons, ces étrangers se soucient peu de l’opinion publique, ou de ce qu’ils appellent les préjugés religieux des Brésiliens; ils mettent même une sorte de fierté à les mépriser, de sorte que rien ne peut sauver les esclaves de leur insatiable cupidité et de leur froide cruauté. Malheureusement les Européens du Nord surpassent encore les Portugais en ce genre.

La position des esclaves dépend beaucoup aussi du genre de culture qui est la principale occupation dans la plantation à laquelle ils appartiennent; par exemple, la situation des esclaves est bien plus pénible quand il s’agit de fonder de nouvelles plantations appelées rocas, que dans celles qui sont déjà organisées, surtout quand on fonde ces nouvelles plantations à une grande distance des contrées habitées; car, dans ce cas, les esclaves sont exposés à toutes les intempéries du climat et de la température que présentent, par exemple, les marais; car ils n’ont d’autre abri que des huttes de branches d’arbres, et, de plus, ils souffrent des privations de tous les genres. Ici, le danger des animaux féroces, des serpens venimeux, des insectes mal-faisans est encore bien plus grand. C’est dans les plantations du clergé ou des couvens que les esclaves sont le meux traités. La régularité des occupations est déjà un adoucissement au travail, qui ne leur est imposé que dans une proportion fort modérée, et le plus souvent leur nourriture est abondante. On instruit les enfans des esclaves à chanter à l’église, et on leur donne quelque peu de notions de catéchisme. Tous les soirs à sept heures les travaux cessent; puis on réunit les esclaves pour leur faire chanter un cantique et réciter un chapelet. Outre les dimanches et les fêtes, on leur accorde encore le samedi pour travailler pour leur propre compte, si bien que la plupart acquièrent assez d’économies pour racheter leur liberté. Dans ce cas, ou lorsque l’esclave meurt, on lui permet de léguer son petit champ à qui bon lui semble, quoiqu’il n’y ait absolument aucun droit de propriété. Jusqu’à l’âge de douze ans, les enfans ne sont tenus à aucun travail, si ce n’est à nettoyer les haricots destinés à la nourriture des esclaves, ou les graines qu’on veut semer, ou bien ils gardent les bestiaux et font les menus ouvrages de la maison. Plus tard, les filles filent de la laine, tandis qu’on emmène les garçons aux champs. Lorsqu’un enfant, fait paraître des dispositions particulières pour un métier, on le lui fait apprendre, pour qu’il l’exerce un jour dans la plantation même: cela facilite en même temps le retour à la liberté, en créant à l’esclave un moyen d’acquérir, et cela assure son avenir.

Les filles se marient à quatorze ans, les hommes à dix-sept ou à dix-huit: ordinairement on favorise beaucoup les mariages. Les jeunes femmes prennent part aux travaux de la campagne, et l’on donne aux nouveaux mariés une petite quantité de terrain pour y construire leur cabane, et on leur accorde le droit de travailler pour leur propre compte à certains jours. Quand il arrive d’Afrique de nouveaux esclaves, on a grand soin de ne les pas faire travailler trop tôt, et cela est aussi profitable au maître qu’à l’esclave; car il faut, en règle générale, six à huit mois avant que ces Nègres soient au fait des travaux les plus ordinaires. Les occupations domestiques et les métiers sont principalement confiés aux créoles: ce sont les Nègres nés au Brésil. Les esclaves sont mieux traités aussi dans les très-petites plantations que dans les grandes, parce que les travaux communs, la même nourriture, les mêmes délassemens, font à peu près disparaître toute différence entre eux et les, maîtres. Souvent les esclaves des plantations envient le sort de ceux qui vivent dans les campos de l’intérieur du pays; la principale affaire des habitans de ces campos étant l’éducation des bestiaux, on ne peut que rarement compter sur l’habileté et le courage des esclaves au point de leur abandonner le soin de pourvoir à cette affaire, comme on a coutume de la gouverner dans ces contrées. Il en arrive qu’on les emploie dans la maison et qu’on les charge seulement des occupations très-simples du ménage.

Une classe tout-à-fait séparée est celle des esclaves dont les maîtres s’occupent du transport des marchandises de la côte vers l’intérieur, et de l’intérieur vers la côte. Il est vrai que l’irrégularité du genre de vie de ces troperos les expose à des privations dont les esclaves des plantations sont mieux garantis; mais d’un autre côté elle leur donne plus de liberté, et les met avec leurs maîtres sur le pied d’une sorte d’égalité, à raison de ce qu’ils supportent avec eux les difficultés et les inconvéniens du voyage.

Quand un esclave commet un crime, l’autorité publique se charge de le punir, ainsi que nous le verrons plus bas; mais quand il se borne à exciter le mécontentement de son maître par son ivresse, sa paresse, son imprudence, ou par de petits larcins, celui-ci peut le punir selon qu’il lui semble bon. Il y a des lois, il est vrai, pour mettre en ceci des bornes à l’arbitraire et à la colère des maîtres: c’est ainsi qu’on a fixé le nombre de coups de fouet qu’il est permis de faire infliger à son esclave, à la fois, et sans l’intervention de l’autorité. Néanmoins, et comme nous l’avons déjà dit plus haut, ces lois sont sans force, et peut-être même sont-elles inconnues à la plupart des maîtres et des esclaves; ou bien, les Autorités sont si éloignées, qu’en effet le châtiment des esclaves à raison d’un délit, soit réel, soit imaginaire, ou les mauvais traitemens qui ne seraient que le résultat du caprice ou de la cruauté du maître, ne trouvent de bornes que dans la crainte de perdre l’esclave, soit par sa mort, soit par sa fuite, ou dans le respect qu’on a pour l’opinion publique. Mais ces considérations ne sont pas toujours suffisantes pour empêcher le mal, et il n’est que trop vrai qu’il ne manque pas d’exemples de cruautés qui ont amené la mutilation ou la mort des esclaves, et que ces crimes sont restés impunis: mais il est vrai aussi que ces excès sont rares, et que leur nombre ne dépasse guère celui des crimes du même genre commis par des hommes libres sur des hommes libres en Europe; enfin, que la plupart sont commis par des étrangers, des Européens, et que l’opinion publique s’exprime hautement et généralement, comme le méritent de telles horreurs. On ne saurait douter que les progrès que la civilisation promet maintenant de faire au Brésil, n’amènent aussi la juste vindicte des lois sur de tels attentats. Une description détaillée de ces scènes ne pourrait avoir aucun but raisonnable. Croirait-on par ce moyen exciter la pitié? Mais quand cette pitié n’est que le résultat d’une impression des sens, ou d’une imagination montée, elle est absolument sans valeur. Il suffit d’avoir démontré que de tels forfaits sont possibles et qu’ils se commettent en effet, pour convaincre tout être raisonnable de la nécessité qu’il faut changer de fond en comble tout ce système d’esclavage, pour rendre possible son entière abolition. Mais si l’on pense qu’il faut de pareils tableaux pour agir sur des ames grossières, on oublie qu’il est plus nuisible de souiller leur imagination de ces faits, que profitable d’exciter en eux ce genre de pitié.

Il ne faut pas, non plus, se laisser égarer par une pitié mal entendue, au point de s’imaginer qu’il soit possible de conduire et de tenir en respect sans une grande sévérité et sans une prompte justice, une troupe de cinquante à cent hommes passionnés, et de femmes encore plus indisciplinées, comme le sont en général les esclaves. Dans la plupart des plantations les délits graves sont atteints du fouet; on n’applique, à raison des moindres fautes, que des palmados ou coups sur le plat de la main. Le plus souvent ces corrections s’administrent en présence de tous les esclaves. Il est à désirer, sans doute, que l’usage du fouet soit, peu à peu, tout-à-fait aboli, et l’on doit s’y attendre d’autant plus que l’intérêt des colons s’accorde avec l’accomplissement de ce voeu. L’expérience a prouvé que rien n’est plus propre à gâter l’esclave et à diminuer sa valeur, que l’usage fréquent du fouet, qui anéantit en lui tout sentiment d’honneur. Et s’il est vrai que les mauvais esclaves s’attirent le plus ces corrections, il est vrai aussi qu’il y a ici une continuelle et fâcheuse réciprocité de cause et d’effet. D’ailleurs, les esclaves s’habituent si promptement à ce genre de douleur, qu’il arrive souvent que ceux que leurs premiers maîtres châtiaient fréquemment du fouet, supplient leur maître nouveau de les faire fouetter plutôt que de les faire enfermer, ne fût-ce que pour peu de temps. Le meilleur moyen de retenir les esclaves dans le devoir par une sévérité nécessaire, mais dépourvue de cruauté, c’est de les enfermer pour plus ou moins de temps, et surtout aux jours qui leur sont réservés, sans y joindre d’autre privation, que celle de la lumière. Passer un jour seul dans l’obscurité et sans alimens, est une chose que le Nègre redoute beaucoup plus que tous les coups de fouet qu’on pourrait lui donner.

VOYAGE PITTORESQUE DANS LE BRESIL.

MOEURS ET USAGES DES NÈGRES

NOUS avons, par les précédens cahiers, donné quelques notions sur l’état des Nègres dans les plantations; nous allons faire connaître quelles sont dans les villes la position et la manière de vivre de ces esclaves, car sous beaucoup de rapports il y a des différences très-prononcées entre leur sort et celui des autres. Une grande partie de la population esclave de Rio-Janeiro est au service domestique des grands et des riches: c’est un article de luxe, qui se règle bien plus sur la vanité du maître que sur les besoins du ménage. Ces esclaves portent des livrées la plupart d’un genre fort antique, et ces livrées, jointes aux bourses de leurs coiffures, en font de véritables caricatures. Ils ont peu d’ouvrage, ou même ils n’en ont point du tout; leur nourriture est fort bonne; en un mot, ce sont des êtres tout aussi inutiles que les valets des grands seigneurs d’Europe, dont ils imitent les vices avec une grande facilité. La plupart des esclaves des grandes villes sont assujettis à payer toutes les semaines, ou même tous les jours, à leurs maîtres une somme déterminée, qu’ils tâchent de se procurer par l’exercice d’une profession; ils sont menuisiers, cordonniers, tailleurs, mariniers, porte-faix, etc. Ils peuvent de la sorte gagner aisément au-delà de ce que leur maître exige; et pour peu que ces esclaves mettent d’économie dans leurs affaires, ils parviennent, sans beaucoup de difficulté, à racheter leur liberté dans l’espace de neuf à dix ans. Cependant cela n’arrive pas aussi souvent qu’on aurait lieu de le croire, et cela parce que les Nègres ont des dispositions à se laisser entraîner aux plus folles dépenses, surtout en fait de vêtemens, d’étoffes de couleurs voyantes et de rubans: ils dissipent en ce genre à peu près tout ce qu’ils gagnent. Ils jouissent en général de beaucoup de liberté, et leur existence est fort supportable, car ils ont toute la journée pour vaquer à leurs affaires, pourvu qu’ils rentrent le soir; leurs maîtres ne s’inquiètent d’eux qu’autant qu’il le faut pour s’assurer la redevance hebdomadaire. Le matin avant leur départ, et le soir après leur retour, on leur donne de la farine de manioc et des féves; mais ils doivent pourvoir eux-mêmes à leur nourriture de la journée. On voit aussi des femmes esclaves gagner leur entretien de la même manière, elles se font nourrices, blanchisseuses, fleuristes ou fruitières.

La facilité avec laquelle les esclaves parviennent à récupérer leur liberté, est le plus grand des avantages du système établi au Brésil sur celui que suivent les colonies anglaises. A certains égards cet avantage doit être attribué aux dispositions législatives: toutefois ces dispositions agissent moins d’une manière positive qu’elles ne laissent faire le bien par leur silence; car la seule chose qu’on puisse dire à leur éloge, c’est que du moins elles ne mettent point d’obstacles à l’émancipation des esclaves, tandis que l’affranchissement résultant de la volonté libre du maître est, dans les colonies anglaises, puni d’une amende.

Pour un esclave le moyen le plus ordinaire de recouvrer sa liberté, est d’épargner une somme égale à celle qu’il a coûté à son maître, ou à sa valeur actuelle; cette somme lui sert à payer sa rançon. Ceux qui exercent des métiers dans les villes,, sont aussi ceux qui y parviennent le plus facilement. Les esclaves des plantations ne jouissent de cet avantage que quand la proximité d’une ville leur assure le débit des produits de leur petit champ ou de leur industrie.

Il y a dans ce rachat de la liberté quelque chose de contradictoire; il y a une opposition tranchée entre la loi existante et l’usage, et cette opposition est la plus grande preuve de l’absurdité de la loi. Selon la loi, l’esclave ne peut posséder aucune propriété, ou plutôt tout ce qu’il possède est la propriété du maître: il en résulte que c’est de ses propres deniers que ce dernier se fait payer la liberté de son esclave; et même il aurait le droit de lui enlever ses économies, sans lui donner en retour la liberté, ni aucune autre indemnité. Néanmoins on citerait peine un exemple d’un maître faisant usage de ce droit; lors même qu’il serait assez inhumain pour le vouloir, il serait douteux qu’il osât à ce point heurter l’opinion publique. Il n’y a d’ailleurs ni menaces ni mauvais traitemens qui puissent amener l’esclave à livrer son petit trésor, ou à indiquer le lieu où il le garde. Si, dans ce cas, l’opinion publique et l’usage préservent de violence celui que la loi y expose, il arrive aussi, par un effet contraire, que ce même usage énerve une loi rendue en faveur de l’esclave, une loi qui renferme la seule garantie accordée à ce dernier contre l’arbitraire du maître. Cette loi contraint le maître à rendre la liberté à l’esclave toutes les fois que celui-ci lui offre le prix qu’il en a payé, ou sa valeur actuelle, à dire d’expert, pour le cas, où elle excéderait le prix d’achat. Mais cette disposition si sage est entièrement négligée, comme toutes celles qui sont à l’avantage des esclaves; à peine si l’on connaît son existence, il est rare, ou plutôt il n’arrive jamais que les esclaves l’invoquent, soit qu’ils l’ignorent, soit qu’ils sachent fort bien qu’ils n’en tireront pas grand secours, car il faut déjà un hasard bien heureux pour leur donner la possibilité de porter leur plainte aux tribunaux supérieurs. Il est encore bien plus difficile de la soutenir contre leurs maîtres, qui ont mille moyens de retarder la décision ou même de faire rejeter la demande, et de faire expier à l’esclave sa téméraire entreprise, en lui faisant éprouver toutes sortes de vexations et en l’intimidant. En cela, comme en toute autre chose, l’esclave dépend donc uniquement du caprice du maître, et si celui-ci, soit méchanceté, soit entêtement, soit par d’autres motifs, ne veut pas lui vendre sa liberté, la position de l’esclave devient d’autant plus dure qu’il voit s’anéantir le fruit de longues années de travail et d’économie. Il est replongé dans l’esclavage au moment même où il se croit sûr de sa liberté et tout en conservant en mains les moyens de la récupérer outre l’amertume causée par l’espérance déçue, il lui faut supporter les suites de la méfiance et de la colère de son maître. Toutefois ces exemples sont rares: un maître ne peut guère avoir de raison pour refuser la liberté à un esclave; car après un refus il n’y a plus de fond à faire sur lui: désormais il travaille avec dégoût, et saisit la première occasion de s’enfuir: s’il n’y parvient, il finit par s’ôter la vie, et dans tous les cas le maître ne tire plus d’avantages du travail de l’esclave ainsi retenu dans la servitude. L’opinion publique, particulièrement dans les classes inférieures, se prononce d’une manière bien forte, et fait sentir à l’auteur de ce refus toute son animadversion. L’influence du clergé a eu sur ce point, comme sur toute autre matière, des conséquences très-salutaires; il protège si ouvertement la liberté des esclaves, que cela suffirait pour empêcher que l’on y opposât des obstacles fréquens. Néanmoins quand ces refus ont lieu, ils frappent ordinairement les esclaves les plus habiles et les plus laborieux, ceux qui sont réellement devenus indispensables. Après avoir été pendant de longues années les surveillans d’une plantation, après avoir possédé toute la confiance de leur maître et s’être élevés à un certain degré d’aisance qui semblait ne rien laisser à désirer, on en a vu retomber tout à coup dans un état d’abaissement tel que les mauvais traitemens étaient nécessaires pour les contraindre à la continuation de leurs travaux, et cela parce que l’apparence de la liberté ne leur suffisait pas, et qu’ils avaient insisté pour obtenir leur affranchissement.

Au Brésil il est pour beaucoup de Nègres un autre moyen de parvenir à la liberté; c’est l’usage où sont les Négresses de faire tenir leurs enfans sur les fonts de baptême par des gens aisés. A cet égard les personnes les plus considérées ne pourraient rejeter leur demande sans exciter un mécontentement général. Ces rapports, loin de les faire déroger, sont, grâces aux idées religieuses du peuple et à l’influence du clergé, régardés comme fort méritoires. Le petit esclave est à peu près assuré par cela même que son parrain le rachètera; ce qui est d’autant plus aisé, que le prix d’un petit Nègre est fort peu de chose et dépasse rarement 60 à 80 piastres.

Très-souvent les blancs qui ont procréé des enfans avec une femme esclave, les achètent à leurs maîtres et leur donnent la liberté. Enfin, il arrive fréquemment que, pour les récompenser de la bonne conduite qu’ils ont tenue pendant long-temps, les esclaves sont affranchis par leurs maîtres eux-mêmes; c’est surtout dans les testamens que la liberté leur est donnée: il est bien rare que le propriétaire d’une grande plantation et de beaucoup d’esclaves n’affranchisse pas quelques-uns d’entre eux, soit par acte de dernière volonté, soit à l’occasion de toute autre solennité. Ces usages et ces facilités accordées à la liberté, augmentent chaque année le nombre des Nègres libres du Brésil. Leur population est maintenant de 159,500 ames; c’est à peu près le douzième du nombre des esclaves (1,987,500): la moitié des hommes de couleur libres (416,000); le cinquième des blancs (843,000), et enfin le vingt-cinquième de la totalité de la population.

Au premier coup d’oeil cette proportion pourrait paraître peu favorable à l’espérance d’un affranchissement progressif; mais il en sera tout autrement, si l’on considère qu’il faut bien peu de générations pour détruire la couleur noire dans la population libre, à raison des mariages réciproques entre Nègres et hommes de couleur, et par suite des relations fréquentes des Négresses libres avec les hommes de couleur et même avec les blancs. Souvent même la couleur noire disparaît chez leurs enfans ou petits-enfans, en sorte que les descendans des Nègres libres, au lieu d’augmenter la population noire, se perdent insensiblement dans la masse des hommes de couleur; il s’ensuit qu’en choisissant telle ou telle époque donnée, le nombre des Nègres libres ne renfermera, à proprement parler, que ceux qui ont obtenu leur liberté dans les années précédentes, et tout au plus les enfans de la précédente génération, tandis que les enfans de la génération antérieure sont déjà rangés pour la plupart parmi les hommes de couleur.

La position des Nègres libres présente beaucoup de différences, selon le plus ou, moins de bonheur et de zèle qui leur acquièrent quelque fortune. Il y en a de fort aisés; mais il est rare de trouver au Brésil des Nègres riches comme il s’en rencontre quelquefois dans les Indes occidentales.

Une fois affranchis, les Nègres d’une plantation s’établissent ordinairement dans son voisinage; ils y cultivent un petit domaine que leurs anciens maîtres leur concèdent souvent pour un très-léger fermage, ou même gratuitement; ils travaillent de plus à la journée. Les bons ouvriers, et particulièrement les surveillans des sucreries, continuent à faire leur métier dans les plantations voisines en qualité d’ouvriers libres. Après la récolte des cannes à sucre, ils entreprennent les diverses préparations à exécuter, et offrent leurs services partout où l’on manque, soit des ustensiles nécessaires, soit de directeurs assez exercés. De la sorte ces anciens esclaves peuvent en peu de temps parvenir à une grande aisance.

Dans les villes, les Nègres libres sont répartis dans les classes inférieures de la population; ils y sont ouvriers, marchands, journaliers. Le nombre de ceux qui ont réussi à s’élever au rang de bourgeois aisés, de négocians ou de propriétaires, est fort peu considérable; néanmoins il leur est facile de gagner leur vie, car au Brésil, ainsi que dans tous les pays où l’esclavage existe, le taux des journées est très-élevé, et l’on recherche fort les ouvriers habiles.

La population noire libre est à beaucoup d’égards, et surtout par son avenir, l’une des classes les plus importantes des colonies. Cela est vrai surtout des Créoles proprement dits, des Nègres nés en Amérique. En les comparant à ceux d’Afrique, on acquiert la consolante certitude que la race africaine, nonobstant les tristes circonstances qui accompagnent sa translation dans le Nouveau-Monde, y gagne, beaucoup sous les rapports physiques et moraux. En général, ces Créoles sont des hommes très-bien faits et très-robustes; ils son! résolus, actifs et beaucoup plus tempérans que les Nègres d’Afrique. Ils accordent une certaine préséance aux blancs dans leurs relations sociales, mais somme toute, c’est plus au rang qu’à la couleur qu’ils ont voué cette déférence. De leur côté ils ont aussi une juste fierté fondée sur la conscience de leurs forces et sur le sentiment de leur liberté: ils sont d’autant plus faciles à blesser et d’autant plus défians à cet égard, qu’ils savent que leur couleur est celle des esclaves. Ils tiennent beaucoup à ce que dans les plus petits détails de la vie on ne les traite jamais comme les esclaves, à ce qu’on n’oublie point leur qualité d’hommes libres. Lorsqu’un blanc leur montre de la franchise et des égards, lorsqu’il ne fait aucune différence de couleur, ils saisissent toutes les occasions de lui rendre des services et de lui témoigner de la considération: au contraire, toute allusion méprisante à leur couleur excite leur orgueil et leur colère, chose qui n’est aucunement indifférente; pour se procurer satisfaction, ils ne manquent pas d’audace. En pareille occasion les Créoles ont coutume de répondre au sarcasme:

Negro sim, porem direito (je suis Nègre, il est vrai, mais je suis droit). Les Nègres libres, et surtout ceux des classes inférieures, prennent dans la société le rang que l’on accorderait sous les mêmes conditions aux hommes d’autres couleurs. Cependant il est fort rare de voir des mariages entre des femmes vraiment blanches et des noirs: les unions formelles ne sont pas fréquentes non plus entre les blancs et les Négresses; mais les alliances réciproques entre Nègres libres et hommes de couleur également libres n’en sont que plus fréquentes, et d’autant plus que les hommes de couleur se rapprochent davantage du noir. Comme dans la grande masse des classes populaires il est rare que la race blanche se présente sans mélange, l’exclusion qui empêche les noirs de s’unir aux blancs est beaucoup moins humiliante, et beaucoup moins préjudiciable qu’on pourrait le penser. Les lois prononcent contre l’admission des noirs aux emplois beaucoup de restrictions, et bien que les hommes de couleur libres doivent être frappés des mêmes prohibitions, rien n’est plus facile que d’éluder ces lois. Quand des circonstances favorables, des richesses, des rapports de famille, des talens personnels rendent un homme recommandable, la moindre nuance un peu claire le fait passer pour blanc, surtout à raison de ce que les blancs eux-mêmes sont fort souvent d’un teint très-brun. Au surplus cette loi, presque tombée en désuétude, ne frappe réellement que ceux qui sont noirs sans mélange, et qu’aucun prétexte ne peut faire ranger parmi les blancs. D’ailleurs cette exclusion légale n’est pas aujourd’hui aussi humiliante, aussi oppressive qu’elle pourrait le paraître au premier coup d’oeil: parmi les Nègres libres il en est fort peu dont les connaissances, la fortune et la position sociale puissent autoriser des prétentions aux emplois. Du reste, il est hors de doute que, plus le nombre des noirs libres s’accroît, plus leurs qualités personnelles, leurs propriétés leur donnent de droits, et que, pour éviter une guerre civile entre les noirs et les hommes d’autres couleurs, il en faudra venir à l’abolition totale de cette loi d’exclusion. Quant à présent, les noirs libres se contentent de la pensée que leurs descendans, hommes de couleur, pourront arriver aux honneurs, et les hommes de couleur s’en tiennent à la tolérance qui leur assure les principaux avantages auxquels ils prétendent. Mais il y aurait de la folie à s’imaginer que ces dispositions suffisent pour assurer au Brésil un repos durable. Une politique sage, au contraire, saura en profiter pour prévenir, par des améliorations volontaires dans la législation, la possibilité d’une explosion violente, explosion qui serait d’autant plus difficile à éviter, que dans ce pays, comme dans les autres États de l’Amérique, il existe beaucoup d’élémens de discorde. Il y aurait de la démence à s’imaginer que dans ces États l’on puisse comprimer par la force une classe aussi nombre use et, dans le cas où ce serait à la violence à décider, une classe aussi puissante que celle des Nègres et des hommes de couleur, et cela pour leur refuser des choses auxquelles ils se prétendent des droits, tandis que parmi les blancs les factions se disputent aussi des droits fondés ou imaginaires. Le Brésil est-il menacé de révolutions et de lutte entre les partis? de quelle nature seront-elles? sera-t-il en la puissance de veux qui gouvernent de prévenir ces révolutions? Ce sont des questions que nous n’entreprendrons point de décider. La seule chose qui me paraisse certaine, c’est que par des modifications opérées à propos dans la situation légale des hommes de couleur et des noirs, on peut empêcher qu’à la lutte future des factions politiques ne se mêle la lutte plus terrible des couleurs. Il est d’autant plus urgent de faire ce pas, qu’au jugement des hommes les plus entendus et les plus sensés, l’émancipation des esclaves, toute nécessaire, toute désirable qu’elle soit, ne peut se faire que très-lentement, et que dans les circonstances les plus favorables elle ne s’accomplira peut-être qu’au bout d’un siècle. Cependant si la marche des événemens, l’imprévoyance des partis ou l’imprudence des gouvernans amenaient un jour une révolte d’esclaves, on ne pourrait opposer de digue à ce torrent qu’au moyen de la population libre des hommes de couleur et des noirs. Il est donc important de les attacher définitivement aux blancs par un intérêt commun.

Il est une autre exclusion des Nègres, mais jusqu’ici ils s’en accommodaient fort: ils ne pouvaient servir dans aucun régiment de ligne, et n’entraient que dans les corps exclusivement créés pour eux. Par là ils échappaient aux abus et aux vexations sans nombre, auxquels le service militaire expose les autres habitans, qu’on y contraint par toute espèce d’extorsions. Il y a au Brésil trois régimens de Nègres: soldats et officiers, tous sont des noirs. Par leur discipline et par leur bonne tenue ils se distinguent de toutes les autres troupes, et la plus parfaite union règne entre les soldats et les officiers. Ces régimens portent le nom d’Henriquez, en commémoration de Henriquez, général nègre, qui s’acquit une gloire immortelle dans l’histoire du Brésil par sa valeur dans la guerre de Fernambuc, soutenue contre les Hollandais pour la liberté.

VOYAGE PITTORESQUE DANS LE BRESIL.

MOEURS ET USAGES DES NÈGRES.

CE que nous avons dit dans les cahiers précédens sur l’état des esclaves au Brésil, fait connaître assez qu’ils ne sont pas aussi malheureux qu’on se l’imagine généralement en Europe. Peut-être même y a-t-il lieu de craindre que notre pensée n’ait été mal saisie; en effet, notre impartialité pourrait avoir donné des idées trop favorables de l’esclavage à ceux qui ne jugent que d’après les impressions des sens, ou à ceux qui ne voient qu’un côté des choses. Il ne serait pas impossible que ce que nous en avons dit les eût même rangés parmi les défenseurs de l’esclavage. Il est beaucoup d’Européens qui, une fois venus dans le pays, trouvent qu’on dépeint de couleurs fort exagérées la situation des esclaves; et tout aussitôt ils changent d’idée et deviennent des esprits forts. Ce qui contribue beaucoup à rendre la position des esclaves tolérable, c’est que les Nègres, semblables aux enfans, jouissent de l’heureuse faculté de goûter les plaisirs du moment sans éprouver aucun souci du passé ni de l’avenir; et il faut très-peu de chose pour les jeter dans une joie poussée jusqu’à l’étourdissement et l’ivresse.

On dirait qu’après les travaux de la journée les plaisirs les plus bruyans produisent sur le Nègre le même effet que le repos. Dans la soirée il est rare de voir plusieurs esclaves assemblés sans que leurs groupes s’animent par des chants et des danses; l’on a peine à croire qu’ils aient pendant toute la journée exécuté les ouvrages les plus pénibles, et l’on ne peut se persuader que ce sont des esclaves qu’on a sous les yeux.

La danse habituelle des Nègres est la Batuca. Dès qu’il y en a quelques-uns d’assemblés, l’on entend des battemens de mains cadencés; c’est le signal par lequel ils s’appellent et se provoquent en quelque sorte à la danse. La Batuca est conduite par un figurant; elle consiste en certains mouvemens du corps, qui peut-être sont trop expressifs; ce sont surtout les hanches qui s’agitent: tandis que le danseur fait claquer sa langue, ses doigts, et s’accompagne d’un chant assez monotone, les autres forment cercle autour de lui et répètent le refrain.

Une autre danse nègre, très-connue, est le Zandu, usité aussi chez les Portugais; elle est exécutée au son de la mandoline par un ou deux couples: peut-être le Fandango ou le Bolero des Espagnols n’en est-il qu’une imitation perfectionnée.

Il arrive souvent que les Nègres se livrent à ces danses pendant des nuits entières sans interruption; aussi choisissent-ils de préférence les samedis et les veilles de fêtes.

Il faut aussi parler ici d’une sorte de danse militaire: deux troupes armées de perches se placent en face l’une de l’autre, et l’habileté consiste pour chacun à éviter les coups de pointe que son adversaire lui porte. Les Nègres ont encore un autre jeu guerrier, beaucoup plus violent, le Jogar capoera: deux champions se précipitent l’un sur l’autre, et cherchent à frapper de leur tête la poitrine de l’adversaire qu’ils veulent renverser. C’est par des sauts de côté, ou par des parades également habiles qu’on échappe à l’attaque; mais en s’élançant l’un contre l’autre, à peu près comme les boucs, ils se heurtent quelquefois fort rudement la tête: aussi voit-on souvent la plaisanterie faire place à la colère, si bien que les coups et même les couteaux ensanglantent ce jeu.

Mais une réjouissance à laquelle les Nègres attachent beaucoup de prix, c’est l’élection du roi de Congo. Nous ne pourrions en donner une meilleure description que celle qui se trouve dans l’excellent ouvrage de Koster sur le Brésil (1). Qu’il nous soit donc permis de la transcrire textuellement: «Au mois de Mai les Nègres célébrèrent la fête de Nossa Senhora do Rosario. C’est dans cette occasion qu’ils ont coutume d’élire le roi de Congo, ce qui a lieu quand celui qui était revêtu de cette dignité est mort dans l’année, quand une raison quelconque lui a fait donner sa démission; ou bien, ce qui arrive quelquefois, quand il a été détrôné par ses sujets. On permet aux Nègres du Congo de se donner un roi et une reine de leur nation, et ce choix peut tomber aussi bien sur un esclave que sur un affranchi. Ce prince exerce sur ses sujets une sorte de puissance qui prête beaucoup à rire aux Blancs; elle se manifeste surtout dans les fêtes religieuses des Nègres, par exemple dans celle de leur patronne spéciale, Nossa Senhora do Rosario. Le Nègre qui occupait cette dignité dans le district d’Itamarca (car chaque district a son roi), voulait déposer sa couronne à cause de son grand âge, et pour cette raison l’on avait élu un nouveau roi, c’était un vieil esclave de la plantation Amparo; mais la vieille reine n’avait pas l’intention d’abdiquer: elle demeura donc en possession de sa dignité.

(1). De tous les ouvrages qui ont paru sur le Brésil, il n’y en a aucun qui l’emporte sur celui de Koster par sa richesse en excellentes observations sur les moeurs et l’état de la société.

Le Nègre qui devait être couronné dans la journée, vint de bon matin chez le curé pour lui offrir l’hommage de sa vénération. Fort bien, seigneur, répondit celui-ci sur le ton de la plaisanterie; je serai donc aujourd’hui votre aumônier. A onze heures je me rendis à l’église avec l’aumônier, et bientôt nous vîmes arriver une foule de Nègres au son des tambours et drapeaux déployés, hommes et femmes portaient des vêtemens des couleurs les plus voyantes qu’ils avaient pu trouver. Quand ils se furent approchés, nous distinguâmes le roi, la reine et le ministre d’Etat. Les premiers de ces personnages portaient des couronnes de carton recouvertes de papier d’or. Le roi avait un habit vert, un gilet rouge, un pantalon jaune; le tout selon la forme la plus antique. Il tenait en main un sceptre de bois doré. La reine avait une très-vieille robe de cérémonie, en soie bleue. Quant au pauvre ministre d’Etat, il pouvait se vanter de briller de tout autant de couleurs que son maître; mais il n’avait pas été aussi heureux dans le choix de ses vêtemens: le pantalon était à la fois trop étroit et trop court, tandis que le gilet était d’une longueur démesurée. Les frais de la cérémonie devaient être supportés par les Nègres: on avait donc dressé dans l’église une petite table, à laquelle étaient assis le trésorier et quelques autres employés de la confrérie noire do Rosario (du rosaire), et ils recevaient les dons des assistans dans une sorte de boîte destinée à cet effet. Mais les offrandes étaient maigres et rentraient lentement, beaucoup trop lentement au gré du curé, car l’heure de son dîner avait sonné. Aussi, le vit-on s’avancer avec impatience vers le trésorier, en lui protestant qu’il ne procéderait pas à la cérémonie que tous les frais ne fussent couverts, et tout aussitôt il apostropha les Nègres qui l’entouraient, leur reprochant leur peu de zèle à contribuer à la solennité. A peine eût-il quitté ce groupe, qu’il s’éleva entre les Nègres qui le composaient une suite de contestations et d’altercations, accompagnées des gestes et des expressions les plus comiques, mais elles n’étaient pas précisément conformes à la sainteté du lieu. Enfin on s’entendit. Leurs Majestés noires s’agenouillèrent devant la balustrade de l’autel et le service divin commença. La messe terminée, le roi devait être solennellement investi de sa dignité; mais le curé avait faim, et sans scrupule il abrégea la cérémonie: il demanda donc la couronne, et la prenant, se dirigea vers la porte de l’église, où le nouveau roi vint au-devant de lui et se mit à genoux. Le curé lui posa la couronne sur la tête, lui mit le sceptre à la main et prononça ces paroles: Agora, Senhor Rey, vai te embora (Maintenant, seigneur roi, décampez)! Il dit, et de suite courut regagner sa maison. Les Nègres partirent en poussant des cris de joie et se rendirent à la plantation d’Amparo, où ils passèrent le jour et la nuit à se livrer aux plaisirs de la boisson et de la danse.»

On s’étonnera peut-être de retrouver chez les Nègres du Brésil si peu de traces des idées religieuses et des usages qui règnent dans leur patrie; mais en cela, comme en beaucoup d’autres choses, on acquiert la preuve que pour les Nègres la traversée qui les conduit en Amérique est une véritable mort. L’excès des violences qu’ils éprouvent, anéantit presque entièrement toutes leurs idées antérieures, efface le souvenir de tous les intérêts: l’Amérique devient donc pour eux un monde nouveau; ils y recommencent une nouvelle vie. L’influence de la religion catholique est incontestable à cet égard; elle est la consolatrice du Nègre; ses ministres lui apparaissent toujours comme ses protecteurs naturels, et le sont en effet. D’un autre côté, les formes extérieures de ce culte doivent produire une impression irrésistible sur l’esprit et sur l’imagination de l’Africain. On conçoit donc qu’au Brésil les Nègres deviennent promptement de zélés chrétiens, et que tous les souvenirs de paganisme s’effacent en eux ou leur deviennent odieux.

Il ne faut pas s’étonner si, dans les colonies des autres nations, les Nègres conservent beaucoup de leurs, premières idées, ou du moins s’ils n’y substituent rien de mieux. Cette absence de progrès est remarquable surtout dans les colonies anglaises, ou l’on néglige, sans aucune espèce de conscience, l’éducation morale et religieuse des esclaves, où les prêtres anglicans que l’on dit si éclairés, s’accoutument à peine à regarder les Nègres comme des hommes, et ne songent pas même à sacrifier une seule des aisances de la vie pour descendre jusqu’à ces malheureux. Cela explique aussi l’influence choquante et presque incroyable que les obeahs ou magiciens exercent dans les colonies anglaises: on a eu occasion de remarquer aussi plusieurs traits de cette influence à l’île d’Haïti à l’époque ou l’on y faisait la guerre contre les Français. Toutefois les Nègres du Brésil ne sont pas entièrement libres de ce genre de superstition. Ces magiciens y portent le nom de Mandingos ou Mandingueiros. On leur croit entre autres la puissance de manier sans danger les serpens les plus venimeux, et de préserver les autres personnes de l’effet de leur poison par leurs chants et leurs conjurations. Ces conjurations, dit-on, font sortir les reptiles de leurs retraites, et les rassemblent autour des Mandingos; elles agissent encore sur d’autres êtres venimeux ou malfaisans; et cette espèce de magie domine surtout le serpent à sonnettes. Les enchanteurs ont coutume d’apprivoiser les serpens qui ne sont pas venimeux, et l’on regarde ces animaux comme doués d’une puissance surnaturelle. L’on redoute principalement l’effet de ce qu’on appelle mandingua sorte de talisman, au moyen duquel le Mandingueiro peut faire mourir d’une mort lente les personnes qui l’ont offensé, ou celles auxquelles il a des raisons de nuire: il peut aussi s’en servir pour les frapper d’un sort quelconque. Cette mandingua consiste en un grand nombre d’herbes, de racines, de terres; il y entre de plus des ingrédiens du règne animal. Le mélange s’opère sous l’empire de formules magiques; on enveloppe ces maléfices, et on les place, soit dans le lit, soit sous le lit de la personne à laquelle on en veut. On appelle aussi ces enchantemens Feiticos, et les initiés Feiticeiros. Il y en a de plusieurs espèces; par exemple, pour exciter l’amour et la haine, etc., etc. Cette superstition n’est pas particulière aux Nègres, elle règne sur toutes les classes du peuple: il serait difficile de dire si elle est d’origine africaine ou européenne; car, malgré son nom africain, ce talisman a la plus grande analogie avec des idées qui sont fort répandues en Europe depuis les temps les plus anciens. Néanmoins les Mandingueiros sont presque toujours des Nègres: la plupart d’entre eux joignent à cette profession la danse de corde et les tours d’adresse; ils y sont fort habiles, et il leur faut très-peu de moyens pour produire des effets étonnans. Quoique ces Mandingos soient pour les Noirs un objet de haine et de crainte, quoiqu’on ne les honore nullement, et que beaucoup de Nègres condamnent cette superstition comme antichrétienne, ces hommes exercent souvent une influence très-puissante sur ceux qui les environnent, au point qu’ils occasionnent quelquefois des désordres sérieux et font même commettre des crimes. Pour rétablir le repos et l’ordre dans un district, il n’y a bien souvent d’autre moyen que leur éloignement.

En général, les divertissemens des Nègres amènent des querelles, qui sont d’autant plus graves que rarement ils ont l’esprit dégagé des effets de l’ivresse, non-seulement parce qu’ils boivent immodérément, mais encore parce qu’ils supportent fort mal la boisson, et qu’il suffit d’une très-petite dose de cachaza, assez mauvaise espèce de rhum, pour les enivrer complétement. Tout aussitôt les couteaux sont tirés, et rien n’est plus ordinaire alors que les blessures graves et les meurtres. La punition de ces crimes et d’autres de même importance est confiée à l’autorité publique; mais comme elle entraîne fréquemment pour le maître la perte d’un esclave, qui peut subir le supplice de la perche, la déportation ou les travaux publics, il arrive assez ordinairement que le maître fait tous les efforts imaginables pour arracher l’esclave des mains de l’autorité, pour l’échanger ou le vendre furtivement, de manière à ce qu’il s’en aille dans un pays éloigné. Il y a même des colons qui profitent volontiers de ces occasions d’augmenter à bon compte le nombre de leurs esclaves, s’en reposant sur leur fermeté et sur leur courage personnel, du soin de contenir de pareils hommes. Il en résulte qu’il y a des plantations où l’on voit un assez bon nombre de Nègres dont chacun peut-être a mérité la mort, sans que cependant les autorités s’en soucient beaucoup, tant que le propriétaire croit pouvoir les gouverner. Toutefois ce sont de rares exceptions, et les colons qui font de pareilles entreprises, sont pour la plupart des hommes célèbres ou plutôt décriés par leur violence et leur audace. Il est d’autres circonstances, au contraire, où les propriétaires abandonnent à l’autorité publique la punition de leurs esclaves; cela arrive dans les cas où elle n’interviendrait pas sans en être requise: par exemple, quand l’esclave a commis une contravention ou un vol de quelque importance. Le maître alors l’envoie au village ou à la ville voisine chez le Juiz ordinario, qui lui fait administrer dans la prison publique cent ou deux cents coups, selon le nombre réclamé par le maître; ou bien on l’enferme autant qu’il plaît à ce maître, lequel paie les frais de la peine, qui sont proportionnés dans la taxe au nombre de coups que le Nègre a reçus, ou à la durée de son emprisonnement. Quand il s’agit de fautes graves, ces punitions sont toujours infligées avec une sorte de solennité en place publique, et en la présence des esclaves des plantations voisines. Dans les villes elles ont lieu au milieu d’un grand concours de tous les Nègres qui se trouvent dans les rues.

La fuite des esclaves est, comme on peut bien le penser, ce qui fournit le plus d’occasions a de pareilles scènes. Ordinairement ils ne s’évadent que de chez les propriétaires qui les traitent fort mal; toutefois les traitemens les plus doux n’empêchent pas ces évasions, car l’amour de la liberté est toujours très-puissant sur le Nègre, et il ne faut parfois qu’une très-petite cause pour lui faire prendre une résolution précipitée: mais le repentir parle bientôt, et ramène souvent le fugitif chez un ami de son maître; il en obtient une lettre dans laquelle on implore la grâce de celui qui rentre volontairement au logis. Quand les esclaves possèdent de quoi racheter leur liberté, et que cependant on la leur refuse, ils profitent ordinairement de la première occasion de s’évader, et il est fort difficile de s’assurer d’eux.

On pourrait croire que dans un pays comme le Brésil, il doit être presque impossible de ressaisir un Nègre fugitif: cependant il arrive bien rarement que l’esclave échappé ne soit promptement repris. On doit cette facilité avec laquelle on s’en remet en possession à l’institution des Capitaes do Matto. Ce sont des Nègres libres qui jouissent d’un traitement fixe, et qui sont chargés de parcourir leurs districts de temps à autre, afin de s’emparer de la personne de tout Nègre errant, et de le reconduire à son maître, ou, s’ils ne le connaissent pas, à la prison la plus voisine. La capture est ensuite annoncée par une affiche apposée à la porte de l’église, et le propriétaire est bientôt trouvé. Souvent ces Capitaes do Matto se servent pour leurs recherches de grands chiens qui sont dressés à cet usage. Les Nègres ont d’ailleurs à redouter les Indiens et la faim; aussi ne se déterminent-ils guères à pénétrer fort avant dans l’intérieur du pays ni à se perdre dans les forêts. Ils se tiennent donc presque toujours dans le voisinage des lieux habités: or, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’ils sont fugitifs, soit parce qu’on les connaît, soit par cela même qu’on ne les connaît pas; enfin c’est précisément parce que le nombre des habitans est fort petit que ces évasions réussissent si rarement, bien qu’au premier aperçu cette circonstance semble devoir les favoriser. La punition d’un esclave fugitif est entièrement abandonnée à l’arbitraire du maître.

Quelquefois plusieurs Nègres s’évadent ensemble et parviennent à se procurer des armes à feu: alors ils peuvent réussir à trouver un asile dans l’intérieur des bois, à se nourrir de leur chasse et à se défendre contre les Indiens. Assez fréquemment ces hommes, appelés Nègres des bois (Negros do Matto ou Cajambolas) se forment en troupes plus nombreuses, exercent le brigandage sur les grands chemins et attaquent les voyageurs isolés, les tropas, les caravanes ou les plantations qui font le commerce de l’intérieur avec la côte. De nos jours il est rarement arrivé que ces Nègres des bois aient causé des inquiétudes sérieuses, comme celles qu’inspirent dans les colonies anglaises les Maroous. Les insurrections de Nègres ont été également rares au Brésil, et n’y ont jamais eu une grande importance.

Il est un fait remarquable dans l’histoire des Nègres du Brésil: c’est la fondation de la ville de Palmares au milieu du dix-septième siècle. Cent ans auparavant quelques troupes nombreuses de Nègres fugitifs s’étaient réunies aux environs de Porto-Calvo dans la province de Pernambuco, et y avaient formé un établissement; mais ils furent bientôt repoussés par les Hollandais, qui occupaient alors Pernambuco. Cela n’empêcha pas qu’en 1650 il ne s’élevât encore dans la même contrée un établissement de Nègres fugitifs sous le nom de Palmares. Ils enlevèrent toutes les femmes dont ils purent s’emparer, soit qu’elles fussent blanches soit qu’elles fussent de couleur, et bientôt leur nombre s’accrut tellement que les colons des provinces voisines jugèrent plus prudent de traiter avec eux pour se préserver de leurs rapines, que d’avoir recours à la violence pour les expulser. De la sorte ces Nègres parvinrent à se procurer des armes et d’autres marchandises d’Europe en échange des produits des forêts et de leurs propres plantations, et peu à peu l’agriculture et l’industrie vinrent remplacer un genre de vie consacré au brigandage. Après la mort de Hombé, leur premier chef, ils s’organisèrent en royaume électif. Leur religion était un mélange de christianisme et de leur ancien fétichisme. Après cinquante ans d’existence la population de Palmares s’était accrue jusqu’au nombre de 20,000 habitans. Un abbatis protégeait la ville, dont le pourtour était fort vaste, les maisons étaient disséminées et entourées chacune des plantations du propriétaire. Ces progrès excitèrent enfin, les inquiétudes du gouvernement portugais. En 1696 les gouverneurs généraux de Bahia, et de Pernambuco, Joao de Lancastro et Gaetano Mello, se réunirent pour faire de concert une expédition contre Palmares. Une armée de 1000 hommes attaqua la ville mais elle manquait d’artillerie et fut repoussée. On ne réussit à battre les Nègres que quand il fut arrivé des renforts et de la, grosse artillerie. La ville fut prise et détruite; on réduisit en esclavage les femmes, les enfans et tout ce qui avait pu échapper au carnage du champ de bataille. Le chef des Nègres et ses compagnons préférèrent la mort à l’esclavage: ils se précipitèrent tous du sommet d’une roche qui s’élevait au-dessus de leur ville.

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